•   Joe c’est aussi l’Amérique, Joe, John G. Avildsen, 1970 

    Dans les années soixante-dix, les cinéastes américains avaient de l’audace. Mais rapidement ils la perdirent, même si ici ou là on en trouvait encore des traces. La carrière de John G. Avildsen est emblématique en ce sens. En 1970 le jeune cinéaste tenta ce film noir au vitriol, un film violent et sarcastique qui, comme son titre l’indique, remettait en cause les codes moraux et politiques de des Etats-Unis. Puis chemin faisant, Avildsen rentra ensuite dans le rang, fit beaucoup de Rocky et des Karate Kid, de sombres niaiseries pour mangeurs de pop-corn, pas tout à fait finis, donc beaucoup d’argent. On le récompensa d’ailleurs en 1977 d’un Oscar du meilleur réalisateur pour le premier Rocky. Si Joe n’a pas été un triomphe, il rapportera tout de même de l’argent, comparativement aux fonds investis. La critique sera bonne et marquera les esprits, il y aura d’ailleurs des retombées même sur Taxi Driver de Martin Scorsese en 1976, et bien entendu dans les films de Paul Schrader, Blue Collar et Hardcore. Peut-être même ce film a-t-il influencé aussi les frères Coen avec The Big Lebowski, à cause de la séance du bowling. C’est aussi un des rares premiers rôles de l’excellent Peter Boyle qu’on retrouvera d’ailleurs aussi bien dans Taxi Driver que dans Hardcore, dessinant avec Crazy Joe un personnage assez marginal, étrange, un peu lunaire, mais marquant. C’est également le premier film de Susan Sarandon. Il s’inscrit donc clairement dans une volonté de renouveler Hollywood aussi bien en s’éloignant des formes héroïques et positives de la représentation de l’Amérique, que dans la manière de filmer cette aventure. 

    Joe c’est aussi l’Amérique, Joe, John G. Avildsen, 1970

    Melissa complètement shootée s’effondre dans un drugstore

    Melissa Compton est la fille d’un cadre de la publicité, plutôt riche qui voit d’un mauvais œil le fait qu’elle traîne avec un petit dealer, Frank, un drogué. Ce même Frank a des rêves de grandeur, mais il se pique à l’héroïne. Pour se débarrasser momentanément de Mélissa, il lui donne un cachet d’amphétamine qui amène celle-ci à faire un scandale dans un drugstore. Mais elle s’effondre et va être conduite à l’hôpital. Ses parents sont très embarrassés, se demanda nt quelle faute ils ont bien pu commettre. Ils vont l’envoyer dans une clinique pour se faire désintoxiquer, et le père va chercher à rencontrer Frank. Il s’introduit chez lui pendant qu’il vend ses amphets dans la rue, mais Frank revient assez vite, après une discussion bien âpre, une bataille s’engage entre les deux hommes et Compton tue Frank à coups de poings, sans vraiment le vouloir. Avant de quitter les lieux Compton ramasse la drogue qui traîne pour faire croire que Frank est mort à cause de drogués qui cherchaient de la dope. Avec cette épreuve Compton a besoin de boire un coup il rentre dans un petit bar miteux, où Joe Curran déverse sa bile sur les dérives de l’Amérique et les malheurs des temps. Il a en après les drogués, les hippies, les nègres, les filles qui se donnent au premier venu. Lui simple ouvrier d’une fonderie, essaie de mener une vie honnête et droite, avec des gosses qui lui tiennent tout de même la dragée haute. Il va se lier avec Compton qui raconte qu’il a tué quelqu’un sur le mode de la plaisanterie. Puis ils se séparent. Cependant en regardant le journal télévisé, Curran comprend que Compton a bel et bien tué Frank. Il recherche son numéro, l’appelle et lui propose de le voir. Compton va accepter d’aller boire un verre avec lui. Ils commencent tous les deux à se raconter, et Compton ne nie pas d’avoir tué Frank. Mais il ne dit pas pourquoi il l’a fait. Joe fait un rapprochement avec la guerre que tous les deux ont faite. 

    Joe c’est aussi l’Amérique, Joe, John G. Avildsen, 1970

    Frank deale des amphétamines à des jeunes filles 

    De fil en aiguille, ils se font des confidences, et ils conviennent de se revoir. Joe invite Compton et sa femme chez lui. Ces derniers vont s’y rendre dans une ambiance un peu tendue, la femme de Compton ne comprenant pas vraiment ces gens-là. Elle fait cependant la bonne figure, passant outre les vitupérations de Joe sur la décomposition de l’Amérique. Le dîner est la confrontation entre deux classes sociales. Joe est très fier de montrer sa collection d’armes à Compton. Pendant ce temps Melissa s’évade de l’hôpital. La femme de Joe aimerait bien que les Compton les invitent dans leur bel appartement qui donne sur Central Parc. Les parents de Melissa rentrent enfin chez eux et discutent de ce repas, Compton dit à sa femme qu’ils ne risquent rien de Joe qui en quelque sorte est complice du meurtre puisqu’il ne l’a pas dénoncé. Mais Melissa qui est entrée a entendu les aveux de son père. Elle s’enfuie à nouveau tandis que Compton la poursuit pour tenter de lui expliquer qu’il s’agit en fait d’un accident. Il n’arrive pas la rattraper. Plus tard Joe l’appelle pour qu’ils se voient, pouir boire un verre, mais Compton est déprimé, à cause de la disparition de sa fille. Joe lui dit alors qu’ils doivent la retrouver. Pour cela ils s’en vont traîner tous les deux à Greenwich Village où ils font la tournée des bars et des restaurants. Mais ils vont rencontrer finalement des jeunes échevelés qui les entraînent dans une fête, Compton se servant des produits qu’il a ramassé chez Frank. Ils vont boire, fumer, se défoncer, baiser. Alors qu’épuisés ils se sont endormis, les jeunes les dévalisent et s’en vont. Pour les retrouver Joe utilise la manière forte en menaçant une fille avec qui il a couché, et il part avec Compton pour tenter de récupérer leur argent et leurs portefeuilles. Ils arrivent dans une sorte de ferme sous la neige, squatté par des hippies. Mais les choses se passent mal et Joe tuent plusieurs jeunes qui tentaient de s’enfuir. C’est un carnage, et dans le tas, Compton va tuer sa propre fille d’une décharge de fusil dans le dos. 

    Joe c’est aussi l’Amérique, Joe, John G. Avildsen, 1970

    Compton a tué Frank 

    C’était le premier scénario de Norman Wexler, il n’écrira pas beaucoup, il est crédité de sept scénarios seulement, parmi eux il y a le très bon Serpico de Sidney Lumet, d’après une histoire vraie, et les deux fantaisies sautillantes Saturday Night Fever et Staying Alive. Ces deux derniers films sont très mauvais et très niais, mais ils furent de très gros succès commerciaux consécutivement au changement de la qualité du public qui dans le monde entier allait être de plus en plus jeune, les plus vieux s’éloignant peu à peu des salles de cinéma. Joe est un film très dense et qui ne peut pas se résumer comme certains l’ont fait malheureusement à une simple opposition entre les vieux, représentés par Compton et Joe te les jeunes représentés par les hippies qui vont imposer une culture nouvelle. Cette réduction est erronée parce que ce qu’on a appelé la contre-culture n’a pas duré bien longtemps. La société a vite repris ses droits et les éléments de culture générés par les communautés hippies ont été rapidement récupérés en tant que marchandise. Du reste si ce film ne traitait que des oppositions de générations – ceux qui ont fait les guerres, Corée et Vietnam et ceux qui affichent un pacifisme débridé – ce ne serait pas beaucoup intéressant. Ce que décrit ce film c’est une Amérique en train de sombrer, une Amérique sans projet et qui doute. L’histoire se passe à New York et à cette époque New York était une ville en pleine décomposition, la criminalité était élevée, l’architecture délabrée. Mais vers cette époque on se posait d’autres questions, notamment celle des rapports entre les classes sociales. Compton et Joe représentent deux classes sociales qui s’ignorent et qui sont très étonnées de se rencontrer. A mon avis c’est cette rencontre, initiée par un meurtre qui est le cœur du film. Joe et Compton ne sont pas heureux dans leur vie. Tandis que Joe éructe son mal être, Compton découvre le sien, et ça lui fait du bien de le verbaliser. 

    Joe c’est aussi l’Amérique, Joe, John G. Avildsen, 1970

    Compton rencontre Joe Curran dans un bar 

    Après avoir tué Frank, Compton se rend compte que sa vie est morose et vide, malgré son argent, malgré son bel appartement sur Central Park. Et au fond il découvre en Joe ce qui lui manque pour exister, une certaine aisance. Curieusement il admire Joe, il accepte même de se laisser guider par lui. Au fond Joe représente la force virile qu’il n’a pas. Il n’a plus de réaction, sa vie est un échec. Sa femme, sa fille, il est loin de tout ça. Évidemment s’il réagit aussi mal aux frasques de sa fille, c’est parce que lui ne possède pas de marge de liberté. Il est exclu de ses propres désirs. Joe et lui d’ailleurs se livreront à ce qu’ils appellent une orgie – officiellement tout ce qu’ils disent détesté, la drogue, les partouzes, le laisser aller. Autrement dit en acceptant les codes de l’American way of life, ils vivent dans le mensonge. Cependant, si Compton et Joe sont manifestement mal dans leur peau, les jeunes que côtoie Melissa ne sont guère mieux. Ils sont tous plus antipathiques les uns que les autres. À commencer par Frank qui en réalité n’est qu’une petite crapule sans envergure, sans projet. Il passe son temps à arnaquer ses clients. Melissa semble lui être attachée, mais lui la tient éloignée, on soupçonne même qu’il l’exploite. Ce n’est pas dit, mais comme elle a de l’argent à cause de la position de son père, elle doit aussi lui en donner. Peut-être même fait elle des passes pour Frank ? C’est ce qu’il laisse entendre à son père quand ils se retrouvent dans son appartement et qu’il lui raconte qu’elle se fait monter par n’importe qui et même des vieux ! Schrader reprendra cette thématique aussi bien dans Taxi Driver que dans Hard Core. 

