• Quentin Tarantino, Cinéma spéculations, Flammarion, 2022 

    Arrivé à un certain âge et après d’énormes succès qui ont assuré sa fortune, voici que Quentin Tarantino se met à l’écriture. Il a d’abord publié une novélisation d’Once Upon a Time in Hollywood, puis un essai sur le cinéma. Il doit s’ennuyer un petit peu dans sa retraite israélienne, loin des cancans d’Hollywood. Il n’est pas obligatoire d’aimer les films de Quentin Tarantino, réalisateur très controversé, pour prendre du plaisir à lire cet ouvrage. On pourrait dire que ce livre annonce le projet d’un film qui devrait être tourné à la fin de l’année 2023, The Movie Critic. Ce serait le dernier film de sa carrière. En attendant, il était récemment à Cannes pour dire du mal du système de production de films, et notamment de Netflix et autres plateformes où se complait le très vieillissant Martin Scorsese[1]. A ce propos, on peut se demander pourquoi le dernier film de Martin Scorsese qui a été financé par Apple a coûté 200 millions de dollars, comme si plus ce dernier a de l’argent et plus ses films sont mauvais ! Scorsese après avoir dépensé 159 millions de dollars pour le médiocre The Irishman, a critiqué le système des plateformes, disant que le film c’était la salle, mais le pognon, c’est le pognon, et on ne crache pas sur 200 millions de dollars, même si àl’arrivée les critiques sont plutôt tiédasses. 

    Quentin Tarantino, Cinéma spéculations, Flammarion, 2022

    Quentin Tarantino et sa femme à Cannes en mai 2023 

    Cet ouvrage peermet d’abord à Tarantino de revisiter les films américains des années soixante-dix, supposant que cette décennie fut la plus riche de toute l’histoire du cinéma, c’est ce qu’il dit. C’est en vérité une opinion qui vient d’abord du fait que Tarantino a découvert le cinéma dans cette période. On a en effet toujours une forme de nostalgie pour le cinéma qu’on a découvert à l’époque de l’adolescence. Certes cette décennie fut une époque de renouveau avec des réalisateurs différents et des acteurs aussi différents. Cette approche lui permet de célébrer le film de genre qui secoua effectivement le vieil Hollywood. Mais cette approche réductrice n’explique en rien d’où venait ce renouveau. En vérité, la secousse avait commencé dans les années soixante, avec des réalisateurs comme Sam Peckinpah que Tarantino célèbre pourtant, mais aussi de la lutte contre la chappe de plomb imposée par le code Hays et la chasse aux sorcières de l’HUAC. A cette égard des films comme Spartacus ont joué un rôle autrement important que l’ensemble des films de Tarantino. Dans les années cinquante, les films à contenu critique – c’est-à-dire qui remettait en cause l’American Way of Life – s’étaient réfugiés justement dans les séries B, le cinéma de genre. Ils faisaient quelque sorte passer les messages en contrebande comme le faisait Dalton Trumbo. Mais Tarantino suppose que le cinéma comme le reste de la société progresse et donc que les nouvelles formes sont meilleures que les anciennes. C’est bien sûr une erreur. Tout au plus un film bon ou mauvais reflète son époque, mais il est exclu d’affirmer que Chaplin serait moins drôle que Richard Pryor par exemple, pourtant Tarantino franchit allègrement le pas. Le mouvement du Nouvel Hollywood existait aussi comme un regret : le fait que le cinéma soit devenu un loisir de moins en moins populaire. Mais le Nouvel Hollywood a aussi existé parce que le vieux système s’était effondré économiquement aussi bien que sur le plan du contenu. 

    Quentin Tarantino, Cinéma spéculations, Flammarion, 2022

    Invasion of Body Snatchers, Don Diegel, 1956 

    Cette erreur d'une vision « progressiste » du cinéma est démentie par Tarantino lui-même dans l’analyse intéressante qu’il fait de Invasion of Body Snatchers, le film de Don Siegel qui date de 1956. On a dit et répété que ce film représentait une propagande anti-rouge de bas étage. Mais on peut aussi le voir autrement, en supposant que le couple qui lutte contre ces fameux body snatchers, lutte contre l’aveuglement et l’endoctrinement de toute une population. Ce qui veut dire que le spectateur n’est pas forcément manipulable dans ses opinions politiques, s’il l’est dans ses émotions primaires. C’est ce qui explique sans doute pourquoi les films grossièrement anti-rouge à la John Wayne[2] n’ont jamais été des succès commerciaux. C’est aussi pourquoi les films didactiques qui visent à éduquer le peuple mettent toujours à côté de la plaque, y compris quand ils prétendent parler au nom du peuple. Au moins on ne pourra pas reprocher à Tarantino cette dérive politicienne, il tente d’éviter les sujets qui fâchent, quoique sa propagande pour la cause des afro-américains s'apparente à ce que faisait des auteurs comme Stanley Kramer par exemple dans les années cinquante-soixante, quand il réalise Django unchained. Il nous livre un témoignage compatissant avec les afro-américains, tout en essayant de nous dire qu’ils sont des humains comme les autres et donc qu’on trouvera des crapules aussi chez eux. Il reprochera d’ailleurs à Scorsese d’avoir fait de Sport un maquereau blanc alors que cela – selon lui – n’existe pas. Il représente malgré ses provocations et les parodies qu’il met en scène une forme de politiquement correct, il est évidemment féministe, Jackie Brown et Kill Bill 1 et 2, antiraciste, avec Django Unchained et The Hateful Eight. Il est assez juste dans ses jugements sur Don Siegel que ce soit à propos de l’excellent Riot in Cell Block 11, ou d’Escape from Alcatraz où il y a pourtant Clint Eastwood.   

    Quentin Tarantino, Cinéma spéculations, Flammarion, 2022

    Rocky, Sylvester Stallone, 1976 

    Au fil des pages de ce livre, on trouve deux axes de la cinéphilie tarantinienne. D’abord l’action. Il faut tenir le spectateur en haleine, ne pas le laisser respirer, en évitant d’expliquer autant que possible, tout en donnant un certain nombre d’explications logiques pour faire tenir la sauce. Il faut que ça pète et si possible avec du sang sur les murs. C’est bien entendu un vieux thème du cinéma américain qui suppose que le bien doit toujours vaincre le mal d’une manière ou d’une autre sans trop se poser de question. Il y a donc un rapport à la virilité qui plait à Tarantino, les gros muscles, les gros flingues, c’est pour lui. L’ambiguïté ne lui plait guère, probablement il n’aurait pas su faire un film noir. Il trouve Rocky, du moins le premier volume de la franchise, très bien. Ce film est pourtant très mauvais non seulement parce qu’il ne parle pas vraiment de la boxe, les gestes, les musculatures n’y sont pas – on lui préférera le superbe Raging Bull, du temps que Martin Scorsese faisait sous l’impulsion de Robert De Niro de superbes films[3]mais parce que sur le plan cinématographique c’est aussi très faible et sans surprise. Après il faut aussi aimer les acteurs totalement inexpressifs comme Stallone. Mais Tarantino aime ce genre d’acteurs qu’on dirait atteints du zona de la face, de John Wayne à Clint Eastwood et Charles Bronson en passant par Stallone. Dans son livre il parle tout le temps des hommes grands, solides, qui représentent la force virile. Il présente d’ailleurs le succès de ces films d’action plein de sang, comme conséquence de la répression intellectuelle qui aurait sévi dans les années soixante pour construire une sorte de politiquement correct qui conduisit à l’ennui. On se demande encore comment il peut admettre que Robert De Niro ait pu être Travis Bickle. D’ailleurs s’il aime beaucoup Taxi Driver il regarde aussi son héros comme une sorte de fou paranoïaque, allant même jusqu’à douter qu’il revienne du Vietnam.   

    Quentin Tarantino, Cinéma spéculations, Flammarion, 2022

    Taxi Driver, Martin Scorsese, 1976 

    Pourtant son analyse de Taxi Driver présente des points pertinents, d’abord cette référence qu’il trouve au John Ford de The Searchers. Ce film est considéré comme ce que John Ford a fait de meilleur. Tarantino avance fort justement qu’il est à l’origine de tous les films de vengeance qui vont déferler dans les années soixante-dix. Et il n’a pas tort. Autrement dit la quête d’Ethan Edwards qui part à la recherche de sa nièce qui a été enlevée par les Comanches et exactement la même que celle de Travis Bickle dans le film de Scorsese qui veut sauver la petite Iris de l’emprise de son maquereau, le sinistre Sport. Le scénario étant écrit par Paul Schrader, on ne sera pas étonné que ce thème se retrouve aussi dans l’excellent Hardcore qui date de 1979 et qui met en scène la recherche d’un père incarné par George C. Scott dans les milieux du commerce de la pornographie de Los Angeles. Il est facile de comprendre qu’en « sauvant » une jeune fille de la prostitution, c’est bien le chasseur qui recherche la rédemption. Tarantino étend ce point de vue de la quête à d’autres films, notamment à Rolling Thunder de John Flynn qui date de 1977 qu’il aime beaucoup et que le temps a permis à juste titre de réévaluer[4]. Tarantino d’ailleurs s’inspirera de The Searchers pour Kill Bill 2. La nécessite de l’action l’amène à privilégier les films de vengeance et donc les films de vigilante, la morne saga du justicier incarné par Charles Bronson. Il aime aussi The Human factor d’Edward Dmytryk qui date de 1975 et qui s’inscrit dans cette lignée de films de vengeance et procédant de cette fameuse quête dont nous venons de parler mais qui ne vaut pas un clou si ce n’est que l’immense acteur qu’était George Kennedy en est le héros. Dans le même genre d’idée il surestime l’acteur Joe Don Baker, trop monolithique, enfermé dans le genre de vengeur. 

    Quentin Tarantino, Cinéma spéculations, Flammarion, 2022

    En haut The Searchers, John Ford, 1956 et en bas Kill Bill 2, Quentin Tarantino, 2004 

    Tarantino a ses têtes et ses lubies, il déteste Paul Newman et pratiquement tout ce qu’il a fait en dehors de Butch Cassidy and the Sundance Kid, on ne saura pas pourquoi. Il adore Steve McQueen, mettant l’accent sur ses attitudes de gravure de mode plutôt que sur son jeu. Au moins il a son franc-parler. Mais il met en avant l’athlétique Jim Brown qui vient de nous quitter, et qui en fait n’a pas fait grand-chose dans sa carrière. Il aime à dire du mal des autres, de Brian De Palma et de François Truffaut qu’il trouve médiocres. Évidemment la Nouvelle Vague c’est pas pour lui, et il ne comprend pas que les cinéastes américains, comme Martin Scorsese, en aient fait tout un plat. Je le soupçonne de ne pas aimer Hitchcock qu’il semble trouver creux, malgré ses indéniables qualités de technicien. Il déteste Lee Marvin sans qu’on comprenne trop pourquoi, notamment dans Point Blank, film noir très sophistiqué que Tarantino serait incapable de réaliser notamment parce qu’il ne sait pas user de la stylisation des images et de la lumière[5]. Il semble critiquer Lee Marvin pour ses excès de boisson, mais enfin Steve McQueen n’était pas réputé pour sa sobriété ! La mauvaise foi l’amène à définir Point Blank comme une sorte de téléfilm avec des acteurs de second ordre, merci pour Angie Dickinson. C’est pourtant un film de vengeance, genre très prisé par Tarantino lui-même. Le livre est bourré d’anecdotes qu’il a ramassées au fil du temps auprès de ses collègues ou auprès des acteurs qu’il a fréquentés. On apprendra par exemple que Taxi Driver n’était pas un projet de Martin Scorsese, ni même de De Niro, mais il était prévu avec Jeff Bridges dans le rôle de Travis Bickle et Robert Mulligan à la réalisation ! 

