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    The drop est emblématique de la manière moderne de faire des films noirs, dans la lignée des films de James Gray par exemple. A partir d’une histoire assez minimaliste, c’est une étude de caractères, avec une plongée dans une réalité sociale un peu glauque. Ça se passe à Brooklyn autour d’un bar qui recycle de l’argent plus ou moins sale pour le compte de la mafia. Ce bar est tenu par deux cousins, Marv et Bob. Marv est un ancien caïd en perte de vitesse, et Bob un jeune type un peu désabusé qui rend service et qui surtout est tombé amoureux d’un jeune chiot. Incidemment il est aussi attiré par l’étrange Nadia, susceptible et fragile. Deux lntrigues vont se nouer : celle de Bob qui doit affronter Eric un jeune fondu qui le rançonne parce qu’on lui a retiré la garde du jeune chiot pour maltrautance, et celle du braquage du bar au moment où il y a beaucoup d’argent, le jour du Super Bowl. Le braquage est organisé par Marv lui-même qui manipule le violent Eric.

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    Nadia apprécie le chien de Bob

     

    Le ryhtme est très lent, alors que le film ne dure qu’un peu plus d’une heure et demie. Cette lenteur d’ailleurs permet de faire monter la tension et d’instiller la peur. Mais il est probable que c’est aussi cela qui fait que le film n’a pas eu un beaucoup de succès en dépit de son casting. Cette manière de filmer au ralenti est accentuée du reste par la multiplication, la fragmentation des plans. Roskam multiplie les angles de vue et utilise ainsi pleinement le décor urbain et hivernal de Brooklyn.

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    Bob récolte l’argent pour la mafia

     

    Si cette manière de filmer est intéressante, la direction d’acteurs est moins sûre. Tom Hardy interprète Bob avec raideur. Il ne devient bon que dans la toute dernière partie du film quand laissant sa passivité de côté, il réagit d’une manière ultra-violente. Gandolfini dont c’était hélas le tout dernier rôle est excellent, oscillant entre dépression et désir de vengeance, utilisant tour à tour une britalité excessive et une sournoiserie à toute épreuve. Noomi Rapace – quel nom ! – qui avait été tout à fait éblouissante dans Millenium, trouve ici difficilement ses marques. Mais le plus impressionnant est sans doute Matthias Schoenaerts qu’on a pu découvrir dans le médiocre De rouille et d’os. C’est un très grand acteur de composition qui, à mon sens, peut jouer n’importe quel rôle.

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    Eric vient pour rançonner Bob

     

    Le film est une adaptation de Dennis Lehane, auteur selon moi très inégal, mais à succès et à la mode dans le petit monde hollywoodien dont la réputation s’est construit sur Mystic River, pâle réalisation de Clint Eastwood et sur Shutter Island qui fut un gros succès de Martin Scorsese. Ce n’est ni le meilleur, ni le pire de ce qu’il a écrit. La réalisation en trahit pas son esprit si je puis dire dans la mesure ou une attention importante est consacrée à ces petits gestes de la vie quotidienne, à cet aspect un peu déglingué et misérable de la très riche Amérique.

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    Bob est prêt à payer 10 000 $ pour garder son chien

     

    De l’ensemble on retiendra quelques scènes. L’affrontement entre Bob et Eric lorsque celui-ci prétend récupérer le chien qu’il a battu et abandonné. Egalement la manière dont Marv liquide un de ses anciens complices d’un braquage qui a mal tourné et la fin du film quand Bob cesse de jouer les gentils garçons et dévoile toute sa violence rentrée. On oubliera les bavardages sur les remords qu’on peut éprouver quand on tue quelqu’un, où les scènes grotesques avec des morceaux de cadavre dont il faut évidemment se débarrasser. Si le portrait des mafieux est assez banal, par contre celui du policier qui essaie de faire son métier est tout à fait intéressant.

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    Marv commence à faire le ménage autour de lui

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    Pour faire plaisir à une belle femme, San-Antonio accepte à titre officieux de partir à la recherche de son mari disparu. Celui-ci, Noël Réveillon, est un gros industriel qui fait dans la conserve de sardines. Il va donc envoyer d’abord Bérurier sur ses traces, puis comme celui-ci disparaît à son tour, il charge Pinaud de l’affaire. Mais Pinaud ne donnant pas non plus de ses nouvelles, San-Antonio est bien obligé de s’en charger lui-même. Il va donc enquêter sur ces disparitions multiples, accompagné de Madame Réveillon. Ça consiste à refaire le chemin de ses deux acolytes, entre Paris et Boulogne. Il retrouvera ses équipiers et résoudra le mystère.

