•  Un Français, Diastème, 2015

    C’est en quelque sorte un film maudit, qui a eu les pires ennuis au moment de sa distribution. La critique a été particulièrement mauvaise, et la pression de divers milieux pour l’empêcher de sortir a été importante, au point qu’il a fallu pratiquement y renoncer. En quelque sorte, ce film a un peu le même destin que Made in France[1]. Les deux titres sont très proches et ils ont en commun de traiter tous les deux des minorités violentes qui veulent peser sur le destin du pays. Le film de Nicolas Boukhrief prenait pour sujet de jeunes musulmans, plus ou moins fraichement convertis, qui versaient dans les attentats. Le film de Diastème traite de l’évolution d’une bande de jeunes d’extrême-droite qui se situent évidemment à la droite du FN. Mais au fond il s’agit de la même chose, deux jeunes de banlieue sans trop de culture qui vont se livrer à des actes d’une grande violence. Ces deux films ont eu contre eux aussi bien la critique bien-pensante que les réseaux sociaux des deux bords qui ont menacé les salles des pires représailles si les films sortaient. Evidemment ceux qui en prônaient l’interdiction ne les avaient pas vus.   

     Un Français, Diastème, 2015 

    Marc et ses copains traquent les gauchistes 

    C’est l’histoire de Marc, un jeune plutôt paumé de la banlieue qui avec ses potes se livre à des agressions contre les Arabes, contre les gauchistes. Ils apparaissent comme un groupuscule d’extrême-droite, tendance skinhead, écoutant de la musique de rock identitaire, buvant et ne fonctionnant que comme une sorte de famille. Mais Marc va supporter de plus en plus mal cette violence, il va lui-même être grièvement blessé alors qu’il est employé comme videur dans une boite de nuit. Grâce à un pharmacien qui se prend d’amitié pour lui, il va peu à peu se reconstruire. Entre temps il va rencontrer la belle Corinne dans ce milieu d’extrême-droite fascisant, et il va avoir un enfant. Mais sa femme ne supporte pas sa passivité face à l’envahissement des « bougnouls » et des « nègres », elle va le quitter, le privant en plus de voir sa fille. Peu à peu tout son monde va s’effondrer, Grand-Guy va se retrouver en prison, ses parents vont disparaître, et lui va rester tout seul.

     Un Français, Diastème, 2015 

    Un pharmacien va se prendre d’amitié pour Marc 

    L’histoire se déploie sur une trentaine d’années, du début des années 80 jusqu’à nos jours, et l’évolution de Marc est rythmé par le développement et la transformation de l’extrême-droite ne France. Il y a donc deux manières de voir le film, soit comme une histoire de l’extrême-droite, soit comme la rédemption d’un jeune homme égaré. Sans doute c’est cette double lecture qui a déconcerté les critiques qui dans l’ensemble auraient voulu voir un film plus didactique, condamnant directement le FN et ses satellites. Autrement dit, ils auraient voulu que Diastème montre des militants extrémistes complètement fanatisés et sans âme. C’est pour le coup que ce film eut été mauvais. Le réalisateur choisit le point de vue inverse, montrer que les militants d’extrême-droite, crypto-nazis, sont complètement égarés et sans culture, ce qui ne les rend pas moins dangereux d’ailleurs. Il ne cache pourtant rien de la compromission du FN avec des groupements qu’on peut appeler néo-nazis. Il montre même comment ce parti s’en nourrit et les récupèrent. On verra par exemple Braguette devenir un apparatchik d’extrême-droite, se dédiabolisant quelque peu pour justement faire de la politique. Mais Diastème va au-delà de l’analyse politique et donne le portrait d’un homme en quête de rédemption, un homme qui doit faire des efforts constants pour chasser de lui cette violence qui le ronge et l’empêche de vivre. Marc est un solitaire qui croit chasser sa solitude en adhérant à un groupe violent et solidaire, mais qui restera au bout du compte encore plus seul.

     Un Français, Diastème, 2015 

    Kiki fait des avances à Marc 

    Le film s’appuie sur des éléments réels, c’est-à-dire sur des exactions commises au fil des années par ces groupements violents autant que marginaux. Mais plus que ces renvois à des faits avérés, c’est le portrait des militants d’extrême-droite qui est juste. Aussi bien les bars où ils se réunissent, que les réunions où se mêle une haute bourgeoisie, ou encore les réflexes de ceux qui contestent que la France soit représentée à la coupe du monde de 1998 par des Arabes et des noirs. Les actes violents sont ceux d’une jeunesse perdue dans le tréfonds des banlieues – c’est bien là la parenté avec Made in France. C’est une jeunesse sans culture, sans espoir. Bien évidemment le thème sous-jacent est que la violence de Marc et de ses copains correspond à une haine de soi. Et c’est bien sûr un arrachement que de s’y soustraire. La prise de conscience se fera dans la douleur, notamment à travers ses symptômes médicaux, comme une forme d’asphyxie, ou ce coup de couteau qui l’éventre. Ça ne peut pas se faire sans d’énormes sacrifices : Marc perdra sa femme, sa fille, et ses amis pour regagner une sorte de dignité personnelle. Je ne sais pas si tout cela est intentionnel, mais un film est fait pour échapper au contrôle de son réalisateur. En tous les cas il faut une mauvaise foi obtuse pour tenter de faire croire que Diastème serait complaisant avec l’extrême-droite. A l’évidence il est clairement hostile aux idées d’extrême-droite et Marc, son porte-parole, va se révéler lui aussi hostile aux idées d’extrême-droite quand il affrontera Braguette à propos des soupes qui doivent être distribuées aux miséreux.

