• La tigresse, Too late for tears, Byron Haskin, 1949

    Byron Haskin n’est pas un spécialiste du film noir, il est surtout connu pour ses incursions heureuses dans la science-fiction. Mais enfin, on lui doit le très bon I walk alone en 1948, avec Burt Lancaster, Kirk Douglas et déjà Lizabeth Scott. Ici, le scénario est tiré d’un roman que Roy Huggins avait publié en feuilleton dans le Saturday evening post. Cela avait été un succès, sans doute à cause des multiples rebondissements de l’intrigue, et donc on en avait tiré un ouvrage puis celui-ci avait été traduit en français et publié dans la collection bon marché « l’énigme » chez Hachette. Roy Huggins n’est pas n’importe qui. A Hollywood il a un peu tout fait, producteur de séries télévisées qu’il a créées, comme Maverick ou The fugitive qui ont connu de grands succès. Il est aussi connu pour avoir dénoncé 19 membres du parti communiste auquel il était affilié, avec comme excuse que ceux-ci avaient déjà été dénoncés devant l’HUAC ! On va voir d’ailleurs que le côté « morale ordinaire » ne le quittait pas. 

     La tigresse, Too late for tears, Byron Haskin, 1949

    Les Palmer ont été invité par des amis à un diner, mais au dernier moment, Jane refuse de s’y rendre. Faisant demi-tour sur une route un peu déserte, une voiture les croise et son conducteur jette une lourde sacoche dans le véhicule des Palmer ! Après avoir semé leurs poursuivants, les Palmer rentrent chez eux et ouvrent le sac qui contient en fait une grosse somme en billets usagés. Si Jane veut conserver cette petite fortune pour son usage personnel, Alan est honnête et voudrait bien aller le rendre à la police, il pense que cette fortune tombée du ciel porte malheur et que leur couple ne survivra pas. En attendant, ils vont planquer le sac à la consigne de la gare. Jane pense cependant qu’elle amènera son mari à composition. Mais le lendemain, tandis qu’Alan est parti travailler, elle reçoit la visite d’un personnage louche, Danny Fuller, qui lui demande de lui rendre son argent. Jane nie, mais comme Danny se fait menaçant elle lui propose de l’aider à retrouver le sac de billets, contre la moitié de la somme qu’il contient. Elle croit que le ticket de la consigne est toujours dans la poche du manteau de son mari. Elle en profite pour se laisser séduire par Danny. Elle met une combine compliquée au point. Entraînant son mari dans une soi-disant promenade sur le lac – il semble que ce soit le Parc McArthur – elle le tue et le jette à l’eau avec la complicité de Danny. Puis tous les deux rentrent chez elle comme si de rien n’était. Elle va ensuite laisser sa voiture avec les clés dessus au bord de la plage pour se la faire voler. Mais en face de chez elle habite la sœur d’Alan qui trouve un peu louche toutes ces allées venues. Jane va signaler la disparition de son mari à la police. Puis elle va voir Danny qui a conservé le manteau d’Alan. Mais elle ne trouve pas le ticket et est prise d’un évanouissement. En fait c’est la sœur d’Alan, Kathy, qui a récupéré le ticket dans le tiroir de la commode. Elle le cache chez elle. Tandis que Danny et Jane se rongent les sangs pour retrouver le maudit ticket, un nouveau personnage apparaît, Don Blake, qui prétend avoir connu Allan à l’armée. Lui aussi semble louche. Jane veut se débarrasser de Kathy, et demande à Danny d’acheter du poison. Les choses s’accélèrent, et tandis qu’une idylle se noue entre Kathy et Don, Jane empoisonne Danny puis s’enfuit au Mexique. C’est là que les choses se dénoueront Don est en réalité le frère du premier mari de Jane qui est mort dans des conditions mystérieuses. En rusant, il va lui faire avouer qu’elle a bien tué Alan et qu’elle a coulé son corps dans le lac. La police interviendra trop tard pour empêcher Jane de tomber par la fenêtre d’un appartement qu’elle avait loué dans un hôtel de luxe. Kathy et Don qui en fait s’appelle Blanchard, vont pouvoir filer le parfait amour. 

    La tigresse, Too late for tears, Byron Haskin, 1949 

    Alan Palmer cherche à dissuader sa femme de garder l’argent 

    C’est donc d’abord une histoire à rebondissements où la complexité des caractères s’efface derrière la subtilité de l’intrigue. Deux thèmes dominent : d’abord une analyse de la cupidité et des ravages que ce sentiment indigne peut produire, ensuite bien sûr le portrait d’une sorte de veuve noire qui tue sans état d’âme tous ses amants successifs. Mais il y a également le chantage qu’exerce Danny Fuller sur un autre personnage mystérieux qui traficote des factures de gestion de l’eau municipale. Au début, on prend Danny pour une sorte de gangster, pourtant ce n’est qu’un maître-chanteur qui roule des mécaniques. Qui trop embrasse mal étreint, et probablement c’est cette trop grande profusion de thèmes qui rend le film problématique. Pour combler les vides, le film devient très bavard et la plupart des scènes se passent, comme au théâtre dans le décor de l’appartement des Palmer : il faut bien expliquer au spectateur ce qui se passe, sinon il ne peut plus suivre. On a droit à des leçons de morale en permanence comme quoi l’argent ne fait pas le bonheur et le crime ne paie pas. Certes on peut toujours rétorquer que ces discours reflètent très bien les obsessions des Américains par rapport à l’argent et à la réussite, la crainte de la montée du pouvoir féminin dans la société d’après-guerre, mais ça ne passe pas vraiment. 

    La tigresse, Too late for tears, Byron Haskin, 1949 

    Jane promet à Fuller de tout faire pour retrouver l’argent 

    Si quelques traits spécifiques du film noir sont très visibles dans la réalisation, l’ensemble est filmé assez platement. Haskin multiplie les plans rapprochés et les oppositions de visages dans le cadre. Il y a peu de mouvement d’appareil, peu de relief donc, et même la photographie n’est pas d’une très grande qualité. Il est vrai que la version que je possède a été éditée par Bach film, et qu’elle a été tirée à partir d’une copie vieillie, sombre et rayée. Sans doute n’en avait on pas une meilleure sous la main. Bien que ce ne soit pas un film de série B, il ne semble pas que le budget ait été suffisant ne serait-ce que pour éclairer correctement les scènes. Cela se passe à Los Angeles. Les décors extérieurs sont mal et peu utilisés. Tout cela manque de fluidité. Même la gare et sa consigne ne sont pas filmées correctement, l’angle choisit n’est jamais le bon et l’immobilité quasi-totale de la caméra gâche la scène. En même temps cela montre bien les limites de Byron Haskin comme réalisateur, il n’est ni Edgard Ulmer, ni Rudolph Maté qui eux savaient saisir le mouvement[1]. 

