• De l’adaptation de romans au cinéma, du roman noir au film noir 

    Henry Krauss incarne Jean Valjean dans la version muette d’Albert Cappellani en 1913 

    Le cinéma de fiction est une industrie qui se nourrit d’autres formes artistiques, et cela depuis qu’il a commencé à exister. Adapter un roman à l’écran, c’est lui donner une vie nouvelle tout en lui donnant une interprétation singulière. Prenons l’exemple des Misérables qui est le roman qui a été le plus souvent porté à l’écran, près de quarante fois : la première date de 1906 et est due à la réalisatrice française Alice Guy, la dernière recensée est celle de Tim Hopper en 2012. Il y en a dans toutes les langues, du japonais au turc en passant par l’anglais, l’italien, l’espagnol et le russe. L’adaptation peut se faire en noir et blanc ou en couleur, sur un écran 4 :9 ou sur un écran large, en studio ou dans des décors naturels. Chaque fois la sensibilité change. Claude Lelouch modernisera l’intrigue en la situant dans la première moitié du XXème siècle, d’autres en feront une comédie musicale. Tout cela rompt avec notre imaginaire de lecteur. Le choix des acteurs n’est pas neutre. 

    De l’adaptation de romans au cinéma, du roman noir au film noir

    Harry Baur est Jean Valjean dans la version de Raymond Bernard 

    De grands acteurs ont joué Jean Valjean, en France Harry Baur ou Jean Gabin. Si on s’en tient à la description physique que Victor Hugo donne du bagnard évadé, c’est pourtant Lino Ventura dans la version de Robert Hossein qui en est le plus proche. A travers le perfectionnement des techniques cinématographiques, les adaptations tendent souvent à devenir plus « réalistes ». On tourne plus souvent en décors naturels, et le fait qu’on passe du muet avec Henry Krauss au parlant avec Lino Ventura va permettre de mieux faire ressortir le caractère mutique de Jean Valjean, mais aussi éviter les outrances dans le jeu des acteurs. Tout cela explique pourquoi les chefs-d’œuvre de la littérature sont continuellement ré-exploités. Derrière Les misérables, ce sont encore deux chefs-d’œuvre de la littérature française qui tiennent le record des adaptations, Les trois mousquetaires, dont on vient de ressortir une nouvelle version très controversée, et Le comte de Monte Cristo. Les premières adaptations muettes de ces deux romans remontent aussi à 1909 et 1908. Comme on le comprend il s’agit à chaque fois de faire un succès commercial, mais aussi de se servir des nouvelles techniques de production cinématographiques pour diffuser une œuvre. Mais on peut en faire des variations à l’infini. En 1922, Max Linder donna sa version du roman d’Alexandre Dumas sous le titre parodique de L’étroit mousquetaire. Le Comte de Monte Cristo a fait, comme Les misérables l’objet d’une adaptation modernisée, celle d’André Hunebelle en 1968. 

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    Lino Ventura dans la version de Robert Hossein 

    Parmi les autres romans adaptés de nombreuses fois à l’écran, il y a le chef-d’œuvre de Dostoïevski, Crime et châtiment. Cela nous rapproche du film noir, et en quelque sorte l’annonce. Josef Von Sternberg ou encore Pierre Chenal, sans compter les Russes bien sûr, s’y colleront. Mais c’est George Lampin, en 1956, qui en donnera une version moderne pour en faire un vrai film noir. Ce film un peu négligé comportait une distribution prestigieuse, Robert Hossein, Marina Vlady, Jean Gabin, Bernard Blier, mais surtout en dépaysant l’histoire dans le Paris des années cinquante en gommait volontairement le côté misérabiliste et accédait à l’universel. S’il y a un roman important pour le film noir, c’est bien celui-là, il a influencé des auteurs comme Simenon ou Frédéric Dard qui vont donner beaucoup de textes qui seront adaptés à l’écran. Le roman de Dostoïevski a également frappé des auteurs américains comme Faulkner dont l’ouvrage Sanctuaire sera non seulement adapté au cinéma par Tony Richardson, mais qui sera plagié outrageusement par James Hadley Chase et ce sera Pas d’orchidée pour miss Blandish qui sera adapté à l’écran par Robert Aldrich, mais aussi par Frédéric Dard pour le théâtre. 

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    Robert Aldrich, The Grissom Gang, 1971 

    Tous les spécialistes s’accordent pour dire que le film noir plonge ses origines dans le roman noir. Autrement dit que c’est bien un renouveau littéraire vers une forme populaire, directement accessible aux masses qui va attirer le cinéma et le rénover dans le fond comme dans la forme. Parmi ces auteurs on peut citer Dashiell Hammett, Raymond Chandler, James M. Cain, William Burnett ou encore Don Tracy et William P. McGivern. Dashiell Hammett sera rapidement traduit dans le monde entier, mais aussi adapté à l’écran, avant même que le terme de film noir ne devienne un terme courant. La première raison est que la simplicité apparente du style donne des images qu’il semble facile d’adapter à l’écran. La seconde est que ces ouvrages parlent d’un quotidien dans lequel les populations urbaines se reconnaissent ou reconnaissent leur univers mental comme leur univers matériel. Mais une fois qu’on a reconnu dans un livre un très bon sujet, les difficultés vont commencer. La première est sans doute que chaque lecteur construit en lisant le livre de référence des images, et que celles-ci correspondent difficilement avec celles que produit le cinéma. 

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    Roy Del Ruth, The maltese falcon, 1931 

    On compte quatre adaptations du Faucon maltais de Dashiell Hammett. La première celle de Roy Del Ruth date de 1931, soit deux ans après la parution de l’ouvrage et la seconde de 1941. L’histoire est la même ou à peu près.  Mais la première est moins bien éclairée, la caméra est moins mobile et surtout les acteurs sont plus raides. Sam Spade est incarné par Ricardo Cortez, dont le vrai nom était Jakob Krantz, un acteur assez célèbre en son temps qui abrègera sa carrière pour faire fortune en bourse. Il joue plutôt sur son côté séducteur, œil de velours, mais main ferme. Dans la seconde adaptation, qu’on considère comme le premier film du cycle classique du film noir, John Huston est à la réalisation, la caméra est très mobile, les angles de prises de vue sont assez inattendus et novateur. La manière d’aérer l’histoire la rend aussi moins théâtrale. Et puis il y a Humphrey Bogart qui, dans la lignée de John Garfield, était en train d’imposer son jeu désabusé et relâché. Mais que ce soit Ricardo Cortez ou Humphrey Bogart, aucun des deux ne ressemble au Sam Spade de Dashiell Hammett que celui-ci décrit, à son image d’ailleurs, comme grand et maigre. Entre les deux versions il y a également un changement d’époque, en dix ans les Etats-Unis se sont modernisés, et devenant plus prospères le rapport des personnages aux objets, les automobiles, les cigarettes et les habits ne sont plus les mêmes.   

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    John Huston, The maltese falcon, 1941 

    Cependant la mémoire collective a retenu surtout Humphrey Bogart qui est devenu l’incarnation même de Sam Spade. La raison principale est le dynamisme de la mise en scène de John Huston. En vérité entre ces deux versions une autre adaptation avait été tournée en 1936, mais sous le titre de Satan Met the Devil. Le héros ne s’appelait pas Sam Spade, mais Ted Shayne, le film était dirigé par William Dieterle, et Bette Davis interprétait la femme fourbe. Ce film est tombé aux oubliettes. Mais en réalité sur le plan technique c’était un peu l’intermédiaire entre celui de Del Ruth et celui de John Huston. Cependant avoir voulu en faire une adaptation légère était sûrement une mauvaise idée, car si l’œuvre de Dashiell Hammett se voulait cynique et amorale, elle se contentait d’une ironie éloignée de la parodie et du vaudeville. La seule satisfaction, c’est que l’interprète de Ted Shayne était Warren William dont le physique correspondait un peu mieux à l’idéal de Dashiell Hammett. Ceci dit Dashiell Hammett n’aimait pas le cinéma, Hollywood et surtout ce qu’on avait fait de ses œuvres, même si cela lui procurât des revenus importants. 

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    Frank Tuttle, The glass key, 1935 

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    Stuart Heisler, The glass key, 1942

    On a le même phénomène avec The Glass Key, un autre roman de Dashiell Hammett qui sera adapté plusieurs fois, dont l’une, sans le dire, donnera un des meilleurs films des frères Coen, Miller’s Crossing. Les deux premières versions datent respectivement de 1935 et de 1942. La première est signée Frank Tuttle, et la seconde Stuart Heisler. La différence entre les deux versions réside dans la fluidité de la mise en scène. Ed Beaumont est interprété successivement par George Raft et Alan Ladd. Le premier apparait très raide, le second plus décontracté, plus blasé. Mais la différence de traitement cinématographique va être évidente sur le plan de la violence quand Ed Beaumont se fait tabasser par Jeff. Dans la seconde version, la caméra chorégraphie les gestes des acteurs, faisant ainsi mieux ressortir le masochisme d’Ed Beaumont, la violence est plus explicite et plus réaliste aussi. C’est comme si la caméra était moins lourde, qu’elle pouvait se déplacer plus rapidement. On peut dire que c’est le résultat du progrès technique. De même les éclairages sont plus précis et s’adaptent à des images plus contrastées et plus stylisées. 