     Un Français, Diastème, 2015 

    Lors d’une réunion politique Marc va connaitre Corinne 

    On a reproché à ce film d’être mal écrit. Certes il y a une faiblesse dans le scénario qui vers la moitié du film a du mal à enchaîner, et le rythme s’affaisse quelque peu, et on craint que le film ne ressemble plus qu’à un empilement de scènes de genre. Mais il faut dire que représenter trente ans de l’évolution d’un personnage est extrêmement difficile. C’est pourtant un défaut que je trouve mineur en regard de l’ampleur du projet. Car en effet, à partir du moment où Marc renverse sa propre perspective de vie, le film retrouve sa cohérence. C’est un film à petit budget, mais qui recèle des qualités de réalisation qui ne sont pas à négliger. D’abord les scènes de violence sont très bien tournées. Il y a une vivacité remarquable et une grande capacité à immerger ces scènes dans les décors naturels utilisés. Mais les scènes plus intimes si elles sont mises en scène avec moins d’originalité touchent par leur justesse : que ce soit la confrontation entre Marc et Grand-Guy au parloir de la prison de Poissy, ou la dispute violente entre Corinne et Marc. Il y a une vérité de la vie sociale qui est également présente dans les scènes comme la bagarre devant la boîte de nuit, ou le travail que Marc effectue dans la grande surface. L’ambiance du film reste cependant noire et désespérée, même si elle met en scène le cheminement d’un individu vers le rachat. Marc se rachète en effet individuellement mais aussi vis-à-vis de la société en général à qui il paiera sa dette aussi bien en acceptant des tâches humbles dans un hyper-marché, qu’en allant servir la soupe aux sans-abri.

     Un Français, Diastème, 2015 

    Marc et le pharmacien font des randonnées 

    Mais la direction d’acteur est aussi très bonne. Dominée par la prestation très juste d’Alban Lenoir qui arrive à modifier radicalement par son jeu d’acteur la psychologie du personnage de Marc, il change littéralement de personnalité au fur et à mesure que ses cheveux poussent, qu’il est obligé de porter des lunettes ou que sa barbe s’allonge. Quand il est jeune, il a le regard hargneux  de ceux qui cherchent la bagarre pour une raison ou une autre, puis quand il est plus vieux, il lui arrive de sourire à un enfant. Il pleurera même la mort de sa mère alors qu’il est tout seul à son enterrement. Le reste de la distribution est tout à fait à la hauteur des intentions de l’auteur. On donnera une mention spéciale aux femmes, à Jeanne Rosa dans le rôle de Kiki, et à Lucie Debay dans celui de Corinne. Samuel Jouy dans le rôle de l’intransigeant Braguette est peut-être un peu moins bon, mais il incarne un personnage dont la qualité première est la raideur.

     Un Français, Diastème, 2015 

    Marc retrouve son copain Grand-Guy en prison 

    C’est donc un bon film dans l’ensemble, et les reproches de candeur qui lui ont été faits ne tiennent pas debout. En effet, comme le film se passe sur trente années, il n’y a aucune raison que les personnages n’évoluent pas. Or en critiquant le film pour le dire un peu trop naïf, on sombre dans cette idée selon laquelle les militants d’extrême-droite non seulement n’auraient pas le droit au pardon, mais en outre il faudrait leur interdire d’évoluer. C’est bien mal connaître la nature humaine que de s’avancer sur le terrain, en prenant de l’âge on s’assagit généralement. Mais en outre, cela voudrait dire qu’il y a une impossibilité d’amendement pour ces gens-là, et donc que la seule solution valable serait finalement de les exterminer pour s’en débarrasser. Ce n’est pas l’idée de Diastème, ni la mienne, ce qui ne veut pas dire qu’on se refuse à combattre l’extrême-droite. 

    Un Français, Diastème, 2015 A cause de son passé, Marc ne peut voir sa fille que de loin

     Un Français, Diastème, 2015 

    Le vieux copain de Marc agonise à l’hôpital

     

     


    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/made-in-france-nicolas-boukhrief-2016-a120923716

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  •  Engrenage fatal, Railroaded, Anthony Mann, 1947

    Parmi les films noirs d’Anthony Mann, Railroaded, n’est pas le meilleur, mais il vaut le détour à la fois pour son scénario compliqué, mais aussi assez invraisemblable, et pour la mise en scène parfaitement maitrisée. Cela démarre par un hold-up, deux gangsters masqués attaquent un salon de beauté qui couvre en réalité une officine de bookmaker. Tout devrait se passer bien avec la complicité de la gérante de l’officine, si une employée n’avait pas craqué nerveusement, attirant sur les lieux un flic qui passait par là. Une fusillade s’ensuit qui va blesser l’un des gangsters et laisser le flic sur le carreau.  Dès lors, Duke Martin va se débarrasser de son complice blessé et monter un traquenard pour faire accuser à sa place un jeune livreur à qui ils ont emprunté le camion pour le hold-up. Le piège va marcher au-delà des espérances de Duke, et cela d’autant que Kowalski, son complice, sur son lit de mort, désigne Steve Ryan comme étant bien son complice. Toutes les preuves convergent donc. Mais la sœur de Steve va se battre et convaincre Ferguson, le détective chargé de l’enquête, de fouiller un peu plus la question au-delà des apparences. Dès lors une course entre Duke Martin et Ferguson vas s’engager, aussi bien pour conquérir le cœur de Rosie Ryan, que pour découvrir ou faire disparaitre d’éventuels témoins.