    Joe c’est aussi l’Amérique, Joe, John G. Avildsen, 1970

    Joe est un ouvrier d’usine 

    Vers le milieu du film il y a cette scène du dîner, où les Compton font des sourires qui ressemblent à des grimaces aux Curran qui se sont mis en quatre pour les recevoir et qui essaient de bien faire. Ici ce sont les codes de la classe supérieures qui sont singés par cette famille d’ouvriers sans prétention. Mais ce qu’on voit c’est que les prolétaires ne sont pas dissimulateurs et hypocrites, ils sont francs et ouverts, au point même de croire ce que les bourgeois leur racontent. Mais ce n’est pas une comédie, car par-delà le ton sarcastique du film, il y a un drame qui tourne à l’hécatombe. Il y a donc une mécanique de la violence qui se met en place malgré les deux hommes. Curran le résumera en disant l’ambiguïté qu’il y a à tuer un homme, comme à la guerre, un peu de honte et une certaine jouissance tout de même, voire une fierté d’avoir osé. Cette montée de la violence, typiquement américaine à cette époque, mais qui depuis a essaimé dans le monde entier, est le résultat d’une société guidée par la volonté de consommer et d’accumuler. Si Compton consomme des biens de luxe dans une société où tout est factice – il fera faire le tour des troquets où on rencontrera des homosexuels faussement affranchis – Frank et ses semblables consomment de la même manière de la drogue et s’arnaquent entre eux. Joe n’en revient pas de savoir ce que gagne Compton, lui qui est payé seulement 4 dollars de l’heure. Mais Compton sera lui aussi étonné de voir ce que Frank a pu stocker comme drogue dans son appartement sordide. En embarquant ses produits, Compton au fond se rapproche de lui. c’est une manière d’essayer de le comprendre. 

    Joe c’est aussi l’Amérique, Joe, John G. Avildsen, 1970

    Joe va présenter Compton à ses amis du bowling

    Comme on le comprend, ce sont des hommes et des femmes qui s’ignorent les uns les autres, et c’est ce qui les entrainent dans une spirale de la violence comme une solution simple à un problème compliqué. Ces années soixante-dix affichèrent l’émancipation de la femme comme objectif politique et social prioritaire – on ne peut pas dire que de ce point de vue on ait beaucoup avancé sur le plan de l’idéologie. Cependant, nous voyons que la femme reste complètement en retrait. Il y a trois couples plus ou moins traditionnels. D’abord les Compton, l’homme gagne très bien sa vie, la femme reste à la maison, on comprend qu’elle a élevé les enfants et que ceux-ci sont maintenant partis. Elle affiche une distance assez grande face au comportement de son mari, mais elle ne le contrarie pas et apparait aussi comme sa confidente. Ensuite les Curran, c’est le même modèle, tandis que Joe gagne l’argent du ménage, elle mitonne des petits plats assez rustiques à son mari, les enfants sont en train de partir et de s’émanciper de la tutelle paternelle ce qui fait enrager Joe. C’est l’échec du modèle familial qui au fond réunit les deux couples et les rapproche. Melissa qui croit s’être émancipée de la forme familiale de ses parents, en vérité tente de la reproduire en recherchant chez Frank une forme de tutelle bienveillante. Elle aussi est habitée par une sorte de révolte contre elle-même, c’est une descente d’acide qui va la mener à faire un scandale dans un drugstore, s’en prenant précisément au symbole frelaté des cosmétiques comme marchandises. Les autres filles qui se donnent sexuellement sans compter ne paraissent guère motivées par autre chose que de rester dans le coup. 

    Joe c’est aussi l’Amérique, Joe, John G. Avildsen, 1970

    La femme de Joe est très inquiète de la venue des Compton 

    Cette forme de rapports sociaux qui se décomposent devant nous, et dont la décomposition semble en voie d’achèvement aujourd’hui, est clairement le vecteur de la violence, comme si plus rien, ni le travail, ni l’argent, ni même la religion n’arrive à mettre un frein à une exaspération croissante. Cette exaspération c’est Joe qui l’exprime le mieux. Il imagine une Amérique idéale qui probablement n’a jamais existé, qui est en train de se défaire sous ses yeux, balayant tout ce à quoi il avait cru jusqu’alors, un ordre hiérarchique bien rangé procédant du mérite autour de la construction d’une famille unie et heureuse. Compton lui sait très bien qu’il ne mérite pas ses 60 000 dollars annuels. Il les gagne parce qu’il a fait des études, mais il doute de la nécessité de son emploi qui n’en fait qu’un bureaucrate ordinaire, il le dira d’ailleurs. Le prétexte de la révolte sera la disparition de Melissa. Les deux hommes qui partent à sa recherche, en fait sont en croisade contre un ordre qu’ils récusent. Mais leur réponse individuelle n’est pas politique, elle est individuelle et violente. Le massacre final c’est bien le miroir de ce qui se passe au Vietnam à la même époque.   

    Joe c’est aussi l’Amérique, Joe, John G. Avildsen, 1970

    Melissa a entendu son père avouer le meurtre de Frank 

    Sur le plan de la mise en scène c’est filmé comme on le faisait alors d’une manière presque documentaire, à même la rue, en décors naturels et on reconnaîtra ce New York particulièrement effondré qui sombrait au début des années soixante-dix. Presque caméra à l’épaule, suivant le mouvement des protagonistes, la photo est assumée par Avildsen lui-même, ce qui est assez rare dans le métier, mais qui a le mérite de coller parfaitement avec le naturalisme voulu par le réalisateur. Il y a donc un grain et des couleurs particulières qu’on retrouvera d’une autre manière chez Scorsese et Schrader ou encore chez John Flynn. Les cadres sont très resserrés, le montage nerveux et les gros plans sont aussi très nombreux, donnant ainsi une forme de subjectivité dans le récit. Ça reste cependant un film à petit budget, on évitera les mouvements compliqués de la caméra et le plus souvent aussi les vues d’ensemble et les plans larges. C’était le style nouveau du Nouvel Hollywood qu’on trouvait alors dans certains films aussi de Coppola comme par exemple The Rain People ou The Conversation. Cela rafraichissait en quelque sorte le vieux thème de la mégalopole comme un piège pour l’homme. La manière dont sont filmées les couleurs de la nuit renforce cette hostilité de la grande ville. Une partie du film sera tourné dans l’usine du père du réalisateur. Car John G. Avildsen venait d’une famille très aisée et son père devait plus ou moins ressembler à Compton dans son comportement au moins. 

    Joe c’est aussi l’Amérique, Joe, John G. Avildsen, 1970

    Joe et Compton sont entraînés dans une fête où on baise et où on se shoote 

    Le film doit beaucoup à l’interprétation. D’abord il y a l’excellent et imprévisible Peter Boyle dans le rôle de Joe Curran. Il ouvre clairement la voie à Robert De Niro dans Taxi Driver, film dans lequel il jouera un rôle secondaire de chauffeur de taxi qui va expliquer à Bickle comment se procurer des armes. A cette époque il est encore très peu connu. Il sait parfaitement bien jouer de son physique assez ingrat, plutôt inquiétant. Il est un mélange de malice et de naïveté, ce qui l’amène à exposer ses frustrations et donc à réagir avec violence. Plus tard on le retrouvera dans Crazy Joe, de Carlo Lizzani[1], incarnant un mafieux un peu toqué, proche dans ses réactions violentes de Joe Curran – rôle pour lequel Robert De Niro avait été envisagé ! Mais Avildsen tenait à Peter Boyle. Il y a aussi Dennis Patrick, son alter ego, dans le rôle de Compton. C’est un acteur assez peu connu, qui a surtout travaillé pour la télévision. Il est très bon lui aussi dans le rôle de ce haut cadre bien rangé, pris d’un accès de rage, puis de mélancolie sur ce qu’il est. On trouvera aussi Susan Sarandon dans le rôle de Melissa, elle n’a rien de vraiment remarquable, si ce n’est qu’il s’agissait là de sa première apparition à l’écran. On retrouve ensuite Patrick McDermott dans le rôle de Frank le dealer. Il est excellent lui aussi, bien qu’il ne soit présent que quelques minutes à l’écran. Curieusement il tournera trois films au début des années soixante-dix, puis disparaitra. Audrey Caire incarne Joan Compton avec beaucoup de classe et de subtilité. Elle a fait une très courte carrière, principalement à la télévision 

    Joe c’est aussi l’Amérique, Joe, John G. Avildsen, 1970 

    Sur les indications d’une fille Compton et Joe retrouve la piste de leurs voleurs 

    Le film est très bon, la critique le remarquera et le public suivra suffisamment pour rapporter quelque argent. Il y a cependant quelques insuffisances, par exemple la description de la faune de Greenwich Village au début des années soixante-dix est un peu caricaturale tout de même et on sent Avildsen bien moins à l’aise dans cet exercice. C’est un film qu’on redécouvre périodiquement et qui au fil des années prend de plus en plus d’importance.  ESC prévoit d’en sortir une nouvelle édition en Blu ray pour le mois de juillet de cette année, avec une présentation de l’excellent Jean-Baptiste Thoret. 

    Joe c’est aussi l’Amérique, Joe, John G. Avildsen, 1970

    Ce sera un véritable carnage 

    Joe c’est aussi l’Amérique, Joe, John G. Avildsen, 1970

    Compton a tué sa propre fille !

