•  Les SS frappent la nuit, Nachts wenn der Teufel kam, Robert Siodmak, 1957

    Les films allemands de Siodmak d’après la guerre sont beaucoup moins connus que ses grands films noirs hollywoodiens. Et il est vrai que le titre en français de cet opus de 1957 est aussi stupide que peu attrayant. La traduction la plus proche du titre allemand devrait être, je crois, La nuit quand le diable venait qui a été un autre titre ultérieurement pour désigner ce film. L’affiche allemande est atroce également, on a l’impression d’un film fait à la sauvette. Mais on aurait tort de ne pas passer ces obstacles. Après The Crimson Pirate qui date de 1952, Siodmak ne veut pas rester aux Etats-Unis où pourtant il était né. Il retourne en Allemagne et sera incité à y travailler parce que le cinéma allemand a été décimé à cause du nazisme, ses meilleurs éléments ayant quitté le pays pour fuir le nazisme et donc comme Fritz Lang, on lui donne la mission de redresser la production allemande qui pendant la guerre s’était vautrée dans la propagande nazi, et qui après la fin de la Seconde Guerre mondiale donnait dans la bluette. Comme Lang et Siodmak avaient une réputation mondiale, on leur donnera des moyens importants, à la hauteur de leur statut afin de redonner un peu de lustre d’un cinéma qui avait été particulièrement innovant. Ce film tenait manifestement à cœur à Siodmak. Pour ce faire, il créa une société de production, Divina. À la source de ce film il y a un livre de Will Berthold, un journaliste qui avait enquêté longuement sur l’affaire Bruno Lüdke, une affaire bien réelle de crimes en série qui ont eu lieu pendant la Seconde Guerre mondiale en Allemagne. Bruno Lüdke, un homme qui n’avait pas toute sa raison, et a été déclaré coupable d’une série de crimes sexuels, entre 50 et 80. Il est mort gazé en 1944, consécutivement à des expérimentations médicales qu’on aurait pratiquées sur lui. Selon toute vraisemblance, cet homme n’était pas coupable, alors que le film lui-même considère qu’il était bien un meurtrier. Le thème qui rapproche les humeurs guerrières des nazis et les meurtres en série, sans raison véritable autre que de faire le mal, est un peu semblable à celui de The Night of the Generals, d’Anatole Litvak qui sera tourné en 1967, mais aussi à M de Fritz Lang qui lui date de 1931. Ces deux derniers films seront des grands succès internationaux. 

    Les SS frappent la nuit, Nachts wenn der Teufel kam, Robert Siodmak, 1957 

    Bruno Lüdke est un serial killer qui échappe aux recherches. Mais il va assassiner Lucy, la patronne d’une taverne où il a ses habitudes. Lucy est aussi la maitresse d’un SS, Peter Keun, or par inadvertance, Keun s’est blessé à la main, de simples griffures, en lutinant Lucy. Il va être arrêté et les marques sur sa main serviront de preuve pour en faire un coupable idéal d’une justice expéditive, même son avocat nommé d’office refuse de réfléchir à sa culpabilité. Le commissaire Alex Kersten revient du front russe où il a été blessé. Il se retrouve à la criminelle et le dossier de la mort de Lucy lui échoit. Rapidement il se rend compte que Keun n’a pas le profil du criminel, d’autant que d’autres meurtres du même type ont été commis. Kersten va rencontrer la belle Helga et une relation amoureuse s’ébauche entre eux. C’est en allant la voir chez elle que Kersten va retrouver la vieille piste d’un meurtre qui a eu lieu à Hambourg. Pendant ce temps, Lüdke après avoir failli tuer une juive qui vie en cachette dans un grand appartement, va par hasard dévoiler son trésor – la collection d’objets qu’il a voilés sur ses victimes – à Anna qui le connait très bien puisqu’elle le loge dans la ferme de ses parents et qui va l’obliger à rapporter un sac qu’il dit avoir trouvé avec 300 marks, à la police. Cependant la Gestapo qui veut faire un exemple veut absolument que Keun soit coupable et le Gruppenführer Rossdorf qui suit l’affaire de près encourage Kersten à boucler le dossier. 

    Les SS frappent la nuit, Nachts wenn der Teufel kam, Robert Siodmak, 1957

    Keun grâce à ses petits cadeaux espère se placer auprès des jeunes allemandes membres des Jeunesses hitlériennes 

    Mais Kersten est obstiné. Grâce au sac ramené à la police, il va retrouver la piste de Lüdke. Il arrête celui-ci, et rapidement il va le faire avouer.   Lüdke avoue tout ce qu’on veut, et il va préciser les conditions de la mort de ses victimes, montrant à la police les lieux où se sont passés les crimes. Malgré cela Kersten apprend que Keun a été tout de même condamné à mort. En dépit des avertissements de Rossdorf, Kersten va voir un juge et grâce aux documents qu’il a accumulés, il fait annuler la peine de mort. Rossdorf ne l’entend pas ainsi, et continue à harceler Kersten. Malgré tous les efforts de Kersten, Keun est exécuté, et Lüdke est tué après une soi-disant tentative de fuite. Alors que le front cède de tous les côtés, Rossdorf va envoyer Kersten comme simple trouffion en Poméranie comme une punition parce qu’il n’a pas obéi aux règles.  Rossdorf poursuit également de sa haine Helga, mais celle-ci grâce à son cousin va pouvoir être exfiltrée vers la Suède. 

    Les SS frappent la nuit, Nachts wenn der Teufel kam, Robert Siodmak, 1957

    Lüdke regarde Lucy avec concupiscence 

    Le scénario est complexe, Hervé Dumont nous dit qu’il est trop malin[1]. Il y a en effet beaucoup de finesse pour emboîter sans à-coups les différents niveaux de ce que veut nous montrer Siodmak. Le premier niveau dresse le portrait d’un criminel en série qui n’a comme excuse que d’être un débile mental, le second est relatif aux difficultés de l’enquête du commissaire Kersten, avec les confrontations entre la police criminelle ordinaire et la Gestapo qui surveille plus les populations que les criminels, et enfin il y a la description d’un régime politique en train de sombrer dans une sorte de fascination sinistre de la population qui est pourtant concernée au premier chef par les bombardements alliés et les avancées des Russes sur le front de l’Est. Il vient tout de suite que Lüdke est directement le produit du nazisme, c’est d’ailleurs pour cela que la Gestapo ne veut pas qu’il soit coupable, parce que la trajectoire du tueur en série épouse complètement la chronologie du nazisme. Autrement dit la Gestapo fait tout de suite le lien entre les meurtres isolés de Lüdke et les meurtres de masse que le régime hitlérien a  commis. 

    Les SS frappent la nuit, Nachts wenn der Teufel kam, Robert Siodmak, 1957

    Dans Berlin bombardé, Kersten rejoint son affectation à la criminelle 

    Ce film, tourné 12 ans après la défaite de l’Allemagne, est sans doute le premier film a montrer toute l’ambiguïté du peuple allemand face au nazisme. En effet auparavant, les films allemands insistaient surtout sur le fait que les Allemands étaient des grands naïfs et qu’ils s‘étaient laissés entraîner par des individus pervers et cruels. Or dans ce film, les différents portraits qui représentent un échantillonnage du peuple allemand montrent des individus qui ont perdu tout sens moral. Keun est un petit bureaucrate libidineux qui profite de sa situation de propagandiste de la SS, à la fois pour rester loin du front et pour profiter des avantages qui sont liés à sa fonction, détournement de marchandises, farine, lard, et tentative de profiter des toutes jeunes filles des jeunesses hitlériennes. Le cousin d’Helga, Wollenberg, picole pour éviter de se poser des questions sur son rôle dans l’armée, alors qu’autour de lui, tout s’effondre. Rossdorf, ivre de son pouvoir, ne croit pas vraiment à ce qu’il raconte, mais il profite de sa situation pour se livrer à une débauche effrénée. Il est lâche, après avoir félicité Kersten pour son travail sans faille, il veut l’obliger à se renier parce que ce sont les ordres qu’il a reçus. Et même Kersten qui volontairement se tient en retrait ne fait rien qui pourrait lui nuire. Je ne parle même pas de Lucy, la tavernière, qui planque des nourritures rares. 

    Les SS frappent la nuit, Nachts wenn der Teufel kam, Robert Siodmak, 1957

    Une femme juive tente de convaincre Lüdke de l’emmener à la campagne 

    C’est un peuple de moutons malveillants. Hervé Dumont faisait remarquer qu’à un moment Rossdorf voit sa voiture bloquée par un troupeau de moutons, il y voit là une métaphore, ce qui veut dire que le peuple allemand en suivant stupidement Hitler a fini par bloquer l’Allemagne toute entière. Cette Allemagne nazie a détruit d’abord les Allemands en en faisant des criminels potentiels, qu’ils passent à l’acte sur le front, ou à l’intérieur de la société, c’est exactement la même chose. Dans ce film Siodmak règle ses comptes. D’origine juive, bien qu’il soit né aux Etats-Unis, une grande partie de sa famille a été détruite par les nazis. Certes il ne condamne pas tous les Allemands, Anna est un peu stupide, Kersten un peu trouillard, Helga voudrait bien vivre normalement. On le voit quand elle essaie de donner un peu de romantisme à sa triste vie, elle dressera un repas aux chandelles avec les moyens du bord, on est en guerre, mais Kersten va trifouiller dans sa tapisserie pour en extraire un vieil article sur un meurtre non résolu : il est obsédé par le crime. Lui-même, comme tous les Allemands accepte les petites combines, de cigarettes ou de produits difficiles à trouver. La corruption est partout. La société est criminogène, et elle ne tient que parce que la Gestapo fait régner la peur. 

    Les SS frappent la nuit, Nachts wenn der Teufel kam, Robert Siodmak, 1957 

    Keun tente de convaincre son avocat de son innocence 

     Le scénario est découpé en trois temps, le premier temps, les meurtres et l’enquête de Kersten, second temps la situation de Keun, et troisième temps l’arrestation de Lüdke qui, au lieu de clôturer l’affaire, va faire se débuter une guerre larvée entre la Gestapo et la criminelle, guerre perdue par la criminelle. Dans cette société nazie, le droit n’existe pas, le symbole de cette défaite, c’est non seulement l’avocat qui ne cherche pas à écouter son client, mais aussi les locaux de la criminelle qui ont été dévastés comme après un pillage. L’ensemble baigne dans un humour noir, perceptible dans les dialogues qui montrent que si les Allemands sont décidés à attendre passivement la fin de la guerre, ils ne sont pas prêts à se rebeller contre quoi que ce soit. On les voit manier une lourde ironie quand le speaker à la radio laisse entendre que le Reich est attaqué, mais que les pertes son minimes et maitrisées, ou quand Kersten qui cherche l’adresse d’Helga se renseigne sur le numéro et qu’on lui dit qu’il est tombé, mais que ce n’est pas grave. 

