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Par alexandre clement le 10 Avril 2023 à 08:30
Jacques Imbert, dit Jacky le Mat, était un des derniers truands d’envergure qui ont donné à Marseille une légende sulfureuse. On l’appelait le dernier parrain, ou des choses comme ça. Mais le fait qu’il soit décédé dans son lit à près de quatre-vingt-dix ans, augmente encore un peu plus son aura. Comme disait Ernst Hemingway, l’important c’est de durer, et Jacques Imbert a duré ! Il est certain qu’aujourd’hui des truands comme celui-là, il n’y en a plus ! Comme beaucoup de truands de cette génération, il n’avait aucune hygiène de vie. Il fumait comme un pompier, s’enivrait dans les boîtes de nuit jusqu’à l’aube, avec finalement assez peu de problèmes de santé. Ceux-ci viendront en effet de son « métier ». Il reçut en 1977 vingt-deux balles dans le corps – sans doute tirées par son ancien associé Gaétan Zampa et ses sbires – mais comme il survécut à cet attentat, cet incident renforça un peu plus sa légende. Franz-Olivier Giesbert tira de cet incident un roman d’une médiocrité rare, qui donna par la suite un film encore plus médiocre de Richard Berry sous le titre de L’immortel, avec Jean Réno dans une transposition moisie de Jacques Imbert et Kad Merad incarnant un misérable ersatz de Zampa. Tout de même, les deux truands ne méritaient pas cela ! Comme disait Jacky Le Mat, « il est complètement con ce film ! » Il est vrai que c’est Luc besson qui a monté ce film.
Christine Imbert et Frédéric Ploquin
Ce livre est écrit à quatre mains, si on peut dire. Il mêle les souvenirs de la dernière épouse de Jacques Imbert et l’écriture de mémorialiste du grand banditisme de Frédéric Ploquin. Christine Imbert connu assez tardivement Jacques Imbert, alors qu’elle avait ouvert un cabinet d’esthéticienne dans le quartier de l’Opéra à Marseille, haut lieu jadis de la truanderie, une sorte de petit village où se mélait le petit peuple de la nuit et les gros poissons de la marloupinerie. Elle lui fit un enfant, Jacky avait alors soixante-dix ans ! Elle ne cache rien ou presque sur les difficultés de son couple, même si elle semble nous dire que pendant de longues années Jacky lui resta fidèle, jusqu’à ce qu’il se laisse tourné la tête par des jeunes et belles marocaines lors de son exil à Marrakech. On a donc deux livres pour le prix d’un, d’une part le témoignage de première main sur la vie intime du truand et d’autre part l’histoire plus ou moins connue de Jacky le Mat dans son métier de grand voyou. Si le témoignage de Christine Imbert ne souffre d’aucune discussion, la partie traitée par Frédéric Ploquin est plus délicate, notamment parce qu’il y a ce que Jacques Imbert a fait d’illégal, et ce qu’on en connaît. Frédéric Ploquin reste sur la réserve. On verra donc Jacky le Mat impliqué dans la guerre contre le clan Guérini, associé pour l’occasion avec Zampa, puis s’associant avec Francis le Belge contre Zampa pour des histoires de drogue et de territoire. La bataille fera après le suicide de Zampa[1] au moins une cinquantaine de morts, et perdurera d’ailleurs après l’assassinat de Francis le belge. Ploquin évite cependant de parler d’un certain nombre d’exploits comme les casses des palaces et des villas de luxe sur la Côte d’Azur, ou encore les extorsions de fonds pour lesquelles il sera condamné.
La tombe de Gaétan Zampa au cimetière Saint-Pierre à Marseille
L’ensemble dresse le portrait d’un homme à la fois violent et généreux dont le moteur semble s’être trouvé bien au-delà de l’accumulation d’un capital. Il traficotait avec Alain Delon dans l’élevage des chevaux. S’impliquant lui-même dans le trot attelé, gagnant même des courses importantes, jusqu’à ce qu’il se fasse exclure des hippodromes pour une sombre histoire de paris. Il aimait bien Alain Delon qui en retour aimait beaucoup les grands voyous. Jacques Imbert aimait la compétition, et en dehors des canassons, il s’adonnait à la voile.