    Typique de ces années-là, cet opus de la grande saga sanantonienne, c’est déjà le 31ème, et le 30ème publié au Fleuve Noir. Il met en scène un nombre de personnages très réduit dans un roman bref et peu dense. A cette époque Bérurier n’est encore qu’un pauvre flic cocu, aigri par ses déboires conjugaux, peu porté sur le sexe finalement. C’est San-Antonio qui tienne le rôle du mâle en rut. Il n’a pourtant que deux aventures, l’une avec madame Réveillon, l’autre avec Marthe la bonne de l’hôtel où il débarque, la bonne que tout le monde semble se taper. Ces amours ancillaires étaient à cette époque une figure de style récurrente chez San-Antonio.

    Comme on le voit le roman ne se distingue pas par sa noirceur comme certains San-Antonio, l’intrigue est mince, les caractères assez peu fouillés. Ce qui en fait son prix c’est plutôt son insertion dans une époque et bien sûr le ton léger et ironique. Cette manière de ne pas se prendre au sérieux survole une intrigue policière qui après tout en vaut une autre, mais dont on se souvient pourtant. Il y a aussi cette manière très personnelle qu’il avait dans les années 50/60 d’inscrire ses histoires dans une ambiance de province très française aussi. On sait à quel point Frédéric Dard voulait être considéré d’abord comme un auteur français.

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    On trouvera quelques références culturelles intéressantes, l’une qui va à Roger Vailland, écrivain très en vogue dans les années cinquante et soixante, et l’autre aux Editions le Carrousel, sous-marque du Fleuve Noir où Frédéric Dard édita probablement sous le nom d’Odette Ferry une novellisation fort intéressante du film de Billy Wilder Le gouffre aux chimères. Il dit comme ça en passant qu’il aimerait bien se faire éditer par les Editions du Carrousel !

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    La réalité des Quartiers Nord de Marseille est extrêmement noire, et c’est ce que décrit ce petit livre, clair, documenté et incisif.

    C’est un recueil des articles que Pujol a publié antérieurement dans le journal La Marseillaise. Sous la forme de petits chapitres qui se succèdent avec logique, Pujol essaie de comprendre comment fonctionne le trafic de drogue sur Marseille, avec la cité de La Castellane comme épicentre. Il va donc essayer d’aller au-delà des récriminations sur la violence que déchainerait ce trafic. L’ensemble n’est pas complaisant, mais au contraire cherche à porter « un regard froid ». l’ensemble est appuyé sur l’idée que le trafic de drogue est une image très simple du capitalisme sauvage. En quelque sorte son image la plus parfaite. On y décrit donc l’accumulation du capital – car le but est de réinvestir dans du légal – mais aussi la concurrence brutale qui règne dans ce secteur, ou encore la structure hiérarchique des emplois et des salaires.

    A un moment il s’appuie sur Fabrice Aubert qu’il interviewe. Celui-ci, qui possède une formation d’économiste, analyse ce processus de « destruction-créatrice » à partir des transformations des activités économiques du port de Marseille, la lente décomposition des activités industrielles. A mon avis il aurait pu aussi lié cela aux déplacements de la population marseillaise qui a commencé à fuir la ville, non pas à cause de l’immigration, mais à partir du moment où, disposant d’une voiture, on pouvait aller chercher un air meilleur et plus d’espèce en s’en éloignant. En effet la plupart de ces cités n’étaient pas à leur début des concentrations de populations immigrés. Elles avaient l’air moins de ghettos impénétrables. En tous les cas il est évident que l’explosion du trafic de drogue est le résultat de facteurs multiples, mais qui tous peuvent être rattachés aux transformations récentes du capitalisme. Par exemple, la mondialisation, Schengen, sont des phénomènes qui facilitent le trafic de drogues, et dans le contexte d’abaissement des pouvoirs des Etats, qui laissent les personnels chargés de la lutte contre le trafic de drogue assez démunis.

    L’ampleur de ce trafic est telle qu’il semble illusoire de vouloir le réguler. Pour cette raison Pujol croie à la thèse d’une légalisation possible. Il s’appuie pour cela sur les analyses d’une sociologue, Amina Haddaoui. Cependant si la voie de la légalisation parait très plausible, elle entrainerait des pertes de recettes importantes pour les délinquants, grands ou petits, qui seraient alors obligé de se retourner vers des formes plus anciennes et traditionnelles de criminalité. En effet, on voit mal comment la légalisation du cannabis – il resterait cependant le trafic de coke – permettrait de recycler toute cette main d’œuvre qui en vit plus ou moins bien d‘ailleurs aujourd’hui.