     


    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/joe-le-fou-crazy-joe-carlo-lizzani-1974-a197067490

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  •  Paul Newman, La vie extraordinaire d’un homme ordinaire, La table ronde, 2023

    Paul Newman a été incontestablement la grande star des années soixante et soixante-dix. Sa carrière a été assez maitrisée, ambitieuse, mêlant blockbusters et films plus difficiles. Tout cela avec son lot d’échecs bien entendu. En France il est curieusement un peu oublié. Mais aux Etats-Unis, on ne compte plus les ouvrages qui ont été écrits sur lui et sur sa carrière. Cet ouvrage qui vient d’être traduit et publié aux éditions de La Table Ronde, parle assez peu de son activité artistique. Ce sont les mémoires que lui-même a dictées et qu’on a mis en forme d’un point de vue plus ou moins chronologique. On sait qu’il avait voulu brûler ces enregistrements, mais sa famille a finalement décidé de les publier. Paul Newman parle de lui, de ce qui l’a motivé dans la vie, avec des incursions dans ce qu’il avait sans doute de plus intime. L’intérêt de cette introspection n’est pas dans ce qu’il a pu dévoiler de son intimité, mais plutôt dans les rapports que cette intimité a entretenu avec le choix de ses meilleurs rôles. C’est ce qui m’a le plus frappé en lisant ce livre : ses rôles sont un miroir, certes un peu déformé, mais un miroir tout de même de ce qu’il était profondément. 

    Paul Newman, La vie extraordinaire d’un homme ordinaire, La table ronde, 2023

    Somebody up there Likes Me, Robert Wise, 1956 

    Né en 1925 dans une famille très aisée qui eut le bonheur d’échapper aux ruines de la Grande dépression, il était le fils d’un gros commerçant d’origine juive et d’une mère plus ou moins catholique d’origine hongroise. Il était le cadet. Comme il était beau garçon, sa mère en fit une sorte de poupée qu’elle admirait pour sa beauté au-delà de ce qu’il était vraiment. Il souffrit donc de sa position de cadet, d’un père alcoolique qui ne communiquait guère avec lui et d’une mère abusive. Assez peu porté sur les études, il devança l’appel et s’engagea dans la marine, vers la fin de la Guerre du Pacifique. Physiquement il est resté longtemps assez fluet, petit de taille, avant de prendre cette allure sportive qui le rendit très crédible dans le rôle d’un boxeur. A son retour de l’armée, il avait grandi, et après avoir fait trente-six métiers pour se débrouiller sans l’aide de son père, il s’orienta vers le théâtre et fréquenta un peu l’Actor’s Studio, comme la plupart de ces autres acteurs tourmentés qu’on a vu éclore dans les années cinquante, Marlon Brando, James Dean ou Montgomery Clift. Rapidement il arriva à Hollywood, son physique ayant été particulièrement remarqué au théâtre et à la télévision. On l’engagea pour tourner dans un film biblique, The Silver Chalice, une connerie qui le traumatisa. Il en conçut une honte plutôt exagérée. Sans doute parce qu’on l’avait aussi coiffé comme Marlon Brando qui vers la même époque et avec la même coiffure tourna Julius Caesar sous la houlette de Joseph L. Mankiewicz ! 

    Paul Newman, La vie extraordinaire d’un homme ordinaire, La table ronde, 2023

    Exodus, Otto Preminger, 1960 

    Brando au fond c’était le grand frère abusif. Par exemple il ne voulait pas tourner On the Waterfront sous la direction d’Elia Kazan, parce que celui-ci avait trahi ses amis devant l’HUAC. Et donc Kazan songeait à le remplacer par Newman. Mais Brando revint sur sa décision et le rôle échappa à Newman qui a       vait fait des essais concluants ! D’un certain point de vue c’est une chance pour lui vu que ce film est vraiment une honte sur le plan moral et intellectuel. Il subissait aussi les sarcasmes de James Dean qui, pour être un excellent acteur n’en était pas moins un bouffon et une tête à claque. Il lui disait : « Pendant que toi tu tournes The Silver Chalice, moi je fais East of Eden ». Mais à la mort de James Dean dans l’accident d’automobile que l’on sait, Newman récupéra plusieurs rôles qui était destinés à James Dean. De quoi se croire une simple roue de secours sans vrai talent autre qu’un physique avenant. Il souffrira aussi quoi qu’on en ait dit des origines juives de son père, notamment à l’université où il était exclu des associations estudiantines. C’est sans doute pour cette raison qu’il se précipita pour jouer le rôle d’Ari Ben Canaan dans Exodus de Preminger. Ce film fut un tournant décisif de sa carrière. D’abord parce qu’il fut une réhabilitation de Dalton Trumbo, le scénariste, qui avait été blacklisté par l’HUAC. Ensuite parce que Preminger sachant que Newman voulait à tout pris tourner ce film, il l’engagea en dessous de ce que son statut de star aurait pu lui permettre d’obtenir. C’est du moins ce dont se flatte le metteur en scène dans son autobiographie[1]. Le film fut un succès mondial et reste encore très regardé.  

    Paul Newman, La vie extraordinaire d’un homme ordinaire, La table ronde, 2023

    The Hustler, Robert Rossen, 1961

    Un des films favoris de Paul Newman c’est The Hustler. C’est sans doute son plus beau rôle. Mais c’est aussi ce film qui le conforte dans sa volonté d’incarner des loosers. Eddie Felson est un superbe joueur de billard professionnel qui cherche toutes les raisons du monde de perdre. Pour cela il va boire comme un trou, laissant Minnoseta Fats l’emporter. Or dans la vie Paul Newman avait un penchant très exagéré pour l’alcool, il disait d’ailleurs que c’était un peu l’héritage de son père qui refusait de comprendre le désastre de sa vie familiale en se refugiant dans l’alcool. Il a incarné clairement l’idée que la compétition, la poursuite de l’enrichissement étaient pour lui des buts complètement dérisoires et erronés qui ne peuvent mener qu’à l’autodestruction. Il avouera dans ses mémoires que c’est sans doute la culpabilité d’avoir si facilement réussi sa vie sur le plan matériel qui le transformera en parangon des grands promoteurs des entreprises caritatives. Dès qu’il a eu de l’argent en grande quantité, il a multiplié les dons et les entreprises dans le secteur de l’action caritative, mais il ne s’attarde pas trop sur le sujet, comme s’il pensait n’avoir finalement pas de réponse satisfaisante à attendre et à donner. Par exemple, il a fondé The Newman’s Own, une fabrique de sauces et de condiments – biologique bien entendu – qui aurait versé en 37 ans 535 millions de dollars d’aides à des associations qui aidaient les enfants handicapés, et aussi les vétérans. Cette entreprise existe toujours et est gérée semble-t-il par ses filles[2]. 

    Paul Newman, La vie extraordinaire d’un homme ordinaire, La table ronde, 2023  

     Ces mémoires révèlent un personnage trouble et troublé. Vous me direz que pour faire ce métier avec ce que cela exige d’énergie et de compromissions, un acteur de ce niveau n’est pas forcément quelqu’un de tout à fait normal. Quoi qu’il en soit, il est apparu dans les années soixante – il était alors l’acteur le mieux payé d’Hollywood – comme l’anti John Wayne. Au lieu de représenter le père et la force du patriarche, il représentait l’homme jeune en colère et incertain de lui-même. Il était d’ailleurs conscient de cette opposition à John Wayne. Dans le film WUSA de Stuart Rosenberg, plaidoyer très politique, il introduisait un personnage nommé explicitement John Wayno qui cumulait toutes les tares de l’Amérique, le racisme, l’arrogance de l’argent et les tendances fascistes. Au moment où ce film fut réalisé, c’était tout à la fin de la Guerre du Vietnam et donc le moment de la défaite des Etats-Unis sur le terrain militaire. Évidemment Paul Newman qui avait déjà été un défenseur des droits civiques pour la minorité afro-américaine, était très hostile à cette   guerre. Dans ses mémoires, il raconte qu’il avait soutenu Lyndon B. Johnson parce que celui-ci avait fait la vague promesse de mettre fin à la guerre. Là encore Paul Newman s’est estimé floué quand il a vu que Johnson faisait l’inverse de ce qu’il avait promis ! Très entreprenant Paul Newman avait même envisagé de faire de la politique, il y renonça et c’est heureux, vu le panier de crabes qu’il aurait dû affronter au sein du Parti Démocrate. En 1968 il soutiendra pourtant Eugene McCarthy, un perdant-né aussi qui ne faisait pas assez de concession aux « valeurs » de l’Amérique, et cela vaudra par contre à l’acteur d’être mis sur la liste noire de Richard Nixon qui le considérait comme son pire ennemi. 

    Paul Newman, La vie extraordinaire d’un homme ordinaire, La table ronde, 2023

    Hud, Martin Ritt, 1963 

    Paul Newman présentait à la fois un côté lisse, bien propre, bien rasé, sportif, il exhibait souvent son torse, et un côté plus sombre, ambigu, noir. Cette ambiguïté, il l’assumait, il en était conscient. Il incarne Harper dans le film du même nom, une adaptation d’un épisode de la saga écrite par Ross McDonald, un des derniers maîtres du roman noir américain dans la lignée de Chandler, et une référence aux Etats-Unis. Ce détective solitaire ressemble à Paul Newman, il boit trop, mais tente de conserver l’estime de soi en restant intègre, toujours à la recherche d’une vérité qui ne sera pas forcément bonne à découvrir. Dans Cool Hand Luke, il incarne Luke Jackson, un homme qui ayant trop bu dégrade le mobilier urbain et se retrouve carrément au bagne. Chaque fois il fait le mauvais choix, et de tentative d’évasion en tentative d’évasion, il finira par se faire assassiner par un des gardiens de ce bagne. Ce film fut un triomphe, et depuis sa sortie il est devenu une sorte de classique. Je crois que seul Paul Newman pouvait incarner ce héros négatif, justement parce qu’il a à la fois ce côté séducteur avec ses compagnons d’infortune, et cette volonté suicidaire du rebelle qui défie les autorités du camp de prisonniers.     