     Engrenage fatal, Railroaded, Anthony Mann, 1947 

    Le braquage du salon de beauté 

    L’histoire est due à Gertrud Walker qui est bien connue des amateurs de la série noire pour l’excellent roman A contre-voie. Maos elle a été aussi la scénariste du très bon L’esclave du gang, mis en scène par Vincent Sherman en 1950. Malgré les invraisemblances – on ne comprend pas très bien pourquoi Duke Martin rentre dans des complications qui attirent sur lui l’attention de la police – il y a de nombreuses subtilités. D’abord parce que Duke Martin, second couteau d’un gang puissant, décide de se mettre à son compte et de rouler son patron. Ensuite parce que ce même gangster perd la tête pour Rosie et se trouve en rivalité avec Ferguson. Et puis il y a le portrait d’un gangster qui domine le film, bien plus intéressant que le policier finalement qui est censé remettre un peu d’ordre.

     Engrenage fatal, Railroaded, Anthony Mann, 1947 

    Ferguson tente de faire parler Kowazlski 

    L’ensemble reste pourtant mitigé, mais c’est souvent comme ça avec Anthony Mann. A côté de très bonnes scènes comme le hold-up qui ouvre le film, ou la bagarre entre Clara et Rosie, il y a des passages trop convenu, sans même parler du happy-end franchement béta. Mais on assiste aussi au travail de la police : les services techniques qui analysent les balles ou les traces de poudre, et l’interrogatoire de Steve Ryan qui laisse entendre que la police a des méthodes un peu brutales pour obtenir des aveux. Le travail routinier de Ferguson apparait moins intéressant, un peu comme si la scénariste et le réalisateur s’étaient désintéressés de ce personnage un rien mollasson.

     Engrenage fatal, Railroaded, Anthony Mann, 1947 

    La police réclame des aveux à Steve Ryan 

    Le film dure à peine une heure dix, série B oblige, mais il y a bien plus de choses que dans les films récents qui s’étirent sur plus de deux heures de temps. Le montage serré donne un rythme soutenu. Mann utilise bien évidemment tous les codes des films noirs des années quarante, il film à travers des fenêtres à jalousie, joue des ombres meurtrières pour souligner le danger que court Ferguson ou Rosie. On retrouvera les cabines téléphoniques qui apparaissent comme des leurres pour la protection des témoins et qui se révèlent des pièges mortels. Les scènes d’action sont filmées en plan large pour profiter de la profondeur de champ, sans trop multiplier les angles de prises de vue. L’ensemble est soutenu par une très bonne photo de Guy Roe. Ce photographe est assez peu connu, il a en effet souvent travaillé sur des séries B avant de passer à la télévision.

    Engrenage fatal, Railroaded, Anthony Mann, 1947  

    Clara Calhoun tente d’amadouer Duke Martin 

    Comme souvent dans ce genre de film la distribution est intéressante parce qu’elle s’éloigne des critères glamour un peu convenus. Les acteurs les plus remarquables sont John Ireland dans le rôle de Duke Martin, et Jane Randolph dans celui de l’arrogante Clara Calhoun qui va devoir en rabattre rapidement. Le premier reste un psychopathe tout à fait crédible, tuant tout ce qui se met en travers de sa route, sans états d’âme, et la seconde évolue entre cupidité et attachement viscéral à Duke qu’elle aime autant qu’elle craint. Ce sont deux fauves qui ont choisi le mauvais côté de la loi. Les acteurs qui sont sensés incarner la morale et la loi apparaissent bien fades à côté d’eux. On regrette que John Ireland ait eu aussi peu de rôles intéressants et se soit finalement cantonné aux seconds rôles de méchants. Ferguson est interprété par l’insipide Hugh Beaumont qui collectionnera un nombre impressionnant de mauvais films et de films de série B. Sheila Ryan n’est guère plus intéressante, petite oie blanche projetée dans l’univers frelaté des boîtes de nuit, elle incarne Rosie Ryan. Edward Kelly qui ne semble pas avoir fait carrière par ailleurs, est très bon dans le rôle de Steve Ryan, jeune homme sûr de son bon droit et de son innocence.

     Engrenage fatal, Railroaded, Anthony Mann, 1947 

    Dans le club dont il est le gérant, Martin essaie de tromper Rosie 

    Sans doute le tournage n’a dû prendre que quelques jours. C’est filmé à l’économie, petit budget, très peu de décors, éclairage assez faible. Il y a peu de scènes aussi avec de voitures. Il y a très peu de scènes d’extérieur, et également peu de scènes qui se passent le jour. Cela permet de travailler les contrastes du noir et blanc et d’en faire ressortir la magie. La maîtrise de Mann se sent évidemment d’abord dans cette capacité à créer une atmosphère angoissante, plutôt que dans la direction des acteurs d’ailleurs.