    La tigresse, Too late for tears, Byron Haskin, 1949 

    Sur la barque l’irréparable va être commis 

    Mais le film a des qualités tout de même. Et en premier lieu une belle distribution. Lizabeth Scott qui porte le film sur ses épaules est Jane cette sorte de Barbe-bleue féminin et sans complexe, toujours à inventer une turpitude nouvelle pour tester jusqu’où elle peut aller. C’est une actrice assez curieuse, trop jolie pour jouer les rôles de caractère à la Joan Crawford, elle n’était pas assez belle pour rivaliser avec les grandes stars de l’époque. On l’a surnommée la Lauren Bacall du pauvre, c’est assez injuste. Elle en avait parfois quelques airs, et surtout elle avait une voix très grave qui pouvait parfois surprendre. Mais on a beau dire, elle a fait tout de même une jolie carrière dans le film noir. Elle a tourné aux côtés d’Humphrey Bogart, Robert Mitchum, Kirk Douglas. J’en passe. Elle mettra un terme à sa carrière encore assez jeune, peut-être à la suite de révélations de Confidential, magazine hollywoodien à scandales, sur sa sexualité, elle était lesbienne[2]. On peut se demander si ce n’est pas cela qui l’a marginalisée et finalement l’a conduite à un oubli relatif. Mais peu importe, ici elle trouve un des rôles les plus complets de sa carrière, jouant aussi bien sur le registre de la peur et de la colère que sur celui de la séduction et de la manipulation. Et puis il y a l’incroyable Dan Durya dans le rôle de Danny le maître-chanteur. C’est un abonné des rôles de mauvais, de violents, de psychopathes. Acteur sous-estimé, il tire parti d’un physique étrange et puissant. Il y a également un autre acteur que j’aime bien, c’est Arthur Kennedy dans le rôle du mari honnête et compatissant. C’est lui aussi un compagnon de route des amateurs de films noirs. Il est impeccable et tout en nuances. Don De Fore dans le rôle de Don Blake, alias, Blanchard, est le seul qui jure vraiment dans la distribution. Son physique mou lui ôtant toute crédibilité, on le voit plutôt dans des farces familiales à la Disney que dans des films noirs. Ce n’est pas qu’il soit mauvais acteur, mais quand il menace, on a plutôt envie de rigoler. Barry Kelley est un habitué des films noirs, une figure. Très décoratif, il est ici le policier Breach qui patauge dans son enquête. La performance de la grande Kristine Miller n’est pas non plus très remarquable, mais enfin elle tient sa place dans le rôle de la sœur jalouse. Haskin aurait peut-être pu tirer un meilleur parti de son physique, elle était grande et solide, mais elle fut ensuite absorbée par la télévision. Elle décédera la même année que Lizabeth Scott en 2015. 

    La tigresse, Too late for tears, Byron Haskin, 1949 

    Don Blake prétend être un ami d’Alan 

    On a donc compris que ce film peut se voir sans soucis, avec une belle distribution et un scénario à rebondissements, mais il ne faut pas s’attendre à une réalisation qui vous prendrait aux tripes et qui resterait longtemps gravée dans vos mémoires. Le film n'a pas eu de succès, et il sera rebaptisé Killer bait pour une nouvelle exploitation sur un circuit de distribution moins ambitieux.

    La tigresse, Too late for tears, Byron Haskin, 1949 

    A la gare, Jane veut récupérer le sac

     

     


    [1] Je pense à Maté à cause de Union station. http://alexandreclement.eklablog.com/midi-gare-centrale-union-station-rudolph-mate-1950-a114844756

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  • Détour, Detour, Edgar Ulmer, 1945 

    Detour est un film culte comme on dit, et sans doute encore plus aux Etats-Unis que chez nous. S’il y a une chose que le film noir nous apprend, c’est que de faire de l’autostop n’est jamais une bonne idée. Ida Lupino en refera encore la démonstration quelques années plus tard de très belle façon dans The hitch-hicker[1]. Mais ce thème reviendra encore souvent. Hitcher sur un thème assez proche de The hich-hicker, fera l’objet de deux films, l’un en 1986 et l’autre en 2007. Aux Etats-Unis, la vaste étendue du territoire fait que les routes sur longue distance ne sont pas très sûres. C’est un thème paranoïaque parfait. Ulmer va l’illustrer brillamment à partir d’un roman de Martin M. Goldsmith qui a eu une grosse réputation en son temps. Goldsmith passait son temps à voyager, notamment au Mexique, ce vagabond écrivait pour financer ses déplacements, d’abord des romans, mais aussi des scénarios pour des films noirs aussi bien que des westerns. En dehors de Detour, on lui doit le scénario de Shakedown de Joseph Pevney et celui de The narrow margin de Richard Fleischer, ce qui n’est pas rien. Ses livres ne sont pas traduits en français. Il n’a pratiquement travaillé que pour des films de série B. Martin M. Goldsmith avait vendu les droits d’adaptation de son ouvrage à condition d’en être le scénariste. La différence entre le livre et le film semble résider d’abord dans l’importance moindre que tient l’histoire entre Sue et Roberts dans le film, et aussi que dans le livre elle est une danseuse ratée au lieu d’une chanteuse. 