    Quentin Tarantino, Cinéma spéculations, Flammarion, 2022

    Point Blank, John Boorman, 1967 

    Comme on l’a compris si je n’aime pas beaucoup les films simplets de Tarantino, j’aime bien son livre, même si je ne suis pas d’accord avec lui. Je le conseillerais vivement. Comme il a perdu beaucoup d’années de sa vie à regarder des films un peu idiots, il manque de culture cinématographique au-delà des années soixante-dix. Mais il manque aussi beaucoup de culture livresque et de culture politique, et ça se voit. Le manque d’épaisseur de ses films renvoie au manque d’épaisseur de ses critiques : non le cinéma, fut-il américain, a existé avant que Tarantino n’aille au cinéma ! Et il y a eu aussi un cinéma riche et intéressant ailleurs qu’aux Etats-Unis. Cependant généralement, je suis assez d’accord avec lui pour réhabiliter le cinéma de genre, et je suis aussi d’accord avec ce qu’il dit de la critique plus ou moins savante qui le plus souvent passe à côté de l’essentiel pour faire la leçon. Le cinéma est fait pour les salles de cinéma et a été un « loisir » populaire avant de s’orienter vers des formes de plus en plus pompeuses pour festivaliers en perdition.


    [1] https://cinema-series.orange.fr/cinema/toutes-les-actus/ces-films-n-existent-pas-ca-suffit-quentin-tarantino-s-en-prend-violemment-a-netflix-et-aux-autres-plateformes-CNT0000024frh9.html?fbclid=IwAR0qFqkUVPyPKUWKJLUjznH9PXoI17JX26QqRzk6sAttei6gw-u3uhFZqDQ

    [2] Voir par exemple le très médiocre Big Jim McLain   http://alexandreclement.eklablog.com/big-jim-mclain-edward-ludwig-1952-a114844644

    [3] Techniquement Scorsese est avec Coppola certainement un des meilleurs cinéastes, mais il est vrai que tous les projets qu’il a amené lui-même sont bien plus médiocres de tous ceux qui ont été amenés par Robert De Niro, y compris les films avec Di Caprio qui est pourtant un excellent acteur.

    [4] http://alexandreclement.eklablog.com/legitime-violence-rolling-thunder-john-flynn-1977-a213714593

    [5] http://alexandreclement.eklablog.com/le-point-de-non-retour-point-blank-john-boorman-1967-a150996198

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  • Enigme policière, The Scarlet Hour, Michael Curtiz, 1956 

    Michael Curtiz était un cinéaste éclectique, films noirs, biopics, film musical, western, il a brillé dans tous les genres, mais aussi c’était  un bourreau de travail. Il travaillait entre 15 et 17 heures par jour, sautant souvent la pause du déjeuner qui, disait-il, nuisait à sa concentration. Cette frénésie le rendait souvent tyrannique, mais il obtenait de bons résultats, aussi bien sur le plan artistique que sur le plan commercial. Il fut un pilier de la Warner Bros. Dans une très longue carrière de cinquante années, il réalisera 178 films !  Il tournera pratiquement jusqu’à sa mort en 1962 et presque la moitié de sa filmographie, celle qui a été réalisée au Danemark, en Autriche et en Allemagne sous son véritable patronyme Mihály Kertész, est inaccessible aujourd’hui. Il serait pourtant intéressant de la mieux connaître, ne serait que pour comprendre les origines de son style si particulier. Car si Michael Curtiz est moins apprécié comme un grand réalisateur que d’autres, c’est avant tout à cause de son éclectisme. The Scarlet Hour présente plusieurs particularités. D’abord il est considéré comme un des derniers films noirs du cycle classique, si on avance cette idée, c’est parce que cette histoire résonne comme un écho ave celle de Bouble indemnity de Billy Wilder[1]. Ensuite, le scénario a été écrit avec Frank Tashlin. Celui-ci est surtout connu pour les excellents films qu’il a réalisés avec Jerry Lewis. Et puis également pour d’autres comédies ou se mêle, sous les apparences d’une célébration du modèle américain, la dérision et l’absurde. Scarlet Hour est donc très atypique dans la carrière de Tashlin, sans doute un peu moins pour Michael Curtiz. Car s’il y a une unité dans la carrière de Michael Curtiz, quoi qu’on en dise, c’est bien cette manière caustique de présenter les valeurs de son pays d’adoption. 

    Enigme policière, The Scarlet Hour, Michael Curtiz, 1956

    Marshall et Pauline surprennent trois individus qui préparent un cambriolage 

    Pauline Nevis trompe son vieux mari, le riche entrepreneur de l’immobilier, avec son employé, E.V. Marshall. Un soir d’escapade dans un jardin public, ils surprennent une étrange conversation entre une sorte de commanditaire et deux aigrefins qui se proposent de commettre un vol de bijoux dans une riche demeure, à une date déterminée, pour une valeur de 350 000 dollars. Mais Pauline lorsqu’elle rentre chez elle est battue par son mari qui la soupçonne de le tromper. Elle projette de cambrioler elle-même la maison avec son amant. Celui-ci rechigne, mais comme elle menace de rompre avec lui, il s’exécute. Cependant le vieux Nevis par inadvertance va comprendre que Pauline le trompe avec Marshall en qui il avait confiance. Il décide donc de surveiller sa femme. Et le jour du cambriolage, Marshall va dépouiller les deux voleurs de leur butin. Tout semble bien se passer lorsque le promoteur immobilier passe à l’action. Alors que Marshall n’est pas encore revenu de son action, le vieux Nevis menace sa femme, une bagarre s’ensuit, et un coup de feu part, Nevis est tué. Marshall conseille à Pauline de prévenir la police disant qu’il s’agit là d’un cas de légitime défense. Mais elle refuse par peur d’aller en prison, et puis, elle s’est construit un alibi avec son amie Phillys. Cependant la police enquête car elle trouve anormal que Nevis ait été tué par sa propre arme, et qu’en outre il se soit trouvé dans un lieu inhabituel pour lui. 

    Enigme policière, The Scarlet Hour, Michael Curtiz, 1956 

    Pauline explique à Marshall qu’elle ne veut pas être pauvre 

    Les tensions commencent à se faire sentir entre Pauline et Marshall, d’autant que celui-ci commence à entretenir une relation avec Kathy la secrétaire de Nevis. Pauline est jalouse et se met à boire, d’autant qu’elle surprend Marshall qui se rend chez Kathy chez qui il s’attarde. Peu après, alors que la police continue à enquêter sur Nevis, le docteur Lynbury se présente chez Pauline pour lui réclamer la valise de bijoux dérobée. Il avoue que les bijoux sont faux et qu’il a monté cette combine pour toucher l’argent de l’assurance, et donc que les bijoux ne doivent réapparaitre en aucune façon. Entre temps la police commence à soupçonner une liaison entre Kathy et Marshall. Mais la secrétaire va mentir pour le couvrir, car en réalité elle est au courant de tout ce qu’à fait Marshall, elle a entendu la confession que Nevis avait enregistrée. Elle est amoureuse en réalité de lui depuis qu’elle le connaît ! Lynbury après avoir éloigné les deux truands qu’il avait engagé, va venir chez Marshall pour prendre les bijoux. Il le menace d’un révolver, et s’en va avec la valise, mais la police l’arrête à la sortie de l’immeuble. Marshall, encouragé par Kathy, décide alors de tout avouer à la police. Celle-ci va se faire à son tour arrêter, et au moment où elle monte pour se changer avant de partir en prison, elle voit arriver Marshall, elle est contente parce qu’elle croit qu’il est venu pour elle, mais elle le voit se jeter dans les bras de Kathy et comprend qu’elle a tout perdu. 

    Enigme policière, The Scarlet Hour, Michael Curtiz, 1956

    Nevins surprend Pauline dans le reflet sur la vitre de sa voiture 

    On reconnaît à ce rapide résumé les fondamentaux du film noir, la femme manipulatrice, l’homme lâche et indéterminé, la jalousie et la cupidité. Un œil un peu expérimenté, s’il fait évidemment le lien avec Double Indemnity, comprendra que c’est aussi dans ce film que les frères Coen ont trouvé le point de départ de leur film Fargo : ce petit bourgeois qui monte un coup faramineux contre sa propre épouse à l’aide de deux médiocres criminels, un gros et grand et un maigre. Si cela situe l’importance de ce film du point de vue de l’histoire du film noir, ce n’est pourtant pas l’essentiel. C’est en vérité un film sur le désenchantement dans les sociétés modernes. La morale de cette fable est contenue toute entière dans la dernière image du film qui voit Pauline pleurer doucement quand elle regarde Kathy et Marshall se jeter dans les bras l’un de l’autre. c’est plus encore cela qui la désole que d’aller passer un temps en prison. C’est tout à fait propre à Michael Curtiz de mettre en scène le malheur des femmes qui font de mauvais choix et la pusillanimité des hommes. Car Marshall est lâche, indéterminé. Les femmes ont le pouvoir, et il passe avec facilité d’une maîtresse à une autre, abandonnant l’une à son mauvais sort. Certes Pauline est manipulatrice et jalouse. Mais n’est-elle pas amoureuse de ce grand benêt de Marshall ?  