     

    Engrenage fatal, Railroaded, Anthony Mann, 1947

    Duke Martin pense que Clara est sur le point de parler 

    L’ensemble fait un bon petit film noir sans trop de débordements psychologiques, très agréable à regarder, mais pas un grand film inoubliable. Du même Anthony Mann, dans le genre noir, on préférera Raw deail ou T-men. Mais progressivement il va voir plus de moyens aussi, et ça compte.

      Engrenage fatal, Railroaded, Anthony Mann, 1947 

    Duke veut abattre Rosie

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  • Born to be blue, Robert Budreau, 2015 

    Sans doute qu’une biopic inspirée de la vie tumultueuse d’un jazzman est un sujet des plus difficile. Bird de Clint Eastwood était complètement raté, mais Autour de minuit de Bertrand Tavernier ne valait guère mieux. Autrement dit il ne suffit pas d’aimer son sujet pour que cela devienne un bon film. Et ce n’est pas une question de moyens. Disons le tout de suite Budreau s’en tire plus qu’honorablement. La raison principale est qu’il n’a pas cherché à retracer toute la vie de misère de Chet Baker, mais qu’il s’est contenté de centré le film sur la liaison qu’il entretient avec Jane. En vérité cet épisode est à peu près entièrement tout inventé. Mais ce n’est pas là le problème. Budreau ne cherche pas à donner une vérité factuelle de détail à son film, il prend la liberté de mélanger des épisodes et des enregistrements, les uns avec les autres pour tracer un portrait finalement attachant de ce musicien. Si on veut une exactitude plus factuelle de la vie de Chet Baker, on gagnera à lire le très bel ouvrage d’Alain Gerber paru en 2003.

      Born to be blue, Robert Budreau, 2015

    C’est que Chet Baker est un peu plus qu’un musicien génial, c’est un héros négatif du jazz. La première fois que j’ai entendu Chet Baker, c’est dans un film étrange de José Bénazéraf qui était distribué sous le titre improbable de La drogue du vice. C’était en 1963. A cette époque je ne connaissais rien du tout au jazz, mais le film m’avait frappé à cause de la musique justement. Longtemps Chet Baker défraya la chronique des faits divers, souvent arrêté pour détention et usage de stupéfiants, il avait passé de longs mois en prison, aux Etats-Unis, mais aussi en Italie où il était une vedette importante. et puis il disparaissait. On ne savait plus ce qu’il était devenu. Il revint vraiment sur le devant de la scène en 1974 après ses concerts avec Gerry Mulligan au Carnegie Hall. Il avait vieilli, et son physique de play boy avait laissé place à un visage ridé et tanné par les difficultés de la vie. Jusqu’à sa mort il redevint une vedette de premier plan en Europe, enregistrant à tour de bras pour le meilleur et pour le pire, alternant les concerts sublimes comme les ratés lamentables. Il est mort en tombant de la fenêtre de sa chambre d’hôtel à Amsterdam dans des conditions un peu mystérieuses. Un tel personnage a donné naissance à un très bon roman plus ou moins policier de Bill Moody, Sur les traces de Chet Baker, publié chez Rivages en 2004.  

     Born to be blue, Robert Budreau, 2015 

    Après s’être fait casser les dents Chet a du mal à rejouer de la trompette 

    Born to be blue est le titre d’une chanson que Chet Baker aimait interpréter à la trompette, mais qu’il chantait aussi avec cette voie très étrange. Le film s’inscrit donc dans cette sorte de représentation malheureuse du monde du jazz, avec évidemment le fléau de l’addiction à l’héroïne et à la méthadone. Mais contrairement aux films de Clint Eastwood et de Bertrand Tavernier, il n’est pas gémisseur. Et c’est déjà un très bon point. L’histoire – s’il y en a une – se situe entre le moment où Chet Baker se fait casser toutes les dents par son dealer et ses amis, et sa résurrection en tant que trompettiste de génie. Cette renaissance s’accompagnera du développement de sa relation amoureuse avec une femme de couleur, Jane, qui elle aussi cherche sa voie dans une carrière artistique. Budreau qui est aussi l’auteur du scénario, mélange allègrement les deux. Il va montrer un homme obstiné par sa quête musicale malgré les difficultés matérielles qui l’entourent, allant bien au-delà des nécessités de vivre et de mourir.

    Born to be blue, Robert Budreau, 2015 

    Chet et Jane vont se ressourcer chez les parents du trompettiste 

    Plutôt que de viser à une exactitude factuelle, il trace le portrait de l’idée que lui-même se fait de Chet Baker. On peut en contester la forme mais plus difficilement le fonds, ce n’est pas un documentaire. Et d’ailleurs si on veut du documentaire bien noir, il vaut mieux voir le film de Bruce Weber, Let's get lost sorti au moment du décès de Chet Baker en 1988. Aussi on pourra toujours contester les relations de Miles Davis et de Chet Baker telles qu’elles sont représentées, ou même l’idée de fiançailles entre Chet et une femme de couleur. Même chose pour le portrait de Richard Bock qui fut le patron de l’extraordinaire firme de disques Pacific Jazz. Il semble aussi que dans sa vraie vie, Chet Baker ait été bien moins bavard et raisonneur que ce qui est donné à voir dans le film. Ce n’est pas important. C’est en effet entre 1966 et le début des années soixante et dix que Chet Baker connaitra cette situation paradoxale qui le mènera de la déchéance totale – il travaillera même comme pompiste pour survivre – au renouveau musical qu’on connait. Cela permet de mettre en avant aussi bien les fragilités du musicien, que sa force étonnante qu’il mettra en œuvre pour s’en sortir.