    Détour, Detour, Edgar Ulmer, 1945 

    Al Roberts voudrait bien se marier avec la chanteuse Sue qu’il accompagne tous les soirs au piano et dont il est très amoureux. Mais celle-ci veut rencontrer le succès et le quitte pour Hollywood tout en lui promettant de l’épouser un peu plus tard. Roberts lui téléphone de temps en temps, mais comme elle lui manque, il décide de la rejoindre. Il n’a pas d’argent, aussi il va se livrer aux joies de l’auto-stop. A partir de New-York, il va traverser l’Amérique. Ça ne marche pas très fort, sans doute parce que Roberts a une tête de bandit. Mais voilà qu’il est pris en stop par un certain Charles Haskell qui conduit une très belle voiture décapotable. Il parait très aimable, lui offre même à manger. Il lui raconte qu’il s’est disputé avec une femme qu’il avait prise en stop et qu’il voulait sauter. Mais alors que Roberts le remplace pour la conduite du véhicule, ils doivent s’arrêter en pleine nuit pour remonter la capote car il commence à pleuvoir. Haskell dort, et Roberts n’arrive pas à la réveiller. Lorsque Roberts ouvre la portière, il tombe et se fend le crâne sur une pierre. Craignant qu’on ne le désigne comme un criminel, Roberts va prendre sa place, se débarrassant de de son identité, il endosse celle de Haskell. Il pense que si on retrouve le cadavre, on croira qu’il s’agit de lui. Il a hâte de retrouver Sue. Mais malencontreusement il s’arrête à une station-service pour faire le plein. Là il croise une jeune femme Vera qu’il va prendre en stop. Mais celle-ci se rend compte qu’il n’est pas Haskell, c’est elle qui s’est disputé avec lui ! Elle va donc faire chanter Roberts. Elle est un peu neurasthénique, tuberculeuse, méchante comme une teigne. Elle lui pique le pognon que lui-même avait pris dans les poches d’Haskell, puis, arrivés dans un motel, elle lui propose de coucher avec elle. Ce qu’il refuse et qui la vexe terriblement. Le lendemain ils doivent vendre la voiture, puis se séparer. Mais la vente cafouille. En fouillant la voiture, Vera trouve un journal qui parle de la maladie du père d’Haskell, elle a une autre idée : attendre que le vieux décède pour empocher la fortune du vieux, en faisant passer Roberts pour le fils. Mais Roberts refuse encore au motif que cela ne serait pas trop réaliste. Menaçant de le dénoncer à la police, elle s’enferme dans la chambre, mais Roberts tire sur les fils du téléphone et l’étrangle ! il l’a tuée accidentellement et finalement il attendra que la police le capture et le mette en prison. 

    Détour, Detour, Edgar Ulmer, 1945 

    Roberts se souvient 

    La narration est éminemment subjective, partant d’un flash-back, elle suit le récit que nous donne Roberts en voix off. Mais on n’est pas obligé de le croire, et on peut penser au contraire qu’il a tué Haskell pour s’emparer de la voiture, puis Vera pour tout garder et échapper au chantage. La fatalité c’est ce qui guide la vie de ce loser de Roberts. Et chaque fois qu’il fait une rencontre, il descend d’un cran supplémentaire. Les plans de coupe des conversations avec Sue laissent entendre qu’elle le trompe et qu’en fait elle ne veut plus le revoir. Les femmes font son malheur, si Sue le trompe probablement, Vera est une vraie mégère d’une méchanceté hors norme qui s’applique à lui pourrir la vie.  C’est un film très érotique aussi, c’est tout juste si après l’avoir enfermé à double tour Vera ne viole pas Roberts ! cette volonté de mettre la prédation sexuelle d’une femme si elle est déjà courante dans le roman noir, elle est bien moins explicite dans les films noirs. Il n’est pas étonnant qu’elle se fraie un chemin dans un petit film B sur lequel la censure était bien moins sévère. En tous les cas, Detour est fondé sur la peur des femmes un peu trop émancipées, mais celles-ci sont présentées comme terriblement attirantes. Le troisième personnage de cette histoire est Charles Haskell. Il est tout aussi ambigu que les deux autres, sa bonhommie cache un redoutable escroc. Pas un personnage pour racheter l’autre. 

    Détour, Detour, Edgar Ulmer, 1945 

    A New-York petit pianiste sans ambition il est heureux avec Sue 

    C’est un film a tout petit budget produit par PRC, une petite firme de Poverty Row qui travaillait quasi exclusivement que sur des films de série B, le bas de gamme des studios hollywoodiens. Ulmer racontait que le film avait été tourné en seulement six jours avec un budget de 20 000 $. Mais en réalité il se vantait, Ann Savage a expliqué que le tournage dura presqu’un mois pour un budget de 100 000 $[2]. La fille de George Ulmer avance que le tournage a duré 14 jours[3]. Ce budget restreint va obliger à des prouesses de stylisation. Par exemple, lorsque Roberts raccompagne Sue à la fin de la nuit, cela se passe dans un brouillard à couper au couteau, ce qui évite les décors coûteux. Il n’empêche qu’Ulmer va compenser ce caractère étriqué en jouant sur la fluidité de la mise en scène, en choisissant des angles intéressants, mais aussi en utilisant les mouvements de caméra pour amplifier la tension et donner un peu de profondeur. Au début du film on voit Roberts nous raconter sa vie en gros plan, puis la caméra recule pour saisir la profondeur du bar où il est attablé, et enfin tourne lentement vers la droite tout en gardant en point de mire l’ouverture vitrée qui se trouve au fond de la pièce. Parmi les autres scènes remarquablement filmées, on peut citer le numéro de chanteuse de Sue accompagnée au piano par Roberts. Il y a un mouvement de grue qui part en arrière en passant par-dessus la tête des danseurs, ou encore lorsque Roberts défonce la porte de la chambre où Vera s’est enfermée, avec un travelling avant qui va la dévoiler étranglée été pendouillant au bord de son lit. 