    Les SS frappent la nuit, Nachts wenn der Teufel kam, Robert Siodmak, 1957

    Anna demande à Lüdke de rendre le sac qu’il dit avoir trouvé 

    Le portrait du juge que Kersten va voir pour tenter de sauver Keun, est intéressant, on comprend que dans cette atmosphère de fin de règne, tout le monde se repasse le mistigri pour éviter de se faire remarquer et d’attirer sur soi les foudres de la répression gestapiste. Il y a un jeu, bien détaillé par Siodmak entre Kersten et le juge pour tenter de se couvrir l’un l’autre parce qu’ils filent les consignes de la Gestapo. Cela se fait d’une manière feutrée, comme le jeu du chat et de la souris. Ne pas se mouiller, c’est la première règle, mais celle- i se heurte à la volonté de Kersten de se racheter et de racheter le peuple allemand en agissant d’une manière juste dans un monde où la justice n’existe plus. 

    Les SS frappent la nuit, Nachts wenn der Teufel kam, Robert Siodmak, 1957 

    Kersten retrouve un vieil article sur un meurtre de 1937 

    La réalisation est très maitrisée. La fin est très émouvante quand Kersten accepte de partir sur le front de l’Est, admettant sa faiblesse, et Helga partira vers la Suède. Elle marque l’impossibilité de vivre normalement dans une société corrompue et en voie d’effondrement. Siodmak utilise le décor d’une gare et la foule qui se presse, comme si elle allait autre part qu’à la mort. La photographie de Georg Krause est très bonne, je rappelle que c’est lui qui avait fait celle du médiocre film de Kazan, Man on the Tightrop, mais aussi de Paths of Glory de Kubrick et Kirk Douglas. Mais à travers elle on reconnait le style de Siodmak. Par exemple lorsque Lucy descend les escaliers pour aller chercher de la confiture de groseilles, et qu’on découvre, tapis dans l’ombre Lüdke qui va l’étrangler. Il y a d’excellents mouvements de caméra, par exemple quand Kersten boîtant, arrive à la criminelle pour y prendre son poste, et qu’il doit traverser les décombres d’une partie du bâtiment qui a été bombardé la veille.

    Une des scènes les plus sinistres est celle qui nous fait assister à la confrontation entre Lüdke qui venait livrer des pommes de terre – sans doute issues du marché noir – et une femme juive, isolée, bloquée dans un grand appartement de Berlin, et Lüdke qui s’apprête à l’assassiner, pris d’une pulsion meurtrière incontrôlée. Cette malheureuse sera cependant sauvée par le retour inattendu de la femme qui la cache. La scène d’ouverture est remarquable, nous voyons Lüdke s’enfoncer dans les marécages pour échapper aux policiers qui le cherche, comme s’il voulait s’abstraire de lui-même et masquer sa responsabilité dans les meurtres. La scène de l’interrogatoire, quant à elle, est clairement démarquée de M – der Morder de Fritz Lang, avec un Lüdke qui domine complètement ses juges. A l’inverse du personnage de Lang, il s’assume, ruse et nargue ses interrogateurs en les surplombant de toute sa hauteur. 

    Les SS frappent la nuit, Nachts wenn der Teufel kam, Robert Siodmak, 1957Rossdorf félicite Kersten

    On le sait, Siodmak a toujours été un bon directeur d’acteurs. Ici il a volontairement engagé des acteurs peu connus. Il a choisi l’excellent Mario Adorf pour incarner Lüdke, c’est le bon choix. Il utilise une vaste palette pour simuler la ruse, la naïveté ou la volonté de tuer. Son numéro qui consiste à ouvrir une bouteille de vin en enfonçant le bouchon d’un seul impact de son doigt est remarquable. Je crois bien que c’est le meilleur rôle de toute sa longue carrière. Originaire de la Suisse alémanique, il tournera un peu partout en Europe, beaucoup en Italie et en Allemagne, souvent les brutes, parfois les abrutis. Sa scène en face d’Anna où il se montre humble et soumis est aussi très forte. Claus Holm incarne le commissaire Kersten. Peu connu en France, on l’a vu dans Le tigre du Bengale et Le tombeau hindou, le diptyque de Fritz Lang en 1959, puis plus tard dans le film de René Clément Paris brûle-t-il ? et dans Le Grand restaurant. C’était un acteur qui venait de la RDA. Il est bon, surtout quand il se montre incapable d’affronter vraiment Rossdorf. Ce dernier est incarné par Hannes Messemer, un acteur qui venait du théâtre et qui possède, beaucoup de finesse, tour à tour furieux et mélancolique, pervers et désabusé.  

    Les SS frappent la nuit, Nachts wenn der Teufel kam, Robert Siodmak, 1957

    Les juges interrogent Lüdke 

    Notez encore Werner Peters dans le rôle de Keun. Il arrive à ce qu’on le prenne en pitié pour tout ce qui lui tombe sur le crâne. Les rôles féminins sont bons. D’abord, Annemarie Düringer qui incarne Helga, elle a fait une courte carrière au cinéma. C’était une actrice suisse et pas allemande, comme Mario Adorf. Elle venait du théâtre, elle est totalement inconnue en France. Elle est bien, sans plus, quoi que pour ce rôle elle obtiendra un prix à la Berlinale de 1958. Plus intéressante est, selon moi, Monica John dans le rôle de Lucy la tavernière, mais évidemment assassinée par Lüdke, sa présence à l’écran est écourtée. 

    Les SS frappent la nuit, Nachts wenn der Teufel kam, Robert Siodmak, 1957

    Lüdke amène la justice sur les lieux du crime 

    Le film a été très bien accueilli en Allemagne, mais il est sorti à la sauvette en France. Il est donc peu connu. Mais il vaut tout à fait qu’on s’y attarde, sans atteindre les meilleurs films de Siodmak, il possède une grande valeur. Il y manque peut-être un peu d’émotion, on ne la trouvera vraiment qu’à la fin. La musique par contre, comme l’affiche d’ailleurs est particulièrement hideuse tout  comme l’affiche. il semble que ce film, plus encore que de Fritz Lang ait inspiré Robert Hossein pour son Vampire de Düsseldorf, moins dans l'histoire proprement dite - les deux films se passent à des dates très différentes, que dans le rapport qu'on peut faire entre le nazisme et la criminalité d'un individu.  

    Les SS frappent la nuit, Nachts wenn der Teufel kam, Robert Siodmak, 1957

    Dans un sursaut d’indignation, Kersten tente de sauver la vie de Keun 

    Les SS frappent la nuit, Nachts wenn der Teufel kam, Robert Siodmak, 1957

    Rossdorf indique à Kersten qu’il va l’envoyer sur le front russe 

    Les SS frappent la nuit, Nachts wenn der Teufel kam, Robert Siodmak, 1957

    Helga cherche Karsten dans la cohue de la gare 



    [1] Hervé Dumont, Robert Siodmak, le maitre du film noir, L’âge d’homme, 1981.

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     Mado, Claude Sautet, 1976

    Mado intervient dans la filmographie de Claude Sautet, après toute une série de succès populaires, juste derrière César et Rosalie et Vincent, François, Paul et les autres. Sautet est donc bien installé dans le paysage culturel de la France, ses films se vendent bien aussi à l’étranger. La cinquantaine, sûr de son métier, il a la liberté de faire exactement ce qu’il veut. Claude Néron avait été un peu fâché lorsqu’il n’avait pas vu son nom comme dialoguiste au générique de Vincent, François, Paul et les autres. Et c’était pour Sautet une manière de se réconcilier avec lui que de retravailler ensemble. Cela n’est pas sans importance parce que selon moi, le meilleur de la filmographie de Sautet est dans sa collaboration avec Néron justement. Jean-Loup Dabadie était aussi selon Sautet plutôt habile dans la construction, mais Néron amenait cette noirceur mélancolique qui a donné le meilleur de Sautet. En ce milieu des années soixante-dix, la fièvre de Mai 68 est retombée, et la gauche a le vent en poupe. Elle est promise à un grand avenir politique, malgré les réticences d’une union de la gauche. Parmi les idées qui portent la gauche, il y a une critique du leg de Pompidou, décédé en 1974, puis du giscardisme : les deux sont rongés par les scandales et l’affairisme. L’immobilier est sous les feux de la critique, notamment dans la région parisienne où se multiplient les projets grandioses. Mado n’est pas le seul film dont la toile de fond est faite des scandales immobiliers, en 1977 Bertrand Tavernier tournera Des enfants gâtés. C’est un film différent, un film sociale et politique, bien sûr de celui de Sautet qui est un film noir, mais nous sommes encore en prise avec les scandales immobiliers de l’époque. En outre les deux films sont interprétés par Michel Piccoli. Sur Wikipedia, à la page dédiée au film de Tavernier, on peut lire : « … on peut également voir que le personnage de Bernard Rougerie est inspiré de Claude Sautet, que ce soit pour son phrasé, son apparence physique ou sa méthode de travail. À 1 h 31 de film, on voit d'ailleurs punaisé en arrière-plan un pense-bête rappelant au personnage "Rendez-vous Yves Robert Jeudi 20 h". Un détail qui signe l'inspiration, Sautet et Yves Robert ayant été très amis et ayant collaboré ensemble à plusieurs reprises ». Si le film de Tavernier qui n’a pas connu un grand succès à sa sortie, est un peu oublié, à l’inverse le film de Sautet est revalorisé et considéré aujourd’hui comme une pièce majeure de sa filmographie. 

    Mado, Claude Sautet, 1976 

    Simon qui vient d’engager Pierre tente de comprendre le trou de 600 millions de francs dans ses comptes 

    Pierre et Alex qui rêve de s’installer à la campagne reviennent à Paris pour chercher du travail. De son côté Simon entretient une liaison avec Mado qui se prostitue pour ne pas avoir à travailler. Grâce à Mado Pierre va être embauché par Simon, un riche promoteur immobilier. Mais celui-ci a de gros ennuis, il est en train de découvrir qu’une de ses sociétés dans laquelle il était associé avec Julien est quasiment en faillite, avec un trou de 600 millions – de francs bien entendu. Simon et ses amis cherchent Julien partout, mais celui-ci s’est suicidé dans son bureau en se tirant une balle dans la tête. Rapidement ils comprennent que Julien s’était acoquiné avec Lépidon, et, menant une vie au-dessus de ses moyens, il s’était endetté, plombant la société immobilière. Lors de la cérémonie funéraire, Simon croise Lépidon. Ils se retrouveront un peu plus tard, et Lépidon propose à Simon de lui racheter ses parts pour le tirer d’affaire. Mais Simon refuse et annonce à Lépidon que ses traites seront honorées. Simon ne sait pas comment s’en tirer, il veut se battre, mais n’a guère de moyens. C’est Mado qui va d’abord lui conseiller de rencontrer un certain Reynald Manecca, un ancien associé de Lépidon qui connait semble-t-il ses secrets et qui a été condamné par la justice. Mais Simon refuse de le rencontrer parce que Mado couche aussi avec lui ! Il va voir ensuite Hélène, son ex-épouse qui est sous l’emprise de l’alcool pour lui marquer son affection. Avec ses amis, Simon rencontre un avocat, Vaudable, qui lui parle d’un certain Barachet, un ancien fonctionnaire, qui a sûrement magouillé avec Lépidon. Il avance que Manecca connait sans doute les secrets de Barachet. 