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    Edward Dmytryk, Murder my Sweet, 1944 

    Raymond Chandler n’aimait pas les adaptations de ses livres au cinéma. Comme Hammett il disait pis que pendre sur la manière de travailler d’Hollywood qui l’avait embauché sur des scénarios plus ou moins intéressants, bien payé mais tenu en laisse. Il reprochait d’abord le choix des interprètes qui devaient incarner Marlowe, y compris Humphrey Bogart, pourtant un acteur de premier plan, mais trop petit et pas assez lisse. Passons sur le fade George Montgomery qui sera Marlowe dans The Brasher Doublon en 1947. La même année Robert Montgomery se mettait en scène dans le rôle de Marlowe, sans qu’on le voie vraiment : c’était pour Lady in the Lake. Il n’était pas vraiment à l’écran, il n’apparaissait que d’une manière lointaine à travers  un jeu de miroirs, l’idée était de revenir à la subjectivité de la 1ère personne du singulier qui était le mode d’écriture de Raymond Chandler. C’était un procédé innovant qui mettait les personnages dans une sorte d’abîme, de profondeur qui désignait ainsi le flou dans lequel se débattait le détective. En même temps le réalisateur esquivait un peu le débat en faisant oublier la question de l’adéquation du personnage avec l’acteur ! 

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    Robert Montgomery, Lady in the Lake, 1947 

    Raymond Chandler aurait rêvé de voir Cary Grant dans le rôle, il admirait l’élégance et l’ironie. Pour les films qui ont été réalisés, il trouvait que l’acteur le plus proche de son détective restait Dick Powell dans Murder my Sweet, le film de Dmytryk. Cependant ses lecteurs ne pensaient pas comme lui, massivement ils plébiscitaient Robert Mitchum. Le cinéma en vint finalement à cette idée, mais à ce moment-là Mitchum était devenu trop vieux et les deux films où il incarnât Marlowe se révélèrent décevants, l’un, celui de Dick Richard en 1975, Farewell my lovely, était trop marqué d’une forme de revival difficilement adapté à son budget, et le second, The BIg Sleep, réalisé en 1978 par Michael Winner choquait par sa transposition dans une Angleterre contemporaine. Je suppose qu’il aurait été tout autant hostile à la vision moderniste de Robert Altman en 1973 dans The Long Goodbye qui enlevait toute forme de dignité au personnage, loin de l’image de chevalier moderne que Chandler voulait donner à son héros. 

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    Dick Richards, Farewell My Lovely, 1975 

    Parmi les problèmes que rencontre l’adaptation d’un roman au cinéma, il y en a au moins deux qui tiennent à la temporalité. La première et la plus banale est quand on prétend moderniser une œuvre. Le fiasco de Robert Altman avec The Long Goodbye tient d’abord au fait qu’il adapte un roman écrit au début des années cinquante, à une époque où les progrès du capitalisme américain sont spectaculaires, avec tout ce qui s’ensuit d’un détective qui ne s’adapte pas au monde moderne dominé par l’argent. Or en situant cette histoire en 1973 le contexte est largement différent, les Etats-Unis sont embourbés au Vietnam, la contestation sociale bat son plein, l’Empire est sur le déclin et glisse de défaite en défaite. Marlowe est alors ramené au même rang que les hippies qu’il côtoie et dont la contestation n’a guère de sens. L’autre problème de temporalité est évidemment la densité de l’histoire, un romancier peut facilement passer de 300 à 400 pages et approfondir la psychologie des personnages, les ambiance et les décors. Pour un réalisateur, il est compliqué de rallonger l’histoire. D’abord parce que cela coûte cher en jours de tournage. Ensuite parce que le rythme de l’histoire est différent à l’écrit et au cinéma. Par exemple pour accélérer le suspense, le cinéma a souvent l’usage d’un montage rapide, en multipliant les angles de prises de vue. A l’inverse, le suspense dans un roman est plutôt le résultat d’une certaine lenteur d’écriture. Il est vrai que d’une certaine manière ce problème est contourné aujourd’hui par la mise en œuvre des séries qui peuvent faire jusqu’à douze épisodes par saison, et sept ou huit saisons. On remarque que les œuvres de fiction cinématographiques ou télévisées sont de plus en plus longues. Dans les années quarante un film tournait autour d’une heure et demi, et encore pour les films de Série A, pour les Séries B, c’était aux alentours d’une heure. Dans les années soixante un film de plus de deux heures, par exemple Ben Hur, Il était une fois dans l’Ouest ou bien La Horde sauvage comprenait un entracte. Aujourd’hui il est monnaie courante qu’un film fasse deux heures et demi, sans entracte. Il y a des raisons économiques, la pellicule coûte moins cher, et il faut garder le spectateur captif pour éviter qu’il aille se vendre à la concurrence ! Il est vrai qu’on ne programme plus des compléments au grand film, il n’y a plus d’actualités, plus de courts métrages. Mais c’est aussi une volonté de précision, de donner plus de détail d’éviter les ellipses.     

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    Ossessione, Luchino Visconti, 1943 

    Parmi les romans noirs qui ont été portés à l’écran plusieurs fois il y a celui de James M. Cain, Le facteur sonne toujours deux fois. On en compte quatre qui sont connues et bien diffusées et trois autres qui sont à la marge des circuits de distribution, l’une est hongroise, l’autre malaisienne et la troisième allemande. Ce roman noir typique de l’Amérique en crise dans les années trente, n’a pourtant pas été porté à l’écran d’abord par Hollywood qui en avait acheté les droits. Le livre sorti en 1934 avait été un grand succès de librairie et la MGM en avait directement envisagé le tournage. Mais la censure veillait et l’empêchait. La première version est celle du français Pierre Chenal en 1939 avec Michel Simon, Corinne Luchaire et Fernand Gravey, Le dernier tournant. Elle est transposée dans le sud de la France et elle a l’allure d’un film français. Pierre Chenal a fait de belles contributions au film noir, en France comme en Argentine où il s’était exilé, je pense Section des disparus, d’après un roman de David Goodis, tourné en Argentine en 1956, ou à Rafles sur la Ville tourné en France en 1958 d’après un roman d’Auguste Le Breton. La seconde est celle de Luchino Visconti, Les amants diaboliques, tournée en 1943 c’est la même histoire mais Visconti en fait un film noir italien, typiquement italien, sans mentionner d’ailleurs le nom de James M. Cain ! Visconti se débrouille en même temps pour en faire une sorte de manifeste du néo-réalisme italien. Ces deux versions sont superbes. La troisième est américaine, enfin ! Tourné après la guerre en 1946 par Tay Garnett avec le couple John Garfield Lana Turner, elle est aussi excellente, bien qu’on y ait gommé beaucoup d’érotisme, à cause toujours de cette maladie américaine de censurer tout et n’importe quoi. Curieusement cette version qui joue avec la censure est beaucoup plus sulfureuse que les autres, car le crime est directement associé au sexe. 

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    Tay Garnett, The Postman Always Rings Twice, 1946 

    La quatrième version est due à Bob Rafelson en 1982, avec Jack Nicholson et Jessica Lange. C’est la plus mauvaise des quatre, la plus lourdingue. D’abord parce que c’est du revival. Mais aussi parce que le scénario se veut plus proche du livre, exhibant des scènes de sexe qui se veulent érotiques mais qui arrivent exactement à l’effet inverse. Là il faut s’arrêter cinq minutes et comprendre que justement le cinéma ce n’est pas de la littérature et l’histoire existe aussi bien avec les images qu’on montre qu’avec celles qu’on ne montre pas et qui suggère au spectateur quelque chose. Bien sûr si on s’en tient au pied de la lettre, la version de Rafelson est plus respectueuse du texte, mais à mon sens elle s’en éloigne de l’esprit. En fait l’apparition de Lana Turner face à John Garfield dans son petit short blanc, avec un éclairage diaphane, est plus expressive que Jack Nicholson prenant Jessica lange sur la table recouverte de farine ou lui faisant minette, on se croirait dans un film porno photographié par David Hamilton ! Ce n’est plus le désir de Frank Chambers qui est filmé, mais les cuisses de Jessica Lange. 

    De l’adaptation de romans au cinéma, du roman noir au film noir 

    Bob Rafelson, The Postman Always Rings Twice, 1981 

    Les adaptations du livre de James M. Cain montrent que le monde entier s’est emparé du film noir et du roman noir. Les réalisateurs français ont beaucoup lu et adapté des romans considérés comme des chefs-d’œuvre du genre. Derrière les adaptations des livres publiés en Série noire, il y avait aussi l’activisme des agents de Gallimard qui plaçaient des ouvrages sur le marché des adaptations, ce qui amenait pas mal de monnaie, mais très souvent les scénarios tirés de chefs-d’œuvre du noir paraissaient sans rapport avec le roman. Godard qui lisait beaucoup de Série noire, a adapté Dolores Hitchens, Pigeon vole, ça a donné Bande à part. Le démon de onze heures de Lionel White a servi d’inspiration pour Pierrot le fou, et bien sûr Alphaville est quelque part un hommage au héros créé par Peter Cheney, Lemmy Caution. Ça a donné du Godard et pas du tout des films noirs. Le seul Godard qui se rapproche du film noir, c’est À bout de souffle, sur une idée de François Truffaut. Ce dernier aimait les grands auteurs du roman noir, David Goodis pour Tirez sur le pianiste en 1960, William Irish pour La mariée était en noir en 1968 et La sirène du Mississipi en 1969, ou encore Charles Williams pour Vivement dimanche en 1983. Il s’est heurté de front à la nécessité de transposer cet univers du noir des années 40 dans la France des années soixante et quatre-vingt. Le résultat est plutôt médiocre, principalement Vivement dimanche qui est très loin de l’univers de Charles Williams et qui ne dût son succès qu’au décès de son réalisateur. 