Francis Vanverberghe, dit « Francis le Belge »
C’est un témoignage important et décisif pour l’histoire du grand banditisme marseillais, même si on en apprend plus sur la vie quotidienne de Jacques Imbert que sur les secrets du grand voyou Jacky le Mat, surnom qui voulait dire qu’il était un peu fou, capable de se lancer dans les entreprises les plus folles. En même temps cet ouvrage nous parle d’un Marseille qui n’existe plus, même dans sa légende noire !
[1] Beaucoup ont trouvé le suicide de Gaétan Zampa, certains ont voulu y voir une élimination parce qu’il en savait trop des combines qui impliquaient les truands du coin avec des politiciens. Il est vrfai que l’idée de suicide ne cadre pas vraiment avec la mentalité des grands voyous. Mais en la matière on est sûr de rien, sauf de la date de son décès.
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Par alexandre clement le 5 Avril 2023 à 08:30
Ce film vient juste après Kiss Tomorrow Goodbye, un autre excellent film noir de Gordon Douglas avec James Cagney et Barbara Payton[1]. Ce dernier film était une belle adaptation musclée d’un roman d’Horace McCoy. Ici Gordon Douglas va porter à l’écran une histoire de flics. 1950 reste une année charnière, c’est le moment où le film noir devient moins épuré, plus réaliste et en même temps se penche sur le vécu des policiers. Il y a une évolution de la thématique et de l’esthétique. C’est aussi sans doute là, en pleine chasse aux sorcières, que le film noir se donne l’apparence du conformisme, sur le mode le crime ne paie pas et la police vous protège. Le scénario est principalement de Leo Katcher. C’est un scénariste qui n’a pas beaucoup écrit pour le cinéma, mais il est intervenu sur des films noirs marquants, par exemple l’excellent M de Joseph Losey[2], ou encore Party Girl de Nicholas Ray qu’on dit être le dernier film du cycle classique du film noir.
Romano est victime d’un racket
Barnes et Purvis sont très liés, ils patrouillent ensemble, souvent de nuit. Un jour ils tombent sur les Romano, des commerçants qui se font racketter par un certain Quist. En suivant sa piste, ils tombent sur Garris, un truand qui possède aussi un cabaret. Ils embarquent Quist, mais ils n’ont pas assez de preuves pour le retenir et doivent le relâcher, d’autant que les Romano refusent de les reconnaître. Dans le service ils font la connaissance d’une standardiste, Kate Mallory, la fille d’un policier qui a été tué en mission. Les deux amis emmènent Kate dans la cabaret de Garris, mais ils se rendent compte que celui-ci est en discussion avec un autre truand, Cusick, qui veut s’associer dans les affaires de Garris. Mais celui-ci refuse. Barnes et Purvis vont finalement louer un appartement dans la maison que possède la mère de Kate. Les policiers continuent leur travail, et un soir ils apprennent que Cusick a été abattu. Les policiers se lancent à la poursuite de Garris, et finissent par le coincer, Quist est décédé. Traduit devant un tribunal, Garris est condamné à la chaise électrique. Kate entre temps a fini par choisir Barnes, et projette de se marier avec lui. Mais Garris organise son évasion de la prison. Toute la police le recherche. Barnes et Purvis sont sur ses traces, une fusillade s’engage, et Barnes est abattu. Garris est arrivé à fuir. Purvis accompagne son coéquipier à l’hôpital, mais, c’est trop tard. Purvis va continuer à traquer Garris, toute la police est sur les dents. La surveillance de la maison de la maitresse de Garris permet de le repérer. Il veut partir pour le Mexique avec Terry Romaine, celle-ci refuse. Mais il la menace et lui demande de faire sa valise. Apercevant la police qui cerne l’immeuble, il va se servir de la petite fille comme bouclier. Purvis va cependant arriver à s’introduire dans l’appartement et dans la fusillade, il abat Garris, mais celui-ci a tué Terry Romaine qui s’était interposée pour protéger Purvis, lui sauvant la vie. Kate Mallory va décider alors de faire sa vie avec Purvis.