    Détour, Detour, Edgar Ulmer, 1945 

    Haskell est mort 

    L’interprétation est exceptionnelle. C’était le troisième film que le couple Tom Neal – Ann Savage tournait, ils en feront encore deux ensemble, mais c’est le seul film dont on se souvienne. Le scénario est écrit de telle façon qu’on voit Tom Neal du début jusqu’à la fin. Cet acteur est toute une histoire à lui tout seul, un roman noir. Ancien boxeur, il donna une raclée à Franchot Tone qui lui avait piqué sa femme. Il sera blacklisté pour ses violences, et non pour des raisons politiques, sa femme aussi d’ailleurs. Il se reconverti en jardinier à Palm Springs. Mais il tua aussi (accidentellement évidemment) sa troisième femme d’une balle dans la nuque ! Condamné à 10 ans de prison pour homicide involontaire, il décédera d’une crise cardiaque quelques mois après sa sortie de prison. A part ça comme disait son fils Tom Neal Jr, c’était un type plutôt sympa. On comprend que c’était tout à fait l’acteur qu’il fallait dans ce rôle de pianiste malchanceux, sa vie étant un vrai roman noir. Il est très bien. Mais c’est Ann Savage qui est tout de même la plus remarquable de ce couple bizarre. Dotée d’un physique curieux, les yeux cernés, la mine revêche, elle s’en donne à cœur joie pour démontrer sa hargne et son entêtement imbécile qui la mènera elle aussi sur la pente fatale. Plus qu’une garce, c’est une vraie brute au féminin ! Elle trouvera peu de rôles à la hauteur de son talent, et après un détour par la télévision, elle renoncera à ce métier scabreux. Elle décédera en 2008 dans un petit appartement de Los Angeles oubliée de tous, sauf des amateurs de Detour bien sûr. Il y a deux autres personnages. Sue, incarnée par Claudia Drake, était une vraie chanteuse, c’est elle qu’on entend dans le film. Elle fit une petite carrière dans le film B, mais la plupart de ses films ne sont pas arrivés jusqu’à nous. Et puis Edmund MacDonald dans le rôle de Charles Haskell, un autre acteur de séries B. il est très bien dans ce rôle de hâbleur professionnel. Il faudrait aussi ajouter la voiture de Haskell, c’est une Lincoln Continental de 1941, avec de beaux enjoliveurs.    

    Détour, Detour, Edgar Ulmer, 1945

    La police ne se doute pas que Roberts a usurpé l’identité d’Haskell 

    C’est donc un excellent film noir dont la réputation est tout à fait méritée. On peut le placer très haut. C’est un film vraiment amer, Roberts est un personnage aigre voué à l’échec, mais la manière dont il est filmé tend à montrer que ses plaintes ne sont guère recevables et qu’il passe son temps à nous mentir : c’est le portrait d’un homme jaloux et envieux, sans ressort, incapable de prendre les bonnes décisions qui ne sait que gémir sur ses échecs. L’agressivité de Vera, y compris sur le plan sexuel, la distingue assez de toutes ces femmes fatales qui peuplent le film noir. C’est comme une revendication d’une égalité de sexe dans la turpitude. 

    Détour, Detour, Edgar Ulmer, 1945 

    Vera ne veut plus vendre la voiture 

    Le film fut l’objet d’un remake curieux en 1992 de Wade Williams qui a engagé le propre fils de Tom Neal pour le rôle de Roberts. Je ne l’ai pas vu, mais tout le monde s’accorde à dire que c’est un désastre et que Tom Neal Jr n’aurait jamais dû se lancer dans cette aventure. Je pense que ce film a inspiré à la fois Patricia Highsmith et Frédéric Dard, la première pour The talented Mr Ripley en 1955 et le second pour la première aventure de Kaput, La dragée haute, toujours en 1955. 

    Détour, Detour, Edgar Ulmer, 1945

    Vera est morte

     


    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/le-voyage-de-la-peur-the-hitch-hicker-ida-lupino-1953-a119451692

    [2] Lisa Morton, Kent Adamson, Savage Detours: The Life and Work of Ann Savage. McFarland & Co, 2009.

    [3] http://streamline.filmstruck.com/2012/03/10/detours-detour/

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  • Singapour, Singapore, John Brahm, 1947 

    Ce film assez peu connu de John Brahm vaut bien mieux que sa réputation. Aussi bien pour le scénario nostalgique qu’il développe que pour les acteurs. Il y a un rappel de la thématique de Casablanca à travers la romance ente Matt et Linda, mais aussi avec l’exotisme des lieux, même si le fond reste une histoire criminelle sur fond de trafic de perles.   

    Singapour, Singapore, John Brahm, 1947 

                    Après la guerre, Matt Gordon revient à Singapour 

    Matt Gordon revient à Singapour après la guerre. C’est un aventurier, trafiquant de perles. Mais il est plutôt amer, en effet, en retrouvant l’hôtel où il loge, il se souvient de son histoire d’amour avec Linda. Ils se sont connus quelques jours avant que le Japon n’attaque Singapour. Très épris l’un de l’autre, ils font le projet de se marier rapidement. Matt de son côté était pourchassé par Mauribus et ses sbires qui veulent mettre la main sur un lot de perles, mais aussi par le commissaire Hewitt qui traque les trafiquants. Dans le bombardement japonais, l’hôtel où il caché les perles a brulé en partie, et il pense que Linda est morte sous les décombres. Il hésite un peu, étant là pour récupérer les perles qu’il a caché, et sur lesquelles Mauribus et Hewitt ont des vues pour des raisons différentes. Il achète un bateau. Mais d’une manière inopinée, il retrouve Linda. Elle danse avec un anglais. Il l’interpelle, mais celle-ci dit qu’elle s’appelle Ann, et surtout qu’elle ne le reconnait pas. En réalité elle est devenue amnésique après le choc du bombardement. L’amertume de Matt est bien réelle, sachant qu’elle est mariée, il n’insiste pas et s’apprête à quitter le territoire. Mais la bande à Mauribus va changer le destin. En effet, persuadé que Matt cache les perles, ils vont enlever Ann (ou Linda) pensant la faire parler. Matt va intervenir, sauver Linda. Mais dans la bagarre elle a été choquée. Son mari la récupère. Tandis que Matt s’apprête à regagner les Etats-Unis, Linda se réveille et son mari comprenant qu’il l’a perdue, qu’elle ne l’aimera jamais aussi profondément qu’elle a aimé Matt, il l’amène à l’aéroport d’où elle s’envolera pour San-Francisco. 