    Paul Newman, La vie extraordinaire d’un homme ordinaire, La table ronde, 2023 

    Harper, Jack Smight, 1966 

    Malgré ce côté sombre, Paul Newman ne manquait pas d’humour, parfois même d’un humour un peu lourdingue et potache selon ses proches. Cela fera d’ailleurs une partie du succès planétaire de Butch Cassidy and Sundance Kid. Ses mémoires montrent qu’il a toujours craint d’être jugé par ses pairs comme un acteur sans talent, seulement doté d’un bon physique. Il a eu ainsi des relations assez difficiles avec John Huston, considéré alors comme un maître. Pourtant les deux hommes avaient beaucoup en commun, l’alcool bien sûr, mais aussi cette passion récurrente pour l’échec. Encore que John Huston reconnaissait à Paul Newman du talent comme metteur en scène ! Paul Newman dirigera d’ailleurs quelques films extrêmement intéressants. Deux pour soi-disant diriger sa femme qui, pensait-il, était une grande actrice, meilleure que lui, mais qui ne trouvait pas de rôle à la hauteur de son talent. Dans The effect of gamma rays on Man-in-the-Moon Marigolds, il engagera aussi sa propre fille Nell, pour représenter l’image d’une famille à la dérive sous la direction d’une femme alcoolique et vieillissante. Ce film, peu connu, a été une très grande réussite artistique. Les deux autres films importants qu’il a dirigé, Sometimes a Great Notion et Harry and Son, traitent tous les deux de relations difficiles qu’un père peut avoir avec ses fils. Harry and Son donne un dénouement heureux, mais dans l’ensemble il ressemble à la relation très difficile qu’il a entretenue avec son propre fils Scott qui décédera d’une overdose. Il jouait dans ce film le rôle du père comme s’il avait quelque chose à expliquer à lui-même. Toujours à se dénigrer, il trouvait qu’il avait été finalement un mauvais père et un mauvais mari. 

    Paul Newman, La vie extraordinaire d’un homme ordinaire, La table ronde, 2023 

    Cool Hand Luke, Stuart Rosenberg, 1967  

    Les années ont passé bien entendu, elles passent pour tout le monde, et Paul Newman voyait bien que son physique se dégradait, il n’était plus tout à fait le jeune premier. Il sembla de plus en plus se désintéresser de son métier d’acteur, préférant se donner d’autres challenges pour tenter de rester vivant et actif. Il devint ainsi pilote de course professionnel, montant sa propre écurie, remportant des courses importantes, pilotant jusqu’à l’âge de 81 ans ! Lui-même pensait que cet investissement avait aussi quelque chose de suicidaire, d’autant qu’il continuait à boire beaucoup. C’est vers cette époque qu’il commença à dicter ses mémoires à son ami Stewart Stern. Bien qu’il soit toujours sollicité, sa gloire n’était plus tout à fait la même. A Hollywood on pariait maintenant sur les acteurs comme Sylvester Stalone, Arnold Schwarzenegger, des acteurs avec des muscles gonflés à l’hélium, et on finançait de plus en plus de niaiseries sans contenu. Après Harry and Son, ses films marchaient beaucoup moins bien, il se contentait de seconds rôles, soit chez les frères Coen, The Hudsucker Proxy, soit chez Sam Mendes dans Road to Perdition.  

    Paul Newman, La vie extraordinaire d’un homme ordinaire, La table ronde, 2023

    Butch Cassidy and Sundance Kid, George Roy Hill, 1970 

    Ce livre est donc le portrait d’un homme méritant qui se sera donné du mal en toute chose qu’il entreprit. S’il passe son temps à se flageller, au moins ne joue-t-il pas la comédie de l’acteur satisfait de lui-même et de son œuvre. Dans ce livre on ne trouvera guère de détails sur ce qu’il pensait de ses films, même des meilleurs comme The Hustler. On le trouvera souvent très sévère. Par exemple il dira que The Mackintosh Man de John Huston était très mauvais. Je ne partage pas ce point de vue. Il ne dit rien non plus de Torn Curtain, le film d’Hitchcock avec qui il ne s’est pas du tout entendu, d’ailleurs le film est mauvais et ne trouva pas du tout son public. C’est avec Martin Ritt qu’il tourna le plus de films, cinq en tout. Mais il fit aussi d’excellentes choses avec Robert Altman, notamment Quintet, un film étrange, plus ou moins de science-fiction, une sorte de Mad Max qui se passerait dans la neige. Cette collaboration avec Altman qu’il avait d’ailleurs commencée avec le western révisionniste Buffalo Bill and the Indians, prouve qu’il aimait tenter des expériences qui allaient bien au-delà de gérer son image de marque et ses yeux bleus, assumant sans broncher les échecs commerciaux qui s’en suivirent. En France où on adore le très réactionnaire et plat Clint Eastwood, Paul Newman était curieusement moins apprécié qu’en Espagne, en Italie ou en Allemagne. C’est pour moi un mystère. Cela vient-il des distributeurs ? Parmi les films insuffisamment reconnus de Paul Newman, il y a, outre Quintet, Fort Apache, the Bronx qui fut pourtant un très bon succès en dehors de nos frontières et un très bon film noir à l’ancienne.  

    Paul Newman, La vie extraordinaire d’un homme ordinaire, La table ronde, 2023

    The Life and Time of Judge Roy Bean, John Huston, 1973


    [1] Otto Preminger, Preminger an Autobiography, Doubleday, 1977

    [2] https://www.lesechos.fr/industrie-services/conso-distribution/paul-newman-le-saucier-philanthrope-1073116#:~:text=Transform%C3%A9e%20en%20fondation%2C%20l'entreprise,qu'aux%20familles%20des%20v%C3%A9t%C3%A9rans.

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  •  La bande à Baader, Der Naader Meinhof Komplex, Uli Edel, 2008

    On ne se souvient plus très bien aujourd’hui de ce qu’ont été les années de plomb en Europe. Dans le reflux des luttes sociales qui avaient été puissantes dans la deuxième partie des années soixante, donnant du corps à l’idée de révolution sociale dans le monde entier, sont apparus des petits groupes révolutionnaires qui se sont lancés dans la lutte armée. Comme ils étaient peu nombreux à passer à l’acte, on appelait ça du terrorisme. Les groupes les plus célèbres ont été les Brigades Rouges en Italie et la Fraction Armée Rouge en Allemagne. Ces groupes étaient situés à l’extrême-gauche, officiellement hostiles aux Etats-Unis et à l’URSS, ils prenaient comme héros à la fois Che Guevara qui décédera en Bolivie dans des conditions tragiques, et les Palestiniens qui, croyaient-ils, luttaient pour leur terre. Il va sans dire que leur programme et leur base théorique étaient des plus confus. Plutôt indisciplinés, ils étaient pourtant tous plus ou moins manipulés et servaient sans toujours s’en rendre compte des intérêts et parfois contradictoires. Assassinats, attentats à la bombe, tout cela était destiné à éveiller les consciences, sans se rendre tout à fait compte pourtant que s’ils étaient passés à l’action terroriste, c’est bien parce que justement pour des tas de raisons, le peuple ne les suivait plus. En France les médias mettaient la pédale douce sur les activités des ces groupes italiens et allemands, sans doute parce qu’après le Mai 68 brulant, les autorités avaient peur d’enflammer les esprits qui étaient généralement hostiles aussi bien au capitalisme qu’à la guerre du Vietnam ou encore à l’OTAN. La bande à Baader existait bien dans les consciences, mais elle n’était pas vraiment connue. Pour ce qui nous concerne, ces activités terroristes qui ont marqué leur temps, offrent le spectacle de consciences tourmentées qui cherchent leur chemin dans le brouillard des idées et l’ambiguïté de de leurs actions suicidaires. L’opinion n’était pas pour les terroristes, et l’État allemand et l’État italien les chassèrent impitoyablement sans trop se préoccuper de respecter les règles d’un État de droit. Cette histoire violente, pleine de sang et de fureur est bien le cadre d’un film noir, et comme c’est une sorte de biopic, le côté documentaire apparait tout à fait naturellement. 

    La bande à Baader, Der Naader Meinhof Komplex, Uli Edel, 2008 

    Le scénario a été construit sur la base d’un ouvrage de Stefan Aust, un journaliste qui deviendra le rédacteur en chef de Der Spiegel. Ce journal est un News magazine à la mode américaine, mais son fondateur Rudolf Augstein aurait des liens avérés avec d’anciens nazis. Aust aurait reçu par ailleurs des menaces de la part de Meinhof et Baader. Tout ça pour dire que le livre qui a inspiré le film n’est pas forcément un modèle d’objectivité, et on verra que cela entraine de graves flottements dans le récit. Cet ouvrage a eu un grand succès un peu partout dans le monde, mais il n’a pas été traduit – à ce que je sache – en français, ce qui me parait assez curieux. Il avait été publié en Allemagne en 1985, date à laquelle le terrorisme gauchiste avait été éradiqué.  

    La bande à Baader, Der Naader Meinhof Komplex, Uli Edel, 2008

    De gauche à droite, les vrais Meinhof, Baader, Jan Carl Raspe et Gudrun  Ensslin 

    Le film s’ouvre sur une manifestation des étudiants de Berlin contre la venue du Shah d’Iran en juin 1967. Cette manifestation est sauvagement réprimée, à la fois par la police politique du Shah et par la police berlinoise. Un étudiant va être sauvagement abattu par un policier en civil. Cet acte va pousser un certain nombre de jeunes gens à se radicaliser. Parmi eux il y a Ulrike Meinhof, une journaliste de Konkret, un journal de gauche. Cette jeunesse proteste principalement contre l’impérialisme américain et contestent l’installation des bases de l’OTAN en Allemagne. Ils soutiennent les peuples du Tier Monde qu’ils croient en lutte. Vers ce moment-là, la renommée de Rudi Dutschke est de plus en plus élevée. Mais celui-ci est abattu par un jeune plus ou moins nazi. Il survivra, mais très diminué. Baader a entamé une liaison avec Gudrun Ensslin, avec quelques autres ils vont se lancer dans des actions violentes, envoi de cocktails molotov notamment. Ils vont être arrêtés et en prison Ulrike Meinhof va les rencontrer. Avec Ensslin qui est rapidement élargie, elle monte l’évasion de Baader, cette évasion tourne mal. Un policier est abattu. Ils prennent la fuite. 

