•  Timetable, Mark Stevens, 1956

    C’est un film qui se trouve à mi-chemin entre le film de hold-up, ici l’attaque d’un train d’une manière astucieuse, et le dévoiement d’un homme presqu’ordinaire qui va choisir la voie de la transgression des règles de la vie bourgeoise. Cette hybridation donne un aspect un peu surprenant. C’est le deuxième film de Mark Stevens en tant que réalisateur, et cette fois il en est en outre le producteur. C’est encore un film à tout petit budget, tombé aujourd’hui dans le domaine public, il est malheureusement très difficile d’en trouver une bonne copie sur le marché. Mark Stevens va montrer ici qu’il connait parfaitement ses classiques, non seulement en ce qui concerne les thèmes qui vont être développés, mais aussi dans la manière de les utiliser sur le plan cinématographique. 

    Timetable, Mark Stevens, 1956 

    C’est le toubib qui braque le wagon postal 

    Le train qui roule vers Phoenix va être victime d’un vol très original. Le docteur Sloane en effet est appelé par les employés du train au chevet d’un malade. Le docteur diagnostique une poliomyélite. Il demande deux choses, d’une part son sac, et d’autre part que le train s’arrête à la première gare venue pour évacuer le malade qu’il prétend être contagieux. Mais dans le wagon postal, il braque les employés, les endort et vide le coffre. Il évacue le produit de son forfait avec le malade qui est emporté par une ambulance. La compagnie d’assurance va dépêcher son meilleur agent, Charlie Norman, sur les lieux afin d’éviter de payer 500 000 $ de prime. Charlie annule les vacances qu’il aurait du prendre avec Ruth au Mexique. Il rejoint Phoenix où il va faire équipe avec Joe Armstrong, un policier chevronné de la compagnie des chemins de fer. Ils commencent patiemment à rassembler les pièces du puzzle. Ils vont trouver que les gangsters se sont enfuis en hélicoptère, mais qu’il y a des traces de sang dans la cabine. Bientôt on apprend que c’est Charlie lui-même qui a organisé le coup. Son but est en fait de prendre la monnaie et de s’enfuir avec Linda, la femme du faux docteur, un alcoolique qui doit à son addiction d’avoir été rayé de l’ordre. Mais les choses avancent et bientôt les deux enquêteurs vont mettre la main sur un certain Wolfe qui a semble-t-il loué l’hélicoptère. Et puis c’est aussi Frankie qui se fait prendre. Mais lui dit ne rien savoir, il n’aurait fait que conduire la voiture. Pour se protéger, Charlie va tuer Wolfe. Mais malgré cela l’étau se resserre. Charlie et Joe vont enquêter à Tijuana. Ils sont sur la piste de Linda. Charlie veut laisser tomber l’enquête et décide d’amener Ruth avec lui. Il lui confie la valise pleine d’argent, valise qu’il a dérobée au docteur Sloane. Ce dernier avait compris du reste que Linda, son épouse, le trompait avec Charlie. Tout cela crée des difficultés supplémentaires, mais elles ne sont pas encore fatales. Le coup décisif va venir d’où on ne l’attend pas. Ruth a la malencontreuse idée de l’avoir ouverte. Par honnêteté, elle renvoie l’argent au chef de Charlie. Celui-ci comprend que cela va être foutu. Il annonce à Ruth qu’il se sépare d’elle et va chercher Linda. Entre temps, il va récupérer les passeports chez Bobik qu’il tue lorsque ce dernier va tenter de se défendre. Mais Joe maintenant a compris que Charlie et dans le coup et il lance avec la police mexicaine la chasse à l’homme. Dans les rues de Tijuana, ils se faufilent, cernés de toute part. C’est sans espoir : Linda et Charlie sont tués sous les yeux de Ruth.

     Timetable, Mark Stevens, 1956

    Charlie et Joe cherchent une piste 

    Le scénario est dû à Aben Kandel, très connu pour son roman City for conquest qui avait donné un superbe film d’Anatole Litvak avec James Cagney. Et puis il s’était laissé aller à écrire des scénarios assez bâclés pour des films de série B. on ne sait pas grand-chose sur lui, si ce n’est qu’il a écrit sous des noms très différents des la science-fiction, des films d’horreur et des épisodes de série télévisée notamment pour Les incorruptibles. C’est sans doute ici ce qu’il a fait de mieux. L’histoire est très dense, très bien ficelée, même si ici et là on reconnait les emprunts à d’autres classiques du film noir, comme par exemple l’enquêteur de la compagnie d’assurance face à un autre enquêteur chevronné qui vient directement de Double indemnity. Le thème principal est celui d’un homme issu de la classe moyenne qui s’ennuie. Son travail ne lui plait pas, ou du moins travailler pour récupérer du pognon pour sa compagnie d’assurances ne l’amuse pas, l’humilie même. Sa femme non plus ne lui plait pas, ou ne lui plait plus. Elle est trop passive, peu sexy. Il a besoin d’autre chose. C’est un esprit rebelle qui veut mettre en échec la logique capitaliste de son organisation. C’est le sens de son affrontement indirect avec Joe à qui il veut démontrer que le crime parfait peu très bien exister. Evidemment si on regarde ce film au premier degré, on se dit que force reste à la loi et que le crime ne paie pas. En vérité avec le film noir, cette apparence cache beaucoup d’autres choses, d’abord l’existence d’un autre monde avec sa logique et sa morale différente. Timetable est fait de telle sorte qu’on comprend très bien les motivations de Charlie, et qu’en outre on admet très bien qu’il veuille se débarrasser de sa femme pour s’enfuir ailleurs avec la belle Linda. Certes cette fuite en avant est peut-être sans espoir, mais on se dit aussi que pour la beauté du geste, cela vaut le coup. D’ailleurs, on a beaucoup de compassion pour son échec. Mais cet échec est-il important ? N’est-ce pas plus important d’avoir brisé cette routine du quotidien ? C’est ce qu’il expliquera à sa femme avant de lui dire qu’il la quitte pour toujours. Comme cet homme n’est pas cruel, il évite de lui dire qu’il part avec une autre femme. Et du reste, il n’est pas certain que Linda ne soit pas autre chose qu’un prétexte.