    Enigme policière, The Scarlet Hour, Michael Curtiz, 1956 

    La police constate la mort de Nevins 

    La jalousie devient le complèment de la cupidité. Mais ces deux composantes de la nature criminelle sont dans cette histoire des remèdes à l’ennui. Les principaux acteurs ce drame sont des femmes, les hommes sont seulement des marionnettes qu’on active, essentiellement parce qu’ils sont intrinsèquement faibles, et non pas parce que les femmes sont fondamentalement mauvaises. On trouve trois portraits de mâles, le premier est le lâche Marshall, opportuniste et velléitaire, il fait toujours ce qu’on lui demande. Ensuite il y ale colérique Nevins, qui refuse de se voir vieillir quand il comprend que l’argent qu’il amassé ne peut plus lui servir pour conserver Pauline. Il est potentiellement criminel, d’ailleurs quand il prend sa femme en filature, il va prendre la précaution de s’armer, si des fois l’opportunité de la tuer advenait. Et puis il y a en encore un autre qui se croit très malin, c’est le docteur Lynbury qui croit, malheureusement pour lui à sa propre intelligence et qui finit par tout perdre. Ce n’est pas tant qu’il soit cupide, mais il se retrouve devant la nécessité de trouver de l’argent. Il méprise aussi bien sa femme qu’il pense idiote, que ses complices qu’il croit moins intelligents que lui. Face à cette sarabande de caractères assez vagues, il y a cependant les policiers. Ensemble ils forment une machine qui va démontrer que ceux qui se croient intelligents finalement ne le sont guère ! C’est leur fonction. 

    Enigme policière, The Scarlet Hour, Michael Curtiz, 1956

    Les policiers Allen et Jennings viennent interroger Marshall 

    Ce qui mène fatalement ces individus à leur perte, c’est moins une fatalité abstraite que leur inscription dans une matérialité immédiate. Pauline qui est le détonateur, a peur de deux choses, de la pauvreté, et ensuite de la prison. Elle vient d’un milieu pauvre, et si elle a rejoint par opportunisme la classe des riches désœuvrés, elle n’échappe pas à la logique de sa classe d’origine. Pour avoir voulu l’abandonner, elle sera punie. Tout se passe comme si la police était là, au-delà de la poursuite des criminels, pour rappeler les transgresseurs à l’ordre immuable d’une société de classes. Comme on le comprend, le film n’est pas centré sur un personnage en particulier, fusse-t-il faible et pusillanime. Il est structuré autour d’une comédie humaine qui débouche sur le drame. C’est globalement la société qui est en cause car elle mystifie les valeurs humaines et pervertit les sentiments. Pour mieux le comprendre, les personnages apparaissent liés aux objets qui les dominent. Ce sont ces belles voitures qui ne mènent nulle part et qui en réalité sont des dangers en elles-mêmes. La preuve ? Nevins suit sa femme en voiture. C’est d’ailleurs la voiture de Nevins qui trahit Pauline quand son reflet apparaît sur la vitre et que Nevins la voie. Mais il y a encore le luxe de la maison de Nevins. Cette piscine triste, et aussi cette immensité vide et cloisonnée. Pauline s’enferme dans sa chambre, Nevins est à la fois son geôlier, et son prisonnier puisqu’il ne peut accéder à sa femme. Les portes le lui interdisent.  

    Enigme policière, The Scarlet Hour, Michael Curtiz, 1956 

    Marshall et Pauline se rencontrent chez un disquaire 

    On a déjà souligné à quel point Michael Curtiz filmait la verticalité. C’est encore vrai ici, mais cette verticalité apparaît encore plus écrasante et plus vide que dans ses précédents films noirs. Il utilise d’ailleurs pour une fois des décors extérieurs abondants, ce qui lui permet de souligner encore plus selon moi la fausseté de la modernité et l’aliénation aux biens matériels. Je l’a dit un peu plus haut la référence à Double Indemnity est évidente dans le scénario, mais elle est renforcée très précisément par cette rencontre gênante entre Marshall et Pauline dans le magasin de disques. Comme dans le film de Billy Wilder, la rencontre dans le supermarché montre cette modernité anonyme qui s’empare du commerce, mais ici on passe au commerce du disque pour deux raisons : d’abord parce que l’époque a changé et donc le moderne c’est maintenant la musique enregistrée ; ensuite parce que Curtiz plusieurs fois a fait allusion à ces preuves qui aident la police à confondre les coupables. Le progrès technique produit ici des éléments de surveillance. C’est de très peu que Marshall voit la confession enregistrée au magnétophone échapper à la sagacité de l’investigation policière. Michael Curtiz était un artisan, et cela se voit dans la manière de décrire par exemple le travail de la police. 

    Enigme policière, The Scarlet Hour, Michael Curtiz, 1956

    Marshall a raccompagné Kathy chez elle 

    L’ensemble est bien filmé, avec une caméra très mobile et un montage très serré, avec une belle photo de Lionel Lindon. Ce dernier n’a pas fait beaucoup de films noirs, mais on le retrouvera sur I Want to Live de Robert Wise et dans l’excellent film de John  Frankenheimer, The Manchourian Candidate. La longue séquence dans le magasin de disques est excellente avec des mouvements de caméra très sophistiqués qui donnent de la densité à la foule. L’écran large donne un éclairage particulier au film, une sorte de modernité, soutenue par les superbes voitures de la fin des années cinquante, elle sont à la fois fascinantes et envahissantes. En voyant les objets et les habits qui sont utilisés, on a l’impression de revisiter l’apogée du capitalisme américain, comme la fin d’un âge d’or. La séquence finale est poignante, on voit de dos Pauline qui se réjouit de voir arriver Marshall qui, croit-elle, vient pour elle, puis ensuite, elle est de face, une larme à l’œil quand elle comprend qu’il va se mettre avec Kathy. 

    Enigme policière, The Scarlet Hour, Michael Curtiz, 1956

    Lynbury vient voir Pauline pour récupérer les bijoux 

    Les acteurs ne sont pas des habitués de la cinématographie de Michael Curtiz. La distribution a été très critiquée. Mais au fond elle est logique. Tom Tryon qui incarne Marshall promène une hébétude lancinante qui correspond bien à son caractère irrésolu. Je pense que c’était voulu de la part de Michael Curtiz dont on a souligné les qualités dans la direction d’acteurs. Carole Ohmart comme Tom Tryon qui fera plus tard une carrière de romancier et de scénariste, trouvait là son premier rôle en incarnant Pauline. Femme d’une grande beauté, je pense qu’elle a été choisie pour sa ressemblance avec Barbara Stanwyck de Double Indemnity, elle a le même profil étrange et changeant. Je la trouve très bien, passant avec facilité du cynisme au désespoir. Le troisième terme de ce trio, c’est Nevins, incarné par le chevronné James Gregory qui a souvent joué le rôle du cocu révolté. Il est toujours très juste. La terne Jody Lawrence incarne Kathy, cette fille qui a décidé de mettre la main sur Marshall, quoiqu’il arrive ! le duo de flic, incarné par E.G. Marshall et Edward Binns ressemble curieusement au duo des tueurs du film de Robert Siodmak, The Killers. Ce sont des figures vues de nombreuses fois dans les films noirs des années quarante et cinquante. Et à l’inverse les gangsters ne ressemblent pas vraiment à des gangsters. Jacques Aubuchon joue le fat man, et son acolyte nerveux est interprété par Scott Marlowe. Ils sont parfaits. Elaine Strich dans le rôle de l’amie et confidente de Pauline Phillys en fait un peu trop sans doute. Elle est affublé d’un petit mari joué par Tom Rycker, c’est la partie « drôle » du film. 

    Enigme policière, The Scarlet Hour, Michael Curtiz, 1956 

    Kathy ment pour donner un alibi à Marshall 

    A sa sortie la critique n’a pas aimé, sans doute déstabilisée à la fois par le manque de repères que donnaient des acteurs inconnus, mais aussi encore plus sans doute par cette attaque directe sur les rêves moisis de l’American Way of Life. Trop oublié, trop méconnu, c’est un excellent film noir et un excellent Michael Curtiz  que je conseille vivement malgré les critiques négatives des journaux américains en son temps. Notez encore la participation de Nat King Cole qui pousse la romance en interprétant Never Let Me Go, célèbre standard de ces années là dans un superbe cabaret qui aurait fait baver d’envie Jean-Pierre Melville. Mais le reste de la musique de Leith Stevens est tout aussi excellent et tout à fait adapté au propos. 

    Enigme policière, The Scarlet Hour, Michael Curtiz, 1956

    Linbury menace Marshall pour récupérer les bijoux 

    Michael Curtiz est à la fois célèbre pour Robin Hood avec Errol Flynn ou pour le très surestimé Casablanca, et méconnu, oublié même pour le reste de sa carrière. Il est assez mal défendu sur le marché de la reproduction numérique des films. Il existe bien une version Blu ray américaine récente, mais évidemment sans sous-titres dans notre langue. 

    Enigme policière, The Scarlet Hour, Michael Curtiz, 1956

    Linbury se fait arrêter par la police 

    Enigme policière, The Scarlet Hour, Michael Curtiz, 1956

    Pauline croit que Marshall est revenu pour elle

      



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/assurance-sur-la-mort-double-indemnity-billy-wilder-1944-a148842434

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  •  Boulevard des passions, Flamingo Road, Michael Curtiz, 1949   

    Le semi échec de The Unsuspected contraint Michael Curtiz à se recentrer si je peux dire. Il va d’abord tourner deux films avec le duo Doris Day-Jack Carson, duo armé de belles dents blanches. Des « américaneries » en technicolor, avec des flons-flons qui vous en mettent plein la tête et dont vous ressortez comme saoulé. Le genre de films fort justement tombés dans l’oubli, mais qui furent en leur temps de très beaux succès publics. Il va donc revenir à quelque chose de plus personnel, de très critique et en même temps de très américain. Le scénario est basé sur un roman de Robert Wilder publié en 1942, qui avait été ultérieurement porté avec succès à la scène par sa femme. Robert Wilder était un auteur de best-sellers adaptables pour le cinéma, entre autres Written on the Wind qui donna en 1956 l’excellent film de Douglas Sirk du même titre, la parenté entre les deux films semble évidente dans le sens d’une critique radicale du capitalisme américain. Cette critique passe d’autant mieux qu’elle n’est pas pédagogique et qu’elle s’inscrit à l’intérieur d’histoires d’amour et de séduction sans espoir. Il n’est pas traduit en français, et aux Etats-Unis il est même oublié. C’est Robert Wilder lui-même qui a écrit le scénario. Michael Curtiz va tenter de reconstituer un peu la même équipe que dans Mildred Pierce. Il y a des ressemblances thématiques entre les deux films, et puis il y a un peu la même équipe. Mais entre les deux films Michael Curtiz va se radicaliser si on peut dire et faire de ce film noir une sorte de pamphlet politique, faisant passer clairement les péripéties amoureuses de Lane Bellamy au second plan. A travers sa petite société, Michael Curtiz produit lui-même le film avec l’appui de la Warner Bros. 