    Pujol a le mérite de remettre complètement à sa juste place l’apparente richesse générée par le trafic de drogue – essentiellement le shit dans les cités. C’est qu’une fois redistribué, du haut en bas de l’échelle, il ne reste pas grand-chose, sauf évidemment comme dans la pyramide de Ponzi pour les plus gros.

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    Pujol étant un journaliste très engagé, La marseillaise est un journal communiste, même si on ne sait plus très bien ce que cela veut dire, il critiquera vertement les dérives de la ville, son absence de projet, sous l’impulsion du maire actuel. Il y a de plus en plus deux Marseille, l’une au Nord, délabrée, abandonnée, où sont regroupées les populations d’origine maghrébine ou africaine, l’autre au Sud où s’élaborent les nouveaux projets destinés à transformer la vieille cité en une sorte de Las Vegas du pauvre – un peu le rêve de Jacques Médecin à Nice.

    La description du système d’endettement qui fait que tout le monde est perdant, Pujol la décrit remarquablement, il l’analyse comme une forme d’esclavage qui va faire de la vie des petits dealers et des nourrices un vrai enfer. De même les relations entre les trafiquants et les hommes politiques laissent entendre que nous nous dirigeons vers des formes mafieuses, même si aujourd’hui elles ne sont pas encore totalement développées.

    Mais ce n’est pas parce que Pujol a des principes théoriques de lecture de ce phénomène qu’il n’en ignore le contenu humain. Ayant fait un travail de terrain comme on dit, Pujol a rencontré des petits trafiquants. Il en brosse un portrait très étonnant. Car Pujol écrit très bien. La précision de son style, l’amour du détail significatif, l’empathie qu’il manifeste pour ces gens qu’il a rencontrés, le rapproche un peu de Roberto Saviano. Certains ont parlé de Céline – franchement, aucun rapport, au moins le style de Pujol s’il est moins lyrique est aussi moins fabriqué. Il m’a fait aussi penser à un autre journaliste, Roger Vailland, lui aussi très engagé du côté communiste et qui devint le grand écrivain que l’on sait.

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    Un mort au pied de la cité de La Castellane

     

     

    En tous les cas son pari est réussi de donner une vision globale d’un  phénomène qui gangrène nos sociétés et qui vit du chômage et de la misère. On sent que la marmite est prête à exploser, et il se pourrait que nous ayons à payer très bientôt les conséquences d’une politique économique libérale et mondialiste qui prive les hommes d’un travail et d’une vie normale. Un excellent livre, à peine gâché par une postface d’une sociologue qui vient se faire remarquer en faisant une leçon de méthodologie bien inutile.

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    Curieusement le roman de B. Traven, La charrette, m’a rappelé l’excellent ouvrage de Frédéric Dard, La dynamite est bonne à boire qui date de 1959. Il semble avoir été écrit dans la foulée d’un voyage entamé en 1958 aux Etats-Unis et au Mexique. Ce voyage amènera Dard à écrire d’autres titres qui se passent sur le continent américain et qui débordent vers le Sud, comme Ma sale peau blanche, pour la collection « Spécial Police », ou sous le nom de Patrick Svenn Vengeance de l’inconnu. On va trouver dans La dynamite est bonne à boire des histoires de mules, mais aussi des histoires de mineurs qui vont tout perdre dans un système d’endettement semblable à celui que Traven décrit. Il est probable que Dard ce soit inspiré de Traven, même si la dynamique du récit est différente, on y trouve les mêmes oppositions de classes et la même misère dont on ne peut sortir. Après tout le film de John Huston, Le trésor de la Sierra Madre, avait été un très grand succès et avait mis en lumière l’écrivain Traven. Cet ouvrage est un de ceux qui montrent aux sceptiques que Dard avait aussi une conscience sociale, même si il ne la portait pas en bandoulière, et même si elle n’était guère structurée autour d’une vision politique subversive comme chez B. Traven. 