En suivant la piste de Quist ils aboutissent au cabaret de Ritchie Garris
Le film est construit comme une sorte de semi-documentaire. Il y a une tendance à l’inscrire dans la vie quotidienne des policiers, aussi bien en nous faisant visiter les locaux de la police, les vestiaires que les tâches plus ingrates ou plus banales, intervenant dans les rues. En même temps pour nous montrer qu’ils sont des hommes comme les autres, on les voit aussi avoir des problèmes de cœur. C’est une tendance du film noir qui ira en se développant et en se raffinant par exemple en travaillant un peu plus la corruption endémique qui ronge la société américains. Mais ici on n’en est pas là, c’est à peine si on verra Garris tenter d’acheter Purvis et Barnes, ceux-ci refuseront évidemment. Une des dimensions de ce genre de film est de montrer que la police c’est un tout, un collectif et bientôt une famille. Cette volonté entraîne d’ailleurs des difficultés avec le scénario qui reste un peu trop longtemps sur les relations entre les deux flics et Kate et sa mère. De même la fin très abrupte qui voit Kate se mettre en ménage avec Purvis, alors que Barnes à qui elle s’était promise vient à peine de décéder. Ce qui peut apparaître un rien scabreux surtout pour l’époque.
Les Romano refusent de reconnaître Quist comme leur agresseur
Comme on le voit le cœur de la dynamique du film n’est pas du tout l’enquête policière qui est d’une simplicité biblique, mais l’éternel trio. Barnes et Purvis sont présentés comme deux amis, ils font tout ensemble, habitent ensemble, mangent ensemble et ont les mêmes loisirs. Cet ordonnancement va être dérangé quand Barnes tombe amoureux de Kate dont il n’a entendu que la voix à la radio. C’est le syndrome d’Ulysse et des sirènes qui visent à le détourner du droit chemin. Il le paiera de sa vie d’ailleurs. Ce trio est joyeux et enthousiaste, jusqu’au moment où, au pied du mur, Kate doit choisir. Là le trio va se disloquer, bien avant que Garris n’abatte Barnes. Kate a brisé une belle histoire d’amour entre deux hommes. Purvis fait contre mauvaise fortune bon cœur. Mais il triomphera car l’amour finit toujours par triompher ! Le scénario est construit sur l’opposition entre Barnes et Purvis. Le premier est plus jeune, plus tolérant aussi, mais curieusement Purvis va le rejoindre quand il comprendra que Terry Romaine n’était pas une mauvaise fille. De même il fera un effort sur lui-même pour surmonter sa violence.
La fin du service dans les vestiaires
Le personnage clé du film pourrait être la mère de Kate Mallory qui, depuis que son mari est mort en mission, rêve que sa fille suive son propre chemin, qu’elle épouse un flic ou deux – pourquoi pas – et c’est pourquoi elle les accueille si volontiers dans sa maison. Quels que soient les inconvénients, Kate doit suivre la voie tracée par sa mère pour prolonger cette famille idéalisée, mais qui pourtant prouve ses limites par le métier même que les policiers exercent et les risquent qu’ils courent. Ce décalage entre les aspirations de la mère et celles de la fille indiquent une forme de conflit larvée entre les générations, et quand Kate finalement se plie à ses injonctions et qu’elle accepte de faire sa vie avec Purvis, c’est le passage vers la vieillesse qui est décrit. Derrière ce qui pourrait apparaître au premier abord une sorte de vaudeville dans la gestion de ce trio, il yè a une forme d’amertume liée aux personnages qui peuplent la ville et la nuit de leur solitude. Et c’est solitude de Kate comme celle des policiers qui sont tous absorbés uniquement par leur travail qui fait verser le film vers la tragédie
Purvis et Barnes sont tous les deux attirés par Kate
Le film cependant introduit aussi une touche d’ambiguïté, car si Garris est une crapule qui n’hésite pas à tuer, on comprend aussi qu’il aime – à sa manière – la chanteuse, prenant tous les risques en revenant la chercher. D’ailleurs son physique lui donne l’allure d’un adolescent innocent, peu conscient du tort qu’il cause. Le décor est celui de la nuit, avec des cabarets, des chanteuses aux épaules dénudés. C’est le monde parallèle par rapport à celui de la vie de travail ordinaire, et les policiers sont coincés entre ces deux mondes, sans appartenir à aucun. Les gangstersne en dehors de Garris sont de simples silhouettes convenues. L’ensemble est situé dans une ville dont on ne connait pas le nom. On pourrait la situer du côté de Chicago, on parle de gangsters puissants qui viennent de l’Est. C’est une sorte d’archétype des villes américaines industrielles qui sont rongées par les faux loisirs sur lesquels les gangs prospèrent sournoisement. Le cabaret apparait comme le lieu privilégié de ce faux luxe qui ne trompe que les gogos.