    Singapour, Singapore, John Brahm, 1947 

    Il se remémore son projet de mariage avec Linda 

    L’argument peur paraitre assez mince il est vrai. Et donc tout va tenir dans la manière dont il va être mis en scène. C’est une fois de plus le thème de l’amnésie qui se trouve au cœur de l’histoire. C’est en fait un test de la sureté des sentiments de Linda pour Matt. Elle lui a offert une bague sur laquelle des inscriptions parlaient d’amour unique et de fidélité. Or comme elle a été internée dans un camp japonais par la force des choses, et qu’elle a été sauvée par Van Leyden, elle a épousé ce dernier. Ce n’est donc pas sa faute si elle a trahi Matt. Il s’ensuit que de revoir celui-ci sera une épreuve sur la sincérité de ses sentiments passés. Dans une ambiance exotique, coloniale, Matt représente la vigueur de l’Amérique face à la mollesse de la vieille Europe représentée ici par un anglais plutôt falot. Van Leyden est propriétaire d’une grande plantation. Il n’a pas vraiment d’avenir avec les mouvements de décolonisation qui s’annoncent. Physiquement et moralement, il ne peut pas rivaliser avec Matt, aussi il s’applique à masquer le passé pour protéger son présent. Il ira même jusqu’à demander à la police d’arrêter Matt ! Mais il y a bien d’autres oppositions sur lesquelles joue le scénario. D’abord cette division entre bons et mauvais asiatiques, les bons ce sont les singapouriens qui peuvent être Chinois ou Malais, chrétiens ou bouddhistes, et les mauvais sont les Japonais. Il y a évidemment une condescendance critiquable vis-à-vis des Singapouriens qui sont présentés comme des misérables, incultes et peu développés, se reproduisant comme des lapins. Certes à cette époque-là le miracle asiatique n’a pas eu encore lieu, mais Singapour va se développer très rapidement et doubler les Etats-Unis en termes de PIB par tête. Le film n’anticipe pas ce mouvement, on verra donc les bons officiers du culte porter la bonne parole chrétienne à des peuplades soumises que l’Occident a eu la bonne idée d’éduquer. Ce n’est cependant que le background, après tout c’est aussi ce genre de background qu’on trouve dans Casablanca. Evidemment on retombe sur le thème du bon délinquant, représenté par Matt, et du mauvais colon respectueux des lois, mais qui hypocritement cache la vérité qu’il connait à sa femme. L’ambiguïté est aussi représentée par Hewitt, le flic qui rêve de coincer Matt, mais qui finalement, plus sentimental qu’il n’y paraît, le laissera partir. C’est un peu la même figure que le capitaine Renault dans Casablanca. 

    Singapour, Singapore, John Brahm, 1947 

    La guerre venant, Matt incite Linda à partir 

    Malgré le schématisme extrême de l’histoire, le film est très agréable parce que la réalisation est solide et le propos humaniste. Pour une fois John Brahm a bénéficié d’un budget confortable. Il va donc profiter d’abord de décors très soignés. Il prend également son temps pour filmer, c’est-à-dire qu’il ne se contente pas de poser sa caméra et de la laisser aller. Il invente des mouvements intéressants, que ce soit pour donner du champ à l’affaire, ou pour mêler des mouvements de foules qui se font dans un sens contraire. C’est très net dans l’arrivée de Matt à l’Aéroport : on passe sans plan de coupe de Matt à Sascha – l’homme de main de Mauribus – ou de Matt à Hewitt. La scène où Matt découvre que Linda est encore en vie est particulièrement soignée. Cela se passe dans la salle de bal, pendant que tout le monde danse : la caméra se faufile, passe par-dessus les têtes avec des angles assez compliqués à trouver. C’est très fort. La grande fluidité de la mise en scène n’empêche pas Brahm de jouer avec les codes du film noir maintenant bien établis, notamment ces ombres rehaussées par les jalousies des portes et des fenêtres. L’opposition visuelle entre le grand et mince Matt Gordon et le gros et moche Mauribus rappelle aussi celle de Bogart et Sydney Greenstreet dans The maltese falcon. L’utilisation du flash-back au début du film renforce l’aspect film noir de l’ensemble et l’empêche de tomber dans le registre du simple film d’aventure. 

    Singapour, Singapore, John Brahm, 1947 

    Linda est maintenant mariée à Michael Van Leyden 

    Outre l’élégance de la mise en scène, le film repose sur une très belle interprétation. C’est Fred MacMurray qui tient le film sur ses larges épaules. Je ne rappelle pas ici l’importance de cet acteur du point de vue du film noir. Que ce soit dans le chef-d’œuvre de Billy Wilder, Double indemnity, ou Pushover de Richard Quine, il est au rendez-vous. Sa longue carrière lui a permis d’aborder tous les genres, le drame, comme la comédie, le noir comme le western. Il est très bien encore une fois ici. Mais enfin le clou du film c ‘est Ava Gardner. Car si on la voit moins que lui, c’est elle qui nous fait comprendre l’amertume et la nostalgie de Gordon. Elle est ici au début de la construction de son mythe. Singapore a été tourné juste après le triomphe de The killers. Elle n’est pas encore une actrice confirmée, elle ne maîtrise pas toujours tous les tics de son visage, mais son physique suffit pour éclairer l’histoire. Rien que pour les scènes où elle apparaît on peut voir et revoir ce film. Raymond Culver, acteur anglais incarne l’insipide Van Leyden. Petit de taille, rabougri et flétri, on comprend très bien qu’il craigne la concurrence ! Il est assez transparent à vrai dire. Plus intéressante est la prestation de Thomas Gomez dans le rôle de Mauribus. C’est un très bon acteur, un pilier du film noir. On l’a vu dans Ride the pink horse[1], il sera aussi encore très bon dans Force of Evil[2]. 

    Singapour, Singapore, John Brahm, 1947 

    Matt part à la recherche de Linda 

    C’est un film qui, s’il n’est pas des plus importants dans le cycle classique du film noir, conserve beaucoup de charme. Il passe bien les années. On y trouve aussi quelques scènes tournées dans le Singapour de l’époque qui servent à illustrer le propos. C’est d’ailleurs un des rares films de Brahm qui comporte autant de scènes d’extérieur. Il y a bien sûr quelques faiblesses dans le scénario, a commencé par le fait que Linda s’appelle Ann, sans qu’on sache pourquoi puisque par ailleurs on apprend qu’elle a discuté avec Van Leyden de ses pertes de mémoire et de son passé, ou encore cette fin un peu trop heureuse. Mais cela n’est pas suffisant pour gâcher le plaisir des yeux d’un film d’atmosphère. 