    Mado, Claude Sautet, 1976 

    Julien s’est suicidé 

    Simon se décide alors à rencontrer Manecca, pour cela il revoit Mado avec qui il a rompu. Manecca vient voir Simon en catimini, il se cache en effet pour éviter Lépidon. Il montre la photocopie d’un document falsifié par Barachet et qui a permis à celui-ci d’acheter un terrain pour 1 franc du mètre carré, tarif des terrains agricoles. Mais Lépidon compromis avec des hommes politiques s’est débrouillé pour que ce vaste terrain puisse être constructible. Il en vaut donc maintenant vingt fois plus ! En échange du document Manecca demande 150 millions de francs, afin de quitter la France et de refaire sa vie. Simon doit trouver la moitié de cette somme, et pour cela il vend des œuvres d’art que sa famille a accumulé au fil du temps. Il va donc récupérer le document de Manecca et il va trouver Barachet pour le faire chanter. Ce dernier n’a pas le choix et il revend le terrain à Simon au tarif où il l’a acheté. Pour fêter ce succès, Simon, Mado, Pierre et toute la bande vont visiter les terrains acquis. Simon commence à comprendre que Mado qui a été lâchée par Manecca est attirée par Pierre. Pendant qu’ils sont sur les terrains, Lépidon apprend par Barachet la perte du terrain. Il charge ses hommes de main de retrouver Manecca. Ce qu’ils font par l’intermédiaire d’un photographe qui devait faire des faux papiers à Manecca. Les tueurs font leur boulot. Simon apprend la mort de Manecca, il en fait part à Mado qui est très touchée. Simon ensuite va conduire Hélène à la clinique où elle suivra une cure de désintoxication. 

    Mado, Claude Sautet, 1976 

    Lépidon propose à Simon de lui racheter ses parts 

    Si l’intrigue est facile à comprendre, c’est pourtant un scénario compliqué par les intentions qui y sont mises. Au premier niveau, il y a donc un homme, Simon, qui se débat pour se sauver de la faillite et se défendre de son ennemi. Simon se voudrait un honnête entrepreneur immobilier, et Lépidon est une crapule qui n’hésite sur aucun moyen pour arriver à ses fins, y compris le meurtre. Il est l’âme damnée des politiciens et des hauts fonctionnaires qui se laissent corrompre. C’est là qu’intervient le deuxième niveau, le discours des jeunes générations, représentées par Pierre et Alex pour qui entre Lépidon et Simon il n’y a pas une grande différence, puisque tous les deux visent à faire du profit. A ces deux là on peut ajouter aussi Mado qui se prostitue pour s’en tirer. Ces jeunes sont finalement les victimes indirectes des magouilles des plus anciens qui brassent des millions et transforment le paysage en quelque chose qui va devenir invivable rapidement, car au fond le but des promoteurs immobiliers qu’ils s’appellent Lépidon ou Simon, c’est toujours de détruire l’ancien, la campagne comme les vieux quartiers pour en faire du neuf, avec tous les défauts que comporte cette modernité frénétique.    

    Mado, Claude Sautet, 1976 

    Mado dit à Simon qu’elle connait un certain Manecca qui pourrait l’aider 

    Simon c’est le fil rouge du film, c’est de son point de vue que le film est construit et organisé. Mais le personnage central, le pivot, comme on le voit tous c’est en effet Mado. Elle est le lien qui fait tenir plus ou moins bien toute cette société ensemble. Non seulement elle relie la vieille génération de Simon à la nouvelle, mais elle fait se rencontrer ses deux amants, Simon et Manecca pour qu’ils combattent Lépidon. Cela va provoquer la jalousie de Simon, parce que non seulement Manecca ne la paie pas, mais en plus on comprend qu’elle va cesser de se prostituer en retournant travailler à l’usine. Comme on le voit tous ces personnages ont des déterminations incertaines. Mado se détourne de Simon parce qu’elle le trouve trop égoïste, mais elle est amoureuse de Manecca qui avoue lui-même être une crapule mais pas un salaud ! Simon va trouver une forme de conscience. Il n’est pas bête et se rend compte que son comportement est douteux. Il comprend bien que c’est lui qui est la cause de la mort de Manecca. Mais ce dernier aurait-il pu éviter de se faire assassiner sans cela ? Il vivait caché, sachant que Lépidon le ferait tuer au moindre faux pas. 

    Mado, Claude Sautet, 1976 

    Simon est allé voir Hélène

    Simon n’est d’ailleurs pas dénué d’humanité. On comprend bien qu’il a de la tendresse pour Hélène, mais aussi que s’il est jaloux de Manecca c’est bien parce qu’il est amoureux de Mado ! Au fil de cette histoire, on comprend sans le dire jamais qu’il y a chez lui une prise de conscience, aussi bien par ses rapports avec les plus jeunes, notamment Mado qui le remet à sa place, que parce qu’il comprend qu’au fond il est un peu comme Lépidon. Et justement le fait qu’il amène ensuite Hélène à la clinique, va apparaître comme une recherche de rédemption. Simon est peut-être fort pour affronter Lépidon, une canaille sans scrupule, mais il est faible vis-à-vis de lui-même. Il ne sait pas exactement ce qu’il veut. Quinquagénaire tourmenté, il comprend qu’il est passé à côté de lui-même. Dans ce film Claude Sautet met encore une fois un fils face à son père. Or le père de Simon représente le vide des bonnes familles, un petit jouisseur qui se laisse totalement aller au point de conditionner son fils et le pousser dans une voie qui n’est pas pour lui. 

    Mado, Claude Sautet, 1976 

    L’avocat Vaudable parle d’un certain Barachet et de Manecca 

    Les jeunes ne sont guère déterminés, plutôt désabusés, ils représentent cette France qui doute et qui est en crise, peut être plus sur le plan de ses envies et de sa culture que sur le plan économique, après tout, Pierre, Alex et même Mado vont retrouver assez facilement du travail. Ils ne sont pas désespérés, mais manifestement ils manquent d’envie et de détermination. Ils sont ficelés dans cette société que leur ont fabriqué les hommes de la génération qui avait vingt ans à la Libération. Ils sont désabusés. Le conflit que l’on perçoit entre ces deux générations, ce n’est pas une question d’âge, mais juste le résultat qu’elles sont faites de personnes nées dans deux époques différentes. Et en effet, c’est vers cette période, malgré le sursaut de l’élection de 1981 qui va venir, qu’on commence à promouvoir en France ces idées venues des Etats-Unis où l’accumulation du capital est le signe le plus évident de la réussite sociale. Ça reprendra avec une grande violence après le virage de 1983 quand les « socialistes » rallieront la logique de l’Union européenne. Il y a donc bien un discours politique sous-jacent à cette histoire de spéculation immobilière qui entraîne aussi la mort des personnages qui empêchent le pouvoir financier de fonctionner sans à-coups. On comprend alors que les hommes politiques sont au service des hommes qui comme Lépidon savent manipuler des masses d’argent. 

    Mado, Claude Sautet, 1976

    Manecca veut 75 millions en échange d’un document compromettant 

    Ce sont des histoires de clans, celui de Simon et de ses amis, contre le clan de Lépidon. Ils travaillent tous en famille, ce qui donne un petit air moyenâgeux à l’histoire. Mais le clan n’évite pas la confrontation de l’individu avec la solitude. Si on s’en tient à Simon, on s’aperçoit que c’est un homme inquiet, rongé de solitude. Beaucoup, à commencer par son propre père, ne le comprennent pas. Et si lui-même semble comprendre les plus jeunes, c’est qu’en vérité il se rend compte qu’il a raté sa vie. Il se révèle d’ailleurs assez incapable de se joindre à un groupe, contrairement aux plus jeunes, ou même à Lépidon qui est comme un poisson dans l’eau avec la crapule. Il représente le mal, l’antisocial si on veut et face à lui, les autres ont du mal à se positionner, même Manecca qui est une canaille, mais dit-il pas un salaud ! Là se pose le problème de Mado, qu’est-ce qui a bien pu la séduire dans ce personnage louche ? L’aventurier, le réprouvé ? Elle sera complètement déçue quand elle comprend qu’il ne l’amènera pas avec elle pour refaire sa vie ailleurs qu’en France. S’est-elle trompée ? Le préfère-t-elle à Simon parce qu’il est moins hypocrite ? On peut également se demander si sa relation avec Manecca est plus importante parce que lui ne la paye pas ! Ou encore qu’elle joue de la jalousie de Simon en mettant en scène Manecca après tout, c’est elle qui parle la première de Manecca et qui semble inciter Simon à le rencontrer ! 

    Mado, Claude Sautet, 1976 

    Mado pointe à l’usine 

    Comme on le voit, c’est une histoire faite avec des personnages ambigus, donc une trame de film noir, pourtant ça n’est pas traité comme un film noir. Par exemple les scènes violentes, la mort de Julien, le chantage exercé sur Barachet ou encore le meurtre de Manecca sont à peine évoquées à l’écran. C’est que pour Sautet le principal est ailleurs. C’est mettre l’homme face à ses responsabilités. Autrement dit c’est sa position par rapport au groupe auquel il appartient qui est le plus important. De la découle les principes de la mise en scène, on voit constamment Simon entouré, il ne se déplace jamais seul, il décide seul, mais pour le reste il vit avec son groupe, comme avec une petite famille. Les scènes de bistrot et de restaurant, montrent non pas le côté choral du film, mais plutôt le brassage entre les classes sociales et entre les générations. C’est pourquoi elles sont filmées en plans assez resserrés, comme si Sautet les prenait lui-même en charge. Ils sont dans une sorte de bulle, au milieu de la foule. Sautet ne filme jamais en écran large, ce n’est pas sans raison, parce que ce format donne un côté trop épique à l’histoire et donne trop d’importance à l’espace. On remarquera que le film s’ouvre sur Pierre et Alex qui sont sur une route de campagne et qu’il se ferme pratiquement quand toute la bande se retrouve embourbée sur une route où les travaux de réfection transforment le chemin en boue. Entre ces deux séquences, on est en ville, là où se décide les transformations de la campagne. Et bien sûr ce sont les promoteurs immobiliers qui activent se travail de soumission de la nature aux exigences de la rentabilité. Tous les films français qui traitent de l’immobilier à cette époque oppose les formes de la vie traditionnelle à celles de la modernité. 