Garris s’est enfui
C’est du studio, avec sans doute un budget assez faible. Gordon Douglas est obligé de filmer dans des espaces étroits. La prison, l’hôpital ou encore le tribunal sont très stylisés et ne permettent guère de jouer de la profondeur de champ. Le réalisateur compense cette pauvreté de moyens par des mouvements de caméra astucieux et un montage très rapide. Les poursuites sont un peu rudimentaires, mais le final, avec la petite fille balancée au dessus du vide, tandis que Purvis tente de passer sur la corniche, est très bon, sobre et haletant. Il semble que l’excellent film d’Hathaway, Fourteen hours, sorti l’année suivante, s’en soit inspiré, moins pour l’histoire qui est très différente que pour le personnage du flic débonnaire qui marche au bord du vide, en équilibre, ne sachant pas de quel côté il retombera[3]. On retrouve cette même attraction pour le vide qui provoque un sentiment de vertige chez le spectateur. On saura gré à Gordon Douglas de ne pas rallonger les scènes semi-documentaires dans les réunions de flics ou dans le tribunal. Elles sont cependant suffisamment présentes pour donner un sentiment de vécu. Les scènes de l’hôpital sont parfaitement maîtrisées et appui par leur sobriété la dramaturgie de l’intrigue.
Garris est condamné à la chaise électrique
L’interprétation est de qualité, le toujours très juste Edmond O’Brien est Purvis. Très convaincant dans le rôle du bougon qui finalement admet sa défaite face à son coéquipier dans la conquête de Kate Mallory. Mark Stevens est également très bon, avant de devenir réalisateur il fit une carrière remarquée dans le noir. Le duo fonctionne très bien sur l’opposition jeune/vieux, cool/rigide. Gale Storm dans le rôle de la jeune Kate Mallory qui recherche un mari est bien moins convaincante, elle sourit un peu à contretemps. On peut lui préférer Gale Robbins qui joue le rôle de la chanteuse Terry Romaine, malheureusement travailla par la suite surtout pour la télévision. Donald Buka est parfaitement bien choisi pour le rôle de Garris, il a une arrogance et une innocence capricieuse qui lui permettent de donner du corps à son rôle. On retrouvera encore des vieux habitués du film noir de l’époque, comme Tito Vuolo dans le rôle de Romano, le restaurateur apeuré, ou comme Philip Van Zandt dans celui de Quist le lugubre homme de main de Garris.
Les hommes de Garris l’aident à s’évader de l’infirmerie
C’est un film un peu oublié aujourd’hui, mais qui à cause de la stylisation de la mise en scène de Gordon Douglas, bien appuyé par la photographie de George E. Diskant sort de la production courante. Il n’existe plus d’édition de ce film, ni en DVD, ni en Blu ray. On peut l’apercevoir de temps à autre sur la chaîne TCM. A mon sens il mériterait une réédition en HD.