    Singapour, Singapore, John Brahm, 1947 

    Mauribus et Sascha veulent les perles  

    Singapour, Singapore, John Brahm, 1947 

    John Brahm préparant la scène du coma avec Ava Gardner 

     


    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/et-tournent-les-chevaux-de-bois-ride-the-pink-horse-robert-montgomery--a127262758

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/l-enfer-de-la-corruption-the-force-of-evil-abraham-polonsky-1948-a114844906

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  • La pièce maudite, The Brasher doubloon, John Brahm, 1947

    John Brahm va délaisser les formes trop sombres de ses précédents films, pour se lancer dans la mise en scène d’une histoire plus traditionnelle de détective privé. Adapté de The high window de Raymond Chandler, on aurait pu croire que cela donnerait un grand film sous la direction de John Brahm. Et ce d’autant que Robert Bassler en était le producteur. Contrairement à sa très mauvaise réputation, si ce n’est pas un chef d’œuvre, ce n’est pas non plus la pire des adaptations des aventures de Philip Marlowe, et elle présente même un certain intérêt. Curieusement c’est un des films noirs les moins pessimistes de John Brahm, et c’est aussi une des adaptations les moins désenchantées des aventures de Philip Marlowe. Sans doute est-ce cela qui n’a pas beaucoup plus à Chandler. 

    La pièce maudite, The Brasher doubloon, John Brahm, 1947 

    Philip Marlowe est engagé par une vieille richissime acariâtre madame Murdock qui lui demande de retrouver une pièce d’or, le Brasher doubloon, qui lui a été volé. Le détective se rend compte rapidement que tout le monde lui ment, madame Murdock, comme sa secrétaire Merle, et comme le fils Murdock. Il est prêt à laisse tomber l’affaire, mais sur l’insistance de Merle pour laquelle il a manifestement le béguin, il va continuer l’enquête. Il commence par un vieux numismate Morningstar. Puis il va diriger ses recherches vers un nommé Anson. Les deux hommes meurent rapidement, assassinés, mais Marlowe arrive à récupérer un ticket de consigne qui lui permet d’obtenir la pièce. Cependant les meurtres ne sont pas résolus. Cela devient compliqué, non seulement parce que le petit revolver de Merle semble être impliqué dans les deux assassinats, mais parce que les truands de Vince Blair eux aussi rentrent dans la danse. La police s’en mêle. C’est ensuite autour d’un personnage, Vannier, qui possède un film sur la mort de Monsieur Murdock, de menacer Marlowe pour obtenir la pièce. Marlowe comprend qu’il s’agit d’un maître chanteur et que l’objet du chantage est Merle, la secrétaire qui est accusé d’avoir poussé son patron par la fenêtre. Il résoudra pourtant l’affaire en retrouvant Merle devant le cadavre de Vannier, puis le film proprement dit qui montre lorsqu’on l’agrandit qui est le véritable meurtrier de Monsieur Murdock. Tout le monde se fera embarquer, la vieille Murdock, son fils, les truands qui ont molesté Marlowe. Le détective va pouvoir filer le parfait amour avec la belle Merle, libérée enfin de ses phobies. 

    La pièce maudite, The Brasher doubloon, John Brahm, 1947 

    Philip Marlowe est engagé par la richissime madame Murdock 

    Ce n’est peut-être pas le meilleur roman de Chandler, mais il est tout de même très bon. L’adaptation est à peu près fidèle à l’allure générale de l’intrigue, mais les scénaristes lui ont donné un ton léger qui étonne un peu. Sans doute cela allait avec les consignes du studio qui avait en ligne de mire le grand succès du film d’Howard Hawks, The big sleep. Le film manque manifestement de moyens, cela se voit dans la manière dont la durée est écourtée, mais aussi à la distribution sur laquelle nous reviendrons un peu plus loin. Notez que The high window avait fait l’objet d’une adaptation en 1942 sous le titre de Time to kill, avec l’insipide lloyd Nolan dans le rôle d’un détective nommé Michael Shayne. Ce nom était en fait une sorte de franchise, et on avait bêtement utilisé le roman de Chandler, The high window, pour fournir de la matière à un épisode de cette série. 

    La pièce maudite, The Brasher doubloon, John Brahm, 1947 

    Philip Marlowe est séduit par la secrétaire de Madame Murdock 

    C’est donc une histoire de détective, ce qui veut dire que peu de choses apparentes son vraies, et que le principal doit rester caché. Marlowe met à jour tout ce qui a été repoussé dans les tréfonds de l’âme humaine. Il travaille un peu comme une sorte de psychanalyste sauvage qui va révéler pas à pas les traumatismes enfouis dans la mémoire de Merle. En effet celle-ci croit avoir poussé son patron par la fenêtre parce qu’il la poursuivait de ses assiduités. Elle avait donc quelque chose à cacher. Mais ce secret horrible servait en fait à cacher d’autres secrets. Ce sont les Murdock qui sont en cause. Et suivant l’adage bien connu, la richesse provenant toujours d’un crime initial, il s’agit aussi de remettre des riches arrogants et sûrs de leur pouvoir à leur place. Mais Marlowe est le représentant d’une certaine morale aussi et à son échelle, il va contribuer à remettre de l’ordre dans une société qui se délite. En effet tous ces personnages sont motivés par l’argent, et leur cupidité se transmet presque comme une maladie contagieuse. La cupidité se double en général d’une forme de lâcheté, et tout cela mène au meurtre. 

    La pièce maudite, The Brasher doubloon, John Brahm, 1947 

    Un étrange personnage veut récupérer le doubloon Brasher 

    Pour se tenir au plus près de l’œuvre de Chandler, John Brahm utilise la voix off, donc le commentaire à la première personne du détective. Pour le reste, il est toujours à l’aise dans les mouvements de caméra, avec l’utilisation de la grue qui par exemple lui permet de filmer l’arrivée de Marlowe chez le numismate, ou encore lorsqu’il revient à son bureau, en utilisant au maximum des décors relativement pauvres pour leur donner un peu d’espace. C’est aussi le cas lorsqu’il vient visiter les Murdock pour la première fois. De même il utilise abondamment ces fenêtres au store vénitien qui, en même temps qu’elles maintiennent de l’ombre, prédisent une difficile remontée de la vérité, comme un barrage ultime. Marlowe est un détective privé, en américain courant, a private eye. Et effectivement il montre qu’il est un œil, ou un voyeur, au choix. Il voit ce que les autres ne voient pas ou refusent de voir. C’est ainsi qu’il découvrira la vérité à travers un agrandissement d’un film tourné au moment de la mort de Monsieur Murdock. C’est un procédé qui pouvait paraître moderne à cette époque-là et qui sera repris très souvent, par exemple dans des films comme Blow up d’Antonioni. Là, le mélange d’un petit film d’amateur avec le film lui-même touche juste. Les scènes d’action sont assez bâclées, ce sont les moins bonnes du film. 