    Boulevard des passions, Flamingo Road, Michael Curtiz, 1949

    Le shérif Titus Semple demande à son adjoint Carlisle d’aller saisir les biens d’une troupe de forains qui n’a pas payé ses créanciers. Mais quand Carlisle arrive sur le champ de la fête foraine, la troupe a disparu, seule est restée Lane Bellamy. Carlisle est sous le charme et après l’avoir amenée dîner, il l’aide à trouver un emploi de serveuse chez Pete Ladas. Ils entament rapidement une liaison passionnée, Carlisle semble très amoureux. Mais le shérif en décide autrement, ayant la haute main sur les élections, il prétend faire de Carlisle un sénateur qui évidemment sera à son service. Pour cela l’adjoint doit rompre avec Lane et épouser la riche héritière Anabelle Weldon qu’il n’aime pas. Ce que s’empresse de faire le lâche Carlisle. Mais le shérif ne se contente pas de ça, il veut chasser de la ville Lane, et pour cela il la fait licencier par Pete, puis comme elle s’obstine à vouloir rester à Boldon, il la fait mettre en prison pour racolage sur la voie publique à l’aide de faux témoignages. Elle fait son temps en taule. Pendant ce temps Semple tente de pousser la candidature de Carlisle pour un poste de sénateur. Quand Lane sort enfin de prison, elle va s’engager chez Lute Mae qui tient une sorte de bordel fréquenté par les pontes de la ville. Bien entendu, elle va y croiser Semple. Celui-ci est très étonné, mais ne dit rien. Lane va cependant y rencontrer aussi Dan Reynolds un entrepreneur puissant qui traficote avec Semple. Rapidement ils vont avoir une relation amoureuse. Mais craignant que Lane entrave ses plans, Semple va revenir à l’attaque.   

    Boulevard des passions, Flamingo Road, Michael Curtiz, 1949 

    Carlisle est sous le charme de Lane 

    Lane et Dan Reynolds se sont mariés, et ils habitent maintenant sur Flamingo Road. Il s’aperçoit cependant que Carlisle est toujours amoureux de Lane et comme Dan Reynolds ne veut plus marcher dans ses combines, le vieux shérif va mettre en branle un plan pour l’éliminer. Il monte un piège pour faire accuser Reynolds d’esclavagisme, racontant qu’il emploie des prisonniers sans les payer. Carlisle est dégouté et comme il ne suit plus Semple, celui-ci le vire, prétendant se présenter lui-même aux élections pour devenir gouverneur. Il arrive également à monter ses associés qu’il effraie contre Dan Reynolds qui se retrouve seul. Les relations entre Carlisle et son épouse s’enveniment. Il boit de plus en plus. Une nuit, il se rend chez Lane pour tenter de l’avertir du piège dans lequel Dan Reynolds est tombé. Mais désespéré, il va se suicider chez Lane. On conclut au suicide, cependant Semple tente de jeter de l’huile sur le feu et fait savoir à la population que Lane serait à l’origine du suicide de son ancien adjoint. Cela va déclencher une dispute entre Dan Reynolds et Lane, celui-ci pense qu’elle ne l’a épousé que pour son argent. Il la quitte. Lane décide alors de régler son compte à Semple. Elle va chez lui, une bagarre a lieu, et Semple est tué. Mais elle va finalement être acquittée à cause des empreintes de Semple sur l’arme et elle retrouvera Dan Reynolds et la paix.  

    Boulevard des passions, Flamingo Road, Michael Curtiz, 1949 

    Pete va engager Lane comme serveuse 

    Ça commence très fort avec un discours sur l’ambition ! Le ton du film est très amer. Au premier niveau nous avons une opposition entre les quartiers riches et les quartiers pauvres, si les habitants de ces derniers voudraient bien rejoindre Flamingo Road, les riches apparaissent comme des misérables, sans autre motivation que leur propre cupidité. Les deux personnages qui mènent le jeu sont Titus Temple et Lane Bellamy. Le premier est une crapule qui défend un ordre social corrompu. Il semble être aux ordres des gros capitalistes, mais en fait il s’en sert et les manipule. Lane elle est officiellement une femme sans trop d’ambition, qui vit au jour le jour, mais elle tombe amoureuse de Dan Reynolds et va s’établir sur Flamingo Road. Elle passe de la blouse de serveuse au riche manteau de fourrure. Vagabonde d’origine prolétaire, c’est une intruse et elle met le désordre dans une communauté soudée autour de ses mensonges et de ses combines. On pourrait résumer l’intrigue autour de cet affrontement mortel. Semple et Lane luttent pour s’approprier le pouvoir, ils se disputent d’abord le faible Carlisle, puis ensuite Dan Reynolds, et si Semple veut détruire Lane, c’est bien parce qu’elle lui a pris les deux hommes dont il voulait faire des marionnettes pour asseoir son pouvoir. Si le shérif est un horrible bonhomme, vicieux et corrompu, Lane n’est pas aussi innocente que cela. Toutes les ombres qui s’agitent autour d’eux ne comptent pas vraiment. Le cadre est la petite ville imaginaire de Boldon, elle est indéterminée, mais représente le conservatisme étroit des petites villes du Sud où domine un notable omnipotent. Il y en aura une longue kyrielle qui mettront en scène ce despotisme local, de I am a Fugitive from a Chain Gang de Mervyn Leroy en 1932 à Cool Hand Luke de Stuart Rosenberg en 1967 où on verra les prisonniers de droit commun exploités sans vergogne. 

    Boulevard des passions, Flamingo Road, Michael Curtiz, 1949 

    Titus Semple explique à Carlisle les ambitions qu’il a pour lui 

    Mais en même temps Lane est le révélateur, le simple fait qu’elle existe contrarie les plans de Semple, et démontre la nécessité de le combattre violemment. Le film décrit un univers de lâcheté. Les hommes sont particulièrement lâches, ils ont peur de Semple qui a construit des dossiers sur tout le monde. Les seules personnes qui résistent sont les femmes, Lane bien sûr, mais aussi Lute Mae la patronne du bordel. Même Doc Waterson n’est pas très courageux, ce n’est pas le journaliste flamboyant qu’il aurait aimé être, il est critique, caustique même, mais ça ne va pas très loin. Lane cependant à un autre pouvoir, celui de rendre les hommes moins lâches. Reynolds va cesser d’être un magouilleur qui mange dans la main de Semple, et Carlisle se suicidera. Le courage de Lane c’est aussi celui d’accepter de travailler pour un salaire très étroit. Cette société de classes représente toutes les tares de l’Amérique. C’est une société qui repose sur la ségrégation, on verra Semple méprise le noir qui le sert, mais cette ségrégation va bien plus loin qu’une question de races. Semple méprise aussi ceux qui travaillent sur les chantiers, qui servent dans les bars. Quand il voit Lane entrer dans un restaurant de luxe au bras de Reynolds, il en fait une maladie, comme s’il avait vu entrer un noir !  

    Boulevard des passions, Flamingo Road, Michael Curtiz, 1949  

    Le journaliste Doc Waterson n’est pas tendre avec Carlisle 

    La critique des institutions est acerbe, non seulement le film dénonce la corruption comme un mal endémique de l’Amérique, mais le journalisme est également critiqué pour son impuissance. Cela va jusqu’au vote, le pays vit dans une fausse démocratie où le bulletin qu’on met dans l’urne n’a pas de signification. Carlisle est poussé comme candidat, parce qu’il est mou, qu’il n’a pas de personnalité affirmée. Semple l’utilise en lui donnant une épouse parce que cela fera bien pour vendre le candidat aux électeurs. Le message que fait passer le film, c’est qu’à l’exemple de Lane, il faut se battre pour reprendre le pouvoir sur sa vie. Cela passe par la nécessité de ne pas mentir, d’affronter la vérité. Semple est un menteur, sournois et hypocrite, sa vie est un mensonge. Lane va décider de ne pas mentir, il lui en coûte beaucoup, elle risque même de perdre Dan Reynolds qu’elle a fini par aimer, même si probablement elle l’a d’abord épousé pour avoir un statut et se venger des avanies de ce maudit shérif.   

    Boulevard des passions, Flamingo Road, Michael Curtiz, 1949 

    Lane travaille maintenant chez Lute Mae 

    La réalisation est impeccable, mais cette fois Michael Curtiz s’est appliqué pour aérer son film en rajoutant un peu plus que d’ordinaire des scènes dites d’extérieur, souvent tournées avec des transparences. Pourquoi cela ? D’abord pour donner plus d’importance au travail des petites gens, par contraste avec ceux qui sont riches et qui ne se salissent plus les mains. C’est ce qu’on verra sur le chantier de Dan Reynolds. Ensuite il cherche à donner de la densité à la ville, opposant la ville riche et la ville pauvre. La ville basse est filmée dans des endroits restreints qui semblent mal aérés. La ville haute est faite de vastes demeures, hautes de plafond, avec des escaliers, des belles terrasses et des jardins. Cela conditionne la manière de filmer, quand on est dans la ville basse, la caméra filme presqu’à l’horizontale, ce qui donne une idée d’étouffement. Au contraire dans la ville haute, les intérieurs sont filmés de manière à donner l’illusion d’une verticalité, d’un élèvement au-dessus de la nuée ! Il y a cependant dans les deux zones qui communiquent difficilement des sortes de trous, comme des cocons où s’affrontent les caractères. Ce sera par exemple la rencontre de Carlisle et Lane sous la tente de la fête foraine, ou alors cette pièce chez Lute Mae où les plus riches mettent au point leurs petites combines, comme si elles devaient laisser leurs maisons vierges de la corruption endémique. 

    Boulevard des passions, Flamingo Road, Michael Curtiz, 1949  

    Lane va découvrir Dan Reynolds 

    Michael Curtiz s’attarde sur le travail humain à l’intérieur du bar de Pete Ladas, il utilise des déplacements virtuoses pour donner de la densité, tout en navigant à travers la clientèle et les serveuses. Le début s’ouvre sur la fête foraine, loisir populaire et sans prétention, souvent magnifié dans les films noirs de cette époque. C’est comme si le réalisateur voulait magnifier le manque d’ambition de la classe prolétaire par opposition à la solitude sinistre de Titus Semple qui se balance bêtement sur son fauteuil. On le voit opposé dès le début du film au noir souriant qui lui sert de domestique, ce qui laisse entendre son racisme latent. Lla photo de Ted McCord est excellente. C’est un photographe très recherché dans ces années-là. Vétéran d’Hollywood, il a commencé sa carrière à l’époque du muet. Il possède toute la science des ombres et des contrastes, comme celle des brouillards. Il s’était fait remarquer avec son travail sur The Treasure of the Sierra Madre, et il réalisera dix films avec Michael Curtiz, Flamingo Road étant le premier de cette longue collaboration. 