    Mado, Claude Sautet, 1976 

    Simon et ses associés calculent ce qu’ils peuvent faire du terrain de Barachet 

    Cette vieille France résistante si on peut dire est représenté par le maire du petit village qui marie sa fille et qui invite Simon et ses amis à la noce. Les images de la campagne et de la petite localité où Simon a acheté le terrain de Barachet sont les seules qui sont filmées en plan général avec de la profondeur, mais cette profondeur est gâchée par la pluie, comme si celle-ci voulait noyer les personnages et les ensevelir dans la boue. Mais la pluie, c’est bien aussi ce qui lave de nos péchés. Simon est celui qui observe et qui ne veut pas se mouiller. Il est en retrait de lui-même et ce sont seulement les événements dramatiques, la mort de Julien et sa possible faillite qui vont le faire sortir de lui-même. C’est pourquoi Sautet le film souvent derrière des fenêtres, en train de regarder la vie s’écouler. Il regarde la noce, mais il observe aussi Mado qui se rapproche de Pierre. Remarquez qu’avec Max et les ferrailleurs, c’est le deuxième film de Sautet où le héros entretient des relations sexuelles avec une prostituée. Mais ici Mado est une prostituée qui s’interroge. Elle n'est pas la seule à s’interroger sur son statut. Alex le fait aussi face à Pierre. C’est pourquoi lors de ces réflexions qui sont parfois un peu pesantes, Sautet s’attarde sur les visages qui expriment justement le doute, ce qui justifie aussi l’abondance des gros plans. 

    Mado, Claude Sautet, 1976 

    Pour donner de l’argent à Manecca, Simon vend ses œuvres d’art 

    Dans la manière de filmer, il y a une façon propre à Sautet de prendre son temps. C’est ce qui donne de l’épaisseur, non pas à l’intrigue, mais aux personnages. Ainsi on verra longuement le père de Simon et ses amis s’extasier devant un Château-Margaux de 1947. Ou encore on verra toute la bande se mettre à danser et à délirer alors qu’ils sont embourbés et retenus pour toute la nuit, coincés sous la pluie et dans la boue jusqu’au cou. Les scènes avec Hélène qui au départ n’étaient pas prévues et que Sautet allongera parce que Romy Schneider voulait absolument un petit rôle chez Sautet, au premier abord semblent un peu superflues, mais elles expliquent indirectement l’âme de Simon et une partie de ses problèmes. La photo de Jean Boffety qui atténue les nuances dans les couleurs, donne un aspect nostalgique à l’ensemble. 

    Mado, Claude Sautet, 1976 

    Simon fait chanter Barachet 

    Le film s’est construit autour de Michel Piccoli qui est Simon. Le film est tourné du point de vue de Simon, et donc il est présent de bout en bout. C’est un peu le même rôle que celui de max, sauf qu’évidemment Simon n’est pas fou, mais il reste tout autant incurablement triste. Il domine le film et trouve là un de ses meilleurs rôles par les nuances qu’il apporte à son personnage. Il passe très facilement de l’accablement à la colère et à l’autorité quand notamment il s’attaque à Barachet. Michel Piccoli c’est le double de Sautet, son porte-voix. C’était le quatrième film qu’ils faisaient ensemble et le dernier. Je me suis posé la question de savoir pourquoi cette collaboration si fructueuse avait cessé. Michel Piccoli dira, avec une pointe d’amertume semble-t-il : « Après Mado, nous n’avons plus travaillé ensemble. Je crois qu’ensuite, pendant près de dix ans, on ne s’est pas vus. Mais sans aucune raison, sans fâcherie. Simplement parce que je ne faisais plus partie de sa vie de travail. Je comprenais cela et l’acceptais, mais il me manquait. Je lui ai écrit quelques lettres qui sont restées sans réponse. On s’est revus, c’était comme si on ne s’était jamais quittés. Nous n’avons jamais eu d’explication : "Pourquoi m’as-tu abandonné ?" Et la mécanique s’est remise en route, notre amitié, notre intimité. J’aurais pu jouer Arnaud, mais heureusement qu’il ne me l’a pas demandé, il a choisi Michel Serrault...vous avez vu la ressemblance, le mimétisme. » Évidemment remplacer Michel Piccoli par Michel Serrault c’est bien difficile. 

    Mado, Claude Sautet, 1976 

    Simon regarde par la fenêtre Mado se rapprocher de Pierre 

    Derrière il y a Ottavia Piccolo dans le rôle de Mado. C’est une très bonne actrice, elle a une présence incroyable, son jeu démentant en permanence le côté enfantin de son physique par sa dureté. Elle a tourné dans une quantité incroyable de chefs-d’œuvre, notamment chez Mauro Bolognini aux côtés de Massimo Ranieri. Elle fera quelques belles incursions dans le cinéma français, La veuve Couderc, de Pierre Granier-Deferre, Un aller simple de José Giovanni. Son rôle est pourtant assez court, même s’il est décisif. Jacques Dutronc incarne Pierre. Il est là essentiellement parce qu’il était le cousin de Claude Sautet ! Prouvant comme Simon que Sautet aime travailler en famille. Son rôle est étroit, sans relief non plus, il a peu de chose à faire et encore moins à dire. Très passif il a l’air de s’ennuyer fermement. Il apparait ainsi comme le récitant, celui qui enregistre sans se mouiller jamais ce qui se passe, laissant aux autres cette faculté de commenter.  

    Mado, Claude Sautet, 1976 

    Cherchant à se protéger de la pluie, ils arrivent dans une noce 

    Dans ce film on va aussi retrouver de nombreux habitués de la filmographie de Sautet, à commencer par Romy Schneider dans le rôle très secondaire d’Hélène, elle a une seule scène importante mais très brève, quand Simon vient la voir. Sautet disait que cette scène avait ému lors de son tournage toute l’équipe du réalisateur. Je le crois volontiers. Il y a aussi Bernard Fresson que Sautet aimait beaucoup, mais ici c’est à peine une silhouette, celle de Julien au moment de son suicide. Plus importants sont les escrocs. D’abord l’excellent Julien Guiomar dans le rôle du sinistre Lépidon. Il est vraiment excellent, on dirait qu’il a été mauvais toute sa vie à la manière dont il fronce les sourcils. Puis Charles Denner dans le rôle de Reynald Manecca. Il est bien, sans plus, jouant toujours sur sa voix si particulière et sa petite taille. Enfin pour en terminer avec la canaille, Michel Aumont est le peureux Barachet, très bon. Chez les jeunes c’est moins bien, Jean-Denis Robert dans le rôle d’Alex, scandalisé que Mado se prostitue, est assez hésitant. Des petits rôles aussi pour des comédiens que Sautet aimait beaucoup, Jean Bouise qui couve Hélène et qui tente de l’apaiser, est très bon, sobre, élégant. Claude Dauphin qui incarne l’avocat Vaudable, il n’a qu’une scène, mais il est exactement à sa place, juste. 

    Mado, Claude Sautet, 1976 

    Lépidon apprend que Barachet a cédé au chantage 

    Le film est très bon, Sautet en connaissait les défauts, on les a dits, mais malgré cela il est très attachant. La musique de Philippe Sarde, compositeur attitré de Claude Sautet soutient très bien le film, même si elle n’est présente qu’au début et à la fin, soulignant la fragilité des personnages en l’annonçant. La critique a été bonne dans l’ensemble, mais le public ne s’est pas précipité à sa sortie. Je crois que cet échec très relatif, a refroidi Sautet et l’a entraîné vers d’autres formes, d’autres sujets. Il va revenir vers un gros succès commercial avec son film suivant, Une histoire simple, moins noir, plus social, et surtout avec Romy Schneider. Cependant avec le temps, il semble bien que Mado ait été revalorisé à la hausse et c’est tant mieux. Mado clôture le moment de grâce de Sautet, commencé avec Les choses de la vie. Ensuite ce ne sera plus comme avant. Il marchera au métier, hésitant entre le renouvellement de ses thématiques, de nouveaux acteurs et la recherche de ses succès d’avant. Je ne veux pas dire que les films postérieurs à Mado n’ont pas d’intérêt, seulement qu’ils sont moins inspirés et inspirants.   

    Mado, Claude Sautet, 1976 

    Manecca a été assassiné par les hommes de Lépidon 

    Mado, Claude Sautet, 1976 

    Simon conduit Hélène à la clinique pour qu’elle fasse une cure 

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  •  Max et les ferrailleurs, Claude Sautet, 1971

    Max et les ferrailleurs vient dans la filmographie de Claude Sautet juste après le triomphe des Choses de la vie, ce qui explique qu’il ait pu obtenir toute liberté pour faire exactement ce qu’il voulait. C’est vers ce film noir que Sautet revient tout au long de ses entretiens pour le désigner comme son film préféré. À l’origine c’est un roman noir de Claude Néron, publié chez Grasset en 1968. Néron avait été encouragé par Jean Paulhan et avait publié d’abord, en 1965, chez Grasset, La grande marrade que Sautet avait lu et avait projeté d’adapter au cinéma, cela deviendra Vincent, François, Paul et les autres. Néron n’a que très peu publié, deux romans, les deux adaptés par Sautet, et deux novellisations, l’une d’après le scénario de Mado, film de Sautet encore, et l’autre d’un scénario policier, Le bar du téléphone, publiée sous le titre Les chiens fous, sans grand succès. On voit que son œuvre est intimement liée à celle de Sautet, mais à l’inverse, on voit que Sautet doit beaucoup à l’univers brossé par Néron. Certainement aussi que sa langue l’a séduit. De Néron on ne sait pas grand-chose, si ce n’est qu’il a connu justement un policier semblable à Max, membre du Parti communiste qui officiait du côté de Nanterre. Il avait fait trente-six métiers, trente-six misères, y compris plus ou moins le ferrailleur du côté de Nanterre. Sautet aimait à rappeler que lui aussi était un banlieusard, de Montrouge. Ce qui avait son importance en ce temps-là. Comme on le sait la banlieue parisienne était dans la deuxième partie des années soixante, de couleur rouge par opposition aux beaux quartiers de la capitale. C’était une autre civilisation. Ce film a donc été tourné en 1971, dans la foulée du bouleversement de Mai 1968. Et ça se sent, non pas dans sa forme politique de remise en question des institutions et des valeurs, mais dans sa forme poétique, grâce à la stylisation que Claude Sautet va opérer. On pourrait dire que, au-delà de l’intrigue proprement dite, c’est l’histoire de la fin de la banlieue parisienne et le début de son intégration malheureuse à Paris. 