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    L’action se passe apparemment, sans que ce soit dit aux confins du Pérou. Santos est un très jeune garçon qui s’est fait enrôler dans le travail harassant d’une mine d’argent d’où il n’a aucune chance de s’en sortir. Les mineurs y usent leurs forces et surtout se font voler par l’administration de la mine. Mais dans cette atmosphère morose, Santos va trouver la lumière et l’amour dans la femme du capataz, cette espèce de contremaître qui règne sur la petite communauté des mineurs. Consuelo veut aussi fuir, ancienne prostituée, plus âgée que Santos, elle est sensible au charme de celui-ci. Tout va se dénouer quand Santos décide de se pendre. Il n’en mourra pas et avec un borgne, compagnon de misère, ils décident de voler deux mulets pour passer au Chili. Consuelo qui lui a confié toutes ses économies – de l’argent détourné des poches de son mari – le rejoindra par la suite. Cette fuite va prendre des allures de cauchemar. Poursuivis par les soldats lancés à leurs trousses, un indien tentera de leur voler leurs mulets. Santos le tuera. Mais les surprises ne sont pas finies, Oruro se retourne contre Santos et menace de le tuer car il a passé un accord avec le capataz qui veut lui aussi la peau de Santos puisqu’il sait maintenant que Consuelo a décidé de s’enfuir avec lui. La fin sera elle aussi inattendue.

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    Les mines d’argent du Pérou sont toujours de haut-lieux de la misère 

    C’est un roman un peu étonnant dans la série des « spécial police » signés Frédéric Dard qui sont le plus souvent excellents, mais généralement urbains et nocturnes. En effet pour reprendre la terminologie de Dominique Jeannerod, ce n’est pas « un roman de la nuit », mais plutôt un roman solaire. La chaleur cette fois mine tout, dessèche les corps et les cerveaux. Les vautours poursuivent les fuyards sur les crêtes de la Cordillère des Andes. C’est un roman âpre et dur, violent.

    L’écriture est remarquable, sobre et précise. Dard arrive avec une économie de mots aussi bien à camper le décor de cette aventure de la misère avec une description précise de la psychologie et des sentiments des principaux protagonistes. L’autre point fort du récit est le retour du mulet chargé d’un cadavre enveloppé dans un poncho. C’est le point de vue de la bête qui a peur dans la montagne, guettée par les vautours qui ont repéré le cadavre. Le retour à la mine est un calvaire décrit un  peu à la manière de Louis Pergaud dans De Goupil à Margot. Il y a une compassion étonnante dans ces passagers singuliers où Dard décrit la souffrance de plus en plus insupportable du mulet.

    Une place importante est accordée à la pendaison de Santos. Cette forme de suicide hanta tellement Frédéric Dard, on la retrouvera dans un San-Antonio, Du sirop pour les guêpes, en 1960, et lui-même se laissera aller à cette fantaisie en 1965 – aventure qu’il conta dans C’est mourir un peu manquant y laisser sa vie. Santos aussi s’en tirera et y trouvera une sorte de rédemption. Ce petit ouvrage en effet brasse de très nombreux thèmes que Frédéric Dard avait l’habitude de traiter dans les années cinquante, l’amitié trahie, mais aussi la possibilité de refaire sa vie grâce à la lumière que peut apporter l’amour passion d’une femme.

    Cet ouvrage a eu une douzaine de rééditions, la dernière datant de 2013. Ce qui est la preuve qu’il a bien traversé les années et que son public se renouvelle. Et après tout il vaut mieux lire ou relire La dynamite est bonne à boire que la dernière livraison du sinistre Houellebecq. 

     

    Dominique Jeannerod, Les romans noirs d’un auteur fleuve, in,  Romans de la nuit, Fleuve noir, 2014.

    Roman pour lequel il avait eu le prix Goncourt en 1910 et que Frédéric Dard avait certainement lu dans sa jeunesse.

    Cet ouvrage paru chez Plon en 1967. Il n’eut pas de succès, et ne fut jamais réédité, probablement parce que Dard n’avait pas envie de revenir sur un passé douloureux.

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    Publié en espagnol en 1931, La charrette est le premier volume du cycle de l’acajou consacré aux Indiens du Chiapas. C’est certainement un des plus beaux ouvrages de Traven. C’est l’histoire d’un pauvre indien, Andres, qui devient charretier pour le compte d’un patron qui l’exploite jusqu’à l’os. Le métier est dur, la paye famélique. Il consiste  à transporter à travers les montagnes des marchandises : si la charrette s’abîme, il doit payer ou la réparer, il est aussi responsable de la marchandise si celle-ci se casse ou disparait.