    Timetable, Mark Stevens, 1956 

    Ils explorent tous les rapports

    Des films de Mark Stevens, c’est sans doute le plus abouti sur le plan cinématographique. La mise en scène est impeccable, avec de très belles scènes, le hold-up, l’enfermement de Joe et de Charlie quand ils épluchent les dossiers pour découvrir une piste, les interrogatoires des Wolfe et de Frankie, et puis surtout la fuite dans Tijuana, comme dans un labyrinthe dont on ne peut sortir, figuré par les arcades et les rues étroites qui semblent se resserrer autour des deux fuyards. La photo de Charles Van Enger est excellente et utilise très bien les codes du noir comme les ombres portées par exemple, ce qui renforce la dureté de l’affrontement entre Linda et Charlie, quand celui-ci commence à douter de son honnêteté. Il semblerait que cette manière de filmer Tijuana soit aussi pour partie une des sources d’inspiration de Touch of evil d’Orson Welles. C’est dire que ce film est très abouti du point de vue esthétique. Le rythme est très resserré pour un scénario très dense : avec une telle histoire aujourd’hui on ferait une série télévisée de 10 épisodes. Notez que la violence est, comme souvent chez Mark Stevens, plutôt crue et directe. 

    Timetable, Mark Stevens, 1956 

    L’hélicoptère porte des traces de sang 

    Le rôle le plus important est celui de Charlie. Le film est donc centré sur l’interprétation de Mark Stevens. Comme dans Cry of vengeance, il gauchit assez bien son côté « classe moyenne » en rébellion en durcissant ses traits, en manifestant une colère aussi permanente que rentrée. Au fil du film, on voit bien qu’il perd un peu les pédales. Il passe du froid calculateur qui ne se mouille pas, au tueur enragé qui ira au-devant de la mort. Mais les autres acteurs sont très bons également. Le cauteleux Joe est interprété par King Calder. Un vieux de la vieille, avec un physique qui parle pour lui. Le couple qu’il forme avec Mark Stevens – Charlie, rappelle celui qu’incarnaient Fred McMurray et Edward G. Robinson dans Double indemnity. Les femmes ne sont pas des caractères très développés. Felicia Farr dans le rôle de Linda, la maîtresse de Charlie pour laquelle celui-ci se damnera, n’a rien à faire d’autre que de paraître, elle est étonnamment discrète. Le rôle de Ruth Norman, tenu par Marianne Stewart. Une actrice d’origine allemande, épouse de Louis Calhern, elle avait un physique assez vieillot qui convient assez bien au rôle d’une épouse un peu encalminée dans son rôle de ménagère sans mystère. Ajoutons quelques vétérans du film noir comme l’étrange Wesley Addy dans le rôle du docteur Sloane, ou le toujours très bon Jack Klugman dans celui de Frankie. Il y a aussi le massif Alan Reed qui se fait remarquer dans le rôle de Wolfe. La distribution est complétée par des mexicains plutôt assez ternes, renforçant l’idée qu’à cette époque le Mexique est plus un fantasme pour les Américains du nord qu’une réalité. 

     Timetable, Mark Stevens, 1956

    Charlie retrouve LInda 

    Il y a de belles scènes émouvantes et désespérées, par exemple quand Charlie cherche à tout prix à justifier ses multiples trahisons par un amour pour Linda, une chanteuse de cabaret. Ou encore quand une relation bizarre va s’ébaucher entre Charlie et une entraîneuse de chez Bobik le propriétaire de la taverne qui est censé fournir des passeports. Dans cette relation s’inscrivent tous les manques d’une vie qui pousse à courir dans tous les sens après des chimères, notamment après l’argent. Ça donne une tournure mélancolique qui souligne l’échec de tout vie individuelle.

     Timetable, Mark Stevens, 1956 

    Joe note toutes les informations sur un tableau noir 

    La réputation de ce film n’est pas usurpée. C’est un excellent film noir que ceux qui ne l’ont pas vu doivent se procurer. Un conseil cependant : comme je l’ai indiqué au début de cette recension, il n’existe pas de copie convenable en DVD, la seule copie américaine qui vaut d’ailleurs très cher est très mauvaise, sans doute effectuée à partir d’un enregistrement télévisuel. Il faudra donc aller le chercher sur la toile et le télécharger tout à fait légalement puisque les droits de ce film sont maintenant dans le domaine public. Il serait bon cependant qu’un éditeur sérieux nous en donne une copie propre, si possible en Blu ray, ce serait selon moi très justifié. Timetable et Cry vengeance sont deux très bons films noirs mis en scène par Mark Stevens qui lui-même avait connu une certaine renommée en tant qu’acteur de film noir dans Dark corner et The street with no name. C’est donc un pilier important pour notre genre d’élection.

      Timetable, Mark Stevens, 1956

    Frankie a conduit l’ambulance  

    Timetable, Mark Stevens, 1956

    Charlie exige de savoir où se trouve Linda 

    Timetable, Mark Stevens, 1956

     Charlie et Linda tentent d’échapper à leur destin

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  •  La vengeance de Scarface, Cry vengeance, Mark Stevens, 1954

    Glissons sur le titre imbécile en français. Mark Stevens est un petit peu connu des cinéphiles pour ses rôles dans le film noir, notamment les très bons The dark corner d’Henry Hathaway et The street with no name de William Kighley, le reste de sa carrière est généralement oublié. Ce qu’on sait encore moins c’est qu’il a été aussi le réalisateur de deux films noirs, Cry Vengeance et Time table. La première de ces deux réalisations et clairement démarquée de The big heat de Fritz Lang sorti l’année précédente et qui avait été un gros succès public, mais aussi une sorte d’événement cinématographique[1]. C’est à tel point qu’on a pu parler à propos de Cry vengeance de The big heat du pauvre. La principale différence, outre que Mark Stevens n’est évidemment pas Fritz Lang, c’est que le budget de Cry Vengeance est tout petit. Malgré cette parenté dans l’histoire, le scénariste Warren Douglas a introduit un certain nombre d’idées originales. Warren était un acteur qui s’est recyclé dans l’écriture de scénarios, d’abord pour des films à petit budget, puis ensuite pour la télévision. Ici il fera son apparition dans un petit rôle de policier qui tente de raisonner un homme enragé, travaillé par l’idée de vengeance et qui ne semble pas plus que ça tenir à la vie. 