    Boulevard des passions, Flamingo Road, Michael Curtiz, 1949 

    Titus Semple a décidé de détruire Dan Reynolds 

    Curtiz filme, avec la complicité de Ted McCord, des voies de passages entre les mondes. Les portes s’ouvrent dégageant des effets de tunnels, soit vers une lumière, soit au contraire vers la nuit. Cette incertitude est l’image du danger. Lane a le courage de traverser les espaces ségrégués, elle transgresse les frontières entre les classes et met ainsi en danger ceux qui se croient les plus puissants. On la verra aussi observer depuis ses fenêtres, aussi bien la nuit qui se referme sur Dan Reynolds que la foule qui s’amasse devant sa maison, qui, rameutée par Titus Semple, brise les fenêtres. On ne verra pas la foule, mais on la comprend meurtrière et bornée, portée par les fausses valeurs mises en scènes par le corrompu shérif.  Curieusement il a opté pour un format 1,37 : 1, ce qui n’était pas habituel pour les films noirs de l’époque, mais c’était une manière d’évoluer techniquement parlant. Cela permet d’ailleurs d’aérer un peu plus le film. 

    Boulevard des passions, Flamingo Road, Michael Curtiz, 1949 

    Carlisle tente de s’opposer mollement au shérif 

    L’interprétation c’est évidemment d’abord Joan Crawford, ici teinte en blonde. Elle change d’ailleurs d’allure et de coiffure au fur et à mesure qu’elle grimpe les échelons de la société. Elle est toujours très à l’aise aussi bien pour incarner les filles de basse extraction, que les riches bourgeoises. Elle commençait à prendre de l’âge. S’il y a des similitudes avec Mildred Pierce, son personnage de Lane Bellamy cependant est bien moins naïf. Elle est parfaite dans son côté prolétaire, milieu d’où elle venait d’ailleurs. Elle domine le film et le film est fait pour elle. Mais Sidney Greenstreet dans le rôle du shérif Titus Temple est aussi très impressionnant. Il cabotine beaucoup, mais il a cette facilité de passer d’un personnage faible et nonchalant à un homme cruel et dangereux. On peut penser qu’Orson Welles s’est inspiré de Titus Semple pour le personnage de Quinlan dansTouch of Evil. La dynamique du filme tourne autour de ces deux acteurs. Loin derrière on retrouve Zachary Scott dans le rôle du faible Carlisle. Il renoue si je puis dire avec Joan Crawford qu’il accompagnait dans Mildred Pierce. Cette fois il s’est rasé la moustache ! Mais son personnage n’est guère plus sympathique. Il reste bien moins présent que les deux autres acteurs. En fait il partage le rôle de l’amoureux avec Dan Reynolds, incarné par David Brian qui n’a jamais été aussi bon que dans ce film. D’habitude il est plutôt emprunté dans sa haute taille et a du mal à exprimer quelque chose avec son visage. Là il est plus à son aise. 

    Boulevard des passions, Flamingo Road, Michael Curtiz, 1949 

    Lane a découvert le suicide de Carlisle 

    Michael Curtiz était peut-être un tyran sur les plateaux, mais c’était un excellent directeur d’acteurs. Ici il complète cette distribution avec des seconds couteaux qui font partie intégrante de son équipe. Par exemple le très bon Fred Clark dans le petit rôle du journaliste qui se voudrait honnête. Ou encore Tito Vuolo qui interprète Pete Ladas, le patron du restaurant qui embauche Lane. Gladys George est Lute Mae avec beaucoup de poigne, la mère maquerelle. D’ailleurs il n’est jamais précisé qu’elle tient un boxon, mais n’importe quel spectateur le comprend. Un petit plus pour Gertrude Michael dans le petit rôle de Millie, colocataire de Lane, pétulante serveuse de Pete Ladas. Virginia Huston dans le rôle d’Anabelle la riche héritière est plus quelconque. 

    Boulevard des passions, Flamingo Road, Michael Curtiz, 1949 

    Elle va régler son compte à Semple 

    Le film a été un bon succès public, la critique a été tiède aux États-Unis. Sans doute qu’elle n’a pas apprécié cette critique latente du capitalisme. Mais si le film a rapporté de l’argent, le succès n’a pas été aussi grand que pour Mildred Pierce. C’est encore un film qui reste très souvent mal apprécié par la critique. C’est un film noir que je trouve très bon, certes, il manque peut-être un peu d’unité pour arriver au niveau de Mildred Pierce, mais il possède de très belles qualités esthétiques et une atmosphère. Joan Crawford avait tout à fait relancé sa carrière, ses autres films marchaient aussi très bien. Curieusement, on ne trouve pas ce film sur le marché français, mais il existe une édition américaine en Blu ray intéressante, avec des bonus nombreux, directement édité par la Warner, toutefois sans sous-titres. Notez qu’il existe aussi un téléfilm et une série qui porte le nom de Flamingo Road, sortis début des années quatre-vingts, mais c’est assez inutile et laid. 

    Boulevard des passions, Flamingo Road, Michael Curtiz, 1949 

    Doc Waterson lui apprend qu’elle va être innocenter du meurtre du shérif

    Boulevard des passions, Flamingo Road, Michael Curtiz, 1949

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  •  Le crime était presque parfait, The Unsuspected, Michael Curtiz, 1947

    Le titre français fait penser au film d’Alfred Hitchcock, en anglais Dia M for Murder. Mais c’est juste une coïncidence due à la paresse des distributeurs français puisque le film d’Hitchcock sortira sept ans après celui de Michael Curttiz. Celui-ci, réalisateur prolifique ayant tâté à tous les genres ou presque, est pour le film noir un des réalisateurs les plus originaux. Casablanca est évidemment le plus célèbre, mais ce n’est pas son meilleur, Mildred Pierce est un chef d’œuvre et a  maintenant acquis le statut de film classique. A côté de cela il y a quelques films oubliés qui valent vraiment le détour. Après le triomphe de Mildred Pierce, il tourne deux films assez quelconques, Night and Day, une biographie insipide de Cole Porter avec Cary Grant dans le rôle du célèbre musicien, puis une comédie Life with Father dont le seul intérêt est d’y voir Elizabeth Taylor à l’âge de 14 ans ! Après avoir fondé sa propre société de production, il passe un contrat ave la Warner pour une série de dix films. The unsuspected sera le premier. Il se base sur un feuilleton publié dans The Saturday Evening Post qui va être repris par la suite en ouvrage. L’auteur en est Charlotte Armstrong. Écrivain prolifique elle a été traduite abondamment en France. Un de ses meilleurs romans, Mischief, sera adapté par Roy Backer sous le titre Don’t Bother to Knock, ce qui donnera un superbe rôle à Marilyn Monroe en 1952. Cet auteur qui à travers ses romans dénonçait la manipulation des foules par la propagande de l’HUAC – mais sans le dire directement – était très apprécié de Claude Chabrol qui l’adapta deux fois, ça donnera La rupture en 1970 et Merci pour le chocolat en 2000. Deux films très oubliables. Pour adapter cet ouvrage dont les droits avaient été acheté par Warner avant que le roman ne paraisse, Michael Curtiz a fait appel à Ranal MacDougall et à sa propre épouse, Bess Meredyth, c’est à tort que parfois le scénario est encore attribué à Charlotte Armstrong. D’ailleurs elle se fâchera avec Michael Curtiz, disant que celui-ci avait trahi son roman. Ce à quoi le réalisateur avança qu’heureusement il avait réalisé cette trahison vu que l’histoire du départ était mauvaise et sans intérêt ! Pour lui c’était un support pour des exercices de style. C’est d’ailleurs comme ça qu’il apparaîtra aux critiques les plus sérieux. 

    Le crime était presque parfait, The Unsuspected, Michael Curtiz, 1947

    Victor Grandison est un homme de radio célèbre qui passe son temps à raconter des histoires de meurtres irrésolus. Sa secrétaire va être agressée et pendue chez lui. Le policier Donovan qui fournit des histoires de première main va conclure au suicide. Peu de temps après arrive chez Grandison Steven Howard qui prétend avoir été marié avec Matilda Frazier qui est la pupille de Grandison, mais qui a disparu lors d’un naufrage au large du Brésil. Rapidement Steven comprend qu’il n’est pas le bienvenu. Grandison le soupçonne d’être une sorte d’escroc et demande à Donovan d’enquêter sur lui. Est-il riche comme il le prétend ou vient-il pour réclamer une part d’héritage ? Mais la nièce de Grandison, Althea tente de séduire Steven quand elle apprend qu’il est très riche. Cependant celle-ci est mariée à Oliver Keane qui boit plus que de raison et qui dans le temps était amoureux de Matilda. Celle-ci fait un retour inattendu en provenance du Brésil. Steven va la rencontrer, mais elle ne semble pas se souvenir qu’ils aient été mariés. Pourtant il lui présente des témoins du mariage, dont le juge qui a fait l’office. Le retour de Matilda va plonger la maison de Grandison dans le chaos. Althea le prend très mal, son mari se saoule et tente de renouer avec Matilda. Mais Grandison lui-même est intrigué. Donovan cependant lui raconte que Steven est en réalité très riche et n’est pas un chasseur d’héritage. Grandison qui enregistre tout à l’aide d’un système sophistiqué, piège un certain Press, un criminel qu’il menace de dénoncer si celui-ci ne se plie pas à ses ordres 

    Le crime était presque parfait, The Unsuspected, Michael Curtiz, 1947

    La secrétaire de Grandison voit une ombre pénétrer dans son bureau 

    Matilda semble heureuse de retrouver Grandison. Mais Steven commence à la mettre en garde contre son tuteur qu’il soupçonne d’avoir assassiné Roslyn. Finalement il va avouer à Matilda qu’il ne l’a jamais épousée, mais qu’en réalité il devait se marier avec Roslyn à son retour de la guerre. Matilda se trouve prise entre son attirance pour Steven et sa fidélité à Grandison. Steven va travailler avec Moynihan, la productrice de Grandison pour tenter de comprendre qui a téléphoné à Roslyn juste à l’heure de sa mort. Mais parallèlement, Althea avoue à Steven que personne ne croit vraiment que Roslyn se soit suicidée. Grandison a compris qu’Althea était un danger pour lui, il va donc l’assassiner d’un coup de revolver, puis il incite son mari à s’en aller. Il glisse le revolver dans la poche de son manteau, et Oliver emprunte une voiture que Grandison a sabotée. Oliver se tue sur la route, et la police qui trouve le cadavre conclut, ayant trouvé l’arme du crime dans sa poche, qu’il a tué aussi Althea sous l’emprise de la jalousie. Cependant Grandison a fouillé les affaires de Steven et a découvert dans son portefeuille une photo de Roslyn. Il décide de se débarrasser de lui, d’autant qu’il l’a surpris à fouiller ses affaires. Il appelle pour ce faire Press qui va l’assommer et l’enfermer dans un coffre. Tandis que le criminel emporte le coffre dans un pick-up, Grandison empoissonne Matilda et se sert d’une lettre qu’elle a écrite sous sa dictée pour un pseudo scénario radiophonique, pour faire croire qu’elle s’est suicidée. Mais Steven avait pris la précaution d’appeler auparavant Donovan. La police intervient, Donovan sauve Matilda, et Press est rattrapé au moment ultime. On a compris que Grandison voulait en fait s’approprier la fortune de Matilda qu’il gérait. La police va l’arrêter en plein milieu de son émission. Il finira en prison avant d’être jugé. 