    La bande à Baader, Der Naader Meinhof Komplex, Uli Edel, 2008 

    La manifestation contre le Shah d’Iran est durement réprimée par la police 

    Ils vont se retrouver dans un camp de réfugiés palestiniens qui préparent la guerre contre Israël. Mais ils ne sont pas très bien accueillis, notamment à cause de leurs mœurs, ils se font bronzer nus, ils affichent une sexualité plus ou moins libre. Ils vont retourner en Allemagne, mais avant Ulrike Meinhof abandonne ses deux petites filles dans un camp palestinien. En Allemagne, la bande va commettre des hold-ups et des attentats plus ou moins sanglants. La police est sur les dents, et bientôt le noyau dur de la bande va être arrêté. Mais le reste de la bande va continuer le combat, ils arrivent à dynamiter plusieurs bases de l’OTAN, à incendier l’immeuble du groupe Alex Springer, magnat de la presse tenu pour responsable de la désinformation en Allemagne. Les conditions de vie en prison sont très dures, et la bande va faire la grève de la faim. Holger Meins en mourra, et Rudi Dutscke viendra saluer sa mémoire et la RAF va assassiner un juge de la Cour suprême en répression, le procureur général Siegfried Buback est aussi assassiné. À l’isolement Baader et Meinhof semblent perdre la raison. Cependant le procès arrive et les prévenus invectivent le président et les juges, refusant de coopérer. 

    La bande à Baader, Der Naader Meinhof Komplex, Uli Edel, 2008 

    Les amis d’Andreas Baader cherchent de nouvelles formes d’action 

    Pendant ce temps la bande dite de 2ème génération va tenter sous l’impulsion de Brigitte Monhaupt de les délivrer. Ils imaginent un plan en deux temps : d’abord d’enlever Schleyer, le patron des patrons en Allemagne puis, avec l’aide d’un commando palestinien, de détourner un avion vers un pays arabe. Ils y arrivent, mais aucun pays arabe ne veut se lancer dans les négociations pour l’échange. C’est un nouvel échec. Et dans la foulée, Baader, Meinhof, Ensslin et Jan-Carl Raspe se suicident, Meinhof et Ensslin se pendent et les deux hommes se tirent une balle dans la tête. Schleyer est assassiné, refusant d’admettre que les quatre se soient suicidés.     

    La bande à Baader, Der Naader Meinhof Komplex, Uli Edel, 2008 

    Rudi Dutschke le leader étudiant a du succès 

    Le premier constat est que le film endosse la thèse de la justice sur le suicide simultané des quatre condamnés. Cette thèse ne tient pas debout pour au moins trois raisons. D’abord Meinhof n’avait été condamnée qu’à 8 ans de prison. Certes c’est lourd, mais elle en avait fait pratiquement déjà la moitié, et elle aurait pu obtenir quelques remises de peine. Ensuite les deux hommes se sont suicidés avec un revolver. Comment deux revolvers auraient-ils pu rentrer dans la prison de Stammheim qui était certainement une des plus surveillées du monde occidental. Enfin, qu’un ou deux se suicident pourquoi pas, mais que les quatre se suicident presqu’ensemble cela semble impossible, on aurait pu penser qu’au moins un des quatre refuse ce geste. Ces suicides ont fait couler beaucoup d’encre, et personne n’y a cru vraiment[1]. Uli Edel épouse la thèse des juges, sans se poser de questions. Le but de cette distorsion entre le possible et l’officiel est de faire passer la bande à Baader pour des imbéciles suicidaires. Je précise que pour des tas de raisons, les combats de cette bande ne sont pas les miens sur le plan politique, et je n'ai aucune sympathie pour les actions terroristes et sanglantes. Mais cela n’autorise personne à raconter n’importe quoi, surtout si on prétend que ce film est un reflet documenté de la réalité.  

    La bande à Baader, Der Naader Meinhof Komplex, Uli Edel, 2008

    Meinhof se rapproche de Gudrun Ensslin 

    Le scénario, et sans doute le livre de Aust, ment aussi sur un autre point très important. Il montre essentiellement les quatre prisonniers comme pouvant se voir d’une manière régulière, discuter, se disputer, alors que tout le monde sait que cette prison était connue pour l’isolement très strict, pas de lumière, pas de son, pas d’échange avec les co-détenus. Dans les deux cas, Uli Edel vise à faire de cette bande une simple bande de cinglés, fragiles sur le plan psychologique. Il justifie ainsi la sauvagerie de la répression, voire les meurtres d’État. Ces gens-là sont mauvais et méritent de mourir, c’est le message. Cela permet de minimer la révolte de la jeunesse allemande à cette époque contre les bases de l’OTAN dans le pays. Or ces manifestations étaient massives : récuser la présence de l’OTAN c’était d’une certaine manière refuser de rejouer la guerre entre l’Allemagne et la Russie. Également le scénario ne se pose jamais la question de savoir si ce groupe n’a pas été manipulé. Comme les Brigades Rouges en Italie, il est très probable que la bande Meinhof-Baader ait été manipulée aussi bien par le bloc soviétique que par les Américains. En effet, les actes terroristes servaient tout à fait le projet de resserrer les boulons face à une contestation difficile à maîtriser. De même ils passent très facilement chez les Palestiniens. Par quelle filière ? Probablement par la Yougoslavie. 

    La bande à Baader, Der Naader Meinhof Komplex, Uli Edel, 2008

    La bande Baader-Meinoff se sont réfugiés dans un camp palestinien 

    Parmi les autres erreurs très graves, en contradiction avec la vérité historique, c’est Bachman, le nazi qui flingue Dutschke. Or il est avéré que cet attentat a été concocté par un groupe d’individus et non par un homme seul déséquilibré. Mais laissons là cette vérité historique plus ou moins connue. Une des grandes faiblesses du scénario, c’est en réalité le portrait de Horst Herold, le commissaire qui traque la bande. Il est censé apporté la voix de la raison. Au lieu de condamner simplement, il cherche à comprendre les racines du « mal ». le moins qu’on puisse dire c’est que cette ratiocination est plutôt caricaturale. Le passé, à par celui de Meinhof, n’est pas expliqué, qui étaient ces gens qui tout soudain se lancent dans des actions radicales où ils risquent de perdre la vie ? Il semble bien qu’en vérité, ces actions terroristes, en Allemagne comme en Italie, sont le résultat de l’échec des mouvements de masse de la fin des années soixante. Ainsi s’ils se raccrochent à la cause palestinienne, c’est moins pour ce qu’ils en connaissent que parce que les perspectives de la lutte anticapitaliste en Europe sont bouchées. Je comprends bien que le réalisateur n’ait pas voulu se lancer dans une analyse politique, mais en gommant cet aspect il finit par choisir le camp du bien, soit de la justice bourgeoise. 

    La bande à Baader, Der Naader Meinhof Komplex, Uli Edel, 2008

    Les hold-ups se succèdent 

    Il y a un aspect curieux dans ce film, aspect jamais souligné, c’est qu’il présente les femmes de la bande comme les têtes pensantes du projet, Gudrun Esselin et Meinhof sont des guerrières. Monhaupt encore plus violent et sans concession, elle choisit elle-même les mecs avec qui elle baise. A l’inverse Baader est présenté comme un imbécile, manipulé par Gudrun Esselin, les hommes sont instinctifs, les femmes pensent à plus long terme. On peut comprendre ce principe suggéré par le metteur en scène, comme la crainte des Allemands de perdre leur virilité, face au développement de l’émancipation féminine. Autrement dit il n’est pas loin de montrer qu’au fond la révolution sociale, plus ou moins rêvée, semble une entreprise dérisoire, pensée dans la tête de femmes désœuvrées qui ne veulent plus s’occuper de leurs enfants. Cet aspect renseigne cependant plus sur l’état d’esprit du réalisateur que sur les protagonistes réels de cette saga sanglante dont la vie personnelle, privée si on veut, ne nous est pas donnée à connaitre. On a l’impression que ces jeunes gens vivent plutôt en couple et qu’au fond ils sont plutôt passés à côté de la révolution sexuelle. 

    La bande à Baader, Der Naader Meinhof Komplex, Uli Edel, 2008

    Une des membres de la bande va trouver la mort dans l’affrontement avec la police 

    Bien entendu, traiter d’un sujet que tout le monde croit connaitre au cinéma, ce n’est pas facile, et rapporter des faits simplement, à plat, cela ne suffit pas. Outre le scénario qui contraint le traitement, l’image elle-même donne son point de vue, celui de la caméra. Bien entendu, je passe sur le fait que la reconstitution d’une affaire célèbre n’est pas l’affaire elle-même. Sur le plan de la réalisation, c’est assez médiocre, façon téléfilm allemand si vous voulez. Il semble pourtant que ce film ait pu disposer d’un budget assez important. Les gros plans sont multipliés sans de vraies raisons, et le montage haché nuit au déroulé de l’action, ce qui donne un tour assez bavard à ce qui aurait dû être un film d’action. Or ces jeunes gens se sont justement lancés dans l’action pour ne pas passer toute leur jeunesse à produire des articles et des textes que personne ne lirait ! La manière dont est filmé le camp d’entraînement des Palestiniens relève plus de l’imagerie lénifiante – ça ressemble à une sorte de Club Med, avec des malheureux arabes n’ayant pas le droit à la liberté sexuelle. N’est ce pas là la preuve par l’image de leur propre infériorité ? 