    Mais contrairement aux autres péons, il va apprendre à lire et à écrire, pensant plus ou moins vaguement que cette promotion sociale sera aussi une promotion économique. Il va arriver avec sa caravane dans un petit village reculé de montagne, Balun Canan, pour la fête de San Caralampio. Il va rencontrer une très jeune fille qu’il baptisera Estrellita – petite étoile – et avec qui il formera le projet de vivre. Mais il s’apercevra bientôt que cela n’est pas possible parce qu’il doit remplacer son père dans une mine ou celui-ci est exploité pour payer une dette qui n’en finit pas de s’éteindre et qui maintient la famille de père en fils dans la misère la plus noire.

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    Contrairement à nombre de ses romans, celui-ci n’a rien de drôle. Grave et pathétique c’est un plaidoyer pour les Indiens du Chiapas qui ont été dépouillé de tout par les Espagnols, de leur terre, de leur culture, de leur identité. Réduits quasiment en esclavage, ils n’ont pas d’avenir. Femmes, hommes, ils sont tous réduits à se vendre pour rien aux Espagnols qui sont propriétaires terriens – ils se sont approprié les meilleures terres. La police et l’Eglise couvre cette honte, l’appuie et l’amplifie.

    C’est donc un roman qui dénonce très fortement l’exploitation d’une classe, d’une race, par une autre. Mais bien évidemment le roman ne se réduit pas à cela. Il y a une étude de caractère très forte. Car en bon matérialiste, Traven suppose que cette forme économique se traduit par une transformation morale des individus. Pour lui les plus riches sont aussi des gens pervers et les pauvres des cœurs simples. L’opposition de la sexualité de ces deux groupes est remarquable. Les riches veulent posséder sexuellement quand les pauvres sont capables de sentiments raffinés et poétiques. C’est la patronne de la jeune Rosario qui a des mœurs contre-nature comme une extension de sa position économique dans la lutte des classes. Les riches mentent, comme ce médecin qui pour posséder la même Rosario lui raconte qu’elle est très malade, qu’elle doit recevoir un traitement très onéreux et qu’en échange elle doit coucher avec lui.

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    Village indien du Chiapas qui ne semble pas avoir changé depuis l’époque de Traven

     

    Comme toujours Traven prend le temps de raconter le quotidien difficile de ces charretiers qui pourtant ne se plaignent jamais, qui pourtant n’ont même pas l’idée de se révolter. Le quotidien est ici saisi dans les gestes les plus simples, la réparation de la charrette, le travail avec les bœufs. Il y a une minutie étonnante qui fait passer Traven du côté de la littérature prolétarienne. Il analyse ce système de la dette qui rend les pauvres indiens quasiment esclaves de leur maître. Celui-ci leur vend des produits à des prix exorbitants, produits qu’ils n’ont pas les moyens d’acheter, et il leur avance donc l’argent avec un intérêt qui d’année en année va rendre la dette impossible à éteindre. La lutte des classes c’est celle que les propriétaires entament contre les pauvres Indiens démunis de tout, et celle-ci se double d’une lutte entre le colonisateur – le descendant des Espagnols – et les colonisés – les Indiens au sang pur. Les métis se trouvant évidemment dans une position intermédiaire, méprisés à la fois par les Espagnols et par les Indiens.

    Il y a dans cet ouvrage une description étonnante de la pauvreté et de la faim, de la saleté et de la maladie. Ce n’est pas un conte de fée. C’est plutôt rude et assené comme un coup de poing. Mais quelque part on se dit que les Indiens ont finalement conservé ce qu’il y a de plus précieux, un cœur pur qui les élève bien au-dessus de la condition des Espagnols soi-disant civilisés. Il y a donc aussi en filigrane une critique de notre civilisation par trop  sophistiquée qui s’abandonne aux objets et en oublie la communion avec la nature comme les gestes simples et nobles de l’amour.

    Si très souvent dans ses romans Traven évite l’emphase et emploie un ton plutôt détaché pour parler des choses les plus graves, ce n’est pas le cas ici. Et la fin de l’ouvrage est saturée d’émotion quand on comprend enfin qu’Andres ne pourra rester avec Estrellita. Et même si Traven ne sombre jamais dans le compassionnel, on est touché par cet amour qui tournera court.

     

    Sans doute le roman a-t-il été écrit très vite, comme très souvent chez Traven qui ne s’embarrasse pas trop des règles d’équilibre du récit, on y trouve parfois quelques contradictions, notamment à la fin : Estrellita apprend vaguement à lire sous la houlette d’Andres, et quelques pages plus loin, Andres lui affirme qu’elle sait lire et écrire et donc qu’elle pourra facilement trouver un emploi à la ville. 

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