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    Série noire, Alain Corneau, 1979 

    Jim Thompson était aussi un écrivain très apprécié des réalisateurs français et c’est justifié. Mais son univers est typiquement américain, et même plus encore « américain du sud ». En 1979 Alain Corneau transpose Des cliques et des cloaques, un roman paru aux Etats-Unis en 1954, dans la banlieue de Paris. La température n’est pas la même, et on ne comprend pas que la fièvre s’empare de Frank Poupard. En outre l’hystérie du personnage principal est sans rapport avec l’univers de Jim Thompson qui traque plutôt les tendances paranoïaques des Américains. On peut peut-être apprécier ce film en tant que film d’Alain Corneau, mais plus difficilement comme une adaptation de Jim Thompson. En 1981 Bertrand Tavernier s’est attaqué à 1275 âmes. L’action est censée se passer dans le Sud profond aux alentours de 1910. Le réalisateur va transposer l’intrigue dans l’Afrique coloniale à l’aube de la Seconde Guerre mondiale. L’atmosphère n’est pas la même, et surtout le racisme des colonisateurs n’a rien à voir avec celui des blancs du sud des Etats-Unis qui méprisent les descendants des esclaves qui ont été forcés d’aller dans ce pays. Là encore on peut apprécier ce film en tant que création de Bertrand Tavernier, mais en tant qu’illustration de l’univers de Jim Thompson, c’est raté. 

    De l’adaptation de romans au cinéma, du roman noir au film noir

    Coup de Torchon, Bertrand Tavernier, 1981 

    Terminons ce rapide tour des rapports naturellement compliqués qu’entretiennent le film et le roman, en présentant quelques avancées techniques si on peut dire sur le plan de la conduite du récit. Les grands auteurs du roman noir ont beaucoup misé sur la subjectivité, autrement dit sur la domination du point de vue de celui qui raconte l’histoire. Cette subjectivité est aussi une incertitude : le narrateur dit-il vrai, ne se laisse-t-il pas abusé par une réalité mouvante ? Le cinéma va en rendre compte de plusieurs façons. D’abord avec la voix off qui, en même temps qu’elle résume une partie de l’intrigue et avance des explications, permet de dévoiler la psychologie du narrateur, c’est l’équivalent du récit à la première personne. Le film noir use aussi énormément du flash back, rompant la linéarité du récit, il introduit la réflexion. La bande son apparaît alors comme un commentaire de l’image, et ce contrepoint indique que ce que disent les images n’est pas forcément la vérité. Ce décalage entre de qui est dit et ce qui est montré est forcément la porte ouverte à la critique du récit : celui-ci est forcément un mensonge, ou une vérité partielle. 

    De l’adaptation de romans au cinéma, du roman noir au film noir

    The Killers, Robert Siodmak, 1946 

    La nouvelle The killers d’Ernest Hemingway a été adaptée plusieurs fois, notamment en Russie par Andreï Tarkovski en 1956, elle est très fidèle. On connaît aussi celle de Don Siegel, A bout portant en 1964. En tout il y a une quinzaine d’adaptations, dont une en albanais. La première est de Robert Siodmak, en 1946 est une recréation, avec le couple charismatique Ava Gardner-Burt Lancaster. C’est une recréation, il imagine  ce qui s’est passé avant et qui ne se trouve pas dans la nouvelle. Construit à partir de flash-backs emboîtés, il va se diriger vers la mise en images d’un cauchemar. S’éloignant complètement de l’écriture froide et directe d’Hemingway, il utilise des effets qui ne sont propres qu’au cinéma : les contrastes du noir et blanc, le brouillard diaphane qui enveloppe le récit. Tout ce qui va donner de la poésie à l’ensemble est convoqué, au point de devenir une sorte de grammaire pour le cinéma à venir. Ces possibilités nouvelles orientent le film noir vers une stylisation qui déborde la simple mise en image et qui surprend même ceux qui connaissent l’histoire. Bien entendu un romancier peut sortir de la simple narration et créer des images mentales cauchemardesques, c’était le cas de David Goodis ou de William Irish par exemple, mais ce ne sont pas les mêmes. Le cinéma leur donne une vérité non-documentaire, par exemple à partir des formes géométriques qu’on voit à l’écran. Dans le film que Maxwell Shane tirera en 1956 de la nouvelle Cauchemar de William Irish, il utilise des jeux de miroirs, un peu comme dans The Lady From Shangaï, qui, en décomposant l’image donne une matérialité au cauchemar, cette fragmentation renvoyant à une réalité incertaine difficile à connaître vraiment. 

    De l’adaptation de romans au cinéma, du roman noir au film noir

    Nightmare, Maxwell Shame, 1956 

    Ce rapide tour des problèmes liés au passage du roman au film, est à peine une esquisse, j’ai laissé de côté la plupart des aspects de l’économie de l’adaptation. Par exemple il y a l’idée qu’un succès littéraire peut faire un succès au cinéma, ce qui n’est pas toujours évident quand on voit les deux échecs coup sur coup des adaptations de Simenon, le Maigret de Patrice Leconte et Les volets verts de Jean Becker, ou encore qu’en achetant les droits d’un roman on payera moins cher le scénariste, surtout si c’est l’auteur du roman lui-même qui s’y met !

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  •  Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949

    Voilà un film méconnu et mal aimé de John Huston. C’est pourtant un film qui lui tenait à cœur au point de monter une société de production avec Sam Spiegel, pour le réaliser. Il baptisera son éphémère société Horizon. Il devait être co-produit par la MGM, mais pressé de le tourner, il fut coproduit et distribué par la Columbia. La vérité est que ce film a été démoli par la critique comme étant un film marxiste et anti-américain. A cette époque l’HUAC ne rigolait pas avec tous ceux qui déviaient un peu de la ligne anti-rouge. Rouge tout le monde pouvait l’être à cette époque, dès lors qu’on critiquait les Etats-Unis d’un point de vue social, John Garfield en mourra. Or bien évidemment, John Huston qui faisait partie clairement de la gauche hollywoodienne, critiquait férocement la politique étrangère de son pays. C’est un de ses films les plus explicitement politique, généralement il n’était pas militant, et on percevait ce qu’il voulait dire, sans qu’il le dise expressément. Bien que le film traite des années trente, le rapport qu’on peut faire avec la révolution qui amena Castro au pouvoir semble assez évident. Le scénario est basé sur un ouvrage de Robert Sylvester, journaliste au New York Mirror, quotidien qui tirait à l’époque à 800 000 exemplaires, mais aussi auteur de romans policiers dont très peu de choses sont parvenues jusqu’à nous. The Big Doodle, publié en 1954, fut traduit en Série Noire, sous le titre d’Une bonne pincée, puis porté à l’écran par Richard Wilson en 1957 sous le titre anglais de The Big Doodle, traduit en français par Trafic à la Havane. C’était un film avec Errol Flynn dans lequel jouait Pedro Armendariz qui était déjà dans We where Strangers. Comme le Mexique, Cuba fut, avant la révolution castriste, regardé par les Etats-Unis comme une destination exotique et un peu étrange, comme l’était mais pour d’autres raisons le Mexique. Autrement dit Hollywood portait un regard inquiet curieux sur ce qui se passait à la périphérie des Etats-Unis, vus comme une norme à atteindre. Mais Cuba comme les États-Unis avaient été longtemps l’objet d’une guerre larvée entre les Etats-Unis et l’Espagne. Comme on le comprend, le chaos politique est à l’origine de pratiques criminelles et non l’inverse. Le contexte est celui de la révolution de 1933 qui verra la destitution de Machado, un président autoritaire qui devait faire face à une grave dépression économique, conséquence de la crise financière de 1929. 

    Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949 

    Des révolutionnaires cubains luttent contre le despotisme et distribuent des tracts dans les rues pour dénoncer les nouvelles lois qui ont été votées par le Sénat. Mais ils sont pris en chasse par la police. Manolo Valdès arrive à échapper à la traque et se rend chez sœur, China, pour lui donner rendez-vous devant l’université où il doit passer un examen, elle doit lui dire si la police le recherche. Personne n’étant venu la voir, il est rassuré, mais repéré par le policier Ariete, il est abattu sur les escaliers de l’université. Mais China a vu Ariete qui l’a tué. Décidée à venger son frère, elle rencontre des révolutionnaires et parmi eux un américain, Tony Fenner. Celui-ci qui est censé démarcher des artistes cubains pour les produire en Amérique, est là pour fomenter un attentat. En fréquentant China qui habite près d’un cimetière, il lui vient l’idée d’un plan, faire sortir le président pour un enterrement et faire exploser une bombe pour le tuer. Il présente ce plan aux autres insurgés hésitants car il risque d’y avoir des dégâts collatéraux qui finalement acquiescent. Pour préparer leur coup il faut creuser un tunnel et assassiner le président du Sénat ce qui amènera le président de Cuba à venir saluer sa dépouille. Ils travaillent donc au creusement du tunnel, Fenner et China vont éprouver une passion l’un pour l’autre, mais Ariete qui s’est entiché de China n’est pas très loin et va tenter de la violer. Entre temps Ramon a perdu la tête, errant dans La Havane, il va se faire écraser par un camion. Un fois le tunnel terminé, ils abattent le président du Sénat. Ils reçoivent ma bombe d’un partisan de leur cause, mais celui-ci leur dit que les deux sœurs du président du Sénat ont décidé de le faire enterrer dans un autre cimetière. Les insurgés doivent donc se séparer et Fenner regagnera une petite ville où il s’embarquera sur un bateau fournit par un certain Gregorio. China ira encaisser un chèque à la banque où elle travaille pour Fenner. Ariete est sur leurs talons, la maison de China est cernée. Fenner et China se défendent avec des mitraillettes et de la dynamite. Mais Fenner va être mortellement touché. Il meurt dans les bras de China alors que la Révolution arrive enfin. 

    Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949

    Des militants révolutionnaires distribuent des tracts dans les rues de la Havane 

    Avec le recul on peut se demander ce qui a pris la critique américaine de descendre au prétexte qu’il serait marxiste. Mais il est vrai que quand ce film est sorti, on commençait une chasse aux sorcières qui failli détruire le cinéma américain, et donc tout était bon pour taper ceux qui étaient considérés comme à gauche. C’était le cas bien entendu de John Garfield, plutôt proche des communistes, et de John Huston dans une moindre mesure qui lui, n’avait rien d’un communiste. La révolution dont le film parle est celle qui amènera finalement Battista au pouvoir et contre lequel Castro et Che Guevara entameront une révolution. Notez que Castro était plutôt social-démocrate, avant que le blocus américain de l’île ne le pousse dans les bras de l’URSS et dans le camp socialiste. Du reste dans le film nous voyons que les insurgés qui veulent renverser le pouvoir sont issus de toutes les classes sociales. Ce positionnement politique vaudra d’ailleurs une critique amère du parti communiste américain qui le considérera trop « bourgeois ». Mais bien entendu s’il y a quelque chose qui parait subversif c’est dans la volonté manifestée de refuser l’ordre établi, et de lutter contre l’oppression, même au risque d’y perdre sa vie. 

    Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949

    En traversant le cimetière, Tony a l’idée d’un plan

    Le scénario ressemble à la trame du roman de Dostoïevski, Les démons, au moins sur deux points. D’abord la question des dégâts collatéraux qu’un attentat terroriste peut entraîner. La vision de John Huston est une condamnation du terrorisme, quelle que soit la sympathie qu’on peut avoir pour les insurgés. Ils échouent, mais cet échec est immédiatement compensé par une révolution populaire. Quand le peuple descend dans la rue cela montre que ce ne sont pas des individus isolés qui font l’histoire. Les conjurés n’ont pas compris cela, ils n’ont pas assez d’humilité. Ils mélangent un peu tout, la détermination de China vient moins d’une prise de conscience politique que de son désir de se venger d’Ariete qui a tué son frère. Fenner est plus compliqué. De retour d’exil, il est un faux américain qui est un peu en décalage avec la réalité politique de l’île. Mais comme il est intelligent, il se pose la question de comprendre ce qu’il fait. Cependant, c’est un militant, barricadé derrière son idéologie, il ne comprend pas le désir sexuel de China. Ou plutôt il ne le comprendra qu’au moment de sa mort. Ce couple qui se croyait guidé par un idéal révolutionnaire, est aussi guidé par ses propres désirs. 

    Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949

    Les conjurés vont mettre au point un attentat pour tuer le président

    La trame va verser aussi vers le trio. En effet Ariete qui a tué le frère de China a envie de la violer. Il n’y arrivera pas, sombrant dans l’ivresse, il en est incapable. Cet épisode qui révèle son impuissance, explique aussi sa méchanceté. Il est jaloux de Fenner, et voudrait bien apparaître à China comme un homme, un vrai, avec une touche de romantisme en plus. N’arrivant pas à la séduire, il tentera de la détruire. China est le pivot du trio, Fenner est au début trop imprégné d’idéologie pour se rendre compte qu’elle existe, qu’elle le désire. Au mieux il admire son courage et sa détermination. C’est une femme forte, comme John Huston les aimait, même si ses motivations sont parfois ambiguës et confuses. On le verra quand elle sera dans l’obligation de prendre la mitraillette et de se battre contre les hommes d’Ariete. Celui-ci sera pendu par les révolutionnaires, pendu par les pieds, à la manière de Mussolini, ce qui indique à la fois son échec et sa destiné d’homme cruel protégé par son statut social. 

    Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949

    Ariete vient voir China

    Cependant les insurgés découvrent entre eux une solidarité qui indique la voie de la révolution vers la fraternité. Cette solidarité se révèle dans l’action, dans le creusement du tunnel. Il y a là une entreprise quasiment prolétaire. Il faut en parler longuement. Le tunnel est censé être un chemin vers la lumière, mais il débouche sur un cimetière ! Il faut ramper sous la terre, c’est dangereux et difficile. Je suis persuadé que Jacques Becker avait ce film dans sa tête quand il a porté Le trou à l’écran[1]. Dans les deux cas la recherche de la liberté aboutira à un échec cuisant. Et dans les deux cas la solidarité entre les membres de l’équipe démontre qu’en réalité c’est là le but de l’entreprise. Ajoutons que dans les deux films il y a un membre qui fera défaut par manque de caractère, dans le film de Huston, c’est Ramon qui perd la tête incapable de gérer les contradictions de son action, dans Le trou ce sera Gaspard qui pour sortir de prison un peu plus tôt va vendre ses collègues. Ce rapprochement qu’on peut faire entre les deux films correspond d’ailleurs assez bien à l’esprit de José Giovanni qui avait écrit le roman après avoir retrouvé la liberté, consécutivement à de longues années de prison, et qui aimait beaucoup le cinéma de John Huston et la notion d’échec qu’il trimballait avec lui. On verra aussi que certains plans de We Were Strangers se retrouvent dans Le trou, par exemple le passage du relais pour creuser, mais aussi ce plan bref mais élégant en diagonale qui voit les insurgés courir en baissant la tête pour aller jusqu’à la roche qu’ils se proposent de faire sauter avec de la dynamite. L’ensemble renforce une vision claustrophobique, comme si les conjurés cherchaient eux aussi à s’évader d’une prison mentale dans laquelle le pouvoir dictatorial qui sévit sur l’île les a enfermés. Il y a bien un effet de miroir entre les deux films au moins autour de cette symbolique du tunnel. 

    Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949

    Ils creusent un tunnel pour arriver au cimetière 

    Le film est assez long, et plutôt bavard, en ce sens il verse dans ce qu’Huston a toujours évité, la pédagogie. La réalisation est assez surprenante. Sans doute parce qu’elle a manqué de moyens. Les décors naturels de La Havane sont assez peu nombreux. On a remplacé le tournage sur place par un usage immodéré des transparences. Mais il y a de très belles idées. On l’a vu avec le tunnel et la manière de le filmer. Mais John Huston filme aussi les conjurés en train d’examiner le plan que Fenner a amené avec lui. Cette séquence, assez longue, préfigure celle d’Asphalt Jungle qui sera tellement emblématique qu’elle sera plagiée par Stanley Kubrick pour The Killing[2]. Asphalt Jungle sera le film suivant de John Huston et ce sera un gros succès. Il y a encore les scènes à la banque qui sont très bien travaillées, avec une mobilité de la caméra, aussi bien sur le plan vertical qu’horizontal. La séquence d’ouverture avec la distribution de tracts est aussi bien enlevée. 

    Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949

    L’attentat n’aura pas lieu 

    L’interprétation a été très critiquée. John Garfield pourtant est très bien, comme toujours, surtout dans la seconde partie du film, il interprète un révolutionnaire tourmenté qui se pose des questions sur sa destinée. Il joue de cette ambiguïté de ne pas savoir s’il est un peu américain, ou cubain. Ce double positionnement inquiet permet de poser la question suivante : un étranger doit-il se mêler des révolutions d’autrui ? C’était déjà une question qu’Hollywood se posait à propos de la Guerre d’Espagne. Il n’y aura pas de réponse apportée. Jennifer Jones qui se maria la même année avec le grand producteur David O. Selznick, incarne China. C’est une très grande actrice, trop oubliée à mon sens. En 1943 elle avait obtenu l’Oscar de la meilleure actrice pour The Song of Bernadette d’Henry King, une daube édifiante, mais où elle était exceptionnelle. Juste avant de travailler avec Huston, elle venait de tourner dans trois chefs-d’œuvre, Cluny Brown d’Ernst Lubitsch, Duel in the Sun, de King Vidor et Portrait of Jenny de William Dieterle. Cependant ici elle a un problème avec un accent espagnol qu’on lui a demandé de prendre et avec lequel elle dérapait un peu. Mais si on passe sur cet aspect, elle est très bien dans le rôle d’une femme amoureuse qui découvre la passion amoureuse et la passion de la révolution. John Huston ne s’est pas bien entendu avec elle, sans doute voulait-elle être dirigée de plus près, qu’il soit plus directif. 

    Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949

    China retire de l’argent pour aider Tony à fuir 

    Parmi les autres acteurs, si Pedro Armendariz, grosse vedette du cinéma mexicain, incarne Ariete. Si sa scène d’ivrognerie a été remarquée, le reste n’a pas laissé un souvenir impérissable. Bien qu’il partage le haut de l’affiche avec John Garfield et Jennifer Jones, il a un rôle relativement secondaire. Plus intéressant selon moi est Gilbert Roland dans le rôle de Guillermo. Il incarne avec beaucoup de malice un docker, poète et révolutionnaire, qui aime chanter en s’accompagnant de sa guitare. Il a suffisamment de subtilité pour qu’on comprenne que lui aussi est amoureux de China, mais qu’il tient son rang, contrairement au vicieux Ariete. Il y a également Ramon Novarro, grande vedette du cinéma muet, il avait notamment interprété Ben Hur dans la version de Fred Niblo. Il avait le profil du latin lover, un peu comme Rudolph Valentino. Mais ici son rôle est étroit, il est le chef de la rébellion, méconnaissable, vieilli, portant des lunettes. 

    Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949

    China a pris les armes pour se battre contre les hommes d’Ariete 

    Le film n’a eu aucun succès. C’est le premier échec de John Huston réalisateur, habitué jusqu’ici à triompher face au public et aux producteurs, il y en aura d’autres. Mal distribué, critiqué par la presse étatsunienne, John Huston qui en assumait la responsabilité pensait que son scénario avait été insuffisamment travaillé. Il disait qu’il avait été mal préparé, tourné trop rapidement. C’est assez vrai, comme il est vrai que ce film est trop bavard. Mais même comme ça ce film ne mérite pas de rester dans l’oubli. Il est curieux pour ne pas dire plus qu’un tel film ne se trouve pas facilement sur le marché. On en trouve une version DVD non sous-titrée aux Etats-Unis, la belle photo de Russel Methy le mériterait tout de même une reprise en Blu ray. 

    Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949

    Tony a été mortellement blessé 

    Les insurgés, We were strangers, John Huston, 1949

    La révolution a éclaté


    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/le-trou-jacques-becker-1960-a114844728

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/quand-la-ville-dort-the-asphalt-jungle-john-huston-1950-a114844736

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  •  Key Largo, John Huston, 1948 

    L’épreuve du tournage de The Treasure of the Sierra Madre avait été lourde et difficile. John Huston avait eu cependant beaucoup de satisfactions, aussi bien sur le plan de la critique qu’en ce qui concernait le résultat. Tout de suite après il embraye avec Key Largo. C’est bien moins compliqué et plus facile, moins cher aussi, ce qui facilite la Warner, puisque le principal fut tourné en studio.  En vérité John Huston voulait que Key Largo soit le dernier film qu’il tournerait pour la Warner. Il était en situation de divorce avec eux. Il partit donc pour la Floride avec Richard Brooks pour écrire le scénario à partir d’une pièce qui datait du temps de la prohibition. Arrivé sur place dans un hôtel un peu déserté, les deux compères se mirent à jouer et perdirent des sommes folles. Ce qui délaya d’autant le moment de se mettre à l’ouvrage ! John Huston en parlait comme d’une déception, déception envers la Warner, mais aussi déception envers l’époque, les gens qui avaient cru au New Deal étaient profondément déçus, et on allait bientôt entrer dans cette chasse aux sorcières qui fit tant de mal au cinéma américain. Ce n'était un des films préférés du réalisateur, mais sous l’intrigue non ne peut plus simple, il recèle beaucoup de densité, et on reconnaitra au fil des minutes aussi bien les thèmes chers à Richard Brooks que les obsessions de John Huston. 

    Key Largo, John Huston, 1948

    Frank McCloud est venu voir James Temple

    Frank McCloud est revenu amer de la guerre. Vagabondant de ci de là, il décide d’aller voir le père d’un soldat qui était sous ses ordres et qui est décédé. Celui-ci, handicapé, tient un hôtel à Key Largo. En arrivant sur les lieux, McCloud constate que celui-ci est occupé par des clients à la mine patibulaire. Il fait la connaissance de Nora Temple, la veuve du militaire. Un ouragan s’annonce. Mais bientôt les Temple et McCloud s’aperçoivent que l’un des clients est un caïd de la pègre, Johnny Rocco, qui se cache parce que les Etats-Unis veulent l’expulser. Il voudrait passer à Cuba et attend un bateau qui doit l’y amener. Il est accompagné de sa maîtresse, Gaye, une ancienne chanteuse de cabaret qui ne pense qu’à boire. La bande les menace de les tuer s’ils disent quelque chose. La police cependant cherche des indiens qui se sont évadés de la prison. L’ouragan approchant les indiens tentent de se réfugier dans l’hôtel mais Rocco va les laisser à la porte. La tension entre les gangsters et les otages augmente d’heure en heure et l’ouragan énerve tout le monde. Quand McCloud et Rocco s’affrontent, celui-ci refuse une sorte de duel au pistolet, et jette l’arme. Un policier égaré se saisit de l’arme, mais celle-ci est vide et Rocco le tue. Le pilote du bateau qui devait amener Rocco à Cuba fait faux bond. Rocco attend aussi un complice, Ziggy, qui doit lui échanger de la fausse monnaie contre des dollars. Entre temps, la police revient et croyant que ce sont les indiens qui ont tué l’adjoint, le shérif les abat. Rocco ayant récupéré la monnaie décide de partir avec toute sa bande sur un autre bateau, le Santana, et exige que McCloud pilote le bateau jusqu’à Cuba. Il refuse cependant d’amener Gaye avec lui. Mais celle-ci va lui dérober son révolver et le donner à McCloud, pensant qu’il s’en servira pour s’enfuir. Mais McCloud va assumer son rôle de pilote. Méthodiquement il va tuer tous les membres de la bande et faire demi-tour vers Key Largo où certainement il retrouvera la belle Nora avec qui il pense avoir trouvé une famille. 

    Key Largo, John Huston, 1948

     James Temple s’inquiète du raffut que font ses clients à l’étage 

    C’est donc une prise d’otages si on veut, Bogart tournera quelques années plus tard The Desperate Hours sous la direction de William Wyler, mais il se donnera le mauvais rôle, un peu celui d’Edward G. Robinson ici. Il n’est pas question par contre que les « otages » éprouvent une quelconque sympathie pour leurs geôliers. Pas de syndrome de Stockholm ici. L’histoire est parfaitement manichéenne. Les gangsters sont mauvais et les autres sont honnêtes. L’intrigue est très simple, et on sent bien qu’elle a été un peu artificiellement gonflée pour donner un peu plus de densité. Il est évident que les indiens pourchassés par la police ne sont qu’un dérivatif. L’histoire aurait pu s’en passer. Mais en même temps cela permet à Richard Brooks – je pense que cette idée est de lui – peut ici faire la preuve de son antiracisme. Antiracisme discutable car les indiens sont présentés comme des grands enfants qu’il faut protéger et éduquer pour les aider à faire face au monde moderne. De même la motivation de Frank McCloud pour sa résurrection c’est de protéger le vieux paralytique et sa belle-fille. Le fauteuil à roulettes qui est souvent un instrument présent dans le film noir, est un symbole de faiblesse, mais il reste ambigu, on verra que le vieux Temple jette facilement de l’huile sur le feu en provoquant les gangsters. 

    Key Largo, John Huston, 1948

    Avant la tempête les indiens viennent s’abriter à l’hôtel 

    Un des personnages principaux est l’ouragan ! En effet il est annoncé comme on annonce la fin des temps, l’apocalypse arrive et menace de tout emporter les jeunes et les vieux, les bons et les méchants. Il crée un trou dans la marche en avant de la civilisation, une autre forme de la guerre. Ce faisant il va mettre à nu la vérité des caractères. Cette épreuve est celle de la rédemption. Elle s’adresse d’abord à Frank McCloud. Il doit se racheter de son individualisme forcené et peut être du fait qu’il se sent responsable de la mort du mari de Nora. Mais l’ouragan est une force naturelle qui dévalorise tout de que les humains peuvent entreprendre par vanité. Ainsi on verra le cruel Rocco suer de peur face à cet évènement qu’il ne peut pas maîtriser. Et justement cette épreuve va dévoiler la vérité des caractères. Rocco est un trouillard qui n’existe que parce qu’il a des gardes du corps et des armes de poing. McCloud retrouve son courage et abandonne son air désabusé. 