    La bande à Baader, Der Naader Meinhof Komplex, Uli Edel, 2008

    La bande est arrivé à faire sauter une base de l’OTAN 

    Le film est très long, deux heures trente, comme si Uli Edel ne savait pas vraiment par où commencer et où s’arrêter. Quelques scènes sont cependant intéressantes, la répression brutale de la police au moment de la visite du Shah d’Iran, les attentats contre les immeubles. Mais les hold-ups par exemple sont bien trop escamotés, peut-être cela est-il dû à la volonté de raccourcir le film au montage final, comme si on ne voulait pas montrer que ces jeunes gens risquent à tout moment leur peau. Les scènes qui célèbrent la popularité de Rudi Dutschke sont bonnes, remettent bien en perspective cette fièvre qui s’était emparée de la jeunesse occidentale. 

    La bande à Baader, Der Naader Meinhof Komplex, Uli Edel, 2008

    Meinhof souffre de l’isolement en prison

    La distribution a été fait en fonction d’une sorte de ressemblance physique avec les personnages représentés. Les acteurs sont très peu connus, du moins en France, et viennent pour la plupart de la télévision : ils y retourneront. Martina Gedek incarne Ulrike Meinhof. Elle est très mauvaise, elle joue platement, alors que son rôle aurait demandé plus de finesse. En effet elle annonce dans un premier temps qu’elle n’abandonnera jamais ses enfants, puis ensuite, elle s’en sépare sans rien manifester. Le scénario n’aide pas parce qu’il tente de mettre en scène l’effondrement psychologique de Meinhof, alors que celui-ci n’est pas du tout prouvé, mais justifié seulement par la volonté de conforter la thèse de la justice. Moritz Bleibtreu incarne tout aussi mal Baader qui a franchement l’air d’un demeuré et qui ensuite pleurniche parce que ses amis n’arrivent pas à le faire évader. Johanna Wokalek, est bien meilleure dans le rôle de Gudrun Ensslin. Elle introduit beaucoup de subtilité entre cette rage d’échapper à un destin bourgeois et celui de vivre quelque chose de fort notamment avec Baader. C’est celle qui ressemble le plus à son modèle. 

    La bande à Baader, Der Naader Meinhof Komplex, Uli Edel, 2008

    Holger Meins va mourir en prison 

    Bruno Ganz est franchement mauvais dans le rôle du commissaire Herold. Affublé d’une perruque informe, il est totalement amorti. C’est pourtant très souvent un grand acteur. Sébastian Blomberg incarne Rudi Dutschke, il tient plutôt bien sa place dans un rôle assez difficile, étant donné la célébrité du personnage. J’aime bien aussi l’énergique Nadja Uhl dans le rôle de Monhaupt qui prendra la tête de la RAF après l’arrestation du premier noyau. 

    La bande à Baader, Der Naader Meinhof Komplex, Uli Edel, 2008

    Rudi Dutschke est venu à l’enterrement d’Ohnesorg 

    Le film à cause de son sujet a connu un bon succès commercial, un peu partout dans le monde. C’était je crois le quatrième film tourné en Allemagne sur le sujet, après Stammheim en 1986, Die Stille nach dem Schuss de Volker Schlöndorff en 2000 et Baader, de Christopher Roth en 2002. Celui-ci date de 2008, et ces multiples adaptations sont au moins le signe que cette saga sanglante pose un problème à la conscience politique de l’Allemagne. Les critiques ont été assez molles envers ce film, comme si on ne savait pas quoi en dire, notamment sur le plan politique. Du moins c’est ce que j’ai pu lire en France. En Allemagne, je ne sais pas si ce film a donné lieu à débat, ne lisant pas l’Allemand, et comme le film est maintenant assez ancien, elles ont plus ou moins disparues. 

    La bande à Baader, Der Naader Meinhof Komplex, Uli Edel, 2008

    Baader pense que ses amis vont agir pour le sortir du trou

    Le ratage de ce film tient au faible investissement du réalisateur pour comprendre son sujet en profondeur, au-delà des a priori idéologiques. Je reste persuadé que ces années de plomb, en France comme en Italie, restent pour tant une piste solide pour le film noir parce que s’y mêlent les passions et l’histoire, les individus et les contexte social et politique. 

    La bande à Baader, Der Naader Meinhof Komplex, Uli Edel, 2008 

    Durant leur procès Baader, Meinhof et Ensslin récusent leurs juges 

    La bande à Baader, Der Naader Meinhof Komplex, Uli Edel, 2008

    Mohnhaupt est arrivée à enlever Schleyer pour l’échanger contre Baader, Meinhof et Ensslin 


    [1] La mort d'Ulrike Meinhof. Rapport de la commission internationale d'enquête, Édition François Maspéro, collection Cahiers libres, 1979

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  •  Abby Berlin, Mary Ryan Detective, 1950

    1950 fut un tournant dans le développement du film noir. On passa du héros négatif qui se trimballait des tas de tares et de problèmes, au héros positif, travaillant pour la police à remettre de l’ordre dans la société, donc à combattre le crime sous toutes ses formes. Mary Ryan, Détective procède de ce premier principe, mais évidemment ce n’est pas tout. Car si on est bien passé massivement entre les années trente et précisément 1950 du film de gangster au film de flic, ce film est aussi un discours sur l’émancipation féminine. Si Abby Berlin est peu connu, il faut rappeler qu’il est le réalisateur de huit films de la série des Blondie, le personnage de bande dessinée adapté avec succès à l’écran dans vingt-huit films et interprété par la « pétillante » Peggy Singleton entre 1938 et 1950 ! A partir de 1950, il travaillera presqu’exclusivement pour la télévision. Le scénario est de George Bricker, spécialisé dans les films à petit budget, voire de série B, il est l’auteur de quelques histoires de qualité, Cry Vengeance de Mark Stevens[1], ou encore Loophole de Harold D. Schuster[2]. Ce film a petit budget, oublié par presque tout le monde, est d’une durée à peine supérieure à une heure. Il faisait partie des doubles programmes de la Columbia. Il est à peu près certain que le studio ne lui prêtait pas beaucoup d’attention, il fallait juste mettre en scène une petite histoire, afin de maintenir captif le public. Marsha Hunt qui avait jusqu’alors une certaine surface, sans être une vedette du dessus du panier, était totalement plongée dans les ennuis avec la chasse aux sorcières, et elle sera blacklistée par Hollywood[3]. Cette femme de grand caractère qui est décédée en 2022 à l’âge respectable de 104 ans, était une progressiste, elle se réorienta après son bannissement vers la cause de la faim dans le monde, et plus tard soutint les mariages entre personnes d’un même sexe. 

    Abby Berlin, Mary Ryan Detective, 1950

    Mary va confondre Estelle la voleuse de bijou 

    Une équipe de voleuses opèrent dans une bijouterie, d’un côté une mère et sa fille, de l’autre, une belle jeune femme sophistiquée. Elles font semblant d’hésiter pour acheter des bijoux de luxe. Mais le bijoutier s’aperçoit de la disparition d’une bague de prix, boucle son magasin, et appelle la police. C’est la policière Mary Ryan qui est chargée de l’affaire. D’une manière rusée, elle découvre la vérité, mais les deux complices de la voleuse sont parties. Mary emmène Estelle au commissariat. Mais les preuves manquent et le capitaine Billings choisit de ne pas la retenir. Il la fait suivre, et elle mène les policiers jusqu’à une maison où elle retrouve Wilma et sa petite fille. Cette fois Les voleuses sont confondus et partent en prison. Mais Billings comprenant qu’il s’agit d’un gang, veut remonter jusqu’à la tête. Pour cela il décide que mary Ryan va infiltrer le gang en se faisant passer pour une voleuse. Dans un premier temps, la police lui enseigne le métier de pickpocket afin qu’elle soit crédible pour les voleurs. Puis on l’incarcère sous un faux nom avec Wilma avec qui elle finit par sympathiser, après avoir fait semblant de ne pas vouloir lui parler. Celle-ci lui donne des indications et un mot de passe pour son contact et pour mieux se protéger en tant que voleuse à sa sortie de prison. Mary sort rapidement de prison, et va suivre la filière. 

    Abby Berlin, Mary Ryan Detective, 1950 

    Mary sympathise avec Wilma 

    Elle rencontre un homme au bureau de placement qui lui indique qu’il va la faire travailler. Ça ne tarde pas. Elle va tenir le rôle d’une serveuse dans une grande réception bourgeoise, et avec Belden qui se fait passer lui aussi pour un maître d’hôtel, elle va voler un collier. Elle s’enfuit avec la bande et de là elle va remonter jusqu’au chef du gang, un certain Sawyer qui est aussi un éleveur de dindes. Ce dernier est un homme très prudent. Il va retenir Mary afin qu’elle ne se fasse pas repérer par la police. Puis le lendemain, il va lui expliquer comment il travaille pour expédier les bijoux volés en les insérant dans le cul des dindes ! pendant ce temps les flics s’inquiètent de la disparition de Mary. Mais celle-ci va participer à un cambriolage de manteaux de fourrure. Sauf qu’à la sortie du magasin, un flic les surprend et leur tire dessus, blessant Joey. Ils rentrent à leur quartier général. Joey est de plus en plus mal, mais le docteur contacté ne peut pas venir parce qu’il cuve son alcool ; C’est Mary qui va se proposer pour extraire la balle et sauver Joey, alors que les Sawyer l’auraient volontiers laisser crever pour ne pas avoir d’ennuis. La policer apprend que Mary a participé à un cambriolage, et également un bon citoyen vient raconter à la police qu’il sait où se trouve Mary. En effet, achetant une dinde, il y a trouvé un message de Mary lui demandant de contacter le capitaine Billings. Cependant Estelle s’est évadée de prison et atterrissant chez les Sawyer, elle découvre que Mary est là sous un faux nom. Elle la dénonce, mais alors que les Sawyer veulent lui régler son compte, Joey qu’elle a sauvé intervient. Une fusillade éclate, Joey est descendu, la femme de Sawyer aussi, et la police arrive. Mary aura droit à des vacances qu’elle espère passer avec un de ses collègues ! 