    La vengeance de Scarface, Cry vengeance, Mark Stevens, 1954 

    Peggy se rend compte que Tino est préoccupé 

    Vic Barron sort de la prison de San Quentin où il a passé trois ans pour corruption. En vérité il a été victime d’un coup monté, et sa femme et sa fille sont décédées dans l’explosion de sa voiture. Lui-même a été partiellement défiguré. Pour lui le responsable de tous ses malheurs est Tino Morelli, un caïd qui s’est réfugié en Alaska, à Ketchikan, où il semble s’être rangé, ne s’occupant plus que de pêcher et d’élever sa petite fille. Vic a pour but de le tuer, mais pour cela il doit le retrouver. Ce n’est pas facile. Il achète un révolver, mais la police le surveille. Il va retrouver Lily, une entraîneuse de bar qui l’aime plus ou moins en secret, mais qui est consciente de sa déchéance. Elle vit maintenant avec Roxey, un tueur aux ordres du caïd local, Nick. Vic va tout de même apprendre que Torelli se cache à Ketchikan. Il va s’y rendre. Mais Nick envoie sur ses pas Roxley pour tuer Morelli, en supposant que ce crime sera mis ensuite sur le compte de Vic. Parallèlement il fait envoyer un télégramme à Morelli pour le prévenir de l’arrivée de Vic. Celui-ci arrive sur place et fait la connaissance de Peggy qui tient une sorte de taverne. Entre Peggy et Vic, une sorte de courant va passer. Elle l’amènera visiter un lieu sacré des Amérindiens qui, selon elle, invite à la méditation et à relativiser les aléas de la vie. Elle le dissuade cependant de poursuivre sa vengeance, et elle est fort étonnée d’apprendre que Morelli est en fait un truand de haut vol. la police de Ketchikan va être elle aussi alerté à la fois de la venue de Vic et du fait que Morelli se cache sous le nom de Corey, elle comprend que cela peut avoir des conséquences dramatiques. En fait ce n’est pas Vic qui va déclencher le drame, mais bien Roxley. Il assassine Torelli, puis il règle son compte à la pauvre Lily. Mais celle-ci avant de mourir va avoir le temps à la fois de prévenir Vic et d’écrire une lettre de confession qui le dédouane des crimes de Roxley. Vic se lance aux trousses de Roxley et le tue. La police ne peut que constater les dégâts. Avant de mourir Roxley avoue que c’est lui qui a posé la bombe sous la voiture de Vic. On comprend que celui-ci va enfin se poser et faire sa vie avec Peggy qui a pris en charge la fille maintenant orpheline de Morelli.

     La vengeance de Scarface, Cry vengeance, Mark Stevens, 1954 

    Vic tente d’obtenir des renseignements auprès de Lily 

    On voit donc que le scénario a repris certains tics de The big heat : par exemple le personnage de Lily est décalqué de celui de Debbie, et celui de Roxley du violent Stone. De même Vic Barron est une sorte de Bannion en plus enragé encore. Et puis ce n’est pas Lily qui est défigurée, mais Vic. Sinon le point de départ est le même un flic dont la famille a été détruite par l’explosion d’une bombe qui ne cherche qu’à se venger. De nombreuses différences vont être introduites à partir de cette trame. Vic Barron va connaître la rédemption : Peggy est sa possibilité de rachat. Ensuite il va poursuivre à tort Morelli, croyant que c’est lui qui a décidé de la mort de sa femme et de sa fille. Or ce personnage est intéressant parce qu’il est ambigu et que lui aussi cherche à se racheter en s’occupant de sa fille. Il n’y arrivera pas. Cela permet de dégager deux thèmes principaux : d’une part la vacuité de la vengeance, quoique celle-ci soit une mécanique difficile à enrayer, et ensuite l’opposition entre une vie simple, proche de la nature en Alaska, et la dégénérescence de la vie sociale à San Francisco. C’est un thème récurrent du film noir que cette opposition entre la ville corrompue et une nature plus ou moins préservée. Le symbole sera ce lieu sacré des Amérindiens, ou plus précisément ces magnifiques totems sculptés qui représentent une forme de sérénité. Même le caïd Morelli sera transformé par cette insertion locale. Il sera tellement transformé qu’il n’aura même plus la force de se défendre lorsque sa vie sera en danger. On a même l’impression qu’il accepte sa mort pour se laver de ses péchés. 

    La vengeance de Scarface, Cry vengeance, Mark Stevens, 1954 

    A Ketchikan, Vic repère Johnny qui le suit comme son ombre 

    Le scénario joue sur des impossibilités. D’abord, il y a l’impossibilité pour Lily de sortir de sa condition de femme soumise. Il est trop tard pour elle, comme il est trop tard aussi pour Morelli. Roxley non plus ne peut pas changer. Le tueur albinos est un garçon haineux, sans autre ressource que de se consacrer au mal, il prend un plaisir sadique à son « travail ». Mais si on peut regretter que Lily et Morelli soient condamnés, ils ont en effet tenté de s’écarter de leur pente naturelle, il est difficile de trouver des excuses à Roxley qui ne manifeste aucun remord. Vic par contre va saisir la possibilité qui lui sera offerte par Peggy pour modifier sa vision de la vie. C’est cette prise de conscience qui est ainsi récompensée. Celle-ci est peut-être suscitée par Peggy, mais elle est déclenchée surtout par la relation qu’il noue avec la petite fille de Morelli. On voit que ce sont les femmes qui jouent un rôle important et qui finalement représentent une forme de raison. Lily comme Peggy vont mettre en garde Vic contre ses tendances suicidaires et son obsession de vengeance. Elles représentent donc la vie qui continue par-delà les douleurs. Lily est une femme faible, elle n’a pas su se débarrasser de l’emprise de Roxley. Elle en mourra. Peggy est plus forte, elle ne dépend de personne, c’est elle qui représente l’avenir, aussi bien celui de Vic que celui du genre humain. 

    La vengeance de Scarface, Cry vengeance, Mark Stevens, 1954 

    Vic est très étonné de voir encore Lily 

    La réalisation est assez satisfaisante. Bien rythmée, elle utilise avec intelligence les décors naturels de Ketchikan. L’histoire se passe en été, au moment où la lumière dans cette région est intense te la nature plus exubérante. Mark Stevens connait ses classiques et exploite plutôt bien l’obscurité des espaces clos comme le bar de Peggy par exemple. Il utilise aussi l’écran large – format 1,85 :1 – ce qui est en soi une rupture avec le cycle classique du film noir, mais qui s’adapte bien à une utilisation des décors naturels de l’Alaska. La photo n’est pas exceptionnelle, elle est même assez terne, sans doute parce qu’elle vise trop ostensiblement à donner une allure documentaire à l’ensemble. Les scènes de violence révèlent très bien le caractère de Vic et de Roxley dans leur réalisme. Les deux hommes sont les pendants d’un même mal, sauf évidemment que l’allure tourmentée de Vic lui donne en quelque sorte des excuses. C’est pour cela que la caméra s’attarde sur les cicatrices de son visage, mais aussi sur son allure renfrognée. 