    Key Largo, John Huston, 1948 

    Les indiens évadés sont venus demander conseil à James Temple 

    Le film exalte les valeurs viriles. Les femmes, si elles sont évidemment rangées dans le camp des personnes faibles, ne manquent pourtant pas de courage. Nora n’hésitera pas à cracher à la figure de Rocco pour marquer son dégoût, et Gaye aura la force de voler le révolver de Rocco pour le donner à McCloud. Le symbole est assez clair, par ce geste elle reconnaît la vraie virilité du soldat, et prive son ancien amant de la sienne ! On retrouve ainsi deux couples, l’un Nora et McCloud, l’autre Rocco et Gaye, qui jouent de la séduction, soit à la lutte des sexes. Dans cet affrontement, on y reconnaît des provocations qui poussent le partenaire plus ou moins choisi à se dévoiler et à se dépasser. Rocco force Gaye à chanter en lui promettant de lui offrir un verre et la trompe. En fait il voulait lui démontrer qu’elle était vieille et usée. Nora méprise McCloud ouvertement pour sa lâcheté supposée. Mais si elle le pousse à l’action, elle le récompensera en lui offrant la possibilité de créer une famille. Cette opposition renforce le suspense et contourne l’idée de faire son devoir simplement pour des questions de morale. Évidemment si McCloud se situe au-delà de la morale, c’est parce qu’il a été déçu des belles paroles qui l’ont poussé à s’engager. Il dénoncera les belles paroles et la propagande d’État qui trompe les individus. 

    Key Largo, John Huston, 1948

    Rocco s’impose et menace ceux qui vont s’opposer à lui 

    On n’insiste jamais assez sur le fait qu’au-delà des histoires abordées, John Huston était un excellent réalisateur, avec une grammaire cinématographique particulière. Certes, il ne cherche pas les formes spectaculaires, il va à l’essentiel, c’est-à-dire au mouvement. La forme est très théâtrale, saturée de dialogues, à peine ouverte sur la mer ou sur la route qui conduit à l’hôtel. John Huston contourne cet obstacle en multipliant les angles de prise de vue et en resserrant les scènes au montage. Il y a cependant quelques champ contrechamp un peu trop abondant surtout dans les affrontements verbaux qui concernent Rocco. Mais il y a des plans de plain-pied qui donnent du volume à l’action, et puis, au début du film, la descente superbe de l’escalier où on voit McCloud et Curly discuter comme s’ils étaient de très bons copains.

    Key Largo, John Huston, 1948

    Johnnie Rocco provoque McCloud 

    John Huston était un très grand directeur d’acteurs. Certes ici il est bien soutenu par des vedettes au top de leur art. Bogart est toujours impressionnant, ici dans le rôle de McCloud, il fait passer beaucoup de choses simplement avec son visage. C’était déjà le quatrième film de la paire Bogart-Huston, il y en aura d’autres. Edward G. Robinson, malgré sa petite taille, donne beaucoup d’énergie et de malice à Johnnie Rocco. Ce sera un de ses derniers grands rôles, c’est-à-dire que par la suite il sera déclassé par les studios pour cause de chasse aux sorcières, on ne lui proposera plus que des films moins bien payés. On ne le dit pas assez, mais la chasse aux sorcières fut aussi une belle opportunité pour abaisser les salaires. Bogart et Robinson ont joué ensemble dans cinq films. Key largo sera le dernier, mais cette fois ils seront considérés comme des co-vedettes, tandis que dans les quatre autres, c’était Robinson qui était au-dessus de tous les autres. Ici il est au-dessus, légèrement, mais Bogart est à gauche ! C’est dire qu’en 1948 la popularité de Robinson était intacte. Il n’aimait pas le rôle de Johnnie Rocco. Il est vrai qu’il avait joué beaucoup de gangster, c’était le personnage de Bandello dans Little Caesar qui avait d’ailleurs donné son statut de grande vedette. Ici le personnage de Rocco est plus ou moins inspiré par Lucky Luciano que les Etats-Unis avaient expulsé. 

    Key Largo, John Huston, 1948

    Rocco a forcé Gaye à chanter, lui promettant un verre 

    Ce film était presqu’une affaire de famille puisqu’on retrouve Lauren Bacall dans le rôle de Nora. C’était le quatrième film qu’elle tournait avaec Bogart qu’elle avait connu sur le tournage de To Have and Have Not, film qui entretient d’ailleurs une parenté assez évidente avec Key Largo. Elle l’avait épousé en 1945 et lui donna deux enfants. Elle n’est pas particulièrement éclatante dans ce film et John Huston préfère mettre en valeur son regard – on l’appelait the look. Mais elle est très bien tout de même, même si on l’a connue moins effacée. Les rôles secondaires sont superbes. D’abord Lionel Barrymore dans le rôle du vieux James Temple, handicapé mais encore vivant. John Huston disait qu’il avait été impressionné par sa performance. Et puis il y a Claire Trevor dans le rôle de Gaye. Elle se met même le luxe de chanter elle-même a capella. Elle obtiendra d’ailleurs un Oscar pour ce rôle. Thomas Gomez qui lui aussi subira les foudres de la chasse aux sorcières, incarne le rusé Curly. C’était un grand acteur de théâtre, une star dans ce secteur, bien qu’au cinéma il n'ait, du fait sans doute de son physique, obtenu que des petits rôles. Il est très bon ici. Le film tient la route surtout par ses acteurs. 

    Key Largo, John Huston, 1948

    Le policier recherche son adjoint 

    Curieusement ce film fut un gros succès, bien plus important que The Treasure of the Sierra Madre. Et comme il avait coûté beaucoup moins cher, Warner était content ! En outre John Huston avait récolté un nouvel Oscar. Bien entendu, au film du temps, Key Largo n’a pas eu la même réputation que The Treasure of the Sierra Madre. Mais ça reste un film intéressant, bien plus que ce qu’en suggère les commentaires acerbes du réalisateur. John Huston rebondira cependant d’abord en tournant un film sur la révolution à Cuba en 1949, We Were Strangers, avec John Garfield, film engagé que la critique descendra pour son « marxisme », un film qui n’aura aucun succès, puis avec Asphalt Jungle, un chef-d’œuvre du film noir qui fera école[1]. 

    Key Largo, John Huston, 1948

    Ziggy est venu faire l’échange de la fausse monnaie 

    Key Largo, John Huston, 1948

    Frank McCloud guette la sortie de Rocco 


    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/quand-la-ville-dort-the-asphalt-jungle-john-huston-1950-a114844736

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  • Du roman au film, conférence sur les problèmes de l’adaptation au cinéma  

    Faisons un peu de publicité pour mes collègues et moi, mais aussi pour une belle manifestation 100% marseillaise. Je serais les 22 et 23 mai 2023 au 5ème Printemps du Polar, pour les rencontres avec les lecteurs et les dédicaces, mais aussi pour y donner de dimanche une conférence sur un sujet qui me tient à cœur, l’adaptation des romans au cinéma. Dès la naissance du cinéma, le roman fut une source inépuisable d’adaptation, surtout s’il avait eu du succès ! Mais évidemment comme ce sont deux techniques différentes, les rapports que ces deux formes entretiennent sont compliquées et conflictuelles. Très souvent d’ailleurs les romanciers se sentent trahis et parfois ils le sont ! Ça leur rapporte cependant des revenus et augmente leur notoriété.

    Je puiserais mes exemples principalement dans les romans noirs, ceux des grands auteurs, James M. Cain, Jim Thompson ou encore Raymond Chandler et William Irish, et des adaptations d’Hitchcock, de Tay Garnett, de John Huston ou encore de Bertrand Tavernier et d’Alain Corneau. Le film noir inventera des formes particulières pour donner un équivalent à l’écriture romanesque, ce sera par exemple la voix off, ou les images brumeuses, jouant sur les contrastes.

    Ce sera le dimanche matin à 11 heures à la Villa Mistral, à l’Estaque.