    Le crime était presque parfait, The Unsuspected, Michael Curtiz, 1947 

    Roslyn Wright a été pendue à un lustre 

    Comme on le voit, l’intrigue n’est pas terrible, et les retournements de situations sont aussi nombreux qu’incongrus. Il n’y a pas vraiment de suspense, vers le milieu du film on sait que l’assassin est Grandison et en plus on sait pourquoi. Le scénario est très elliptique, par exemple on ne comprend pas comment Matilda a pu survivre au naufrage. Le rôle de Donovan qui d’un côté vend des histoires sordides de meurtre à Grandison et qui de l’autre le traque pour le mettre en taule est pour le moins ambigu. De même quand Steven s’installe chez Grandison, personne ne lui demande rien, bien qu’il le soupçonne d’intentions louches. C’est donc une intrigue cousue de fil blanc. Le scénario nous est apparu un peu paresseux, contrairement par exemple à Mildred Pierce. Si Michael Curtiz qui produisit le film l’a accepté c’est probablement qu’il pensait que la puissance des images qu’il en tirerait serait suffisamment forte pour faire oublier les lacunes de l’intrigue. 

    Le crime était presque parfait, The Unsuspected, Michael Curtiz, 1947

    Steven Howard s’est invité chez Grandison 

    L’ensemble donne un film choral dont ma maison de Grandison serait le personnage central. Cette vaste demeure luxueuse qui parfois des allures gothiques, semble attirer comme un aimant des personnages qui se haïssent pour des raisons diverses et variées. Elle est le symbole de la malédiction et révèle la cupidité, la jalousie et l’envie. Matilda est qualifiée d’amnésique par Steven. Pourquoi, dans quel but la manipule-t-il ? Officiellement il représente l’honnêteté, mais son ambiguïté plaide contre lui. Il est d’abord un vengeur, mais en rencontrant Matilda, il va se racheter et oublier la raison pour laquelle il voulait se venger de Grandison. Il n’est pas cupide, et pour cause ! Il hérite de son père des millions de dollars ! Grandison est un capteur d’héritage, son but est de s’approprier la fortune de Matilda qu’il prétend protéger. Cynique et mauvais, il a des excuses, il a le cerveau rongé par son métier, à force de raconter des histoires de meurtres parfaits, il s’identifie à un assassin et le devient. Matilda est une dinde, naïve, elle croit que tout lui est dû, et hésite même à penser qu’elle a été mariée avec Steven. Dans les années quarante, le film noir usait beaucoup de deux éléments, le traumatisme de la guerre, et l’amnésie. Ces deux aspects existent bien ici, mais ils sont comme moqués et rabaissés. On a dit que ce film était démarqué de Laura, mais c’est totalement faux. Au mieux on pourrait dire qu’il détourne les clichés du film de Preminger. La fille disparue, le tableau qui est censé faire rêver, tout cela est poussé dans un coin comme inutile ou tendancieux, comme si les scénaristes voulaient tourner ces rituels en dérision. 

    Le crime était presque parfait, The Unsuspected, Michael Curtiz, 1947

    Matilda ne se souvient pas d’avoir épousé Steven 

    Bien entendu il n’est pas faux d’y lire aussi une critique du mode de vie américain, car tous ces riches oisifs on en commun de n’avoir guère de morale pour tenter de s’approprier ce qu’ils convoitent, que ce soit un héritage ou une femme ou un riche mariage. Comme si ces objets allaient remplacer la vie. Ce que nous voyons, ce sont des riches près à s’entretuer. A la limite le simple Press parait plus sympathique, certes, c’est un assassin, mais il subit le chantage du bourgeois Grandison qui n’a aucun scrupule à l’exploiter, comme un patron ordinaire exploite ses ouvriers. D’ailleurs Grandison exploite tout le monde, y compris sa pupille qui travaille cette fois à sa propre perte en écrivant une lettre qui la condamne à mort. Matilda est une égarée, une jeune femme traumatisée qui ne trouve plus sa place après son retour, même si elle n’est pas amnésique, elle ne sait plus vraiment qui elle est, et c’est pourquoi elle se livre corps et âme aussi bien à Grandison qu’à Steven. C’est un peu comme si elle revenait elle aussi d’une guerre qui l’a traumatisée. 

    Le crime était presque parfait, The Unsuspected, Michael Curtiz, 1947 

    Grandison a piégé Press 

    La mise en scène très sophistiquée de Michael Curtiz ne peut pas sauver un scénario aussi désinvolte et déséquilibré. Il y a pourtant beaucoup d’astuces. Une qui a souvent été relevée est, à la douzième minute, le tueur Press qui attend dans sa chambre d’hôtel un coup de fil de Grandison. Il est allongé sur le lit, seulement éclairé par les néons intermittents de l’hôtel Peekskill – point de vue en anglais – qui donne sur un quartier sordide. Mais depuis le « point de vue » de Press, on ne voit que KILL qui s’allume de temps en temps comme une injonction de tuer. Il est possible que cette réclusion de Press ait été à l’origine de la scène d’ouverture du Samouraï de Melville. Plus remarquable est sans doute comment Michael Curtiz utilise les volumes de la maison. Si comme à son habitude il magnifie la verticalité, ici, il réalise des plans compliqués notamment dans les escaliers. Il faut dire qu’il est très bien aidé par Woody Bredell. Michael Curtiz l’avait engagé parce qu’il avait vu le résultat de son association avec Robert Siodmak sur The Killers et sur Phantom Lady. Ici Bredell se surpasse, avec des ombres qui trainent des beaux contrastes d’un noir et blanc splendide. 

    Le crime était presque parfait, The Unsuspected, Michael Curtiz, 1947

    Matilda est heureuse de retrouver Grandison 

    La scène d’ouverture est remarquable avec la silhouette du tueur enchapeauté qui s’avance vers Roslyn qui est en train de téléphoner, outre les ombres sur les murs du tueur qu’on ne voit pas, Curtiz utilise un travelling avant très lent qui accroit la tension. Dans de nombreuses scènes le réalisateur utilise aussi la différence de taille entre Grandison qui est tout petit, et Donovan ou Steven. Ce contraste renforce la position dominante du criminel, comme s’il les ramenait à son niveau. Les plans d’ensemble qui justement prennent les acteurs en pied renforcent à la fois le pouvoir de Grandison, mais aussi celui de la maison elle-même comme une puissance maléfique. Également il utilise beaucoup les perspectives créées par des ouvertures en enfilade qui font comme de longs corridors vers de nouvelles dimensions.  

    Le crime était presque parfait, The Unsuspected, Michael Curtiz, 1947 

    Bien que marié à Althea, Oliver est toujours amoureux de Matilda 

    Il y a une minutie dans l’analyse du travail dans la salle d’enregistrement radiophonique où Grandison officie qui permet de balayer avec des angles inattendus aussi bien la scène que la salle de contrôle. Tournant dans un espace étroit, Michael Curtiz arrive pourtant à caser beaucoup de choses, notamment quand la police arrive pour cerner les lieux et empêcher que Grandison s’enfuit. Les scènes d’action sont bien moins réalisées, les poursuites en voitures sont mauvaises. Tout est tourné en studio, sauf quelques images empruntées à une casse. Mais ce n’est pas l’essentiel. Michael Curtiz s’attarde aussi sur les visages et donc sur les émotions, particulièrement sur Matilda dont il scrute les incertitudes et les espoirs. L’ensemble est plutôt bien rythmé, bien que ce soit un peu long. 

    Le crime était presque parfait, The Unsuspected, Michael Curtiz, 1947

    Althea comprend que Grandison va la tuer 

    Michael Curtiz était un grand directeur d’acteurs. Il le prouve ici encore avec une distribution qui n’était pas un premier choix. A l’origine le rôle de Grandison devait être tenu par Orson Welles, mais celui-ci empêtré dans le tournage de Lady From Shangaï qui s’éternisait renonça. Cette défection bouleversa l’ensemble de la distribution. Virginia Mayo devait tenir le rôle de Matilda et Dana Andrews celui de Steven Howard. Du coup Mayo et Andrews renoncèrent et on passa à Claude Rains pour le rôle de Grandison. C’est un excellent acteur, mais le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est pas très glamour. Certes d’autres acteurs sont de petite taille comme James Cagney, ou Humphrey Bogart, ou plus près de notre époque Al Pacino et Dustin Hoffman. Mais sa drôle de coiffure, et la rigidité de son corps pour paraître sans doute moins petit, le cantonne dans des rôles de mauvais ou d’indifférents. Il avait par contre une excellente voix, avec un timbre très particulier, ce qui est au fond conforme à son rôle d’animateur radiophonique. Joan Caulfield incarne Matilda. Elle est très belle, et bien mise en valeur par Michael Curtiz. C’est une actrice injustement tombée dans l’oubli aujourd’hui, mais elle avait eu du succès dans des comédies musicales, notamment avec Bing Crosby. Son amoureux ambigu, Steven, est incarné par un acteur, Ted North qui ne fit que quelques films, et The Unsuspected fut son dernier, il se reconvertit dans le rôle d’agent. Il n’est pas mauvais, mais il n’éclaire pas grand-chose. 

    Le crime était presque parfait, The Unsuspected, Michael Curtiz, 1947

    Steven part à New York pour obtenir de nouveaux renseignements 

    J’aime beaucoup les seconds rôles, très travaillés. D’abord Audrey Totter dans le rôle d’Althea. Souvent abonnée aux rôles de garces cupides qui décèdent au milieu du film, elle n’échappe pas ici à son destin ! Elle a un abattage exceptionnel. On la voit passer de l’ivrognerie à la drague éhontée sans broncher, et ses grands yeux clairs expriment exactement la peur quand Grandison va la tuer. Il y a également Fred Clark dans le rôle du flic Donovan. C’était là son premier film, engagé directement selon Eddie Muller par Michael Curtiz lui-même. Ce rôle où il brilla fit de lui une figure récurrente du film noir, flic ou gangster, peu importe sa silhouette massive occupe toujours très bien l’écran. Constance Bennett, la sœur de Joan Bennett, est aujourd’hui elle aussi bien injustement oubliée, elle avait commencé à tourner en 1916, du temps du muet, et dans les années trente elle était une des stars les mieux payées d’Hollywood. Mais dans les années quarante elle tournait déjà beaucoup moins, se consacrant à la télévision en plein développement, elle a donc ici le petit rôle de Moynihan, la productrice de Grandison. Elle cherche avec acharnement des preuves contre Grandison. Hurt Hatfield est par contre assez mauvais dans le rôle du mari jaloux d’Althea, sans doute par la faute d’un visage peu expressif. Il y a aussi Jack Lambert, évidemment dans le rôle du tueur Press. Il est toujours parfait, lui aussi avait à peu près qu’un seul talent celui d’incarner les assassins impulsifs et sans conscience. 