    La vengeance de Scarface, Cry vengeance, Mark Stevens, 1954 

    Roxey veut tuer Tino 

    La distribution est intéressante bien qu’adaptée à un petit budget. Mark Stevens incarne Vic Barron, avec une allure terriblement tourmentée. On peut juger qu’il fait un peu trop la gueule.  Il manifeste une raideur qui au fond va assez bien avec son personnage. Les femmes sont sans doute plus intéressantes. Martha Hyer qui n’a eu que rarement des premiers rôles, bien qu’elle fût l’épouse du producteur Hal B. Wallis, et encore dans des films à petit budget, est l’énergique Peggy. Elle est très bien. Mais il y a surtout Joan Vohs qui incarne Lily avec beaucoup de finesse et éclipse un peu tout le monde. Elle a très peu tourné dans des films importants, et le plus gros de sa carrière se réalisa à la télévision. Les autres acteurs sont bons également, comme Douglas Kennedy dans le rôle de Morelli ou Skip Homeier dans le rôle du tueur albinos. Accordons une mention spéciale à Cheryl Callaway qui, à l’âge de sept ans, interprétait Marie, la fille de Morelli. Cette enfant qui avait commencer sa carrière à l’âge de 5 ans la poursuivra jusqu’à la fin des années soixante principalement à la télévision. Elle a une présence très forte et apporte beaucoup à la crédibilité des sentiments que Vic va découvrir en la prenant dans ses bras ou en la  faisant jouer. 

    La vengeance de Scarface, Cry vengeance, Mark Stevens, 1954 

    La fuite n’est plus possible pour Roxey 

    Evidemment ce n’est pas un chef-d’œuvre. Mais c’est un bon film noir qui a bien passé les années. Plusieurs raisons nous incitent à la voir : d’abord parce qu’en se démarquant de The big heat, il renforce le courant du film noir qui va inexorablement vers une présentation plus crue et plus réaliste de la violence à l’écran, ensuite parce que l’utilisation de l’écran large va amener peu à peu le film noir à utiliser plus intensivement les décors extérieurs, renforçant ainsi l’aspect naturaliste du film noir. Olive en a récemment tiré une copie Blu ray très propre mais qui malheureusement ne comprend pas de sous-titres en français. Incidemment c’est un film qui est vivement recommandé par Bertrand Tavernier.



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/reglement-de-comptes-the-big-heat-frtiz-lang-1953-a119389638 

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  • Jean-Baptiste Fichet, La beauté Bud Powell, Bartillat, 2017

    Pour écrire sur le jazz, et encore plus sur un musicien complètement inconnu du grand public, disons même oublié par les amateurs de jazz, il faut avoir un peu un grain. Jean-Baptiste Fichet a un grain, et son éditeur aussi. Et c’est sans doute pour ça qu’il faut lire cet ouvrage. Bud Powell a été un de mes pianistes de chevet pendant des années. Mon préféré, je n’en sais rien, et je ne m’aventurerais pas à un classement. Il est exact que Bud Powell a été une révolution pianistique dont se sont inspiré les plus grands pianistes, Bill Evans, Phineas Newborn, et même le grand John Lewis le maître du silence. Thelonious Monk restant à part, de côté, encore plus inclassable. Ce qu’écrit Jean-Baptiste Fichet, ce n’est ni une analyse de la musique de Bud Powell, ni même son histoire tragique. Il couche sur les feuilles blanches l’histoire de sa propre passion qu’il tente de nous faire partager.

    On ne comparera donc pas cet ouvrage avec le livre de Francis Paudras, La danse des infidèles[1], dont l’édition illustrée en grand format est pour moi le plus beau livre qu’on n’ait jamais écrit sur le jazz en général. Francis Paudras[2] avait un avantage sur Jean-Baptiste Fichet si je puis dire, non seulement il connaissait Bud Powell, mais il s’était occupé de lui, faisant en sorte de lui adoucir les difficultés de l’existence. Francis Paudras est hélas décédé assez jeune, il y a maintenant une vingtaine d’années, après avoir notamment exhumé des tonnes de concerts et d’enregistrements qui ont renouvelé assez largement ce qu’on savait de ce pianiste.  

    Jean-Baptiste Fichet, La beauté Bud Powell, Bartillat, 2017

    Des pianistes comme René Urtreger ont exploré toute leur vie la musique de Bud Powell. C’était autre chose qu’une manie, une leçon de vie si je puis dire. Malgré son jeune âge, Jean-Baptiste Fichet sait tout cela. Alors il choisit une voie de biais pour parler de cette passion qui l’a pris un jour pour Bud Powell. Ce n’est pas simple d’écrire sur cette passion singulière et surtout de la faire partager. Car c’est bien là le but de l’exercice. Deux catégories de lecteurs liront cet ouvrage, ceux qui connaissent très bien Bud Powell et qui seront heureux de voir mettre noir sur blanc la vérité de leur passion pour ce pianiste, et peut-être quelques autres qui, suite à cette lecture, iront y voir d’eux-mêmes ce qu’il en est réellement avec leurs oreilles et aussi leur coeur. Car quelque alambiquée que cette musique paraisse peut-être au premier abord, c’est d’abord une musique qui vient du cœur et qui ne calcule pas.

      Jean-Baptiste Fichet, La beauté Bud Powell, Bartillat, 2017

    Bud Powell était ce qu’il était, mais sa vie se résumait à la musique, il n’était pas le seul comme ça. Parker, Monk et quelques autres s’en foutait un peu de l’argent et même de l’hédonisme ordinaire de la vie quotidienne. Bud Powell était en exil de lui-même aussi bien à Paris, ville qui l’avait adopté, qu’aux Etats-Unis.

    Il est bien difficile de parler et d’écrire sur le jazz. Très souvent les ouvrages sur le jazz sont des biographies méticuleuses comme des traités de sociologie, ou des études savantes d’où l’émotion est absente. Trouver les mots pour décrire l’émotion, c’est aussi difficile que de décrire les couleurs de l’automne, car il s’agit de trouver le ton juste. Jean-Baptiste Fichet s’en tire très bien. Evidemment il n’a jamais connu Bud Powell comme Paudras, et d’ailleurs personne n’a connu Bud Powell aussi bien que Paufras. Le texte est une sorte de réverie où Fichet mêle des anecdotes piquées ici et là, notamment chez Paudras, avec ses sentiments sur sa musique, tout en suivant une sorte de chronologie qui donne aussi un peu l’allure d’une biographie. Le but est d’en faire ressortir la beauté. C’est sans doute ce mélange qui fait apparaître le désespoir, le vrai. Il y a un passage où Fichet nous dit que ce n’est pas le désespoir qui produit la musique, mais que c’est celle-ci qui permet de lutter contre lui. C’est bien vu.

      Jean-Baptiste Fichet, La beauté Bud Powell, Bartillat, 2017

    Aux funérailles de Bud Powell on a même joué de la musique. Il y avait du monde, et du beau monde. Barry Harris a joué du piano, Benny Green du trombonne, on y a vu aussi l’immense Kenny Dorham. Preuve que Bud n’était pas aussi oublié que ça, et donc qu’il avait marqué son temps. C’est vrai qu’il est bien moins connu que Charlie Parker, John Coltrane, ou même Monk, mais qu’est-ce que cela peut faire. Charlie Parker, un autre génie, n’est guère connu aujourd’hui que des amateurs attardés d’une musique en voie de disparition. Nous sommes un peu comme les derniers des Mohicans, il ne faut pas se faire d’illusion. Même dans ma jeunesse, alors que le jazz était encore une musique bien vivante, nous étions déjà dans un état de minorité.