    La pièce maudite, The Brasher doubloon, John Brahm, 1947 

    Vannier veut également la pièce 

    La distribution n’aide pas vraiment le film. George Montgomery incarne Marlowe. C’est un ancien champion de boxe poids lourd, un costaud donc, qui s’est recyclé dans le cinéma    avec assez peu de succès. Il ne fera pas une vraie carrière. Il était trop raide, avec peu de charisme. C’est le meilleur rôle qu’il aura eu dans sa vie d’acteur, mais le résultat n’est pas très probant. On a donné un peu plus d’importance à Merle qu’elle en a réellement dans le livre, peut-être pour compenser les faiblesses de George Montgomery. La frileuse secrétaire de madame Murdock est incarnée par Nancy Guild. Celle-ci avait eu auparavant un rôle intéressant dans Somewhere in the night, un des rares films noirs de Joseph L. Mankiewicz. Son physique n’est pas extraordinaire, mais elle tient assez bien sa place. Le plus intéressant est sans doute Conrad Janis, une sorte de Leonardo di Carpio sous amphétamines dans le rôle du jeune Leslie, débauché et criminel. Une mention spéciale doit être décernée à Alfred Linder dans le rôle d’Eddie Prue dont la paupière retombe curieusement sur l’œil droit. 

    La pièce maudite, The Brasher doubloon, John Brahm, 1947 

    Merle menace également Marlowe et veut récupérer la pièce d’or 

    Certes ce n’est pas le plus intéressant des films de John Brahm. Cependant, parce que l’intrigue est intéressante et parce que c’est John Brahm, c’est un film qui se voit ou se revoit avec plaisir, malgré tous les défauts qu’on a soulignés. Ce n’est pas la pire des adaptations de Chandler qui a toujours été trahi par les réalisations qu’il a inspirées. Notez aussi que le talentueux Raymond Chandler a été trahi dans les grandes largeurs par la Série noir qui a sabordé complètement les traductions de ses ouvrages, Boris Vian n'y étant pas pour rien dans ce crime. 

    La pièce maudite, The Brasher doubloon, John Brahm, 1947 

    Marlowe prévient la police 

    La pièce maudite, The Brasher doubloon, John Brahm, 1947 

    Leslie va se trahir

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  • Hangover Square, John Brahm, 1945

    Entre The lodger et Hangover square, John Brahm a participé à un autre film noir, Guest in the house. Mais on ne sait pas trop ce qu’il y a fait. En effet, bien que ce film porte sa signature, on signale que plusieurs autres metteurs en scène y ont participé, dont John Cromwell, Lewis Milestone et même André De Toth ! Hangover square tiré d’un roman de Patrick Hamilton. Ce dernier est peu connu en France. C’est un écrivain et un dramaturge anglais qui a eu énormément de succès. Salué par Graham Greene comme un grand écrivain, sa pièce The rope a été adaptée au cinéma par Hitchcock en 1948. Notez également que La corde a été jouée en français par Robert Hossein en 1954 au théâtre de la Renaissance. L’œuvre théâtrale d’Hamilton donnait d’ailleurs à penser à Frédéric Dard qu’il y avait en France la possibilité de développer un théâtre populaire sur la base d’un théâtre noir et policier, Hamilton était un peu son modèle. Hangover square est, à l’origine, un roman écrit en 1941, au moment des heures les plus sombres de l’histoire de l’Angleterre, il n’a été traduit en français qu’en 2005, aux éditions Rivages. Si ce film reprend une partie des recettes qui ont fait le succès de The lodger, il va pourtant s’en éloigner et introduire de nouvelles thématiques pour le film noir.  

    Hangover Square, John Brahm, 1945

    George Harvey Bone est un compositeur de musique classique qui peine à terminer un concerto pour piano et orchestre qui devrait lui assure une renommée internationale. Très lié avec le chef d’orchestre Sir Henry Chapman, il est aussi discrètement courtisé par la fille de celui-ci, Barbara. Mais George ne voit pas grand-chose, trop absorbé par sa musique. Son travail le rend un peu malade, ses nerfs sont à bout. Une nuit il assassine un vieil antiquaire, et met le feu à sa boutique. Mais il ne se rappellera de rien. George met Barbara au courant de ses périodes d’amnésie. Elle l’incite à aller voir le docteur Middleton qui travaille aussi pour Scotland Yard. Le sang sur son manteau, la blessure au front, tout indique que George est le criminel de Fulham street. Mais les analyses pratiquées par le docteur Middleton vont le disculper. Le docteur, voyant le trouble de George, lui demande de sortir, de rencontrer des gens et d’oublier un peu sa musique. C’est malheureusement ce qu’il va faire. Dans une sorte de cabaret, il rencontre Netta, une chanteuse un peu vulgaire qui exhibe ses charmes en chantant. Cupide et égoïste, elle va utiliser George pour qu’il lui écrive des chansons à succès. Pour cela elle va lui faire croire qu’elle l’aime. George se rend cependant compte qu’elle le prend pour un imbécile et décide de rompre. Sous l’impulsion de Barbara, il se remet à son concerto. Mais Netta le relance jusque chez lui, elle même piller une petite partie de son concerto. Elle lui laisse entendre qu’elle va l’épouser. En réalité, elle s’apprête à se marier avec Eddie Carstairs, producteur de revues. George va les surprendre tous les deux. Une violente dispute éclate. George s’en va. Mais dans un état second, il va revenir, tuer Netta, puis brûler son corps au sommet du bûcher de la Guy Fawkes Night, commémorée la nuit du 5 novembre. Il va cependant terminer son concerto, la police recherche Netta, et les soupçons vont être orientées par Eddie Carstairs vers lui. Scotland Yard débarque, avec le docteur Middleton. Mais les preuves sont absentes. L’obstination de Middleton cependant va payer. Finalement George va pouvoir donner son concerto, après avoir enfermé Middleton dans une cave. Il n’aura pas l’occasion de terminer la représentation. Middleton va revenir avec les hommes du Yard. Plutôt que de se livrer à la police, George va mettre le feu, et il terminera son concerto au milieu des flammes.