     

    Le programme 

    Du roman au film, conférence sur les problèmes de l’adaptation au cinéma 

     

    Vient de paraître également

     

    Du roman au film, conférence sur les problèmes de l’adaptation au cinéma

     

    Pour ceux qui ne l'ont pas encore

    Du roman au film, conférence sur les problèmes de l’adaptation au cinéma

     

     

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  •  Le trésor de la Sierra Madre, The Treasure of the Sierra Madre, John Huston, 1948  

    C’est un film qui a atteint le rang de film classique, et sans doute un des meilleurs et des mieux connus de John Huston. Ce dernier a toujours eu une passion pour B. Traven et pour le Mexique d’ailleurs. J’ai déjà beaucoup parler de B. Traven[1]. Rappelons ici qu’en tant que révolutionnaire allemand il participa à la révolution spartakiste, puis qu’il s’exila en Amérique avant de s’installer au Mexique qui l’adopta en en fit le symbole de la littérature mexicaine ! Toujours très près des pauvres et des humbles, sa prose était plutôt désespérée, il montrait dans ses réçits comment la lutte des classes au Mexique passait par une opposition entre les Mexicains d’origine indienne et  ceux qui descendaient des Espagnols, c’est-à-dire des colonisateurs. Il avait au moins en commun deux choses avec John Huston, l’amour du Mexique et des Mexicains et puis cette attirance pour la défaite sans avenir. John Huston habita un temps au Mexique, il y tourna aussi The Night of the Iguana, avec Richard Burton, Ava Gardner et Sue Lyon. Mais, ce que l’on sait moins, c’est qu’il fut aussi acteur dans une adaptation d’un autre roman de Traven, The Bridge in the Jungle, en 1970, réalisé par Pancho Kohner. Il faut tout lire de B. Traven et Le trésor de la Sierra madre n’est ni meilleur, ni moins bon  que tout le reste. Abondamment adapté à l’écran, il donna des sujets très fort au cinéma mexicain des années cinquante-soixante, notamment pour Roberto Gavaldon, Macario ou Dias de otoño. A mon sens John Huston était certainement le mieux placé pour adapter Le trésor de la Sierra Madre, et certainement pour en faire un succès mondial, puis un classique du cinéma américain. Il avait lu l’ouvrage de Traven en 1935, c’était donc un projet qui lui tenait à cœur. Huston qui aimait le mystère entourant B. Traven avait entretenu une correspondance soutenue avec lui.  Il relate la complexité dans son ouvrage de mémoire, Warner et lui-même avaient été tentés de l’associer à lécriture du scénario[2]. En vérité Huston rencontra bien Traven, mais sans le savoir, puisque celui-ci lui apparut sous un  nom d’emprunt, ce qu’il avait coutume de faire pour des raisons assez compliquées à comprendre. Plusieurs moutures avaient été élaborées, avec des acteurs différents, on parla notamment de John Garfield pour le rôle de Dobbs. Une des originalité de ce film produit par Warner est qu’il était très cher, non seulement parce que le tournage dura presqu’une demi-année, mais aussi parce que John Huston voulait tourner la plus grande partie en extérieur, ne pas se contenter des villes frontières, et faire de Tampico un décor. 

    Le trésor de la Sierra Madre, The Treasure of the Sierra Madre, John Huston, 1948  

    A Tampico Dobbs traîne sa misère au point de taper ses compatriotes qui paraissent plus riche que lui. Harcelé par un gamin il achète un billet de loterie. Avec un autre compagnon d’infortune, Curtin, ils s’embauchent pour travailler comme charpentiers sous la direction de McCormick. Mais celui-ci ne les paye pas. Complètement fauchés, ils atterrissent dans un asile de nuit où ils font la connaissance d’un vieux chercheur d’or, Howard. Celui-ci leur parle d’un filon dans la Sierra Madre que personne ne connait. Dobbs et Curtin retrouvent McCormick, une bagarre s’engage et ils récupèrent leur argent après une bagarre mémorable. Dobbs en outre a gagné à la loterie une petite somme. Avec cet argent qui les aidera à s’équiper, ils décident de partir avec Howard. Le voyage se passe à peu près bien, à part une attaque de leur train par les bandits qui écument la région, et le filon finit par donner. Ils se demandent quand ils vont partager. Chacun va garder son or et le cache aux yeux des autres. En allant au village pour faire des provisions, Curtin va rencontrer un Américain, Cody qui lui aussi cherche de l’or. Curtin tente de s’en débarrasser, mais celui-ci l’a suivi. Il propose aux trois hommes de s’associer avec eux. Ils ne veulent pas et se proposent de l’abattre. Mais ils n’en ont pas le temps. Des bandits emmenés par chapeau d’or vont les attaquer. Ils se défendent comme ils peuvent, mais les bandits finissent par partir parce que les federales les pourchassent. Dans la fusillade, Cody est mort. Dans ses affaire sils trouvent une lettre de sa femme qui l’attend. Ils continuent à exploiter le filon, mais celui-ci donnant de moins en moins ils décident de partir. En chemin, ils vont croiser des indiens qui leur demandent de l’aide pour un enfant qui s’est noyé. Howard va y aller, et il confie son magot à la garde de Curtin et Dobbs. Celui-ci devient fou, il propose d’abord à Curtin de partager l’or d’Howard, mais comme il ne le veut pas, il abat Curtin et s’en va avec toutes les mules et leur chargement. Mais Curtin n’est pas mort, les indiens le récupèrent et le ramènent à Howard qui va le soigner. Dobbs continue sa route, mais sur le chemin il rencontre les bandits en déroute qui vont l’assassiner et lui prendre ses mules. Au passage ils ont jeté l’or qu’ils pensaient être seulement du sable. Arrivés en ville, ils projettent de les vendre. Pendant ce temps Curtin, Howard et les indiens se sont lancés à leur poursuite. Les villageois de leur côté ont compris que les mules avaient été volées. Ils emprisonnent les bandits, puis les federales vont leur faire creuser un trou et les exécuter. Howard et Curtin finissent par arriver. Mais leurs avoirs ont disparu, ils se rendent sur le lieu où les bandits ont dispersé leur or, mais le vent à dispersé toute leur fortune. Howard va s’installer dans le village des indiens où il est apprécié, et Curtin, va retourner en Amérique auprès de la veuve de Cody. 

    Le trésor de la Sierra Madre, The Treasure of the Sierra Madre, John Huston, 1948

     Dobbs tape pour la troisième dois un riche américain 

    Sans entrer dans les détails, disons que le film est très respectueux de l’ouvrage de B. Traven. D’ailleurs les adaptations de John Huston des grands auteurs de la littérature, de Melville à Lowry en passant par  Joyce, sont très fidèles, enfin, autant qu’on le peut au cinéma. C’est un film très complexe, plein. John Huston le considérait comme un de ses préférés. Sous les dehors d’un film d’aventures, peut-être comme Moby Dick d’ailleurs, c’ets une fable sur la destinée. Mais en même temps c’est aussi un film matérialiste, en ce sens que les conditions sociales sont le support de la conscience humaine. En effet, les rêves des trois compagnons qui s’engagent dans cette aventure vont être contrariés par l’environnement matériel. Dobbs n’est pas forcément un mauvais garçon. Et nous le voyons au début être révolté par sa propre misère, puis par la trahison de McCormick. Pourtant, la possibilité de tripler sa fortune va l’amener à voler le vieil Howard et à abattre Curtin. Il illustre d’ailleurs cette idée selon laquelle l’or rend fou. Idée certes qu’on trouve chez Traven, mais qui est également chez Blaise Cendrars, avec le personnage du général Sutter, que Traven avait probablement lu[3]. Et puis bien sûr chez Jack London[4]. 

    Le trésor de la Sierra Madre, The Treasure of the Sierra Madre, John Huston, 1948 

    Curtin et Dobbs échouent dans un asile de nuit 

    Dans ce monde d’aventuriers sans foi ni loi, les amitiés sont promptes à être trahis. Le vieil Howard qui a compris la vie le pardonne d’ailleurs à Dobbs. Cette ambiguïté est toujours en filigrane dans le film. Par exemple les indiens qui veulent honorer Howard, pourraient très bien le tuer, si par mégarde il s’avisait de leur faire défaut. Dobbs est travaillé par sa conscience, quoi qu’il en dise, à la manière du Caïn de Victor Hugo. S’il abat facilement Curtin, il n’ose pourtant pas aller jusqu’au bout e »t lui mettre une balle dans la tête. Mais tous ces aventuriers qui se moquent un peu de la loi ordinaire ne sont pas des traitres en puissance. Howard et Curtin au fond s’entendent plutôt bien, même si le paratge de l’or les a rendu méfiants l’un envers l’autre. ils ont même des attentions envers Cody qui est mort, mais qui les a sauvé des bandits. Ils pensaient d’abord lui donner une part, puis Curtin ira voir sa femme. Certes on comprend bien qu’il tentera de se mettre en ménage avec elle, mais il y a de la compassion aussi. 

    Le trésor de la Sierra Madre, The Treasure of the Sierra Madre, John Huston, 1948

    Dobbs et Curtin ont retrouvé McCormick 

    Ces hommes rudes s’ils sont travaillés par la fièvre de l’or, c’est parce qu’ils sont eux-mêmes de basse extraction. Ils flirtent en permanence avec la misère. Ils n’ont connu que ça, et pire encore quand ils arriveront au bout de leurs efforts, potentiellement riches, ils dégringoleront de leurs rêves. Le film est donc divisé en deux parties, la première est celle de l’ascension vers les sommets et la montagne symbolise cette aspiration. La seconde partie c’est la dégringolade sans retenue. En réalité ils ont fait fausse route en cherchant de l’or. C’est la leçon du vieux Howard. Il trouve la paix chez les indiens, des gens simples qui se contentent de ce que la nature leur donne. C’est pourquoi il encouragera Curtin à le rejoindre par un autre chemin, en allant travailler dans une ferme, fonder une famille, vivre tranquillement, autrement dit abandonner l’idée de devenir riche. 