    [1] Editions de l’Instant, 1986. Je parle ici de la version de cet ouvrage richement illustré, et non de la version brochée.

    [2] En cherchant sur Internet, je me suis rendu compte que Francis Paudras avait une page Wikipédia en allemand, mais pas en français, ce qui peut paraître curieux, étant donné la réputation de Paris comme la capitale du jazz en dehors des Etats-Unis.

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  •  Symphonie pour un massacre, Jacques Deray, 1963

    C’est un des rares films de Jacques Deray, avec L’homme de Marrakech, qui était invisible depuis longtemps. Et le voilà enfin disponible dans une excellente version Blu ray. C’est un petit évènement à la fois pour ceux qui considèrent que Jacques Deray est un cinéaste sous-estimé, mais aussi pour ceux qui considèrent que José Giovanni a apporté énormément dans le développement du film noir à la française. Ce film vient après Du rififi à Tokyo qui était déjà une adaptation de José Giovanni d’un roman d’Auguste Le Breton. Mais il précède aussi Par un beau matin d’été, une adaptation d’un ouvrage de James Hadley Chase avec Jean-Paul Belmondo. Ce dernier film qui a eu pourtant un joli succès à sa sortie reste assez méconnu. C’est aussi un film noir, avec des moyens plus importants et qui va permettre à Jacques Deray de changer de catégorie. Il est tiré d’un roman, Les mystifiés, d’Alain Reynaud-Fourton, publié à la Série noire et qui a eu un très bon succès, au point d’être traduit et réédité aux Etats-Unis. Alain Reynaud-Fourton reste assez peu connu. En dehors de quelques pièces de théâtre à succès, on lui doit deux autres romans dont un autre à la Série noire, La balade des vendus.  

    Symphonie pour un massacre, Jacques Deray, 1963

    Cinq truands chevronnés et relativement riches s’associent pour acheter de la drogue à un nommé Cerutti. Il faut cependant rassembler une très grosse somme et aller chercher le produit à Marseille. Il y a là Paoli qui fait office de chef de gang, Valoti qui dirige un bar de nuit prospère, Clavet qui gère un cercle de jeu en difficulté dans lequel sont associés aussi Valoti et Jabeke. Celui-ci a aussi la particularité d’avoir fait de la femme de Valoti sa maitresse. Et puis il y a Moreau, c’est lui qui sera chargé de transporter les fonds. En attendant il faut réunir les fonds. Clavet qui a des problèmes d’argent achète des faux dollars pour couvrir sa mise. Jabeke a alors l’idée de voler la somme réunie par les truands. Il imagine un scénario assez compliqué : il se construit un alibi à Bruxelles, prend un train à Lyon, revient à Paris et embarque dans le même train que Moreau. Pour pas qu’on le reconnaisse, il s’est affublé d’une perruque, d’une moustache postiche et de lunettes. Mais quand il va vouloir dérober la valise pleine d’argent, Moreau se réveille. Une sourde lutte va s’engager et Moreau va mourir. Pour s’en débarrasser, Jabeke le jette par la fenêtre. Puis, à Lyon il récupère sa voiture et retourne à Bruxelles. Rapidement les membres du gang vont savoir que Moreau s’est fait repasser. Paoli appelle Jabeke à Bruxelles et lui demande de rentrer. Lorsqu’il arrive, Jabeke va cependant se vendre à Paoli : en effet en parlant il montre qu’il savait que Paoli avait accompagné Moreau à la gare. Jabeke tue alors Paoli. Il sort par la porte de service, alors que Calvet et Valoti attende devant l’immeuble. Il les rejoint et monte avec eux chez Paoli pour constater le décès. Les trois survivants décident de se débarrasser du corps en le jetant au fond d’un étang. Plus tard, Clavet au cercle doit faire face à de très lourdes pertes. Il prévient Valoti et Jabeke qu’il doit payer une forte somme à deux Américains. Ses associés décident de renflouer l’affaire. Mais Jabeke avance, sans le savoir, la part de Clavet avec les faux de dollars. Les Américains s’en aperçoivent lorsqu’ils viennent encaisser leurs gains chez Valoti. Celui-ci a de plus en plus de soupçons concernant Jabeke. Il fait mine de partir à Genève et laisse la direction de son club à Jabeke. Pendant ce temps il va récupérer l’argent chez Jabeke. Lorsqu’il revient, il se retrouve en tête à tête avec Jabeke. Il veut lui régler son compte, mais sa femme arrive sur le moment et c’est Jabeke qui tue Valoti. Il se débarrasse lui aussi du corps. Entre temps Calvet croit fermement que c’est Valoti qui a les faux dollars, et donc que c’est lui qui a étouffé le pognon. Il prévient Jabeke. Mais celui-ci va le tuer également. Sa victoire sera cependant de courte durée car la femme de Calvet a deviné que Jabeke était l’origine de tous les problèmes et donc de la mort de son mari. Elle va à la rencontre de Jabeke et le tue.

     Symphonie pour un massacre, Jacques Deray, 1963 

    Les associés doivent décider de la manière de réunir les fonds et de les transférer 

    Ce scénario est assez étrange dans la mesure où il adjoint à une histoire de truands qui s’entretuent pour cause de cupidité, une sorte d’élimination à la Agatha Christie : s’il en reste un seul, ce sera celui-là. Evidemment la cupidité est dominante. Au début on voit d’ailleurs les truands se demander pourquoi ils continuent leur vie d’aventure. Paoli donne une réponse qui en vaut une autre : on se fixe au départ une certaine somme, puis ensuite, une fois qu’on l’a atteinte, on en veut encore plus. Mais cette cupidité latente fait qu’aucun des truands n’a confiance dans les autres. C’est Jabeke qui est le plus retors, mais cela aurait pu être tout aussi bien Calvet qui paye sa part avec des faux dollars. Cette thématique est tout à fait dans la lignée des œuvres de José Giovanni première manière qui, contrairement à ce que certains ont pu en penser, passe son temps à expliquer combien le milieu est corrompu et immoral. Ces gens là vivent sans honneur, seulement pour s’approprier le plus de fric dans la plus courte unité de temps. Les femmes ne valent guère mieux, sauf qu’elles n’usent pas du même expédient. La femme de Valoti le trompe avec son ami, mais la femme de Clavet encourage son mari à tromper ses associés. 