    Hangover Square, John Brahm, 1945  

    George met le feu à la boutique de l’antiquaire 

    Bien que cette histoire soit construite à partir d’emprunts évidents aussi bien au roman de Gaston Leroux, Le fantôme de l’opéra, publié en 1910, qu’au roman de Maurice Renard, Les mains d’Orlac, publié en 1920, elle n’en recèle pas moins une grande richesse thématique. Nous l’avons dit, l’équipe est pratiquement la même que celle de The lodger. Et pourtant, si l’ambiance est très semblable, The lodger est sous le signe de l’eau, la Tamise dans laquelle Slade finira, tandis que Hangover Square est sous le signe du feu. L’eau apaise, mais le feu détruit tout sur son passage. Bien évidemment on retrouve une mauvaise fille qui montre ses cuisses et ses dessous et qui suscite les mauvais instincts des criminels en puissance. Mais ici Netta est plus que mauvaise, manipulatrice, elle se sert de ses charmes pour obtenir ce qu’elle veut – dans l’ouvrage elle est carrément fasciste. On note que Netta est particulièrement vulgaire, et si on se dit qu’elle a bien mérité son sort lorsqu’elle se fait étrangler, on comprend aussi que George est attirée par elle parce qu’elle exhibe une sexualité décomplexée, comparativement à la trop sage Barbara à laquelle George ne s’intéresse pas vraiment. Il y a donc en filigrane, et quelles que soient les intentions du scénariste ou de John Brahm, un procès de la répression sexuelle qui régnait dans la société victorienne : ici tout est hypocrisie. L’autre thème important est celui de la perte de mémoire qui va devenir un thème important du film noir de la fin des années quarante : par exemple Somewhere in the Night de Mankiewicz en 1946, Spellbound d’Alfred Hitchcock qui date de 1945 ou même High wall de Curtis Bernhardt. C’est un thème très lié à la guerre – comme si on ne voulait ne plus voir – on le retrouvera encore dans Mr Arkadin de Welles en 1955. Or l’amnésie ouvre directement sur le thème du double – docteur Jekyll et mister Hyde – d’un côté il y a un compositeur de musique doux et raffiné, et de l’autre un tueur sans pitié. Il va y avoir aussi un discours sur la responsabilité individuelle des criminels. L’opposition des classes sociales à travers la musique est également intéressante, quoique moins originale. Les classes aisées dont George fait partie ne s’intéresse qu’à la grande musique, tandis que le bas peuple dont vient manifestement Netta est plus portée sur la chanson et les petites mélodies dépouillées d’artifice. Il faut voir l’ennui qui se lit sur la figure de Netta quand George lui propose d’assister à un concert classique. Et pourtant George est attiré par l’hédonisme de Netta ! Il existe encore un autre sous-thème, c’est celui qu’on a vu à propos des adaptations de The lodger, celui de la jalousie : le policier bien sous tous rapports envie quelque part le criminel ! En effet quelles peuvent être les véritables motivations du docteur Middleton qui veut à toute force que George soit coupable alors qu’il ne possède strictement aucun début d’élément de preuve ? 

    Hangover Square, John Brahm, 1945 

    George a une blessure à la tête 

    Il y a dans la mise en scène une grande maîtrise. Par exemple la manière dont la caméra suit dans le cabaret le rythme des chansons. Il est en effet assez rare que la musique dicte les images et leurs mouvements. Je crois que c’est ce que Brahm a tenté de faire ici et c’est tout à fait réussi. On retrouve ce principe vers la fin lorsque George se met au piano et que la caméra suit les réactions du public en fonction de la musique elle-même. Mais au-delà on va retrouver encore ses larges mouvements de grue qui permette de suivre le mouvement tout en saisissant la profondeur de champ. C’est évident dans la scène qui voit George tourner autour de Hangover square. Les scènes dialoguées sont peut-être moins originales, avec beaucoup de gros plans, champ-contre-champ. Le petit peuple de la nuit est joliment esquissé à travers la figure du veilleur de nuit qui travaille si on peut dire pendant que les autres s’amuse. C’est lui qui enterrera le malheureux chat de George qui s’est fait écrasé. Peut-être peut-on reprocher à ce film d’être hésitant entre film d’horreur et film noir. Mais on peut considérer qu’à l’inverse Hangover square montre la porosité entre les deux genres. 

    Hangover Square, John Brahm, 1945 

    La belle Netta enchante George en montrant ses dessous 

    L’interprétation est dominée par Laird Cregar pour qui le film est construit. C’était son dernier rôle. Il avait beaucoup maigri pour ce rôle, il était méconnaissable par rapport au Slade de The lodger. Il devait décéder juste à la fin du film, à seulement 31 ans. Il est excellent de bout en bout, peut-être moins impressionnant que dans le précédent film tourné avec Brahm. Mais il passe très bien de la situation de compositeur reconnu à celui d’amant tourmenté par la néfaste Netta. Plus encore que ses mimiques, ce qui est impressionnant, c’est la façon dont il joue de son corps pour montrer son désespoir, ou le retour de l’enthousiasme. George Sanders est très bien aussi dans le rôle un peu bref du docteur Middleton. Il a cette grâce et ce pétillement dans les prunelles qui donnent du volume à un rôle somme toute assez mince. Et puis il y a Linda Darnell qui interprète la sulfureuse Netta c’est-à-dire une roulure de première. Son physique un peu vulgaire est tout à fait adéquat. Le reste de la distribution est bien maîtrisé, mais c’est du tout-venant, ça meuble. 

    Hangover Square, John Brahm, 1945 

    Le veilleur de nuit a trouvé le chat de George mort 

    C’est à mon avis un film noir important par la richesse de sa thématique. John Brahm est à son apogée, sur le plan formel il y a des avancées capitales dans les mouvements de caméra, pour les jeux sur les ombres et les lumières, cela devient par contre assez courant vers cette époque. Le film a pris de l’importance au fil des décennies et on est toujours surpris de sa vivacité. Le clou restant évidemment la scène finale avec le concerto joué au milieu des flammes, comme métaphore de la guerre on ne peut faire beaucoup mieux. 

    Hangover Square, John Brahm, 1945 

    Le docteur Middleton tente de découvrir le secret de George 

    Hangover Square, John Brahm, 1945 

    Dans le salon en flammes, George continue à jouer son concerto

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