Barnes est sur la table d’opération
Garris menace de tuer la petite fille
Purvis abat Garris
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Par alexandre clement le 31 Mars 2023 à 08:30
Il est assez connu que les jeunes gens sont plus remuants et révoltés que lorsqu’ils avancent dans l’âge. Enfin du moins était-ce vrai dans le temps. Pour les cinéastes, c’est la même chose. Au début des années soixante-dix des cinéastes comme Martin Scorsese, Steven Spielberg ou Brian de Palma ont lancé leur carrière avec des œuvres qui se voulaient des critiques plus ou moins radicales du capitalisme. En abandonnant tout point de vue critique, ils ont en même temps trouvé le chemin du public et connu des succès énormes. Mais leur fin de carrière se réalise dans l’indifférence générale, avec des œuvres de très peu d’intérêt. Martin Scorsese et Steven Spielberg développaient une vision anarchiste et pessimiste de l’Amérique. Le premier réalisait Boxa Berha, une adaptation calamiteuse de l’ouvrage de Ben Reitman, Sisters of the road, en 1972. La révolte était à la mode, et les anarchistes aussi. Le film n’eut guère de succès, bourré de contradictions et plutôt filmé paresseusement, il mettait pourtant en avant des idées assez iconoclastes y compris du point de vue féministe[1]. Mais enfin, on se disait que c’était là une des premières œuvres de Scorsese – en fait le second long métrage après Who’s that knocking at my door – et qu’il avait de bonnes intentions et l’avenir devant lui. La qualité de ses films a commencé nettement à décliner avec ses collaborations avec Leonardo Di Caprio qui est pourtant un très bon acteur. Mais on est arrivé carrément au lamentable avec The Irishman, ressassant sans éclat des vieux thèmes de mafia et du syndicalisme corrompu. Le film était mauvais, techniquement parlant, du fait de sa longueur, de ses effets spéciaux ridicules, mais aussi fondamentalement puisque si Boxcar Bertha défendait le syndicalisme contre la répression patronale, The Irishman, à l’inverse, traitait seulement de la corruption de la bureaucratie syndicale, à la manière idiote du défroqué Elia Kazan qui justifiait ainsi le fait qu’il ait vendu tous ses copaines à l’HUAC[2]. Cette fantaisie avait coûté 160 millions de dollars ! Quelque temps auparavant, Scorses avait commis Hugo Cabret, film sur le cinéma qui n'a pas connu le succès attendu, compte tenu de son coût initial. Cette tarte à la crème du film sur le cinéma, on nous la ressort un peu tout le temps, pour masquer qu’on a rien à dire. Tout le monde n’est pas Vicente Minelli et capable de réaliser The bad and the beautiful. Aujourd’hui ça donne Babylon le bide noir de Damien Chazelle, ou encore Empire of light de Sam Mendes, un autre insuccès ruineux, produit encore et toujours par Netflix qui ne se sert des salles de cinéma et des festivals uniquement pour la promotion de sa plateforme. Il est d’ailleurs curieux que Scorsese qui se plaint de la disparition des films en salles se soit laissé acheté par Netflix, alors qu’il était déjà très riche, et qu’à la fin de sa carrière, il n’avait pas de nécessité matérielle particulière pour participer à cette entreprise de destruction du cinéma par les plateformes de VOD et de streaming. Hugo Cabret arrive dans la cinématographie de Scorsese comme un regret de ce qu’il aurait pu faire, s’il ne s’était pas fourvoyé dans des combines juteuses financièrement, mais lamentables cinématographiquement. La nostalgie qui sourd de ce film, n’est pas celle d’un âge d’or du cinéma qui s’inventait, mais celle d’un constat qui a vu Scorsese gâcher ses belles dispositions. Car en effet, Scorsese est sur le plan technique sans doute un des meilleurs réalisateurs encore vivants, novateur par son style et sa science du mouvement, mais il se laisse entraîner, sans doute par opportunisme, par des sujets mal maîtrisés ou sans intérêt. On ne le dira pas assez, les plus grands succès – je ne parle pas du point de vue financier – de Scorsese, ce sont les films avec Robert De Niro, sauf évidemment The Irishman. Nous verrons bien si malgré son âge Killers of the flower moon est un sursaut, nous le souhaitons d’autant plus que le livre est excellent.