    Max et les ferrailleurs, Claude Sautet, 1971   

    Max est un policier déçu, il n’arrive pas à coincer des malfrats qui écument Paris et sa banlieue. Il sait pourtant qui ils sont, mais il n’a aucune preuve à présenter au juge d’instruction, il fait part de son désarroi auprès du commissaire qui tente de le calmer. Il lui vient alors l’idée de travailler en amont des hold-ups, afin de prendre les malfrats en flagrant délit. Au besoin il aidera un peu le destin. En enquêtant sur une voiture volée qu’aurait utilisée un gangster, il croise inopinément chez un receleur Abel Maresco qui traficote dans la ferraille et dans les voitures volées. C’est un ancien copain de régiment ! Il le suit et l’aborde dans la rue, comme si seul le hasard était pour quelque chose. Ils boivent un coup ensemble et il se fait passer pour un homme d’affaires. A partir de là, il va surveiller la bande d’Abel. Pour cela il va demander l’aide du commissaire Rosinsky, un policier de Nanterre qui connait la bande et qui juge que jamais ils ne passeront à la vitesse supérieure pour faire un hold-up. Il signale qu’il a un informateur parmi eux. Il les laisse faire leurs petits trafics, pensant que cela les empêche d’aller plus loin dans la délinquance. Grâce aux indications de Rosinsky Max remonte jusqu’à Lily, une pute, qui vit avec Abel, au milieu d’une bande finalement tranquille qui n’existe que dans les redents de la société. 

    Max et les ferrailleurs, Claude Sautet, 1971 

    Le commissaire explique à Losfeld pourquoi il doit démissionner 

    Max, grâce à son argent, il est riche par ailleurs, va louer un appartement en même temps que Lily avec qui il refuse de coucher. Il est très mystérieux, ce qui intrigue Lily auprès de qui il se fait passer pour un banquier. Peu à peu en le fréquentant Lily va trouver Abel terne et sans ambition et, fascinée par le faux banquier, elle va le pousser, sans trop le comprendre vers un hold-up. Max lui transmet des informations, mais Lily ne bouge pas. Rosinsky apprend par son indic, à son grand étonnement, que la bande d’Abel va commettre l’attaque de la banque que Max a indiquée à Lily. Après bien des hésitations, Lily va donner les informations sur une arrivée importante de fonds. La bande se réunit et prépare le hold-up. Mais de son côté Max organise le piège. Toutes les issues sont bouchées, l’attaque échoue, P’tit Lu est tué, et tout le reste de la bande est arrêté. Lily est effondrée. Et plus encore quand elle comprend que Max l’a manipulée. En se rendant chez Rosinsky, Max voit que Lily a été convoquée pour témoigner. Max ne le supporte pas, il ordonne à Rosinsky de l’élargir, mais celui-ci refuse. Max le tue. Il va être arrêté et le commissaire, son supérieur, va être contraint de démissionner. 

    Max et les ferrailleurs, Claude Sautet, 1971 

    Max en a assez de voir les criminels lui échapper et veut monter un coup 

    Ce n’est peut-être pas qu’un film noir, mais c’en est un, et un vrai. Mais enfin, les films noirs ne sont pas que des films noirs ! Il y a en effet beaucoup de films noirs avec des flics un peu dérangé et hargneux, à commencer par Dirty Harry ! L’intrigue est suffisamment complexe pour tenir en haleine le spectateur, mais suffisamment simple aussi pour servir de base à un portrait de cette société du des années soixante-dix. Le principal n’est pas la traque d’une petite bande de délinquant par un psychopathe, ni même la lutte entre les différents services de police. C’est le moment où Paris se trouve en lutte contre la banlieue qui la cerne, et qu’elle veut mettre au pas pour en faire en quelque sorte sa succursale. Et donc on peut voir ce film comme la défaite de la banlieue, Paris instrumentalisant une sorte de psychopathe aigre et malfaisant. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la haine de Max contre les banlieusards. Il leur envie leur liberté, ils sont toujours en train de rigoler et de s’amuser. Ils ne se plaignent pas, mais ils sont toujours à la recherche de combines plus ou moins douteuses. Max est un corrupteur, il se sert de son argent pour manipuler Lily, le maillon faible de la bande. Il se venge ainsi de sa solitude. On sait qu’il a été divorcé. Il n’est pas impuissant, mais il ne prend pas de plaisir à faire l’amour. Il l’annonce froidement à Lily.

     Max et les ferrailleurs, Claude Sautet, 1971

    Max retrouve Abel, un copain de régiment 

    La bande à Abel c’est un ramassis de glandeurs insouciants, jamais très loin de l’enfance, avec des rêves qu’ils ne réaliseront jamais. Vivant au jour le jour, peu exigeants finalement, ils se contentent de ce qu’ils ramassent au cours de leur pérégrinations. Si Max est déjà mort, la bande à Abel est bien vivante. La sympathie du spectateur va naturellement du côté des petits voyous de banlieue, c’est évident, même si quelque part on prend Max en pitié. La police, c’est une machine sans âme, et c’est sans doute cela que voulait corriger Max, à n’importe quel prix.  Cependant à y regarder de plus près, il y a que Max envie la liberté d’Abel, de Lily et leur bande. Dans le trio Abel-Lily-Max, ce dernier est le trouble-fête, le jaloux, celui n’aura de cesse que de les séparer. Tout son travail qu’il cache derrière la nécessité de faire un flagrant délit, n’a qu’un seul but s’approprier de Lily, de son corps et de son âme. C’est d’ailleurs pour cela qu’il ne couche jamais avec elle, même si on comprend qu’il en a envie. Il veut l’extraire se son milieu, la purifier si on veut. Et c’est pourquoi il prendra très mal l’initiative de Rosinsky de l’interroger et de l’impliquer dans cette affaire. En vérité il n’a pas peur du témoignage de Lily, d’ailleurs, il n’est pas peureux. Mais il sait très bien qu’en l’impliquant dans le procès de la bande, elle perdra de sa pureté et apparaîtra à son tour comme ayant manipuler Abel et la bande. Il n’est pas question de savoir s’il l’aime ou non. Ce n’est pas un sujet de réflexion pour lui. C’est un homme qui vit avec des fantasmes de pureté. S’il a quitté la justice pour entrer dans la police, c’est parce qu’en tant que juge il n’était pas assez efficace pour combattre le mal. 

    Max et les ferrailleurs, Claude Sautet, 1971

    Rosinsky, le policier de Nanterre surveille son secteur 

    Max est un homme malade, et c’est sans doute cela qui fascine Lily. Mais c’est aussi un séducteur. Quand il rencontre Abel près du métro, il quitte son air funèbre, devient chaleureux, l’invite à boire un coup. Il a cette même ambigüité avec Lily. Il lui donne de l’argent pour mieux la tenir, mais il n’hésite pas à la torturer avec ses silences, alors qu’il avait aussi fait des photos d’elle qui avaient plu à Lily. Cette ambivalence maniaque c’est ce qui lui sert pour la mener où il le veut. Colérique aussi, dès que la réalité le contrarie, il quitte ses bonnes manières bourgeoises et pique des crises qui peuvent l’amener jusqu’à tuer. Sa rage de convaincre que la bande d’Abel puisse être un repaire de futurs braqueurs de banques, l’amène à créer le chaos autour de lui. On voit à cet égard le rôle malfaisant de l’argent que Max possède en abondance. A défaut de créer la vie, ou de la protéger, il sème la mort avec obstination. Au fond Max est assez facile à comprendre, et Lily est en réalité bien plus compliquée.  Aime-t-elle Abel ? Peut-être, mais il voudrait qu’il ressemble aussi un peu à Max qui la fascine. Elle pousse Abel et se rend trop tard qu’elle l’a mené en prison. En vérité elle a épousé, par jeu, ou pour d’autres raisons, la logique de Max, et elle s’amuse à le manipuler. Car Abel est faible, et il s’en fout. 

    Max et les ferrailleurs, Claude Sautet, 1971

    Max est arrivé à entamer une étrange liaison avec Lilith 

    Le film est mené du point de vue du commissaire qui donne sa démission, et qui se demande pourquoi est comment il en est venu à suivre les élucubrations de Max. Ce principe fait qu’une partie de cette histoire va rester dans le flou, parce que le commissaire ne la comprend pas tout à fait. Le film est long flash-back, mais ce retour en arrière n’est pas là pour raconter une histoire, c’est l’effort du commissaire pour comprendre. La structure du scénario amène d’autres flash-backs, mais là ils sont comme le récitant qui donne des indications sur les protagonistes pour économiser du temps et aller à l’essentiel. On verra donc surtout des rappels pour ce qui est de la bande des ferrailleurs. Cela donne une forme d’éloignement par rapport à ce qu’ils sont, et on comprend qu’ils sont incompris dans la logique policière de Max. Seul Rosinsky qui les a approchés d’un peu plus près, semble les comprendre. Ces aller-retours, et cette voix off, en compliquant l’écriture du scénario va donner de la vie aux protagonistes. C’est peut-être le scénario le mieux écrit de Sautet avec Classes tous risques, mais dans ce dernier film c’était clairement du José Giovanni, d'ailleurs c'était Lino Ventura qui avait été cherché Sautet. 

    Max et les ferrailleurs, Claude Sautet, 1971

    Il s’amuse à photographier Lily 

    On le sait, Sautet avait cette capacité de brosser des milieux d’une manière convaincante. Mais justement Max et les ferrailleurs montre qu’il ne s’agit en rien d’une vérité documentaire. Les personnages sont stylisés, Max a le visage blême, il porte des habits de croquemort ou de veuf. Les ferrailleurs sont aussi en uniforme, en uniforme de la mouise et du destin, ils sont par leur allure désinvolte, ils ne vivent pas seulement en banlieue sur le plan géographique, ils sont aussi en exil de la société moderne. Ils sont complètement dépassés, cernés par des usines et des grands immeubles qui ne leur laissent plus rien comme espace pour vivre leur liberté. Roger Pigaut reprendra cette formule, des inadaptés sociaux qui montent un coup qui les dépasse dans 3 milliards sans ascenseur[1]. Cette forme délibéré dans l’opposition entre la modernité parisienne et la banlieue archaïque, visuellement exposée par Sautet explique au fond le thème récurrent des gangsters qui se trouvent déphasés face à l’évolution de la société, que ce soit à propos de mentalité, ou parce que le truand est trop resté longtemps en prison et n’a rien compris. Le temps ne court pas à la même vitesse dans les deux parties, et ce ne sont pas les voyous qui donnent le la. 

    Max et les ferrailleurs, Claude Sautet, 1971 

    Le boulot des ferrailleurs est de plus en plus difficile 

    Le choix des décors est minutieux, moins sans doute en ce qui concerne le quartier ou travaille Lily, qu’en ce qui concerne la zone où vivent et traficotent les ferrailleurs. Dans ce dernier cas on voit une sorte de terrain vague cerné par des usines et donc promis à une éradication rapide. Évidemment les scènes de bistrot ressortent tout à fait, comme cette façon très personnelle que Sautet possédait de filmer à travers les vitres plus ou moins embuées des gens qui se parlent et dont on n’entend rien de ce qu’ils se disent, mais on le comprend. Cet effet allié à un travail particulier sur les couleurs, volontairement pastellisées, donne une forme de nostalgie du fait de l’éloignement du spectateur, et en même temps cette forme poétique renvoie la modernité à des formes dérisoires de vie sociale.