    Born to be blue, Robert Budreau, 2015 

    Pour survivre, Chet joue dans une pizzeria 

    L’interprétation est bonne. Bien qu’Ethan Hawke ne possède pas le physique de play boy qui était celui de Chet Baker dans les années cinquante et au début des années soixante, il s’en tire très bien. Il ne cabotine pas et reste assez sobre dans l’expression de ses sentiments les plus douloureux, comme quand il se retrouve mis en cause par son père ou par le père de Jane, il encaisse sans broncher, mais on sent que cela lui fait mal. Carmen Ejogo est très bien aussi dans le rôle de Jane, sauf qu’elle a peut-être un physique un peu trop moderne, mais elle fait bien passer les moments difficiles de sa relation qui oscille forcément entre son devoir d’aider Chet à se stabiliser et la nécessité pour elle de le quitter. Callum Keith Rennie interprète le curieux Richard Bock qui démarra sa vie de producteur avec le quartet Gerry Mulligan-Chet Baker, et qui mourut la même année que le trompettiste. Stephen McHattie dans le court rôle du père de Chet Baker est bien. Plus problématique est l’athlétique Kedar Brown dans le rôle du petit Miles Davis. On reprochera aussi Budreau d’avoir affublé son Dizzy Gillespie d’un béret qui ne correspond pas aux années soixante.

     Born to be blue, Robert Budreau, 2015 

    Le père de Jane voit d’un mauvais œil la demande en mariage 

    Il y a de très bonnes scènes, particulièrement les retrouvailles difficiles de Chet avec sa famille, la petite vie qui est alors la sienne entre son travail à la station-service et la maison familiale. De même d’avoir ouvert le film avec des scènes en noir et blanc sensées être extraites d’un film en train de se tourner permet à la fois de résumer le statut de play boy de Chet Baker et en même temps d’expliquer combien il était une vedette internationale. Les scènes d’enregistrement sont réussies, que ce soit celle où Chet enregistre des tubes de Billie Holiday ou celles où pour gagner quatre sous il joue de la musique de mariachis. On retiendra encore les retrouvailles entre Chet et Richard Bock qui s’est lancé dans la méditation transcendantale.

    Bien évidemment la musique est bonne, mais un autre bon point du film est qu’elle n’est pas envahissante comme c’était le cas dans Bird par exemple du malheureux Clint Eastwood. Elle est juste, avec un appel discret aux enregistrements de Chet, mais aussi on reconnaitra au passage Haitian fight song de Charles Mingus dans une séquence bienvenue au bord de l’océan Pacifique. Car une des idées intéressantes de Budreau c’est de bien représenter le jazz comme une forme de communauté plutôt solidaire. On sait que dans la réalité Dizzy Gillespie joua un rôle important dans le retour de Chet sur le devant de la scène musicale.

     Born to be blue, Robert Budreau, 2015 

    Chet réenregistre des succès de Billie Holiday 

    Comme on le voit, c’est un bon film, ce qui est rare dans ce genre de biopic. Mais comme on devait s’y attendre il n’a pas fait recette, et malgré son petit budget manifeste, il n’est pas certain qu’il couvrira ses frais. Pour ma part j’encouragerais les amateurs de jazz et de Chet Baker à aller le voir… s’il sort en salle bien entendu, ce qui n’est pas certain.

     Born to be blue, Robert Budreau, 2015 

    Dizzy Gillespie est venu encourager le retour de Chet

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  • Les passagers de la nuit, Dark passage, Delmer Daves, 1947  

    A l’époque où se monte Dark passage, le couple Humphrey Bogart-Lauren Bacall est au plus haut. Lui enchaîne les films noirs de haute qualité les uns derrière les autres, et elle, même si elle n’a tourné que quelques films avec lui, est devenue une célébrité à Hollywood, non seulement parce qu’elle est devenue à la ville madame Bogart, mais parce qu’elle a apporté quelque chose de nouveau à l’écran. Dotée d’une grande beauté, elle amène avec elle une sorte de nonchalance inédite à l’écran, et sait jouer de son regard : on l’a surnommée The look. Après avoir été révélée à l’âge de 20 ans dans To have and have not, sur le tournage duquel elle rencontre Bogart, et joué dans The big sleep d’Howard Hawks, elle va apparaître pour la troisième à l’écran fois au côté de son mari. Dark passage est son quatrième film, alors que Bogart de 25 ans plus âgé qu’elle, vieux routier d’Hollywood, a déjà une cinquantaine de film à son actif. Il est à cette époque la vedette la mieux payée.

      Les passagers de la nuit, Dark passage, Delmer Daves, 1947

    Le véhicule choisit pour mettre en scène ce couple mythique est un roman noir de David Goodis qui sera publié en France à la Série blême sous le titre de Cauchemar. David Goodis n’est pas très connu dans son propre pays, et il est surtout admiré comme un grand écrivain en France où se feront de nombreuses adaptations de ses œuvres. Mais même chez nous sa gloire a bien pâli. A cette époque, il vient juste de signer le scénario de L’infidèle de Vincent Sherman et pense faire carrière à Hollywood, mais il aura beaucoup de mal à s’y adapter, pour partie sans doute à cause de son alcoolisme. C’est cependant un auteur original dont les récits semblent se dérouler dans une atmosphère irréelle où le héros presque par la force des choses est toujours très passif, ses réflexions sont brouillées par une réalité cotonneuse.