Descendons d’un cran en dessous. Steven Spielberg qui a habitué le monde avec des niaiseries pour vacances scolaires et les cinéclubs de la paroisse, est lui aussi un cinéaste contrarié. Après quelques bricoles, il commence sa carrière avec Sugarland express en 1974, un film clairement anarchiste à la gloire des en-dehors et des bandits de grands chemins[3]. C’est un film subversif, et sans doute est-ce pour cette raison qu’il n’a pas connu un très grand succès. Tourné deux ans après Boxcar Bertha, il disposait d’un budget assez restreint, mais enfin un bon budget tout de même. Les choses vont changer avec Jaws, un film de requins dont on se demande bien quel sens cela peut avoir d’aller regarder cette histoire dans un cinéma, mais ce fut un immense succès planétaire, et le marché s’en contentera. Il continua dans la niaiserie friquée avec Close Encounters of the Third Kind, encore un cran en dessous dans l’imbécilité confite à la gloire du progressisme et de la « science ». Cahin-caha, il enchaîne les succès et les bides sont très rares, il tire comme ça jusque dans les années 2010. De temps à autre il refait un Indiana Jones pour se refaire une santé quand le public semble le bouder. C’est bon pour son portefeuille, on dit qu’il a perdu plusieurs millions de dollars dans les combines de Madoff. Si les années 2010 marquent une chute très nette dans le succès, les années 2020 le voit enchaîner les bides ruineux. D’abord l’inutile remake de West Side Story – déjà on peut se demander si le premier valait le déplacement – qui plonge complètement et qui montre que Spielberg ne comprend plus son public. Ensuite, il y a The Fabelmans une nouvelle niaiserie sur le cinéma et sur le pourquoi du comment Spielberg s’est intéressé à lui. Mais la vie de Spielberg ne passionne pas les foules, et sa nostalgie du cinéma d’antan, non plus. Partant d’une glorification des exploits d’en-dehors, il dérive jusqu’à devenir un cinéaste des plus conformistes. Il est conformiste non seulement dans le choix de ses sujets, c’est de la bonne conscience paresseuse, mais aussi sur le plan technique. Il filme plat, autant que Clint Eastwood si ce n'est plus, et contrairement à Scorsese qui a toujours des idées originales – sauf dans The Irishman – pour filmer, des angles de prises de vue particuliers surprenants, ou des mouvements inattendus de caméra. Dans le début de sa carrière, il était vu d’ailleurs comme un médiocre technicien par des revues comme Les cahiers du cinéma ou Positif. Mais le cinéma ayant perdu ses meilleurs talents, il est salué maintenant comme un grand réalisateur, même si peu de gens seraient capables de nous expliquer en quoi il possède une grammaire cinématographique particulière.
Descendons d’un cran encore. Voilà Brian De Palma qui a débuté avec Robert De Niro dont on ne soulignera jamais assez l’importance comme catalyseur du Nouvel Hollywood. En effet on trouve le personnage de Jon Rubin dans Greetings et dans Hi, Mom, en 1968 et 1970. Ce sont des pamphlets sur l’Amérique, son racisme, son engagement dans la Guerre du Vietnam, et même les formes traditionnelles de la famille. Mais on n’a pas remarqué que ces deux films sont aussi une réflexion sur le cinéma, la télévision et la manipulation des images. D’une manière moins naïve, De Palma amorce une réflexion sur le cinéma, il commence là où Martin Scorsese et Steven Spielberg terminent leur course. A défaut d’être très sophistiqués, ces films avaient au moins du cœur. De Palma par la suite trouvera un peu le chemin du succès en tournant des films d’un intérêt très limité, oscillant entre film noir au goût de giallo, Carrie, Obsession, et blockbuster, du passable The untouchables, au franchement calamiteux, Mission : impossible. Mais il essuiera de plus en plus de déconvenues. Si Carlitp’s way tient parfaitement la route – sans doute ce qu’il a fait de mieux, bien que le succès ne soit pas au rendez-vous – après Mission : impossible, le succès le fuiera aussi bien sur le plan critique, ce qui peut se surmonter, que sur le plan public, ce qui est rédhibitoire. Son dernier film, Domino, ne couvrira même pas ses frais de lancement. Cette descente aux enfers du box office est le résultat de cette incapacité de De Palma de se fixer une conduite, hésitant entre le système et sa critique, l’un et l’autre ne lui pardonneront pas.
Le nouvel Hollywood se fait vieux
Le Nouvel Hollywood se fait vieux, tout le monde vieillit, mais courir après sa jeunesse en pratiquant un conformisme hors de saison est une très mauvaise tactique.