     

    Max et les ferrailleurs, Claude Sautet, 1971 

    Lily se demande ce qu’elle fait à regarder Max réparer un réveil 

    La mise en scène est très précise, et cela est nécessaire dans ces moments où on voit les hommes s’agiter, que ce soit lorsque les ferrailleurs « travaillent » à voler des bobines de cuivre, ou dans la scène du hold-up sur le moment de l’arrestation. Sautet joue des rythmes différents, rapide dans l’action, plus lent dans le parcours des rues de Paris ou de la banlieue. C’est d’ailleurs cette lenteur qui va donner de la densité aux décors urbains, en assimilant les lumières différentes qui forment un tout. Il y a aussi énormément de gros plans, ils agissent comme une lecture des sentiments, même si Max le plus souvent les dissimule. C’est là que la direction d’acteur est précieuse. Claude Sautet disait que le tournage avait été euphorique – c’est le mot qu’il employait – mais qu’il avait été épuisant. Et je crois que les acteurs qui ont participé à ce projet y adhéraient totalement. Ça se voit à l’écran. 

    Max et les ferrailleurs, Claude Sautet, 1971 

    Le Dromadaire annonce à Rosinsky qu’Abel veut attaquer une banque 

    La distribution est complètement dominée par Michel Piccoli. C’est dans Max peut-être là qu’il trouve son rôle le plus subtil. C’est lui-même qui a choisi son costume et son chapeau qui le font ressembler à un croquemort ou à un envoyé du destin, un ange de la mort. Il a ce côté lugubre et morbide, violent et caractériel qui souvent échappe dans ses autres films. Il représente un faux calme, une violence qu’il a du mal à contenir. La scène qui s’achève par le meurtre de Rosinsky est très difficile à jouer parce qu’elle doit procéder d’une sorte de crescendo, passant d’une violence contenue à une rage démesurée, puis à l’hébétude d’avoir agi ainsi. C’était un homme qui savait prendre des risques, au faîte de sa célébrité, il n’hésitait jamais à tourner dans des films expérimentaux, à petit budget. Sautet et Piccoli s’entendaient très bien, ils feront quatre films ensemble, sans compter la participation de Piccoli comme narrateur à César et Rosalie. Il avait le physique et l’allure d’un grand bourgeois, mais il adorait interpréter des personnages qui camouflaient leurs turpitudes derrière un physique apparemment lisse. Il fait la paire avec Romy Schneider, autre habituée des films de Sautet, avec qui elle tournera cinq films. Cependant dans le rôle de Rosalie, même si elle ne démérite pas, elle n’a pas l’aura de Piccoli, il lui manque quelque chose, peut-être une touche de vulgarité ou de la colère, du tranchant assurément. D’ailleurs elle n’apparait qu’après le premier quart du film. Sautet disait que Piccoli et Schneider s’entendaient très bien, parfois même sur son compte ! 

    Max et les ferrailleurs, Claude Sautet, 1971

    Les ferrailleurs répètent le hold-up 

    Les autres rôles sont très soignés aussi. Bernard Fresson que Sautet appréciait beaucoup incarne Abel, d’une très belle manière. C’est en effet un comédien qui a été trop souvent sous-estimé, mais il possédait une très grande finesse dans son jeu. François Périer est impeccable, comme toujours, dans le rôle de Rosinsky, le commissaire qui ne sait pas trop comment s’opposer à la folie de Max. du côté de l’ordre il y a encore George Wilson qui est le supérieur de Max et qui par laxisme le laisse mener la barque jusqu’au désastre. Son rôle est assez bref, mais il est suffisant pour le faire remarquer. Et puis il y a les délinquants qui gravitent autour d’Abel, Bobby Lapointe c’est P’tit Lu, celui qui se fait descendre par la police, un être frustre et paumé, Michel Creton ou encore le très bon Henri-Jacques Huet dans le rôle de l’indic. C’est donc une distribution haut de gamme, avec Philippe Léotard dans l’un de ses premiers rôles au cinéma. Et cette distribution homogène est pour beaucoup dans la réussite du film.

    Max et les ferrailleurs, Claude Sautet, 1971 

    Max prépare ses troupes pour coincer Abel et sa bande 

    Le succès critique et public sera au rendez-vous, même si ce succès sera moins fort que celui des Choses de la vie. Je pense qu’au fil des ans, le jugement de Sautet se confirme : c’est bien l’un de ses meilleurs films. Le film a fait l’objet de très nombreuses rééditions en numérique, la qualité de l’image de René Mathelin et de la musique de l’indispensable Philippe Sarde, le mérite très largement. L’affiche d’origine est un peu en décalage avec le ton du film, utilisant un graphisme proche de la culture Pop, elle est la marque aussi de l’époque. Bien entendu on peut regarder ce film d’une manière nostalgique, comme le reflet d’un monde perdu, qui n’existe plus. Mais c’est une erreur, lorsqu’on, trouve un film très bon, c’est bien au-delà de sa datation, c’est toujours parce qu’il fait partie de notre monde d’aujourd’hui. 

    Max et les ferrailleurs, Claude Sautet, 1971

    C’est fini la police ramasse les restes de la bande 

    Max et les ferrailleurs, Claude Sautet, 1971

    Lily découvre que Max est un flic 

    Max et les ferrailleurs, Claude Sautet, 1971

    Max tue Rosinsky

     


    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/3-milliards-sans-ascenseur-roger-pigaut-1973-a114844662

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  •  Pour le centenaire de Claude Sautet

    Claude Sautet est franchement le dernier des grands réalisateurs français. Après lui, je ne vois pas quelqu’un de la stature de Julien Duvivier, René Clément, Marcel Carné, Jean-Pierre Melville. Il est de ces cinéastes qui ont produit une filmographie restreinte et plutôt homogène, treize films de long métrage en tout si on excepte Bonjour sourire, le premier film qu’il signe, mais qui est seulement un dépannage destiné à pallier la défaillance du réalisateur pressenti. Les souvenirs qu’on a de ses films c’est sur le plan thématique une certaine humanité, une tendresse, même pour les personnages les plus tordus, et sur le plan technique une belle précision, c’est-à-dire une vraie compréhension de l’adéquation du langage de l’image au propos, et son insertion dans l’espace. Sa formation de réalisateur a pris des virages inattendus, en effet pendant de longues années, aussi bien avant Classes tous risques qu’après, il a été dialoguiste, scénariste et assistant. C’est Lino Ventura qui l’avait connu sur Le fauve est lâché, qui l’a incité à prendre la réalisation de Classes tous risques. Ce film basé sur le roman de José Giovanni est devenu au fil des ans un classique du genre. Et Claude Sautet aimait à rappeler que la parenté entre Le trou de Jacques Becker, Classes tous risques et Le deuxième souffle c’était justement José Giovanni. Il collaborera encore avec José Giovanni sur l’avant-dernier film de celui-ci, Mon ami le traitre. Melville aimait beaucoup Classes tous risques, moi aussi bien sûr, et peut-être que Le deuxième souffle aurait été tout autre si Melville n’avait pas vu auparavant le film de Sautet. Ce dernier disait aussi que s’il avait su que le personnage avait été inspiré d’Abel Danos, un ancien de la Carlingue, il n’aurait sans doute jamais fait ce film[1]. Ce film et contrairement à ce qu’on a dit ensuite, y compris Claude Sautet, n’a pas été un échec commercial, il a fait tout de même 1,7 millions d’entrées en France. Mais la frustration vient sans doute du fait que ce premier film a été éclipsé par le succès d’A bout de souffle tourné et sorti juste après Classes tout risques et qui avait dépassé la barre des 2 millions d’entrées. 

    Pour le centenaire de Claude Sautet

    Classe tous risques, 1960 

    Avec le recul que retenir de Sautet ? Pour ma part je mettrais en avant Classes tous risques, Max et les ferrailleurs, Vincent, François, Paul et les autres et Mado. Sautet préférait Max et les ferrailleurs et Mado. Après Classes tous risques qui est au fond plus l’univers de José Giovanni que celui de Sautet, on peut découper son œuvre en deux : l’une qui va des Choses de la vie à Garçon ! et l’autre qui concerne la fin de sa carrière. La première partie est la recherche d’un Paris populaire en voie de disparition, à l’apogée de ce que furent les Trente Glorieuses, l’autre un embourgeoisement un peu confus, et bien moins intéressant. C’est très souvent le cas quand un grand metteur en scène arrive au sommet de ses capacités techniques, il perd de son inspiration et peut-être de son envie, je l’ai remarqué avec Martin Scorsese par exemple qui depuis longtemps n’a plus rien à dire, mais qui domine techniquement son sujet, mais aussi de Steven Spielberg et de Brian de Palma[2]. Cette usure est souvent liée au fait que le monde de ces réalisateurs disparait petit à petit, et qu’ils cherchent à évoluer. A partir de Quelques jours avec moi, il tentera de renouveler son approche du cinéma, changeant de sujet, mais aussi d’acteurs et il est vrai que de passer de Romy Schneider, Montand et Piccoli à Daniel Auteuil, Michel Serrault et André Dussollier, c’est une épreuve qui n’est pas facile. Pas que ce soient de mauvais acteurs, mais enfin ils n’ont jamais eu le charisme de leurs aînés. Sautet se définissait comme un cinéaste de la banlieue parisienne, il était né à Montrouge. Or cette banlieue qu’on a connue à l’écart de l’agitation parisienne, a cessé d’exister au début des années quatre-vingt. Et cela a sans doute enlevé de la motivation à Sautet. 

    Pour le centenaire de Claude Sautet

    Sur le tournage de César et Rosalie 

    Sautet avait cette capacité incroyable à saisir les petites choses de la vie pour en faire des histoires attachantes. Qu’est-ce que César et Rosalie ? L’intrigue tient sur le dos d’un timbre-poste. Une femme qui ne veut pas ou qui ne sait pas choisir entre deux hommes au caractère opposés. L’un hâbleur et viril, l’autre discret et romantique. Et la fin ouverte ne permettra pas d’y voir plus clair. C’est évidemment la qualité de la mise en scène et des dialogues qui fait que le spectateur arrive à s’attacher à ces personnages pourtant qui n’ont rien de grandiose. C’est la même chose avec Les choses de la vie. Un homme embarrassé par ses relations féminines et qui ne sait pas les conclure. L’accident de la route le révèle alors à lui-même. Évidemment le sujet passe à travers la manière dont l’accident est filmé, avec des ralentis, des flash-backs, etc. et le jeu des acteurs.    