     Les passagers de la nuit, Dark passage, Delmer Daves, 1947

    Vincent est reconnu par un chauffeur de taxi 

    Vincent Parry s’évade de la prison de San Quentin où il purge une peine à perpétuité pour le meurtre de sa femme, meurtre dont il se dit innocent. Sur son chemin il va être pris en charge par un petit escroc, Baker, avec qui il se dispute, puis par Irene Jansen chez qui il va se réfugier car toutes les polices sont à ses trousses. Il va ensuite rencontrer un chauffeur de taxi qui le reconnait et qui lui conseille un médecin marron qui peut l’opérer pour changer sa figure et le rendre méconnaissable. Toujours caché chez Irene, il va chercher à mener son enquête pour démasquer le vrai meurtrier de femme et se disculper définitivement. Mais son meilleur ami, le trompettiste George Fellsinger, est à son tour assassiné, et tous les soupçons vont se porter vers lui. Il doit maintenant faire face au chantage éhonté de Baker qui a retrouvé sa trace, et en même temps évité la police qui le traque. Au cours d’une bagarre, Baker est tué. Mais maintenant Vincent pense que le coupable des deux meurtres n’est autre que Madge qu’il va tenter de démasquer.

     Les passagers de la nuit, Dark passage, Delmer Daves, 1947 

    Un étrange médecin va modifier sa figure 

    Le scénario dut à Delmer Daves est assez éloigné du roman, il est moins sombre, moins angoissant. Comme on le voit ce n’est pas la vraisemblance qui est la qualité première de ce film. Située à San Francisco, cette histoire semble indiquer que tout le monde se connait dans cette ville. Egalement le fait que la motivation de deux meurtres de Madge soit la jalousie est encore plus invraisemblable. Il faut donc qu’il y ait bien autre chose pour qu’on s’y intéresse. Et en effet il y a des éléments très intéressants : d’abord par le fait que Vincent Parry meurtrier évadé va trouver finalement beaucoup d’aide de la part de personnes qui sans le connaître le pensent innocent, soit parce que son cas en rappelle d’autres, soit parce qu’il suscite une sympathie inexpliquée. Il y a ensuite le fait que c’est bien Irene et non Vincent le moteur de l’histoire et qui finalement oriente les destinées. C’est une femme forte qui prend en charge complètement Vincent et qui lui insuffle une seconde vie. Elle le fait naître à nouveau. D’ailleurs c’est Irene qui est riche, ce qui contribue un peu plus à traiter Vincent, bien qu’il soit plus âgé, comme un enfant dépendant. Cette relation entre une femme forte et un homme faible est un des thèmes qu’on retrouve constamment d’ailleurs chez Goodis. On pourrait dire que l’autre thématique du film est celle de la solidarité, même si cette solidarité entre Vincent et Irene peut se transformer en romance. Bien entendu, il y a des revirements presqu’incessants qui alimentent la machine, mais il n’y a guère de suspense, et si on s’intéresse à Vincent et Irene, c’est moins pour les plaindre de leurs déboires, que pour leurs caractères.

     Les passagers de la nuit, Dark passage, Delmer Daves, 1947

    Irene cache Vincent chez elle 

    Goodis n’a pas eu trop de chance quant aux adaptations cinématographiques de ses ouvrages. Il y en a quelques-unes qui sont très bonnes cependant, par exemple celle de Paul Wendkos, The burglar[1] ou dans une moindre mesure celle de Jacques Tourneur, Nightfall[2]. L’adaptation de Black Friday par René Clément sous le titre de La course du lièvre à travers les champs n’a pas grand-chose à voir avec le livre de Goodis et doit plutôt au scénario original de Japrisot. Mais à côté de ça que de ratages, à commencer par Tirez sur le pianiste de François Truffaut[3] ! Je passe sur Le casse de Verneuil et sur La lune dans le caniveau de Beinex. Dark passage sans être un chef d’œuvre est intéressant. Et sans doute doit-on cela à la manière particulière de tourner de Delmer Daves. D’abord il y a le fait que tout le premier tiers du film se réalise sans la participation physique de Bogart. Il n’intervient que par la voix off qui lui permet de raconter son aventure, et ensuite il va apparaître masqué par des pansements qui laissent à Irene la possibilité de rêver à ce que peut être véritablement cet homme qui change d’identité et se transforme à son contact. C’est seulement dans le dernier tiers que Bogart redevient Bogart, un homme d’action qui va faire éclater la vérité. Toute la première partie va être réalisée à l’aide d’une caméra subjective qui développe les sentiments et les réactions du héros. Bogart n’est pas envahissant, et laisse la place à Lauren Bacall qui mène la danse. Le second point est que Daves utilise parfaitement le décor singulier de San Francisco, que ce soit les fameuses collines si difficiles à escalader, ou les dessous du Golden Gate où Baker va trouver une mort tragique. Mais aussi les rues de San Francisco quand il faut fuir la police en se cachant. Delmer Daves n’est pas à proprement parlé un auteur de films noirs, il est d’ailleurs plutôt connu pour ses westerns. Ici il développe un des thèmes favoris du film noir, la crise d’identité qui est manifeste avec des pansements qui masquent le visage. On retrouvera cette idée dans de nombreux autres films noirs, par exemple dans Somewhere in the night de Mankiewicz, dans Murder my sweet de Dmytrik, dans The big heat de Lang ou encore dans un mode mineur dans le tardif Chinatown de Polanski.  