    Le crime était presque parfait, The Unsuspected, Michael Curtiz, 1947

    Grandison dicte une lettre à Matilda qui remplace sa secrétaire 

    Le film dont la moitié du budget avait été avancé par Michael Curtiz lui-même, et l’autre moitié par la Warner n’était pas très cher. Il fit un peu mieux que de couvrir ses frais, sans être un immense succès. En 1947 il arriva seulement en 75ème position au box-office américain pour un peu plus de 2 millions de dollars sur le marché nord-américain. Les critiques, si elles soulignèrent les belles qualités esthétiques du film, étaient tout de même assez tièdes. Mais c’est un film qui est bien mené et se voit sans ennui. Il laisse cependant une impression de décousu, comme si on avait enfilé les morceaux de bravoure sans un vrai souci d’unité du propos. 

    Le crime était presque parfait, The Unsuspected, Michael Curtiz, 1947 

    Donovan tente de réveiller Matilda qui a été empoisonnée 

    Il est tout de même malheureux qu’un tel film ne soit plus disponible sur le marché français en version Blu ray, la qualité de la photo et la maîtrise évidente de Michael Curtiz le mériterait pourtant. Le DVD qu’on trouve encore sur le marché français est donné pour une durée de 1 h 34 alors que le film dure en réalité dans sa version originale 1 h 43 ! 

    Le crime était presque parfait, The Unsuspected, Michael Curtiz, 1947 

    Press va tenter de se débarrasser du coffre qui contient le corps de Steven  

    Le crime était presque parfait, The Unsuspected, Michael Curtiz, 1947

    Grandison rejoint la prison

     

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  •  Le roman de Mildred Pierce, Mildred Pierce, Michael Curtiz, 1945

    Le point de départ de ce film est un des meilleurs ouvrages de James Cain, encore qu’on puisse dire qu’il n’existe pas de mauvais livres de cet auteur. Il est avec Dashiell Hammett, Raymond Chandler, Jim Thompson et Charles Williams, un des maitre du roman noir. Qu’on se remémore, Double Indemnity, dont Billy Wilder tirera un film qui est toujours classé dans les trois premiers films noirs[1], The Postman Always Rings Twice, porté à l’écran plusieurs fois et presque chaque fois avec bonheur[2], et puis voici Mildred Pierce. Paru aux Etats-Unis en 1941, il ne fut traduit en français qu’en 1950, alors que le film était déjà sorti et avait eu un grand succès de partout dans le monde. C’est un gros roman qui possède l’apparence d’un mélodrame, avec cette héroïne qui tente d’échapper à son destin, mais que la malchance poursuit. Mais c’est un film noir, et c’est bien comme cela que Michael Curtiz va le comprendre. Évidemment, pour en faire un film d’une heure quarante, il va falloir resserrer l’intrigue. Le livre a été écrit en 1940 et publié en 1941, il reflète cette morosité étatsunienne qui craint l’entrée dans la guerre. Mais le film, tourné après la victoire des alliés sur les nazis, n’est guère plus optimiste, reflétant cette amertume des lendemains désenchantés de la fin de la guerre. Les raisons de cette amertume tiennent à de nombreuses raisons, d’abord parce que cette fin de la guerre n’a pas permis de recréer un monde plus sûr et plus fraternel, ensuite parce que les soldats qui en sont revenus, ne retrouvent pas leur place. Si on rapproche Mildred Pierce et The Postman Always Rings Twice, on se rend comte que James M. Cain se balade entre deux crises sociales et économiques. D’ailleurs le roman proprement dit décrit une période de la vie de Mildred Pierce qui va de 1931 à 1940. On pourrait dire que l’œuvre de James M. Cain est marqué par cette idée selon laquelle les conditions matérielles de l’existence déterminent les comportements criminels. 

    Le roman de Mildred Pierce, Mildred Pierce, Michael Curtiz, 1945

    Le scénario du film diffère beaucoup de livre, car celui-ci est plus une étude psychologique qu’une histoire criminelle. Un meurtre a été commis qui n’existait pas dans l’ouvrage. En outre la période temps de l’intrigue a été très raccourcie. Pour autant, James M. Cain était très content de l’adaptation à laquelle il n’a pas participé, comme si ces démarquages de l’œuvre originale éclairaient mieux encore son propos. On dit que William Faulkner a participé à l’écriture, sans trop savoir ce qu’il y a apporté. Certains ont avancé qu’une partie des différences entre le livre et le roman provenait de la nécessité de contourner la redoutable censure du Code Hays[3]. Personnellement je crois que c’est faux pour deux raisons, la première tient au fait qu’à cette époque le film noir a beaucoup de succès, et donc il faut muscler l’intrigue, la seconde est qu’un meurtre est nécessaire pour introduire des rebondissements intéressants qui tiendront le spectateur en alerte. N’oubliez pas qu’à cette époque la Warner est spécialisée dans le film criminel depuis quinze ans, et qu’ils ont engagé Joan Crawford justement parce qu’elle est une des actrices les mieux armées, avec Barbara Stanwyck et Bette Davis pour travailler dans ce registre. Notez que ces deux dernières avaient refusé le rôle quand on leur avait proposé ! Joan Crawford avait besoin de relancer sa carrière à ce moment-là. La Warner croyant en son talent, et qui avait tout fait pour la détourner de la MGM, lui donna le grand Michael Curtiz qui avait déjà remporté un Oscar du meilleur réalisateur pour Casablanca. 

    Le roman de Mildred Pierce, Mildred Pierce, Michael Curtiz, 1945 

    Une femme s’enfuit dans la nuit et menace de se jeter du pont 

    Monte Beragon a été assassiné. Mildred Pierce a piégé Wally Fay dans la maison où celui-ci a été tué. Errant dans la nuit, elle a des velléités de se suicider, mais un policier l’en empêche. La police ramasse tout le monde et enquête sur ce meurtre. Bert Pierce s’est désigné lui-même comme coupable. Vient le tour de sa femme d’être interrogée. Le commissaire lui apprend que Bert Pierce ne peut pas être l’assassin. Il lui demande de raconter ce qu’elle sait. Mildred Pierce a été mariée à l’âge de 17 ans. Elle est femme au foyer, mère de deux filles. Son mari, Bert, la fait vivoter gentiment, mais il la trompe outrageusement. Ils finissent par se séparer. Se retrouvant seule, avec deux enfants en charge, elle commence par travailler dans un restaurant comme serveuse, jusqu’au moment où elle a l’idée de monter elle-même un restaurant. Pour cela elle se sert de Wally Fay, un amoureux toujours rejeté, qui va négocier pour elle l’achat d’une boutique auprès du riche oisif Monte Beragon. Celui-ci la séduit, et bientôt ils ont une relation qui va vite s’avérer compliquée. D’autant que sa fille Veda n’apprécie pas que sa mère travaille dans la restauration. Les affaires de Mildred prospèrent, elle ouvre d’autres restaurants à son enseigne, tou irait bien, mais bientôt elle s’aperçoit que Monte Berangon est fauché et qu’elle doit l’entretenir. Ce qui complique tout parce que sa fille aussi a des goûts de luxe dispendieux. 

    Le roman de Mildred Pierce, Mildred Pierce, Michael Curtiz, 1945

    Wally tente de sortir de la maison où il a été piégé par Mildred 

    Une des deux filles de Mildred, Kay, décède d’une pneumonie. Et Mildred reporte son affection sur Veda qui a des rêves de grandeur. Elle va annoncé bientôt qu’elle s’est mariée en cachette de sa mère. Sa belle mère ne l’entendant pas de cette oreille, exige la dissolution du mariage. A cette occasion Velda réclame 10 000 $, prétendant être enceinte. Cette situation va entraîner une rupture entre la mère et la fille qui en viennent aux mains. Veda s’en va, et va se produire comme chanteuse dans un cabaret qui appartient à Wally Fay. Apprenant cela Mildred est effondrée. Cependant elle continue à s’enrichir et va racheter le manoir de Monte Berangon. Son ex-mari cependant lui ramènera Veda qui accepte de revenir vivre chez sa mère à condition qu’elle épouse Monte Berangon. Mais les choses se passent mal, et le train de vie de son mari et de Veda provoque la ruine de Mildred. Elle doit vendre et laisser la place à une association Monte-Wally. Mildred s’est aperçu que sa propre fille a une liaison avec son mari et veut se séparer de lui. Veda croit triompher quand elle apprend que sa mère va divorcer de Monte, mais celui-ci lui annonce qu’il ne l’épousera pas. Mildred prend donc le crime à sa charge, mais le policier a de bonnes raisons de croire que c’est Veda qui a tué Monte. Les policiers ont intercepté Véda qui prenait la fuite. Sortant de ce cauchemar, Mildred va retrouver à la sortie du commissariat son ex-mari Bert. 

    Le roman de Mildred Pierce, Mildred Pierce, Michael Curtiz, 1945 

    Au commissariat Mildred attend d’être interrogée 

    C’est un film très dense et très riche, donc qui se prête à des lectures multiples. Une première approche est le portrait d’une femme seule qui cherche lesz voies d’une émancipation dans un univers dominés par les hommes. On verra donc Mildred exploitée d’abord par son premier mari et qui refusera de se cantonner au statut d’une femme coincée dans les taches ménagères. Elle sera ensuite exploitée par un séducteur de supermarché, un faux riche, mais un vrai escroc qui deviendra son second mari. Tyrannisée et terrorisée par sa fille Veda, elle est la victime de l’idéologie de la famille telle qu’elle est véhiculée par l’American way of life. Même Wally Fay le prétendant qui la connaît depuis qu’elle est petite, la trahira au nom des sacro-saintes règles du marché. Volontaire et intelligente, elle croit qu’elle peut s’en tirer en épousant une autre idéologie, celle de la réussite par l’argent. Nouvelle et cruelle désillusion, accumuler du capital pour donner à sa fille tout ce qu’elle désire comme marchandises, l’amène au contraire à la ruine morale et matérielle. On assiste à l’écroulement de deux mythes fondateurs des Etats-Unis, le bonheur par l’argent et le bonheur par la famille. Ce sont d’ailleurs ces deux mythes qui transforme sa fille Veda en une sorte de monstruosité sans âme. Il est difficile d’être plus féroce dans la critique sociale. 