    Abby Berlin, Mary Ryan Detective, 1950

    Mary se rend au bureau de placement indiqué par Wilma 

    Le scénario est astucieux, construit autour du personnage d’une femme énergique et déterminée, intelligente et pleine de sang-froid, faisant au passage la leçon à tout le monde, flics et truands réunis. Mais si c’est une femme émancipée, c’est aussi un bon petit soldat ! Malgré ses initiatives, elle prend soin d’obéir à sa hiérarchie en l’occurrence le capitaine Billings, qui est une sorte de père pour elle. C’est un film aussi d’infiltration, et donc Mary accepte d’aller en prison et d’y souffrir pour faire avancer les affaires de la justice. L’infiltration, comme nous le savons depuis Infernal affairs d’Andrew Lau & Alan Mak, tourné en 2002, est une tromperie à travers une troublante transposition d’identité. Et bien entendu la fourberie de la police qui utilise Mary Ryan comme Cheval de Troie, répond à la fourberie des Sawyer qui veulent faire croire qu’ils sont des petits entrepreneurs honnêtes. Les Sawyer sont tellement fourbes qu’ils empilent les fausses pistes comme des poupées russes : la piste du nettoyage à sec mène seulement à un élevage de dindes. Dans cette vision moderne de la lutte entre la loi et la délinquance, on voit que tout est caché, camouflé, derrière des mensonges. Tout est faux, y compris le collier de diamant ! 

    Abby Berlin, Mary Ryan Detective, 1950

    Mary va faire équipe avec Belden 

    Dans une telle société, pour en dévoiler les dessous, il faut se méfier des apparences. Les entreprises de Sawyer sont d’autant plus fausses qu’elles gagnent de l’argent. le bureau de placement qui est la première porte d’entrée pour passer derrière le miroir est lui aussi faux. Et donc la loi doit suivre cette sorte de transformisme, au risque d’y perdre son identité, voir sa morale, puisqu’elle se bat pour protéger les citoyens et non pour les tromper. Elle aura donc des scrupules quand elle croit qu’elle a laissé Mary Ryan à l’abandon et qu’elle risque quelque chose. La police ment tout autant que les bandits, mais c’est pour la bonne cause ! On se pose la question jusqu’où cela est-il permis ? Et cela est d’autant plus vrai que le chef du gang, le vieux Sawyer, apparait comme un bon papa-gâteau qui prend soin de ses petits soldats, les récompensant correctement quand ils ont bien travaillé. Ce n’est pas une crapule ordinaire, c’est un homme d’affaires d’un genre spécial qui n’est pas du tout antipathique d’ailleurs. C’est un homme prudent, raisonnable, qui rationalise son activité pour le profit. Il n’y a pas de différence de nature entre lui et un capitaliste qui a pignon sur rue. 

    Abby Berlin, Mary Ryan Detective, 1950

    Après le vol des bijoux elle rencontre les Sawyer qui dirigent le gang 

    La fourberie de Mary qui a envoyé Estelle au trou, va à son tour déclencher la vengeance bien naturelle de celle-ci. En effet, ce n’est pas drôle d’aller en taule, on y vit mal, on y mange mal. On remarque qu’Estelle se révèle plus perspicace que le vieux Sawyer. Là encore les femmes mènent la danse, et la fin du film est consacrée à cette lutte entre les deux femmes, sans qu’on comprenne tout à fait qui est la bonne et qui est la mauvaise. Cet aspect intéressant gomme les frontières de la morale ordinaire. Car si Estelle revient vers Sawyer, c’est parce qu’elle a confiance en lui, qu’on comprend qu’il a été bon pour elle. Cette bande de voleurs est une sorte de famille relativement unie sous l’autorité d’un patriarche. La fissure se fera cependant quand Joey est blessé et que Mary le soigne, alors que Sawyer dans un excès de prudence l’aurait volontiers éliminé pour sa sécurité. Mais, globalement les bandits n’apparaissent pas antipathiques, notamment le malheureux Joey. 

    Abby Berlin, Mary Ryan Detective, 1950

    Billings s’inquiète pour Mary et engueule ses hommes qui devaient la suivre 

    Le scénario est simple, mais bien écrit, et avoir détaillé les méthodes du gang qui vole les bijoutiers de luxe est une excellente idée pour introduire le film, car cela permet de graduellement découvrir l’ampleur de ce gang, ampleur que la police ne soupçonne pas, ainsi on verra Joey surprendre la police au moment où elle arrête Wilma et Estelle, le prenant pour un simple livreur du pressing voisin. Le film est parfaitement équilibré, c’est vers le milieu que Mary arrive enfin à pénétrer le gang. Malgré sa courte durée, les détails sont nombreux et donnent de la densité à l’histoire, que ce soit l’apprentissage de mary pour devenir pickpocket professionnelle, ou la soirée qui aboutit au cambriolage du magasin de fourrures. Cette abondance de détails oblige le film à soutenir un rythme rapide et un montage serré. 

    Abby Berlin, Mary Ryan Detective, 1950

    Mary va connaitre toutes les combines des Sawyer 

    Sur le plan cinématographique, c’est du studio, sans prétention, et du petit budget, peu de vrais extérieurs donc, de simples coins de rue vides de passants et d’automobiles, à peine quelques maisons au soleil, probablement filmées dans la banlieue de Los Angeles. La mise en scène est sans effet, avec peu de moyens et donc peu de plans larges avec profondeur de champ, ce qui est un peu gênant dans les deux scènes clés, celle du vol dans la bijouterie et celle de la fusillade finale. La scène de l’intervention chirurgicale opérée par Mary ne porte guère d’émotion, filmée sans qu’on ne voie rien, avec la tête du malheureux Joey en avant-plan, afin de masquer tout ce qui se passe derrière ! Mais l’ensemble reste vif, la photo et le cadre sont aléatoires, sans beaucoup de grâce. 

    Abby Berlin, Mary Ryan Detective, 1950

    Avec la bande à Sawyer, Mary cambriole un magasin de fourrures 

    Le manque de finesse de la réalisation est cependant compensé par une solide interprétation. Marsha Hunt dans le rôle Mary Ryan est vraiment excellente et emporte tout devant elle. Dans une interview qu’elle donna à Alfred Rhode lors d’une présentation de Mary Ryan, detective en 2013[4], elle raconta qu’elle n’avait jamais vu ce film une fois terminé ! Mais qu’elle s’en souvenait comme d’une rencontre agréable avec un metteur en scène attentif et charmant. Elle se souvenait des scènes qu’elle avait tournées dans le détail. On l’avait vue dans des rôles moins légers, comme dans Raw Deal d’Anthony Mann, ici elle montre qu’elle sait jouer aussi la comédie. Elle porte facilement le film sur ses épaules. Tous les autres acteurs la mettent en valeur. John Litel est très bon quoique son rôle de chef de la police, Billings, soit assez étroit. 

    Abby Berlin, Mary Ryan Detective, 1950

    Un policier surprend les cambrioleurs 

    Plus intéressant est l’excellent Harry Shannon dans le rôle du chef de gang Sawyer, il fait preuve de beaucoup de subtilité. Les autres femmes du film sont bien servies, que ce soit June Vincent qui incarne la voleuse sophistiquée et qui démasque Mary Ryan, ou que ce soit Victoria Home qui est sa compagne de cellule et qui montre qu’elle a du cœur, essayent de l’aider autant que faire se peut. Le casting est complété avec William Phillips dans le rôle de Joey, et John Dehner dans celui du faux maître d’hôtel, un habitué des rôles de canailles sournoises. Ils sont tous les deux remarquables. Comme on le comprend, le côté faible du point de vue de la distribution est le côté de la police, en dehors de Billings, et on ne comprend pas que Mary veuille partir en vacances – qu’on devine coquines évidemment – avec un policier aussi falot ! 

    Abby Berlin, Mary Ryan Detective, 1950 

    Mary extrait la balle qu’a reçu Joey 

    Ce film exhumé il y a peu, grâce à l’obstination des passionnés du genre, est une bonne surprise pour les amateurs de films noirs. Il n’a sans doute pas la profondeur des chefs-d’œuvre du genre, mais il est suffisamment créatif pour qu’on le voit avec un très grand intérêt. On en trouve une mauvaise copie en DVD-USA, sans sous-titres, il me semble que ce film mériterait un Blu ray en hommage à Marsha Hunt.  

    Abby Berlin, Mary Ryan Detective, 1950

    Estelle qui s’est évadée va dénoncer Mary 

    Abby Berlin, Mary Ryan Detective, 1950

    La police intervient et coffre ce qu’il reste de la bande


    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/la-vengeance-de-scarface-cry-vengeance-mark-stevens-1954-a145101798

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/loophole-harold-schuster-1954-a214727781

    [3] Patrick McGilligan & Paul Buhle, Tender Comrades: A Backstory of the Hollywood Blacklist, St. Martin's Press, 1997

    [4] Dans cette interview qu’on peut voir sur You Tube, elle rappelle ses ennuis avec l’HUAC, soulignant, ce qui n’est pas assez fait selon moi, l’antisémitisme de celle-ci.