     Les passagers de la nuit, Dark passage, Delmer Daves, 1947 

    Un petit escroc veut faire chanter Vincent 

    Un des grands charmes du film tient à l’interprétation qui fait passer les invraisemblances scénaristiques et donne du corps aux personnages. C’est Lauren Bacall le caractère dominant, non seulement parce qu’elle est active et volontaire, mais aussi parce qu’elle joue parfaitement de son physique et de son regard. Bogart est évidemment très bon, il reste Bogart bien sûr. Les seconds rôles sont aussi très intéressants. Agnes Morehead en Madge rappelle qu’elle excellente actrice elle a toujours été, même si elle n’a que rarement trouvé des rôles au cinéma à la hauteur de son talent. Elle aussi, comme Bacall mais dans version mauvaise, incarne justement cette prise de pouvoir des femmes dans la vie sociale américaine, thème central des films noirs des années quarante. Clifton Young qu’on a eu rarement l’occasion de voir, est aussi remarquable dans le rôle du petit escroc Baker. Houseley Stevenson et son physique étrange incarne le docteur marron Walter Coley qui est moins intéressé par l’argent que par la réussite de son travail de chirurgien esthétique.

     Les passagers de la nuit, Dark passage, Delmer Daves, 1947 

    Vincent essaie de faire avouer Madge 

    Au-delà de l’histoire, c’est donc une véritable leçon de cinéma que nous donne Delmer Daves, bien aidé il est vrai par la photographie de Sidney Hickox qui œuvrera aussi sur L’enfer est à lui puis sur La fille du désert tous les deux du grand Raoul Walsh. Il y a une façon très particulière de mêler les scènes d’extérieurs, la mobilité grouillante de la ville et les scènes plus intimes, les tête-à-tête qui n’est pas si simple que cela. Et c’est cette maitrise qui permet qu’on puisse voir encore se film sans se lasser.

     Les passagers de la nuit, Dark passage, Delmer Daves, 1947 

    Vincent doit fuir encore

     Les passagers de la nuit, Dark passage, Delmer Daves, 1947 

    Delmer Daves et Humphrey Bogart sur le tournage de Dark passage

     

     


    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/le-cambrioleur-the-burglar-paul-wendkos-1957-a114844896

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/nightfall-poursuites-dans-la-nuit-jacques-tourneur-1956-a114844858

    [3] Toutes les adaptations de Truffaut des grands romans noirs sont mauvaises.

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  •  Strictly criminal, Black mass, Scott Cooper, 2015

    Les histoires véridiques des grands gangsters sont des sources inépuisables pour le film noir. Dépassant les limites de la décence en matière de violence, ils intriguent par un sorte de dimension surhumaine, voir par l’incompréhension qu’ils suscitent quant à leur motivation. Mais par ailleurs les biopics ne sont que très rarement des réussites, aussi bien parce que le scénario a du mal à s’émanciper de son modèle qu’il traîne comme un boulet, que par les difficultés qu’il y a à reconstituer une vérité disparue. De Scott Cooper, on avait bien aimé Les brasiers de la colère, un petit film noir, sans prétention, réalisé en 2013 avec un très bon Christian Bale. L’histoire était bien menée, le rythme vif. Mais il avait été un échec commercial important.

     Strictly criminal, Black mass, Scott Cooper, 2015 

    James Bulger est contacté par son ami d’enfance 

    C’est donc l’histoire vraie de James J. Bulger, petit gangster irlandais de Boston qui va devenir un des plus grands truands de la ville, grâce à la complicité du FBI. En effet il est l’ami d’enfance de John Connelly qui a un poste de responsabilité au sein du service. Ce dernier a la lumineuse idée de se servir de James Bulger comme indicateur pour atteindre la mafia italienne et démanteler ses réseaux. D’abord réticent au motif qu’il n’est pas une balance, Bulger va accepter, car dans cette association insolite, il comprend tout de suite qu’il va pouvoir poursuivre ses activités criminelles en étant protégé par la police fédérale. Cette idylle ne durera pourtant pas, le FBI et le nouveau procureur vont en effet mettre à jour le peu d’efficacité des tuyaux fournis par Bulger dans la lutte contre la grande criminalité. D’autant que la collusion entre Bulger et Connelly fait jaser : ce dernier commence à mener un train de vie qui dépasse ses moyens. Bref la chute n’est pas loin. Finalement Bulger sera arrété après de longues années de cavale à l’âge de 81 ans, et il purge aujourd’hui sa peine pour une vingtaine de meurtres qu’il aurait commis ou commandités.