    Le roman de Mildred Pierce, Mildred Pierce, Michael Curtiz, 1945

    En conflit avec son mari qui la trompe Mildred en a assez 

    Le scénario explore le domaine très compliqué des rapports entre une mère et sa fille, rapports construits sur la haine et la jalousie. Le premier à se rendre compte de la monstruosité de Veda c’est son père, qui au tout début prévient Mildred en lui disant qu’en lui passant tous ses caprices, en faisant en sorte qu’elle ne vi ve que pour occuper des rôles incertains dans une comédie fausse et cruelle, celle-ci se retournera contre elle. Car si Veda est odieuse et ne vaut pas un clou, il est évident qu’elle est ,le produit d’une fausse éducation. Mildred s’en rend compte, et c’est ce qui explique au fond sa culpabilité. Mildred a tout échoué, son mari est parti, elle n’a jamais été vraiment amoureuse et quand elle a cru l’être, c’est par cécité. Sa plus jeune fille est morte pendant qu’elle n’était pas là, partie s’amuser avec le sinistre Monte. L’empire commercial qu’elle a construit avec son travail, presqu’avec son sang, va aussi s’effondrer comme un château de cartes. S’émanciper de son mari pour se soumettre à la férule du capital et à la tyrannie de la famille ne peut pas apparaître comme une émancipation. Avis aux féministes qui en sont aujourd’hui à revendiquer la parité dans les conseils d’administration du CAC40 ! 

    Le roman de Mildred Pierce, Mildred Pierce, Michael Curtiz, 1945 

    Veda trouve que sa mère n’en fait pas assez pour elle 

    Le scénario est écrit avec une très grande intelligence et l’amour du moindre détail. Il est dû principalement à Ranald MacDougall qui travaillera souvent avec Michael Curtiz, au moins six fois. Devenu réalisateur, il retravaillera avec Joan Crawford. Il est aussi le réalisateur du film culte, The World, The Flesh and The Devil, tourné avec le regretté Harry Belafonte en 1959. Pratiquement le pivot du film sont les rapports entre la mère et la fille. Là il faut s’arrêter un moment. Ils sont clairement démarqués du premier film intitulé Imitation of life, gros succès de John Stahl sorti en 1934 et qui semble avoir influencé l’écriture même du roman de James Cain. Le remake flamboyant de Douglas Sirk en 1959 est également en ligne directe avec Mildred Pierce. En effet la fille de Mildred Pierce va se retrouver dans un cabaret avec une scène où elle chasse sa mère, tout comme Sarah Jane chassera la sienne dans Imitation of life. Dans les deux cas les filles ne supportent plus le statut de leur mère qu’elles jugent inférieur. Mais l’approche du film de Michael Curtiz est plus noire, parce qu’il n’y aura pas de rédemption. Quand Veda s’exhibe dans un cabaret, même si officiellement elle est chanteuse, on comprend qu’elle choisit de vivre une mauvaise vie sciemment pour punir sa mère de l’avoir chassée. Dans ce film la cupidité est dominante, tous courent après l’argent et la réussite matérielle. Mais cette cupidité est expliquée par l’idéologie sous-jacente qui indique que le bonheur est dans la consommation de biens de luxe. Autrement dit, la cupidité n’est pas un trahit de caractère particulier, mais le résultat d’un système social corrompu. Elle est une manière de combler le vide. On aura droit à une réflexion sur la consommation, que ce soit quand Veda critique la robe que sa mère lui a offerte, ou quand elle exulte lorsqu’elle lui achètera une belle automobile. A force d’exister à travers les objets, ces gens-là ne vivent plus que dans une aliénation mentale. Mais cette critique du capitalisme ne serait pas complète si elle n’opposait finalement le riche et oisif Monte Beragon à la prolétaire de basse extraction Mildred. C’est un parasite et un menteur qui exploite le travail de cette naïve amoureuse. En voulant s’identifier à un riche héritier, en voulant le rejoindre à tout prix dans la célébration du capital, elle se perd et elle perd les autres. 

    Le roman de Mildred Pierce, Mildred Pierce, Michael Curtiz, 1945

    Mildred découvre le grand luxe auprès de Beragon 

    Mais peu importe que ce caractère soit issu de la culture ou de la nature. Mildred est une femme solitaire qui tente de se raccrocher à des ombres, le travail, la famille. Wally Fay tente de profiter de cette misère sociale pour l’épouser, mais curieusement elle le repousse, par masochisme ? Parce qu’elle voudrait vivre autre chose qui n’existe pas ? On voit donc que cette femme mûrissante est travaillée par le sentiment de l’échec, comme si elle voulait se démontrer par la pratique que tout ce qu’on entreprend, toute ambition, est voué à l’échec. Sa trajectoire est celle de la désillusion. Comme si la vie n’était que ce genre d’exercice. Dans l’ouverture du film, on la voit hésiter à se jeter dans le vide parce qu’elle n’avait plus d’illusion sur le monstre qu’était devenue sa fille. Sa vie est donc en permanence sur le fil du rasoir. Elle ne trouvera qu’en Ida un peu de réconfort et d’amitié sincère, ce qui leur permettra d’ailleurs de vitupérer les hommes en général ! Quand Bert tente de recoller les morceaux en ramenant Veda chez son ex-femme, il ne fait qu’aggraver les choses puisque le propre mari de Mildred va se jeter dans une séduction sauvage de la jeune fille qui profite ainsi de se venger de sa mère. De quoi se venge-t-elle ? Peut-être d’être née ! 

    Le roman de Mildred Pierce, Mildred Pierce, Michael Curtiz, 1945

    Veda avoue à sa mère qu’elle s’est mariée 

    Sur le plan technique c’est sans doute le meilleur de Michael Curtiz, bien aidé par la photo d’Ernest Haller, un vétéran qui fut un des piliers de l’âge d’or d’Hollywood. C’est très soigné et appuyé sur un budget à la hauteur, un million et demi de dollars. La structure est faite de deux flash back. Ce qui permet de ménager le suspense jusqu’au bout pour savoir qui a tué. Les contrastes du noir et blanc sont habilement utilisés, notamment dans la scène d’ouverture où nous voyons Mildred errer dans la nuit dans une sorte d’épais brouillard sous la lumière diffuse des lampadaires. Mais le rythme est excellent. Michael Curtiz sachant parfaitement alterné le montage rapide et des plans séquences plus longs, ce qui donne une respiration particulière à ce film. S’il sait parfaitement utiliser la profondeur de champ, il montre une grande originalité dans l’utilisation des plans larges et des hauteurs de plafonds dans les riches demeures qu’on visite, comme si celles-ci broyaient ceux qui se risquent à les fréquenter. Le final est bon, quand on voit Mildred retrouver au bout de la nuit son premier mari, et qu’à côté on voit aussi deux femmes de ménages astiquer le parterre. L’issue est incertaine car on voit mal ces deux là reformer un couple. 

    Le roman de Mildred Pierce, Mildred Pierce, Michael Curtiz, 1945 

    Veda a trouvé un travail dans un cabaret qui appartient à Wally 

    Bien entendu, le film n’existerait pas sans ses interprètes. En premier lieu Joan Crawford, immense actrice, domine la distribution. Pour ce rôle elle obtiendra un Oscar cent fois mérité. Elle passe facilement de la femme entreprenante et énergique au désespoir comme si par intermittence elle se rendait compte de l’impasse dans laquelle elle s’est mise. Par la suite cette actrice eut des relations des plus compliquées avec sa propre fille, comme si le rôle de Mildre Pierce avait ensuite façonné son existence. En 1981 Frank Perry adaptera à l’écran les mémoires de la fille de Joan Crawford sous le titre de Monnie Dearest avec Faye Dunaway dans le rôle de la grande star. C’est sans doute son plus grand rôle. On dit qu’au début du tournage Michael Curtiz ne voulait pas d’elle, mais elle lui démontra qu’elle était à la hauteur, et du reste ils tourneront à nouveau ensemble. Cette performance ne doit pourtant pas effacer les autres acteurs qui sont tous très bons. D’abord Ann Blyth qui fera par la suite une très belle carrière, mais qui ici se trouvait à ses débuts, elle avait à peine seize ans. dans le rôle de Veda elle fait des étincelles, à la fois naïve et rouée salope, elle use à fond de l’ambiguïté de son âge, n’étant ni une enfant, ni une femme. Elle est magistrale dans les affrontements avec sa mère. Zacharie Scott interprète le louche Monte Beragon. Il a tout de la crapule et du parasite, ce n’est pas la première fois, ni la dernière, qu’il tient ce type de rôle qui le rend haïssable. Si Bruce Bennett est bon, sans plus dans le rôle du premier mari Bert Pierce, Jack Carson est excellent dans celui du débonnaire Wally Fay, mélange de malice et de romantisme. Donnons encore le nom d’Eve Arden dans le rôle de la loyale Ida – c’est bien la seul de tous ces personnages ! 

    Le roman de Mildred Pierce, Mildred Pierce, Michael Curtiz, 1945

     

    Bert a ramené Veda à sa mère

     

    La critique fut très bonne, avec toujours la mise en avant de la performance de Joan Crawford qui relança sa carrière de belle manière. Le public suivit et se fut un très gros succès commercial, près de quatre millions de dollars sur le seul marché étatsunien. Au fil du temps c’est devenu un film classé comme un des meilleurs films noirs de tous les temps. Il est donc indispensable. Un remake inutile de ce film a été tourné par Todd Haynes sous la forme d’une mini-série. L’actrice qui reprend le rôle n’est pas en cause, c’est Kate Winslet qui est une bonne actrice. Mais en voulant être plus proche du roman, il s’en éloigne beaucoup dans l’esprit. Comme je l’ai dit au début de ce billet, James M. Cain approuvait la version de Michael Curtiz, même si elle s’éloignait du roman.

     

     

    Le roman de Mildred Pierce, Mildred Pierce, Michael Curtiz, 1945

    Mildred est ruinée 

    J’en veux beaucoup à Warner qui exploite très mal son fond. En effet il n’existe pas en France de Blu ray de ce film qui pourtant le mériterait. Le Blu ray étatsunien qu’on trouve sur le marché n’est pas de mauvaise qualité, c’est Criterion, mais le film mériterait mieux selon moi. 

    Le roman de Mildred Pierce, Mildred Pierce, Michael Curtiz, 1945

    Après son audition, Mildred est attendue par Bert 

    Le roman de Mildred Pierce, Mildred Pierce, Michael Curtiz, 1945

    Le roman de Mildred Pierce, Mildred Pierce, Michael Curtiz, 1945   



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/assurance-sur-la-mort-double-indemnity-billy-wilder-1944-a148842434

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/de-l-adaptation-de-romans-au-cinema-du-roman-noir-au-film-noir-a214094333

    [3] Leonard J. Leff & Jerold L. Simmons, The dame in the kimono : hollywood, censorship, and the production code, University Press of Kentucky, 2001

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