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Par alexandre clement le 27 Mars 2023 à 08:30
Robert Benton n’est pas un cinéaste arrivé tout à fait à la consécration, il est assez mal connu malgré quelques succès retentissants et un travail de mise en scène sophistiqué. C’est une sorte d’autodidacte, il est arrivé à Hollywood avant les Coppola, les Scorses et les Spielberg, anticipant le courant qu’on a appelé le Nouvel Hollywood. Il s’est immiscé entre le vieux système moribond des studios et cette nouvelle vague. Ce qui était encore possible dans les années soixante-dix aux Etats-Unis, et qui maintenant ne l’est plus, ni à Hollywood, ni à Paris, on peut le regretter tellement le cinéma occidental est devenu totalement lisse et convenu. Benton a appris le cinéma principalement en regardant des films dans les salles d’Art et d’Essai, notamment des films français !
Bonnie and Clyde, 1967
Robert Benton a commencé à se faire connaître pour avoir été le scénariste avec David Newman son complice de Bonnie and Clyde d’Arthur Penn qui a eu le succès planétaire que l’on sait. Il travaillera aussi à l’écriture du film de Joseph L. Mankiewicz, Le reptile, et également le Superman de Richard Donner. Robert Benton a toujours eu l’ambition d’être un auteur complet et donc écrire ses propres histoires. A quelques exceptions près, il a travaillé ses scénarios lui-même, souvent avec son complice David Newman.
Bad Company, 1972
Robert Benton a finalement assez peu tourné, moins d’une douzaine de longs métrages, alternant les succès et les échecs commerciaux. En tant que réalisateur il a commencé à se faire connaître avec un néo-western ou un western révisionniste comme on disait en parlant de ces westerns sombres et peu optimistes qui décrivaient la face noire de la création de l’Etat américain, Bad company, en 1972, le film n’eut guère de succès, bien que la critique l’ait trouvé très intéressant.
The late show, 1977
Ensuite il réalisa en 1977 The late show, un film noir plutôt parodique et fort drôle, un film à tout petit budget, mais qui avait l’intérêt de montrer tout le talent de Lili Tomlin dans une mise en scène volontairement relâchée. Il n’eut qu’un petit succès d’estime. De Bonnie and Clyde jusqu’à son dernier film, c’est la thématique un peu désenchantée du film noir qui reste dominante, notamment avec très chandlérien L’heure magique en 1998 avec Paul Newman et Gene Hackman.
Kramer contre Kramer, 1979
C’est un film dramatique sur le divorce, Kramer contre Kramer qui fit triompher Robert Benton comme réalisateur et le fit connaitre du grand public en remportant plusieurs Oscars. Le film qui avançait dans les déchirements d’un couple se disputant la garde d’un enfant, signait la fin du modèle américain de la famille, il était porté par deux acteurs charismatiques au sommet de leur art, Dustin Hoffmann et Meryl Streep. C’était en 1979, comme clôturant une décennie exceptionnelle dans l’histoire du cinéma américain. Cette période avait été aussi bien un retour aux sources du cinéma hollywoodien que le dépassement de ce classicisme.
Robert Benton va dans son film suivant, La mort aux enchères, retrouver Meryl Streep dans un thriller très rythmé. C’est l’histoire d’un psychanalyste, Sam Rice, dont un des patients est assassiné et qui se croit tenu de découvrir pourquoi on l’a tué. Au cours de son enquête, il va tomber amoureux de la maîtresse de celui-ci, la belle et énigmatique Brooke Reynolds, alors que tout porte à croire qu’elle n’est pas innocente. Paradoxalement, plus les preuves contre elle s’accumulent, et plus il veut croire en elle ! N'est-ce pas une preuve d’amour ? A moins qu’on ne regarde cela comme une maniaquerie morbide.
Avec ce film Robert Benton avouait avoir voulu rendre un hommage à Alfred Hitchcock. C’est sans doute certainement vrai, mais c’est tout de même un petit peu plus que cela, Benton a en effet un peu plus de personnalité que Brian de Palma par exemple, il reste bien moins engoncé dans les normes et les conventions qu’on pourrait dire hitchcockiennes. D’ailleurs, il ne reprend pas les petites incises faites de blagues et d’allusions comiques toutes britanniques du maître.