    Symphonie pour un massacre, Jacques Deray, 1963 

    Paoli accompagne Moreau à la gare de Lyon 

    C’est la peinture d’un milieu, tel qu’il se donnait à voir au début des années soixante, c’est-à-dire après la représentation plus romantique finalement qu’on pouvait en donner dans un film comme Touchez pas au grisbi. Les truands sont des aspirants à une vie bourgeoise et respectable. Moreau rêve d’avoir une auberge de première catégorie. Ils sont bien habillés comme des bourgeois dont ils ne se distinguent guère dans leurs objectifs. Leur façon de truander s’apparente à une accumulation primitive du capital sournoise et non à une rupture dans le modèle de société. Ils ne sont pas vraiment marginaux. Ils sont tout à fait modernes et adaptés aux nouvelles exigences économiques de la société, ils ont le profil d’investisseurs chargés de bien des soucis. L’ensemble est donc un film choral où la mise en scène va prendre ses distances avec des personnages assez peu sympathiques. La difficulté est bien sûr dans ce genre de film de donner suffisamment d’informations sans en rajouter et sans se disperser. On remarque que le scénario est un travail de José Giovanni avec Claude Sautet, Claude Sautet avec qui il collaborera jusqu’au bout. Les deux hommes s’étaient connus par l’intermédiaire de Lino Ventura sur le tournage de Classe tous risques, sûrement une des plus belles adaptations d’un roman de José Giovanni[1]. Pour le reste, et c’est ça qui le rapproche encore plus du noir, la fatalité définit la place de chacun des protagonistes. Cette fatalité se retrouve aussi bien dans le fait que Jabeke trouve par hasard un sac qui est le même que celui de Moreau et cela lui donne l’idée de la substitution, que dans le fait que Moreau se réveille au mauvais moment et entraîne l’histoire vers une sanglante saga. Ou encore lorsque Jabeke va se faire tuer par Valoti, sa femme arrive de façon intempestive. Au fur et à mesure que l’histoire avance, la pente fatale devient de plus en plus glissante. 

    Symphonie pour un massacre, Jacques Deray, 1963 

    Dans le train Jabeke va s’emparer de la valise bourrée d’argent 

    La mise en scène est solide et utilise très largement les codes du film noir. La belle photo de Claude Renoir accompagne cette utilisation des nuances sombres dans la nuit. De même Jacques Deray n’hésite pas à utiliser le plan large dans la présentation des scènes de groupe. Cependant, si on retrouve ses codes dans les espaces clos, le style s’en éloigne quand il faut saisir les scènes d’extérieurs. C’est peut-être pour ça qu’on pourrait parler de Jacques Deray comme un cinéaste de l’entre-deux[2]. On remarque ainsi la très grande mobilité de la caméra dans la déambulation nocturne de Jabeke. On pourrait la rapprocher des idées de la Nouvelle Vague, mais en vérité on retrouve ces mêmes principes dans les films noirs américains du tout début des années soixante comme Blast of silence d’Allen Baron[3] ou chez Stuart Rosemberg dans Murder unc.[4]. pour ma part, il me semble que Jacques Deray a été contrarié dans sa créativité en passant du côté des grosses productions, bien qu’il y ait aussi connu des réussites intéressantes comme Flic Story ou La piscine. Il me semble qu’il y a plus d’audace dans ces premiers films noirs comme Du rififi à Tokyo, Symphonie pour un massacre ou même dans Par un beau matin d’été. Au moment où Jean-Pierre Melville va bifurquer vers une mise en scène toujours plus sobre avec Le doulos, Jacques Deray va aller vers quelque chose de plus conventionnel. Mais en 1963, les deux auteurs paraissent assez proches par leurs références constantes au film noir classique.

     Symphonie pour un massacre, Jacques Deray, 1963 

    Jabeke est revenu de Bruxelles pour la réunion organisée par Paoli 

    La distribution est assez insolite. Jacques Deray retrouve Charles Vanel qui interprète Paoli avec beaucoup d’autorité. A cette époque Vanel donnait beaucoup dans le film noir. Outre Rififi à Tokyo, il tournera dans le très sous-estimé L’ainé des Ferchaux de Jean-Pierre Melville. Jean Rochefort est Jabeke. Il est un peu à contre-emploi. Il avait déjà l’habitude à cette époque de jouer dans des comédies où son physique curieux faisait merveille. Ici il joue le dur, ce n’est peut-être pas tout à fait sa place. Il y a aussi le toujours excellent Claude Dauphin dans le rôle de Valoti qui n’aime pas être dérangé dans ses plans. On retrouve Michel Auclair dans le rôle de Clavet, un acteur chevronné comme on dit, capable de jouer presque tout. Il retrouvera Jacques Deray dans Trois hommes à abattre. Et puis il y a José Giovanni dans le rôle de Moreau, et rien que pour cela il faut voir ce film. C’est une des rares incursions qu’il fera en tant qu’acteur. Il s’en tire plutôt à son avantage, bien que ce soit le premier qui soit assassiné. Les femmes n’ont droit qu’à des rôles minuscules. C’est un film d’hommes. On reconnaitra la belle Michèle Mercier à l’aube de sa carrière dans le rôle de la femme de Clavet, et puis Daniela Rocca dans le rôle de la femme de Valoti, celle-ci reste assez effacée. On trouve aussi Marcelo Pagliero, l’auteur de l’excellent Un homme marche dans la ville[5], dans le rôle de Cerutti, et on peut même voir Jacques Deray en vendeur de billets de chemin de fer.

    Symphonie pour un massacre, Jacques Deray, 1963 

    Jabeke va aussi tuer Calvet 

    L’ensemble est donc un très bon film noir. On peut ajouter aussi la musique particulière de Michel Magne, très jazzy qui appuie sur la contrebasse et le vibraphone, ce qui donnait à l’époque un air de modernité.  On est heureux que ce film ait été enfin édité. Espérons que L’homme de Marrakech suivra. Le film a eu à sa sortie un beau succès d’estime, il s’est bien vendu à l’international, en Italie comme en Allemagne et à obtenu un succès d’estime aux Etats-Unis où on sait ce qu’est un film noir. Pour ma part je pense que ce film fait mieux ressortir le talent de Jacques Deray pour le « noir », bien plus peut-être que le reste de sa carrière. 

    Symphonie pour un massacre, Jacques Deray, 1963 

    Hélène quitte le club après la mort de son mari



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/classe-tous-risques-claude-sautet-1960-a114844830 

    [2] On retrouve cette idée dans le livre d’Augustin Burger, Jacques Deray, un cinéaste à mi-chemin, Le bord de l’eau, 2012.