     Strictly criminal, Black mass, Scott Cooper, 2015 

    James Bulger n’hésite pas à mettre la main à la pâte 

    C’est donc la trame très traditionnelle de l’ascension et de la chute d’un caïd. Mais à vrai dire le premier défaut de ce film est que Bulger est profondément antipathique, et ses douleurs manifestées au moment de la mort de sa mère ne le rendent guère plus humain. Le personnage de Bulger avait déjà été utilisé au cinéma dans Les infiltrés de Martin Scorsese pour construire le personnage de Frank Costello interprété par Jack Nicholson. Le film de Scorsese était déjà un assez mauvais remake des Infiltrés de Andrew Law, un très bon film hongkongais. Mais ce qui semblait plus original ici était de montrer comment un truand plutôt rusé arrivait à retourner des policiers du FBI qui pensaient se servir de lui. C’est cet aspect qui est d’ailleurs le plus intéressant dans le film. Mais il y a une autre dimension qui est celle un peu ronronnante d’une amitié d’enfance entre un flic et un voyou. Cela donne lieu à des scènes improbables, on veut bien que John Connelly soit un peu limité sur le plan de la réflexion, mais tout de même il n’est guère crédible qu’il ait pu être manipulé par Bulger. Et donc il vient tout de suite que si Connelly veut travailler avec Bulger, c’est qu’il a d’autres motivations, peut être celle de s’enrichir en vendant lui-même ses services à Bulger sous couvert d’obtenir des renseignements. D’autres points ne sont pas explorés qui auraient pourtant été intéressants, par exemple les relations entre les deux frères Bulger, l’un est sénateur, l’autre voyou, mais le premier fait comme s’il n’avait rien à voir avec le second et joue les offusqué dès que Connelly indique qu’il va devoir couvrir son frère pour éviter un désastre annoncé. Le défaut majeur est donc une grande paresse dans l’écriture du scénario qui se contente d’empiler les scènes de violences des activités délictueuses de Bulger sans faire progresser l’histoire d’un pouce.

     Strictly criminal, Black mass, Scott Cooper, 2015 

    James se moque gentiment des flics avec qui il travaille 

    La mort du fils de Bulger était là pour donner une base psychologique au caractère psychopathe du caïd irlandais, mais ça ne reste pas très approfondi. Le bon côté des choses est de situer le film à Boston, ville à la fois très high-tech et gangrénée par les différentes mafias dont la mafia irlandaise. C’est aussi à Boston que se passait le très bon The town de Ben Affleck, mais avec une autre tenue. Sensée se passer à la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingt,  la reconstitution est un peu pénible et assez fausse. Malgré les moyens investis, ce n’est pas l’esprit de l’époque, mis à part les voitures bien entendu. Mais glissons sur cette difficulté. Le projet est hésitant, probablement parce qu’il s’appuie sur trop de références, il est en effet à la fois inspiré par les films de Scorsese, on a cité Les infiltrés, et on peut y ajouter Les affranchis et Casino mais sans leur côté flamboyant, et par des films asiatiques comme Les infiltrés qui s’occupent bien moins de réalisme et appuient plutôt sur le côté extravagant des personnages.  

    Strictly criminal, Black mass, Scott Cooper, 2015

    L’enterrement de sa mère est le début de la fin pour James 

    L’interprétation de Johnny Depp, acteur transformiste s’il en est, n’est pas mauvaise, un peu froide toutefois, mais le maquillage outrancier destiné à la vieillir et à le faire passer pour un chauve, plombe le film – ce maquillage est d’ailleurs un problème en soi parce qu’il donne par moment un côté guignolesque à Bulger. On note que Johnny Depp avait déjà incarné un gangster ayant existé, puisqu’en 2009 il était John Dillinger dans Public ennemies de Michael Mann, un film a succès, mais maniéré et de peu d’ampleur sur le plan artistique. Joe Edgerton dans le rôle de Connelly en fait sans doute un peu trop dans l’expression de sa naïve mauvaise foi. On notera l’absence de personnages féminins. Par contre les seconds rôles sont presque tous très bons, que ce soit Kevin Bacon dans le rôle du supérieur hiérarchique de Connelly, ou David Harbour dans le rôle d’un agent du FBI fasciné par la personnalité de Bulger. Les seconds couteaux de Bulger sont aussi très bien, Jesse Plemons ou Rory Cochrane.

     Strictly criminal, Black mass, Scott Cooper, 2015 

    Le procureur est de plus en plus réticent pour couvrir les turpitudes de Connelly 

    Sur le plan cinématographique, on notera une grande incapacité à saisir le décor de la ville de Boston comme un personnage important du film. Mais cela provient du scénario qui multiplie les dialogues inutiles et donc en vient à enfermer les personnages dans des tête-à-tête trop nombreux avec les gros plans qui vont avec. Tout semble se passer dans des bureaux, des pièces étriquées où on ne respire pas. Et comme le film développe des scènes d’action ou de meurtres très nombreux, il s’ensuit une allure saccadée. Rien ne nous sera épargné, ni la fête de la Saint Patrick, ni les relations de Bulger avec les membres de l’IRA à qui il offre des armes, ce qui est sensé donné une coloration ethnique à cette histoire de gangsters. Les luttes de clans avec les Italiens de la mafia ne sont pas approfondies, à peine suggérées.  

     Strictly criminal, Black mass, Scott Cooper, 2015 

    Le vrai James Bulger

    Bref si le personnage de Bulger est suffisamment riche pour engendrer un film intéressant, Black Mass est plutôt raté. Il ne restera ni dans la carrière de Johnny Depp, ni dans celle de Scott Cooper.

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