    Pour le centenaire de Claude Sautet

    Max et les ferrailleurs, 1971 

    Les collaborations les plus fécondes de Sautet seront celles avec Claude Néron dont il admirait la langue et Jean-Loup Dabadie pour sa rigueur scénaristique. C’est avec eux qu’il obtiendra ses plus grands succès, en faisant un réalisateur populaire, éloigné de la logique du cinéma d’art et d’essai. C’est clairement avec Jacques Fieschi et Jérôme Tonnerre que le cinéma de Sautet va glisser d’une approche comportementaliste vers une approche plus psychologisante. Jusqu’à Garçon ! L’œuvre de Sautet apparaissait homogène, comme une forme de sociologie cinématographique, décrivant une France des petits bistrots, d’une certaine forme de liberté, une France faisant face aux difficultés de l’existence matérielle. Les trois derniers films traitent plutôt des états d’âme de la bourgeoisie parisienne, d’un désenchantement. C’est sans doute le contrecoup du passage des socialistes au pouvoir à partir de 1981 qui auront beaucoup déçu et tué l’espérance plus ou moins diffuse des gens de gauche dont Claude Sautet faisait partie, lui qui avait été dans le temps membre du Parti communiste français. Après Garçon ! le public des films de Sautet va changer, il sera plus étroit, plus orienté vers le cinéphile de la classe moyenne. C’était devenu un réalisateur qu’on n’osait plus critiquer, il fallait trouver bon tout ce qu’il faisait. 

    Pour le centenaire de Claude Sautet

    Vincent, François, Paul et les autres, 1974 

    C’était aussi, semble-t-il, un homme de fidélité qui aimait beaucoup les acteurs, il avait souvent un jugement juste sur leurs capacités. Il avait une relation privilégiée avec Romy Schneider avec qui il fera cinq films en tout. Contrairement à ce qui a été écrit et même dit par Claude Sautet, Romy Schneider n’était pas dans le trou quand elle a tourné Les choses de la vie, elle avait fait grand retour avec La Piscine de Jacques Deray aux côtés d’Alain Delon. Mais il est clair que c’est Sautet qui lui a donné ses plus beaux rôles. Il fera aussi quatre films avec Michel Piccoli dont deux sont ses préférés ! Il fera aussi trois films avec Yves Montand. Là ça ne se passera pas si bien. Principalement dans Garçon ! où les exigences de la star plombèrent l’atmosphère du tournage. Néanmoins Garçon ! n’est pas seulement une prouesse technique sur le métier de serveur. C’est un film désenchanté sur la vieillesse et la solitude. A mon sens ce film devrait être réhabilité. 

    Pour le centenaire de Claude Sautet

    Mado, 1976 

    Trop souvent Claude Sautet est vu comme un cinéaste « naturaliste » qui copie et montre une réalité immédiate. C’est une erreur, en vérité il se sert d’un cadre précis et vrai pour styliser ses personnages. C’est ainsi par exemple que Michel Piccoli dans le rôle de Max, le policier à moitié dérangé, va représenter à travers son visage blême et son costume noir, l’ange de la mort. Ou encore que dans Mado, Sautet mêle une description minutieuse de la canaillerie spéculative dans l’immobilier, à une intrigue de roman noir. Je l’ai souligné ci-dessus, Garçon ! n’est pas un film sur le travail en brasserie. On peut faire la même remarque à propos de Classe tous risques, ce n'est pas une biographie d’Abel Danos, personnage qui a bien existé, mais le récit de la fin d’un homme enfermé dans sa solitude et dans sa logique de mort. C’est pour cette raison que la transposition du roman de José Giovanni en 1960 est tout à fait possible, comme Le deuxième souffle de Melville qui mettait en scène des personnages de truands inspirés de l’avant-guerre peut être tourné dans les décors naturels du Marseille du milieu des années soixante. 

    Pour le centenaire de Claude Sautet

    Sur le tournage des Choses de la vie 

    Homme discret qui redoutait les moments où il devait faire la réclame – la promotion si vous voulez – de ses films, il avait eu une formation artistique poussée, aussi bien sur le plan musical que sur celui des arts plastiques, sans doute est-ce de là que venait sa méticulosité dans la mise en scène, l’amour du détail, mais aussi le sens du rythme qu’il savait donner à ses films. Il travaillera presque tout le temps avec le musicien Philippe Sarde, leur collaboration a été importante, donnant une couleur particulière à le cinématographie de Sautet. C’est un cinéaste célèbre et qu’on pense bien connaître, mais je crois qu’on le redécouvrira dans les années qui viennent.



    [1] Michel Boujut, Conversations avec Claude Sautet, Institut Lumière/Actes Sud, 2014. Cet ouvrage est indispensable pour comprendre la démarche et l’univers de Claude Sautet.

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/la-fin-de-carriere-de-cineastes-reputes-a213971333

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  •  Sur les quais, On the Waterfront, Elia Kazan, 1954

    Sans doute le film le plus célèbre d’Elia Kazan. Gros succès public, et aussi huit Oscars en 1954. Pour le critiquer on pourrait se contenter de l’appréciation d’Orson Welles qui ne trouvait pas assez de mots pour en flétrir la lâcheté, ce qui n’est pas faux. Mais on peut aller plus loin. Pour comprendre que ce film il faut regarder comment il a été monté. De nombreux membres de cette équipe ont été des communistes défroqués qui avaient bavé devant l’HUAC et balancer des noms. Kazan, bien sûr, mais aussi Bob Schulberg, et Lee J. Cobb. Des gens de bonne volonté qui voulaient faire un acte de soumission pour qu’on les considère comme de « bons américains ». Le point de départ du scénario est une série d’articles publiés en novembre et décembre 1948 dans le New York Sun, signée Malcolm Johnson qui obtiendra pour cela le Prix Pulitzer du meilleur « reportage local ». Cette série portait comme titre Crime on the Waterfront. Cependant cette référence ne doit pas faire illusion, car l’histoire elle-même est bien de Bob Schulberg qui prétendait avoir lui-même enquêté sur les quais d’Hoboken. Antérieurement il y avait eu un premier scénario d’Arthur Miller, le grand « ami » de Kazan. Mais l’affaire avait été reportée pour deux raisons, d’abord parce que Miller ne parlait plus à Kazan à cause de son mouchardage auprès de l’HUAC, mais ensuite parce que le patron de la Columbia voulait en faire un film franchement anticommuniste. 

    Sur les quais, On the Waterfront, Elia Kazan, 1954

    Terry Malloy est chargé par Johnny Friendly d’attirer Joey Doyle dans un piège 

    Le boxeur déchu, Terry Malloy, est chargé par son frère Charley et Johnny Friendly le chef du syndicat des dockers, d’attirer Joey Doyle dans un piège en le faisant sortir de chez lui. Doyle a mouchardé à la Waterfront Crime Commission. Mais Doyle est tué, balancé du haut de son immeuble. Ce premier crime rend les dockers plutôt amers et le père de Joey qui ne dit rien sait à quoi s’en tenir. Terry de son côté culpabilise un peu, mais sans plus. Sur les quais les policiers de la Waterfront Crime Commission tentent de faire parler Terry, mais sans succès. Le père Barry épaulé par la sœur de Joey, va tenter de faire avancer les choses en encourageant les dockers à devenir des mouchards. Il fait une réunion dans son église où peu de monde vient. Terry est chargé de surveiller ce qu’il s’y dit. Il va rencontrer Edie et, tombant sous son charme, il va se rapprocher d’elle. Edie n’est pas indifférente à Terry. Cependant Dugan, un docker, a décidé de parler, mais Johnny va le faire assassiner au fond d’une soute où il travaillait. Ce nouveau meurtre et les discussions de Terry avec Edie dont il est amoureux, vont l’incliner à moucharder. Bien entendu il le fera par étapes. D’abord en se rapprochant du père Barry à qui il dit qu’il n’a pas participé au meurtre, mais qu’il croyait seulement que les hommes de main de Johnny donneraient seulement une rouste pour le faire rentrer dans le droit chemin.  

    Sur les quais, On the Waterfront, Elia Kazan, 1954

    Sur les quais les policiers de la Waterfront Crime Commission tentent de faire parler Terry 

    La police de la Waterfront Crime Commission continue d’harceler Terry jusque sur les toits où il élève des pigeons. Il est convoqué pour être auditionné devant le tribunal. Cette agitation met la puce à l’oreille de Johnny qui va demander à Charley de raisonner son frère afin qu’il ne dise rien de compromettant à la commission. Mais celui-ci refuse de promettre quoi que ce soit, et cela va entraîner la mort de Charley dont le corps va être exposé dans la rue. Terry et Edie qui ont trouvé le cadavre sont ensuite poursuivis par les hommes de Johnny, mais ils arrivent à s’échapper. Terry veut se venger et prend son révolver pour aller régler son compte à Johnny, mais le père Barry lui dit que la meilleure manière de se venger ce serait encore mieux de le dénoncer devant la commission. C’est ce qu’il va faire. Johnny est furieux et menace Terry de mort. Le lendemain pourtant Terry se présente à l’embauche sur les quais. Big Mac qui régule les embauches, refuse de le prendre alors qu’il engage tout le monde. Terry cependant va défier Johnny qu’il affronte à coups de poings, mais les hommes de Johnny interviennent et prennent sa défense. C’est Terry qui reçoit une raclée mémorable. Les hommes de Johnny tentent de faire reprendre le travail aux dockers. Ceux-ci sont hésitants. Le père Barry et Edie se précipitent pour soigner Terry, et le curé lui demande de se relever et d’aller travailler. C’est ce qu’il fait, entrainant avec lui les autres dockers. Démontrant à Johnny qu’il n’a plus la main.   

    Sur les quais, On the Waterfront, Elia Kazan, 1954

    Le père Barry voudrait que les dockers deviennent des mouchards 

    Que dire de ce scénario ? C’est d’abord comme on l’a dit un éloge de la délation, et par contrecoup une explication de la démarche de Kazan face à l’HUAC. Si on transpose cette histoire de racket mafieux sur les quais sur les démêlées de Kazan avec l’HUAC puis avec ses anciens amis, il vient une équivalence entre la mafia qui commet des crimes et le parti communiste américain ! C’est évidemment le premier gros mensonge de ce film. Kazan et Schulberg vont même jusqu’à montrer que les enquêteurs qui harcèlent Terry sont plutôt sympas, patients et compréhensifs. C’est une image déformée du FBI qui a traqué jusqu’à l’exil ou la mort des anciens « amis » de Kazan. Mais le pire n’est sans doute pas là, il gite plutôt dans le fait que Terry est représenté comme un imbécile, un égaré qui a trop reçu de coups sur la tête, il faut donc le remettre dans le droit chemin. En bon réactionnaire Elia Kazan choisit la figure du prêtre pour effectuer ce travail. Là ça devient carrément répugnant parce que si on regarde correctement ce film, on comprend que ce curé est un grand manipulateur qui se sert des uns et des autres pour faire avancer les affaires de sa petite boutique qui manifestement est en train de péricliter. 