    [3] http://alexandreclement.eklablog.com/allen-baron-un-cineaste-noir-a114844940 

    [4] http://alexandreclement.eklablog.com/crime-societe-anonyme-murder-inc-stuart-rosenberg-1960-a114844704 

    [5] http://alexandreclement.eklablog.com/un-homme-marche-dans-la-ville-marcel-pagliero-1949-a144320566 

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  • Benoît Tadié, Front criminel, une histoire du polar américain, PUF, 2018. 

    Une guerre de classes dans la culture 

    Benoît Tadié avait déjà écrit un ouvrage très intéressant sur le roman noir américain, Le polar américain, la modernité et le mal[1]. Il en produit un autre un peu sur le même thème, avec cependant un changement d’outillage et d’angle. Il va partir de la matrice de l’émergence d’une littérature populaire, prolétarienne par certains aspects, telle qu’elle apparait dans les pulps comme le célèbre Black mask par exemple. Pour lui c’est une littérature faite pour les pauvres et fabriquée par des auteurs issus des basses classes, le plus souvent autodidactes. Ensuite il va montrer à partir de quelques auteurs emblématiques comment le polar américain va se transformer en changeant de thématique. Il se dessine alors une guerre culturelle entre les auteurs marginaux des polars et le courant dominant qui va n’en faire plus qu’un véhicule pour le commerce.

    L’ouvrage utilise des références nombreuses et variées qui ne sont pas si facile que ça d’accès, notamment en ce qui concerne les nouvelles des tout premiers auteurs de polar publiées dans les pulps. Une idée intéressante est en quelque sorte le nomadisme du roman noir, nomadisme qui épouse la transformation économique de la nation et l’entraine toujours plus vers la corruption et le consumérisme. Tadié va montrer par exemple que le polar passe de New York et Chicago à Los Angeles comme emblème de la ville du mal, en même temps que le cinéma l’investit et s’en sert pour nourrir son propre commerce. On passerait ainsi de Hammett à Chandler par exemple. 

    Benoît Tadié, Front criminel, une histoire du polar américain, PUF, 2018. 

    La thèse est intéressante, quoique très imprécise. D’abord parce que le polar newyorkais a toujours continué de cohabiter avec le polar de Los Angeles, ensuite parce que le polar le plus sulfureux se passe à San Francisco, ville mis en scène par Dashiell Hammett par exemple, mais ville rebelle et prolétaire. Ensuite parce qu’il tente de faire croire que le polar est la production particulière des immigrés ou des minorités. Il tord ainsi l’habituelle vision qu’on a du polar comme un reflet plus ou moins précis de la lutte des classes, vers le développement des minorités dans leur affirmation. Il se demande pourquoi finalement il n’y a pas eu plus d’ouvrages noirs écrits par des femmes ou par des afro-américains. On notera que le polar américain développe le thème des minorités sexuelles ou raciales à partir du moment où il cesse d’être massivement lu par les classes prolétaires, à partir du moment où il agonise, comme un ultime sursaut, mais on sait que le thème des minorités est un combat qui se développe lorsque le mouvement social contestataire s’affadit, lorsque le polar n’est plus populaire. Manchette avait une vision plus charpentée du polar, quoique parfois un peu outrancière. Pour lui si ce genre de littérature se développait dans les années vingt, c’était une sorte de compensation de la lutte des classes qui avait vu la défaite sanglante du prolétariat. Cette manière d’intervenir sur la scène publique étant en quelque sorte l’aveu de l’impuissance du mouvement ouvrier à construire le socialisme. Tadié développe la thèse radicalement inverse : pour lui c’est la preuve au contraire d’une offensive de la classe prolétarienne. L’approche de Jean-Pierre Manchette me semble plus juste, bien qu’il semble toujours délicat de désigner des coupures trop nettes en matière de production culturelle[2]. En quelque sorte Tadié projette son propre combat de la défense des minorités sur une époque où cette question ne se posait sûrement pas en ces termes. Cependant cette vision rentre en contradiction avec ce qui se passe après 1945 et que Tadié appelle la normalisation dans la guerre de la culture. En vérité le New Deal est passé par là, non seulement il a remis l’économie américaine sur la voie de la prospérité, mais il a encouragé ouvertement l’émergence de cette littérature en rupture en finançant des auteurs comme Jim Thompson, mais aussi John Dos Passos ou Richard Wright par exemple à travers le FWP (Federal Writers’ Project) mis en place dès 1935[3]. En donnant la parole au peuple, aussi bien à travers le récit des anciens esclaves que des enquêtes sur la profondeur des failles sociales du système social américain, le FWP a préparé au fond la reconnaissance ultérieure du roman noir comme une forme majeure de la littérature contemporaine.  

    Benoît Tadié, Front criminel, une histoire du polar américain, PUF, 2018.

    L’évolution économique et le polar 

    L’ouvrage de Benoît Tadié est remarquablement étayé par une connaissance pointue de ces œuvres underground dont la plupart ne sont pas connus chez nous, mais qui ont forcément joué un rôle décisif dans l’augmentation du niveau de capital humain. La lecture se développe rapidement entre les deux guerres, et les Etats-Unis vont devenir le pays où le niveau d’éducation est le plus élevé du monde. On pourrait d’ailleurs se demander comment s’articule un savoir académique et une production d’œuvres en rupture avec cet académisme. Tadié articule aussi de manière plutôt convaincante la transformation d’une littérature populaire avec la transformation du monde de l’édition qui fait sortir la vente de livres des librairies pour se propulser dans les drugstores et les kiosques à journaux ou les halls de gare – c’est cette voie que suivra d’ailleurs avec beaucoup de succès le Fleuve noir en France – en même temps on passe du hardcover au paperback, au fur et à mesure que le marché se démocratise et d’élargit. Ce sont plusieurs centaines de millions d’exemplaires qui se vendent tous les ans sous des couvertures très criardes dont a apprécié plus tard la qualité artistique comme une forme tout à fait nouvelle, mais qu’à l’époque on trouvait vulgaire et racoleuse. Les éditeurs vont chercher leur public où il se trouve. Tadié dessine ainsi un paysage chaotique où se mêle la volonté de récupération d’une littérature populaire à sa transformation qui s’articule sur des comics. En tous les cas c’est un paysage littéraire qui va être bouleversé par l’émergence du roman noir, et ce bouleversement sera célébré plus tard, à la fin des années soixante au moment où le contrôle sur la culture va se relâcher, notamment avec l’abandon des listes noirs de l’HUAC. 

    Benoît Tadié, Front criminel, une histoire du polar américain, PUF, 2018. 

    Egalement il cite des auteurs très intéressants, souvent proches ou venant de la littérature prolétarienne qui font passer des idées subversives en contrebande, ce qui renforce cette idée du développement du polar comme le véhicule de la démocratisation du pays. Si on voit facilement en quoi David Goodis ou Dashiell Hammett peuvent être rangés dans ce genre-là, c’est tout de même un peu plus compliqué pour Cornell Wollrich, alias William Irish. Encore que Goodis après avoir été très marqué à gauche dans ses nouvelles ait évolué vers une littérature moins engagée, plus acceptable.