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  •  Joyce Johnson, Personnages secondaires [1983], éditions Cambourakis, 2016 

    Ce livre, sorti aux Etats-Unis en 1983, a connu de nombreuses éditions, tant en anglais, qu’en français. Il est aussi traduit un peu partout dans le monde. Il est assez « souterrain », en ce sens que ce ne sont jamais des gros tirages et qu’on en parle relativement peu. Le plus souvent cet ouvrage est cité comme les mémoires d’une jeune femme révoltée, égérie de la beat generation. Ou alors ce livre sert à compléter la biographie de Jack Kerouac dont elle a été l’amante pendant quelques mois. Ce n’est pas faux bien entendu. Mais c’est bien insuffisant, et en quelque sorte c’est rabaisser l’auteur. Dans ces mémoires, il y a en effet un avant et un après Jack Kerouac. Autrement dit c’est sa propre démarche qui l’a amenée à aller vers Kerouac, et aussi celle-ci qui l’en a éloigné. Pour résumer je dirais que c’est un livre sur la liberté. Joyce Johnson est née Joyce Glassman, dans une famille juive. Cette origine ethnique et religieuse n’est pas innocente, comme le fait que Kerouac soit né franco-canadien. Ce sont des pièces rapportées sur le modèle américain façonné par les WASP. Ce qu’on appelle le modèle américain était fondé sur un certain nombre de « valeurs », le travail, l’épargne, la religion, la famille et donc un certain refus du sexe en dehors de la reproduction. Ces valeurs sont réfutées en bloc par la beat generation qui veut en produire de nouvelles. Les critères de réussite sociale sont moqués, bien que certains, comme Jack Kerouac justement, se laisseront aspirer par ce type de mirage.      

    Joyce Johnson, Personnages secondaires [1983], éditions Cambourakis, 2016 

    Il y a trois aspects dans ce livre, donc trois raisons de le lire. Le premier est l’histoire de l’émancipation de Joyce Glassman. S’émanciper c’est être libre par rapport à la famille, la religion et aux choses matérielles de la vie. Pour le travail, il ne faut pas compter y échapper, le travail est une contrainte qui éloigne la jeune fille de ses désirs et de la quête de la poésie. Cette quête de la poésie n'est pas livresque, il faut que ce soit du vécu. Et donc ce même vécu, c’est en quelque sorte, le sexe, la fête, les nuits passées à boire, à écouter du jazz. Mais pour Joyce, c’est aussi son amitié avec Émilie qui trouvera hélas une fin tragique. N’acceptant plus les règles de la vie ordinaire, selon les standards américains, il est assez facile de comprendre comment on peut tomber dans ce qu’on appelle bêtement l’expérience des limites. Joyce a conscience du fait qu’il s’agit là d’une expérience individuelle. Elle va chercher à vivre de presque rien, comme cela était possible à New York et à Paris dans les années cinquante et soixante. Si cette pauvreté n’est pas matériellement contraignante, elle est le corolaire de la liberté. 

    Joyce Johnson, Personnages secondaires [1983], éditions Cambourakis, 2016

    Ainsi elle va rencontrer naturellement les gens de la beat generation. D’abord Allen Ginsberg qui à cette époque n’était pas laid et chauve, et pas encore vraiment mystique. Et puis Jack Kerouac, l’extravagant Jack Kerouac. C’est le deuxième aspect du livre. Il y a d’abord un portrait du velléitaire Jack Kerouac, l’instable Jack Kerouac, toujours en train de s’en aller, étant toujours déçu de ses voyages et de lui-même. Joyce, elle, se contente d’explorer les coins et les recoins du Village. Mais elle ne donne aucune stabilité à l’écrivain d’On the road. La seule stabilité que celui-ci possédait, en dehors de l’alcool qu’il ingurgitait jour après jour, c’était sa mère que Joyce appelle Mémère. Une sorte de dragon sous l’emprise de laquelle se trouvait Jack Kerouac. Certainement Joyce aimait cet impossible personnage. Au passage elle nous indique qu’il n’était pas un amant très fougueux !  Probablement l’aimait-elle pour ce qu’elle projetait sur lui et pour ce qu’il exprimait à travers cette forme particulière d’écriture. Elle abdiquera bientôt en comprenant qu’elle n’a ni la force, ni même la volonté de l’amender et d’en faire un bon mari. Il était ce qu’il était, le léopard meurt avec ses tâches.    

    Joyce Johnson, Personnages secondaires [1983], éditions Cambourakis, 2016

    L’errance n’était pas forcément la fuite, même si Kerouac, Allen et Burroughs, passaient leur temps à se déplacer, avec les déceptions qui allaient avec évidemment. Joyce resta dans la Village, ou jamais très loin, dérivant dans les quartiers pauvres de la ville. Le Village c’était une sorte de communauté, très anarchisante. Cependant de tout cela les beat en tiraient des poèmes et des ouvrages. Quand Joyce rencontre Kerouac, c’est une sorte de clochard – un peu céleste – il n’a pas un rond dans ses poches. Elle va assister aux débuts de sa gloire. Gloire bien embarrassante pour lui qui ne vivait que dans l’échec et la pauvreté matérielle en échange de sa liberté. Cette liberté pose tout de même question, Joyce nous dit que c’est une manière de conserver notre innocence, quelque chose de l’enfant que nous avons été. Cette liberté devait aussi aboutir à créer de nouvelles formes d’expression dans la littérature comme dans la peinture. Il y a de longs passages dans ce livre qui concernent l’émergence d’une nouvelle peinture, dont celle de Jackson Pollock. Mais cette créativité était aussi en réalité bien peu politisée. Ce mouvement qui explose au tout début des années cinquante, est curieusement contemporain de la chasse aux sorcières de l’HUAC. C’est curieux parce si les beat font des scandales, ceux-ci sont assez bien tolérés, tandis que des artistes plus ou moins bien installés dans le système seront pourchassés, notamment dans le cinéma. Vers la fin de son ouvrage, Joyce regrettera presque tout, notamment le remplacement des beatniks par les hippies, le jazz par le rock et une forme d’institutionnalisation de l’écriture désarticulée et scandaleuse. Elle condamnera les années soixante pour son incapacité à amener la révolution spirituelle et poétique qu’elle espérait. On pourrait résumer cela en disant que le système qui a toujours besoin de nouvelles marchandises, les a récupérés. Peu importe que cette période ait été aussi brève qu’intense, inachevée, inaboutie, mais certainement vivante. 

    Joyce Johnson, Personnages secondaires [1983], éditions Cambourakis, 2016

    On ne comprend pas la beat generation si on ne s’intéresse pas au jazz. Cette musique qui a toujours été à la marge, faisait partie intégrante du mode de vie. Non seulement le rythme de la prose de Jack Kerouac s’en voulait proche, mais lui-même récitait et chantait à la manière des jazzmen – il scatait. Du jazz à New York dans ce début des années cinquante ce n’était pas ce qui manquait, Joyce Johnson raconte qu’on pouvait voir et entendre dans des petits bistrots des pointures comme Thelonious Monk, ou Billie Holiday à laquelle elle consacre des pages très belles et très poignantes. Parmi les pages décapantes de l’ouvrage on retiendra encore le portrait à l’acide de LeRoy Jones. Joyce l’a connu quand il n’était rien, elle était très liée avec sa femme, la mère de deux de ses filles, une juive réformée ! Puis il devint le porte-parole du jazz et du blues comme musique exclusivement noire, il en tira un ouvrage qui devint une sorte de guide moral pour écouter de la musique[1]. 

    Joyce Johnson, Personnages secondaires [1983], éditions Cambourakis, 2016

    C’est un beau livre, avec du cœur, bien écrit, au-delà du témoignage. Chargé de sentiments et d’humanité, il ouvre la porte à une autre vision de l’Amérique. La marchandisation de la beat generation a donné naissance à toute une série de films. J’ai déjà parlé de The Subterraneans[2] pour en dire du mal. Ce film, basé sur le roman éponyme de Jack Kerouac, avait été un échec critique et commercial. Cela n’a pas dissuadé pourtant Hollywood de continuer dans la même veine. Par charité je ne citerais pas New York, New York de Martin Scorsese. Ni fait, ni à faire, mais ce n’est pas la faute des comédiens, c’est le résultat d’une méconnaissance complète de ce qu’a été le jazz. Pour en revenir à Kerouac et à sa mouvance, il y eut Heart Beat, réalisé en 1980 par John Byrum. Basé sur les souvenirs de Carolyn Cassady, le film n’a intéressé personne, même pas la critique. Mais Heart Beat avait pour lui une très belle musique, on pouvait y entendre Art Pepper. Cette musique d’ailleurs n’était pas vraiment d’époque. Joyce écoutait surtout du jazz newyorkais, du bop. Ce n’était pas tout à fait le cas de Kerouac qui était plus ouvert à la West Coast, mouvement qui était moins spécifiquement noir, Kerouac adorait Gerry Mulligan et il avait raison. Là encore les comédiens étaient bons, mais le sujet était complètement édulcoré, on aurait dit un film français à la manière de Truffaut, une bluette, vidée de toute violence et de tout caractère subversif. 

    Joyce Johnson, Personnages secondaires [1983], éditions Cambourakis, 2016

    Le dernier avatar de cette exploitation c’est On the road de Walter Salles. Basé directement sur l’ouvrage de Jack Kerouac, doté d’un budget confortable de 35 millions de dollars, ce fut à nouveau un fiasco critique et commercial. Les acteurs semblent sortir à peine du lycée pour s’amuser un peu. Même la musique est mauvaise, mais surtout le film souffre de cette manière de lire Jack Kerouac avec les mêmes lunettes qu’on mettrait pour lire n’importe quelle petite romance à deux sous. La recherche de la tragédie est absente. C’est lisse et sans saveur. Tout cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas adapter Kerouac ou Joyce Johnson à l’écran, mais il y faut sûrement un cinéaste qui n’ait pas peur de se confronter à la subversion de ces œuvres. Peut-être un Abel Ferrara dans ses bons jours…  

    Joyce Johnson, Personnages secondaires [1983], éditions Cambourakis, 2016


    [1] Blues People: Negro Music in White America, William Morrow, New York, 1971 

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/les-rats-de-caves-the-subterraneans-ranald-macdougall-1960-a207105734

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