    Sur les quais, On the Waterfront, Elia Kazan, 1954

    À l’église le père Barry fait un sermon sur la nécessité de moucharder 

    Kazan était cependant assez malin, il le dit lui-même, pour comprendre que ce genre de message politique ne pouvait pas passer sans quelques aménagements. Tout d’abord il fallait que les gens du syndicat soient totalement mauvais et cruels, fomentant presque toujours des crimes inutiles, rançon de leur bêtise. Ça tourne rapidement à la caricature. Le second aménagement d’importance est de mettre en place une histoire d’amour qui se voudrait touchante, mais qui au fond est dénuée d’émotion. Grâce à l’amour de Terry pour Edie, l’ancien boxeur va découvrir la lumière. Edie le comprend comme un pauvre garçon qui a un bon fond, mais qui a été maltraité par la vie. Elle est donc l’instrument de sa rédemption en lui proposant, sans le dire, de fonder une famille avec elle ! Elle-même est aiguillonnée dans ce sens par le père Barry. Cette histoire tourne au trio amoureux dont Edie serait le pivot fatal. Manifestement le curé est jaloux de Terry, mais en outre son insistance, jointe à celle d’Edie, à vouloir transformer Terry en mouchard, conduit directement au désastre et à la mort de Charley. But de ce duo hypocrite est de détacher Terry de son milieu naturel, c’est comme s’il lui promettait une promotion sociale : pour prendre l’ascenseur social, Terry doit se détacher de son milieu d’origine. Et bien sûr cela le peine, quand par exemple il voit que les jeunes garçons du quartier qui élèvent avec lui des pigeons, le rejettent comme un traitre. 

    Sur les quais, On the Waterfront, Elia Kazan, 1954 

    Terry commence à copiner avec Edie Doyle 

    Le pigeon est une métaphore. Mais celle-ci est utilisée d’une manière complètement ambiguë. D’abord parce qu’en anglais stool pigeon c’est le mouchard. Or quand les gosses tuent les pigeons de Terry, ils éradiquent les mouchards du toit de l’immeuble qu’ils habitent. En français familier le pigeon c’est celui qu’on dépouille et qu’on prend pour un imbécile. De toutes les manières qu’on le prenne, Terry est un pigeon, à la fois le mouchard qui trahit et celui qu’on manipule pour qu’il fasse le sale boulot. On remarque que Terry qui représente la force virile est dépossédé peu à peu de celle-ci par le curé et par Edie. Cette féminisation inconsciente du scénario dont on perçoit peut-être un peu mieux l’importance aujourd’hui, indique clairement que la lutte – autrement dit la lutte de classe – n’a pas d’avenir et donc qu’il faut faire confiance au droit et aux élites. Dans une société apaisée, la virilité n’a pas sa place, mais on peut dire aussi qu’en dévirilisant l’homme, on en viendra à une société plus harmonieuse. En effet, les gangsters sont des parangons de la virilité, or ce sont bien eux qui sèment le désordre. Terry lui est sur la corde raide, d’un côté il est fort et prétend défendre Edie, mais de l’autre il se laisse manipuler, donc dépouiller de ses attributs de mâle par Edie et le curé. « Ils vont me payer ça » dit Terry dans le bar, alors qu’il est blessé au bras gauche, mais il se laisse désarmé par le curé qui, en lui enlevant son arme lui enlève sa virilité et le ramène au stade de l’enfance, ce n’est pas un hasard si on appelle Barry father. 

    Sur les quais, On the Waterfront, Elia Kazan, 1954 

    Charley engueule son frère qui ne respecte pas les consignes de Johnny 

    La réalisation est conduite sur le mode pédagogique. Et là ça devient franchement lourdingue, on a droit en permanence aux sermons du curé, sermons qui ressemblent à des discours électoraux ! Le sermon pour la mort de Dugan est plus qu’ambigu, on comprend que Barry ne pleure pas le malheureux docker, mais se sert de sa mort pour faire avancer ses affaires. Ces discours éducatifs sont opposés à la philosophie instinctive de Terry qui explique que selon sa philosophie de la vie, c’est « mange » ou tu seras mangé. Cet individualisme grotesque en appelle symétriquement à la conscience collective. Mais le discours tombe à plat quand vers la fin on voit un patron, avec un cigare et un beau manteau en poil de chameau, qui engage les dockers à travailler durement pour lui et avec enthousiasme. Dans cette scène, on comprend que les dockers se sont finalement débarrassés de Johnny Friendly pour retomber sous une autre férule. Mais Schulberg et Kazan ont-ils eu conscience de cela ? Je pense que non, c’est l’inconscient qui parle dans cette allégeance au capital. 

    Sur les quais, On the Waterfront, Elia Kazan, 1954

    Dungan est mort dans la soute d’un navire 

    En revoyant ce film, si mon avis sur le message politique n’a pas changé, par contre je suis revenu sur certains points de la réalisation qui m’avaient échappé. Contrairement à ce que je pensais, l’eau, le liquide à beaucoup moins d’importance. Certes le port ne peut pas exister sans l’eau, et quand Terry envoie Johnny à l’eau, ce n’est pas sans l’intention de s’en débarrasser. Mais curieusement on ne voit jamais de plans d’ensemble du port, ni d’ouverture sur une possibilité de prendre le large. Le peu qu’on en voit est compensé par les ruelles sombres, les immeubles miteux et les tavernes louches. Les décors réels d’Hoboken pourraient être tout aussi bien ceux de New York. Or Hoboken est situé dans le New Jersey, de l’autre côté de l’Hudson. C’est là que la mafia s’était réfugiée pour échapper à la justice de New York. Le choix des décors est très bon, donne du corps à une histoire qui en manque considérablement. Il y a de belles formes tirées par exemple de l’église quand Terry poursuit le père Barry pour tenter de s’expliquer, ou encore dans le traveling latéral qui suit Terry et Edie lors de la promenade qui fait comprendre que Terry est amoureux. 

    Sur les quais, On the Waterfront, Elia Kazan, 1954

    Terry court après le père Barry pour lui faire des aveux 

    C’est excessivement bavard, comme si Kazean voulait se convaincre lui-même du bien-fondé de son entreprise. Mais pour la réalisation, convenons qu’il est beaucoup aidé par la superbe photographie qui donne de temps à autre une atmosphère de mystère à l’ensemble. Boris Kaufman, le photographe, était très recherché. D’origine polonaise, il a fait d’ailleurs une carrière internationale, passant par Paris, travaillant pour notamment sur tous les films de Jean Vigo, puis avec Luciano Emmer, pour atterrir aux Etats-Unis où il travaillera avec les metteurs en scène les plus prestigieux, Sidney Lumet, Otto Preminger, Martin Ritt ou Jules Dassin. Il obtiendra d’ailleurs l’Oscar de la meilleure photographie pour On the Waterfront. On lui doit les superbes plans du flic de la Waterfront Crime Commission, ou encore lorsque Terry et Edie courent dans la nuit pour échapper à leurs poursuivants. Par contre les scènes du port ou des réunions de l’équipe de Johnny Friendly sont filmées d’une manière étriquée avec peu d’ampleur. 

    Sur les quais, On the Waterfront, Elia Kazan, 1954

    Le flic de la Waterfront Crime commission s’insinue dans le monde de Terry 

    Laissons là le contenu et intéressons-nous à la distribution. À cette époque la prestation de Marlon Brando a impressionné et a été pour beaucoup dans le succès du film. C’était le troisième film qu’il fera avec Kazan, mais aussi le dernier. S’est-il rendu compte du caractère ignoble du propos ? C’est bien possible qu’au départ il ait cru à un simple film noir de mafia. Il est original, bien sûr, mais avec le temps il apparait tout de même un peu maniéré, notamment dans la fameuse scène du taxi quand son frère menace de le tuer. Bref il ne fait pas dans la dentelle et manifestement Kazan ne le tient pas. Karl Malden démontre dans le rôle du père Barry qu’il était un immense acteur. Il est très bon, mais il n’est jamais mauvais. Il était très lié à Kazan, dans le théâtre comme dans le cinéma. D’un certain point de vue on peut dire que c’est lui qui domine la distribution. Il joue juste et sans effet, le corps toujours bien droit en opposition à la démarche incertaine de Brando. Eva Marie Saint dont c’était là le premier film tient le rôle d’Edie. Elle n’est pas mal, plutôt dans les scènes où on se rend compte qu’elle est amoureuse de Terry et qu’elle est vulnérable, tant elle ne connait rien du tout de la vie. 

    Sur les quais, On the Waterfront, Elia Kazan, 1954 

    Charley doit mettre son frère au pas 

    Lee J Cobb, dans le rôle de Johnny Friendly, en fait des tonnes, tort la bouche pour prouver au spectateur qu’il est vraiment mauvais. Il n’est pas bon du tout. Johnny Friendly est son surnom. En vérité il s’appelle Michael Skelly, nom qu’il dissimule pour mieux arnaquer. C’est fantastique parce que l’HUAC quand elle voulait déstabiliser l’accusé, se servait du fait que tel ou tel artiste était d’origine étrangère ou juive pour souligner que l’impétrant n’était pas forcément un bon américain ! C’est d’autant plus inconséquent que Kazan était d’origine gréco-turque, Lee J Coob et Schulberg d’origine juive. Rod Steiger est Charley le frère de Terry, il est très bon, et pour une fois plutôt sobre dans sa composition. Les seconds rôles sont aussi très bien, Pat Henning dans le rôle de Dugan, le docker à la tête dure. James Westerfield dans le rôle de Big Mac donne lui aussi un peu d’authenticité à cette salade. Un œil exercé reconnaitra aussi Martin Balsam, un autre de l’Actor’s Studio dans un tout petit rôle d’un flic secondaire de la Water Crime Commission.  A cette époque il avait encore des cheveux ! 

    Sur les quais, On the Waterfront, Elia Kazan, 1954 

    Terry et Edie doivent fuir les tueurs de Johnny 

    Le film fut un succès énorme, huit Oscar dont un pour Brando et un autre pour Kazan, meilleur film, meilleur réalisateur, meilleur second rôle, et j’en passe. Ce sont en quelque sorte les trente deniers de Judas. On peut reconnaître un certain savoir-faire, mais guère plus au fond, le contenu politique du film étant bien trop proche d’une propagande contestable. Si le succès a été énorme, c’est aussi que comme on l’a compris Kazan a réussi à brouiller les pistes pour faire passer la pilule. Un peu de film social, un peu de film noir, avec un manichéisme douteux et simplet, la figure du prêtre lui évitant les foudres de l’Eglise. C’est la recette ! Le temps a réglé son compte à ce film que personnellement je n’ai jamais aimé, et qu’Orson Welles avait jugé correctement. J’ai oublié de la signalé, mais la musique est de Leonard Bernstein dont on parle beaucoup ses derniers temps, à cause du film de Bradley Cooper qui est dans la course aux Oscar. 

    Sur les quais, On the Waterfront, Elia Kazan, 1954 

    Le père Barry intervient pour empêcher Terry de se servir de son arme 

    Sur les quais, On the Waterfront, Elia Kazan, 1954

    Sur les quais Terry va défier Johnny

      

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