    Si on comprend bien, les auteurs de polars américains, se divisent en trois groupes : ceux qui s’en servent d’un véhicule pour transmettre des idées subversives et qui savent très bien ce qu’ils font, comme David Goodis première manière, Dashiell Hammet ou Sam Ross et Jim Thompson, ceux qui ensuite développent des idées subversives mais sans forcément articuler cette critique sociale sur un objectif et une théorie politique très claire et affirmé, comme James M. Cain ou William Burnett et enfin ceux qui suivent le mouvement, ou au contraire ceux qui même vont retourner la littérature populaire contre son véritable public en véhiculant des idées « fascisantes » dans le cadre de la Guerre froide comme le sinistre Mickey Spilanne par exemple dont les ouvrages se vendent par millions et dont le héros, Mike Hammer fut aussi l’objet de comics. Si Mickey Spillane détourne le « noir », son ouvrage Kiss me deadly a lui-même été détourné malicieusement par Robert Aldrich dans un film célèbre qui développe des idées antimilitaristes au moment où on craint qu’une guerre nucléaire n’éclate. Mais pourquoi les livres si mal écrits et si réactionnaires de Mike Hammer se vendent-ils si bien ? Tadié n’a pas la réponse. Moi non plus d’ailleurs. 

    Benoît Tadié, Front criminel, une histoire du polar américain, PUF, 2018. 

    Malgré tout, on reste un peu sur notre faim car les auteurs de polars les plus noirs et les plus critiques vis-à-vis du modèle américain ne sont pas ceux qui se vendent le mieux. Autrement dit se servir de la littérature policière pour avancer des idées radicales comme on dit aujourd’hui n’est pas forcément simple. Jim Thompson ne sera jamais un auteur très lu, même si ses tirages n’ont jamais été confidentiels – Mickey Spillane atteindra plus facilement le lectorat prolétarien que lui. Il aurait été également intéressant de mesurer, même grossièrement, le poids des auteurs radicaux dans le total des écrivains de polar. On notera tout de même que les auteurs les plus radicaux sont aussi ceux qui semblent avoir le mieux résisté à l’usure du temps, non seulement par leur thématique, mais par leur esthétique. Il est clair que les auteurs de romans noirs ont réinventé un style en fonction de leur objectif, rapidité d’écriture, dialogues importés de la rue, sobriété dans les descriptions. 

    Ruptures 

    L’émergence et le développement du polar américain sous la forme de romans peu onéreux et largement diffusés s’identifie avec un processus de démocratisation sociale et culturelle qui vise l’égalité. Pour cette raison, il est représenté par des groupes d’auteurs en ruptures qui émergent avec chaque conflit militaire. Les premiers auteurs de pulps sont issus de la Première Guerre mondiale. La seconde vague est emmenée par des auteurs qui auront participé à la Seconde Guerre mondiale. Bien évidemment entre les deux, il y a le New Deal qui lance un vaste programme de soutien aux écrivains – Jim Thompson sera l’un d’eux d’ailleurs. Les choses changent avec la Guerre du Vietnam. Si ce sujet est important pour les nouveaux auteurs des années soixante-dix, la plupart n’y ont pas participé, mais au contraire ils ont été marqués par le vaste mouvement de contestation de cet engagement militaire qui se soldera par une évacuation piteuse de ce pays. En tant que mouvement collectif et démocratique, Tadié avance que le polar américain agonise à la fin des années soixante. Une des raisons à cela est l’envahissement de la télévision comme loisir principal, ce qui peut paraître évident. A partir de ce moment-là le polar va devenir un genre accepté comme une fraction de la littérature bourgeoise, il va devenir respectable si on veut. Les ouvrages vont devenir plus épais – James Ellroy pond des ouvrages qui flirtent avec les milles pages, mais aussi avec l’ennui. Il ressort de tout cela que le polar américain a connu un cycle classique qui va de 1920 à 1950 (1960 pour Benoit Tadié) et que ce cycle correspond aussi au cycle classique du film noir avec un petit décalage dans le temps. On passe du livre à l’image animée pour donner au cinéma – notamment au cinéma parlant – de nouveaux sujets à un public qui va s’élargir continument. En se saisissant du roman noir, le cinéma va l’affadir et en faire un objet de vindicte de la part des censeurs de l’HUAC qui vont s’acharner dessus pour détruire le film noir, l’ayant identifié clairement comme le véhicule de la subversion à travers la démocratisation du savoir. 

    Benoît Tadié, Front criminel, une histoire du polar américain, PUF, 2018. 

    On peut trouver que l’ouvrage part un peu dans tous les sens – par exemple il y a une longue et belle étude sur Jim Thompson qui semble être l’auteur préféré de Tadié, mais elle se trouve en décalage avec l’ensemble du récit – on a souvent l’impression d’une addition savante d’études réalisées à d’autres occasions. Tadié aurait pu peut-être aussi développer les liens qu’il y a entre la littérature noire et le cinéma. A mon sens Charles Williams aussi aurait mérité un meilleur traitement, en effet cet auteur reconsidère la place de la femme dans la société, que ce soit dans les campagnes[4] ou à la ville d’ailleurs[5], et il fait émerger une préoccupation nouvelle pour le sexe : si cette préoccupation se trouve aussi chez Jim Thompson, chez Charles Williams elle est traitée de façon plus directe et moins maladive. Un des aspects sur lequel il aurait peut-être pu mettre l’accent, c’est cette manière propre au roman noir américain d’utiliser un humour très particulier qui démonte les certitudes les mieux ancrées en ce qui concerne l’american way of life. Cette causticité qui évite de se prendre au sérieux ou de sombrer dans le pathétique accroît la force critique. Mais je comprends bien que Tadié a dû faire des choix.  L’ensemble reste passionnant et donne une grande quantité d’informations sur notre domaine favori. Il n’a pas son équivalent en France et comble ainsi un manque.

     Benoît Tadié, Front criminel, une histoire du polar américain, PUF, 2018.



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/benoit-tadie-le-polar-americain-la-modernite-et-le-mal-puf-2006-a114845060 

    [2] Les yeux de la momie, Rivages, 1997.

    [3] Jerre Mangione, The dream and the deal, The Federal Writers‘ project, 1935-1943, Little Brown, 1972. Voir aussi http://balises.bpi.fr/litterature/le-new-deal-et-la-litterature

    [4] Hill girl, 1951, traduit en français par La fille des collines, Rivages, 1986.

    [5] Talk of the town, 1958, traduit en français par Celle qu’on montre du doigt, Série noire, Gallimard, 1959.

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