    Le trésor de la Sierra Madre, The Treasure of the Sierra Madre, John Huston, 1948 

    Les trois hommes exploitent le filon 

    Le film va jouer sur l’opposition entre le Mexique et les Etats-Unis, mais aussi sur celle entre les Indiens et les bandits mexicains. C’était une des obsessions de Traven que de mettre en scène cette forme de racisme qui existait entre les ethnies. On a donc une hiérarchie claire. Les Etats-Unis se pensent au-dessus du Mexique, et les Mexicains d’origine espagnole au-dessus des Indiens. Le film va renverser cette perspective. Ceux qui moralement sont en haut, ce sont les Indiens qui vivent dans un grand dénuement matériel mais qui savent manifester de la reconnaissance et de la générosité. Le schéma sera repris dans The Wild Bunch de Peckinpah. C’est très clair dans les deux cas les jeunes échouent, et le vieux survit parce qu’il n’est pas rongé par la cupidité. Howard a inspiré manifestement le personnage de Freddie Sykes interprété par Edmond O’Brien. Peckinpah a copié des plans entiers du film de John Huston, par exemple quand les Indiens s’approchent sans bruit et apparaissent armés de leurs machettes, ou la façon dont les Indiens donnent l’hospitalité en offrant le peu qu’ils ont. Peckinpah avait la même attirance que Huston pour le Mexique, le Mexique des profondeurs de la jungle, celui aussi de Traven. Evidemment cela a pour but de faire ressortir les défauts du mode de vie américain. Celui-ci parait sans grandeur, trop utilitariste.  

    Le trésor de la Sierra Madre, The Treasure of the Sierra Madre, John Huston, 1948

    Ils ont décidé de partager l’or 

    On a assimilé souvent John Huston à un cinéaste de la fatalité et de l’échec. Ce n’est pas faux, mais on doit plutôt parler de destinée, avec la marge d’incertitude que cela comporte. Une des scènes les plus émouvantes c’est le sauvetage de ce petit garçon qui s’est noyé. C’est un peu Moïse si on veut. Il va ranimer le village en même temps qu’il va renaitre et « obliger » la communauté à adopter le vieux Howard et faire tout pour le garder avec eux, plus comme un porte bonheur que comme un médecin. Cette référence biblique est tout à fait intentionnelle et du reste elle est accompagnée par la symbolique du désert, le lieu de la rédemption et de la révélation. C’est le lieu ou Dobbs médite sur ses mauvaises actions, et c’est ici qu’il rencontrera la mort, n’ayant pas surmonté  l’épreuve du désert. 

    Le trésor de la Sierra Madre, The Treasure of the Sierra Madre, John Huston, 1948

    Cody qui a suivi Curtin a rejoint le campement

    Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon avaient en leur temps dit pis que pendre de ce film, le jugeant trop académique[5]. Mais c’est une erreur. On peut très bien critiquer les choix du metteur en scène de ne pas donner plus d’importance aux décors, mais il ne s’agit pas d’une balade touristique, comme c’est souvent le cas dans les films américains de cette période qui se passe au Mexique, même quand ce Mexique désigne un ailleurs, un recommencement. Ce qui domine c’est bien le fait que ce film soit tourné presqu’entièrement à l’étranger. John Huston s’est appuyé à cette époque sur des équipes de Mexicains, et il disait qu’il en avait été content. Il avait fait miroiter cette délocalisation, en accord avec Traven d’ailleurs, comme une possibilité pour la Warner de faire des économies ! En vérité ils n'en feront pas, dépassement après dépassement, le budget avoisinera les trois millions de dollars, ce qui était énorme pour l’époque. Le style du film est difficile a définir. Ce n’est ni un film d’aventures, ni un western, et ni un film noir. Mais John Huston réussit de nombreuses prouesses, sans doute moins dans la mise en scène de l’exploitation de la mine ou de la bataille avec les bandits, que dans les travelings utilisés pour parcourir Tampico, ou dans ces plans larges destinés à nous faire sentir le poids de la ville et le poids du nombre.   

    Le trésor de la Sierra Madre, The Treasure of the Sierra Madre, John Huston, 1948

    Les bandits veulent voler les trois hommes

    Alors que l’histoire est censée se passer au soleil, sous une chaleur écrasante, la tonalité du film est sombre. L’asile de nuit, les bars, la tente où dorment les trois hommes qui sont forcés de cohabiter, tout cela va donner une allure claustrophobe, l’idée d’un enfermement mental. Bien sûr il y a beaucoup de plans resserrés, champ contre-champ dans les dialogues entre les trois chercheurs d’or, mais il y a aussi des plans très recherchés, presque penchés à la manière de son ami Orson Welles que John Huston utilise souvent pour faire ressortir des relations de domination, ou l’accablement des hommes à la recherche d’une motivation pour continuer à vivre encore. Bien qu’il dure plus de deux heures, un exploit pour l’époque, on ne s’ennuie pas notamment à cause d’un montage rapide. Certaines scènes ont été coupées, John Huston avait tourné la décapitation de Dobbs par les bandits mexicains, avec la tête qui roule vers le ruisseau, mais le studio trouva que c'était un peu trop dur pour les spectateurs de l'époque. mais n'est-ce pas cette idée qu'on retrouve dans le film de Peckinpah Bring Me the Head of Alfredo Garcia ? Ce qui nous renforce dans notre conviction que Peckinpah était aussi un héritier de John Huston ! 

    Le trésor de la Sierra Madre, The Treasure of the Sierra Madre, John Huston, 1948

    Les indiens sont venus demander de l’aide 

    L’interprétation est excellente, Humphrey Bogart dans le rôle de Dobbs passe de la crapule au bon garçon qui pourrait se montrer généreux, au fou furieux, gagné à la folie du métal jaune. Il aura tourné en tout sept films sous la direction de John Huston, ils en étaient au troisième et la même année ils tourneront aussi Key Largo. Il y avait une vraie complicité entre eux, ils passaient beaucoup de temps ensemble à se torcher et à faire la fête. Mais sur ce film ils se sont accrochés méchamment, en venant aux mains, John Huston déclarant avoir été obligé de lui tordre le nez, littéralement ! John Huston avait aussi engagé son père pour tenir le rôle du vieil Howard. Là aussi cela ne se fit pas sans mal. Walter Huston aurait en effet préféré tenir le rôle de Dobbs, se croyant encore assez jeune. Mais son interprétation fut très remarqué et lui fit obtenir un Oscar et un Golden Globe, volent le plus souvent la vedette à Humphrey Bogart lui-même.  Tim Holt dans le rôle de Curtin est bien, mais moins bon que les deux autres acteurs. Ça tient sans doute à un physique plus lisse. Derrière ce trio on a de très bons seconds rôles, d’abord Barton MacLane qui prête son physique de brute épaisse à l’escroc MacCormick. Puis, Bruce Bennett dans le rôle de Coy, et même John Huston incarne l’Américain riche qui va dépanner Dobbs. Robert Blake débutait dans la carrière d’acteur dans le petit rôle du vendeur de billets de loterie. Alfonso Bedoya l’acteur mexicain qui incarne gold hat, le chef des bandits en fait des tonnes, mais ça va bien avec l’esprit du film 

    Le trésor de la Sierra Madre, The Treasure of the Sierra Madre, John Huston, 1948

    Dobbs veut voler Curtin et Howard 

    A voir et à revoir The Treasure of the Sierra Madre, on y trouve toujours de nouvelles perspectives. Le film ne fut pas un énorme succès à sa sortie, même s’il a bénéficié de très bonnes critiques. Stanley Kubrick disait que c’était son film préféré. John Huston récolta, en plus de l’Oscar de son père, deux autres Oscars, celui du meilleur réalisateur et celui de la meilleure histoire adaptée au cinéma. Mais c’est surtout avec le temps que ce film est devenu un classique. C’était un film qui dans le temps passait dans les ciné-clubs, le plus souvent dans des copies assez pourries, aujourd’hui on peut le voir en Blu ray, avec une belle définition et des bonus intéressants, notamment un docvumentaire qui rappelle la carrière de John Huston. 

    Le trésor de la Sierra Madre, The Treasure of the Sierra Madre, John Huston, 1948

    Howard soigne Curtin qui a été blessé par Dobbs 

    Le trésor de la Sierra Madre, The Treasure of the Sierra Madre, John Huston, 1948 

    Les bandits ont rattrapé Dobbs et veulent le dépouiller 

    Le trésor de la Sierra Madre, The Treasure of the Sierra Madre, John Huston, 1948

    Les villageois s’aperçoivent que les mules vendues par les bandits ne sont pas à eux  

    Le trésor de la Sierra Madre, The Treasure of the Sierra Madre, John Huston, 1948

    Le trésor de la Sierra Madre, The Treasure of the Sierra Madre, John Huston, 1948 

    Les Huston père et fils recevant leurs Oscars pour The Treasure of the Sierra Madre 


    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/b-traven-la-charrette-la-decouverte-2005-a114844992 http://alexandreclement.eklablog.com/b-traven-le-visiteur-du-soir-stock-1967-a114844996 http://alexandreclement.eklablog.com/b-traven-le-pont-dans-la-jungle-gallimard-2001-a114844998 http://alexandreclement.eklablog.com/b-traven-la-revolte-des-pendus-die-rebellion-der-gehenkten-1936-a114844990

    [2] John Huston, An Open Book, Knopf, 1980.

    [3] Blaise Cendrars, L’or, Grasset, 1925

    [4] La ruée vers l’or, nouvelles regroupées et traduites chez Bartillat, 2012.

    [5] Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon, 50 ans de cinéma américain, Nathan, 1991.

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