Pour le cinéphile qui connait bien la filmographie d’Hitchcock, on va reconnaitre des scènes inspirées de La mort aux trousses – la vente aux enchères et le saut dans le vide final – de Fenêtre sur cour – Rice, jouant les voyeurs, observe Brooke par la fenêtre en train de se faire masser toute nue par un chinois énigmatique ! Et encore Pas de printemps pour Marnie, la blonde durement traumatisée par la mort de son père dont elle n’est pas responsable, Sueur froide aussi, avec cette obsession qui pousse le héros à inventer une femme qu’il suit un peu de partout, tentant de transformer un rêve en réalité. L’assassinat au couteau peut aussi évoquer Psychose et Frenzy. Le rêve de George Bynum est comme dans La maison du docteur Edwards la clé de l’intrigue.
Mais pourtant, cette saturation de références n’aubère pas l’originalité du propos, aussi bien sur le plan thématique que sur le plan de la forme. Le film est construit sur la personnalité confuse et solitaire du psychanalyste qui essaie de comprendre ce qui lui avait échappé dans ses relations avec son client assassiné. Par cette enquête parallèle qu’il mène, il montre que sa spécialité n’est finalement pas très utile, et c’est d’abord cela qui va le motiver avec le but de démontrer sa supériorité intellectuelle sur la routine du policier qui enquête. Et c’est ainsi qu’il va chercher à être utile à Brooke Reynolds qu’il pense être en danger.
A partir de là, Rice va tenter de se positionner pour devenir un homme, reconquérir sa virilité. Il est piégé en réalité par les femmes qui le cernent, sa femme qui l’a rejeté et qui a obtenu le divorce, sa mère qui passe son temps à redresser son jugement et à le reconditionner. Et puis Brooke Reynolds qui lui apparait tellement mystérieuse qu’elle pourrait très bien le manipuler. C’est un velléitaire et d’ailleurs ce n’est pas lui qui sauvera Brooke Reynolds, mais le pur hasard. C’est donc totalement contraire à Hitchcock dans l’esprit puisqu’en général le héros avec bien des difficultés retrouve son statut de mâle qui sauve la belle blonde évanescente.
De même la blonde un peu décolorée n’est pas coupable, elle est totalement innocente, et son sentiment de culpabilité vient d’un traumatisme lointain. Elle n’est pas du tout manipulatrice et n’enfreint aucune loi. Il vient donc que les rapports entre l’homme et la femme sont plutôt différents de ce qu’on peut trouver chez Hitchcock.
Le film a été catalogué comme film néo-noir, sans doute parce qu’il est tourné en couleurs et dans un format 1,85 : 1. Robert Benton fera plusieurs incursions dans ce domaine, avec Billy Bathgate, avec Dustin Hoffmann en 1991, puis avec L’heure magique avec Paul Newman et Gene Hackman, en 1998, une déambulation crépusculaire particulièrement réussie dans l’univers de Raymond Chandler.
Sur le plan formel, il y a dans La mort aux enchères une approche très personnelle et gracieuse qui, donne pourtant de l’humanité à ces personnages déboussolés. D’abord la manière dont est utilisé le flash-back, figure traditionnelle du film noir, il est ici à plusieurs étages. Le récit au passé du patient qui a été assassiné renvoie Sam Rice à son propre passé et le fait revenir à la prise en compte de ses notes d’analyse. Benton va donc mêler la présentation orale et la présentation écrite, comme si la confrontation de ces deux points de vue allait éclairer l’affaire, chacun contenant sa propre vérité. La répétition des flash-backs avec George Bynum nous le fait voir sous un jour changeant qui fait évoluer l’opinion de Rice. Il y a un dialogue incessant entre le psychanalyste et son client décédé par-delà la mort.
Le rêve raconté par George Bynum qui est le point de bascule de l’intrigue, est très original. On y voit en effet une petite fille qui arrache l’œil d’un ours en peluche, et le saignement qui s’ensuit va tâcher sa chemise de nuit blanche, immaculée. C’est donc une petite fille qui grandit et le sang représente les premières règles. C’est l’image d’une fille qui se fait violer, et c’est très brutal dans sa présentation, puisqu’elle force George Bynum à prendre la fuite pour ne pas rester confronté à cette image de la mort. Ce genre d’image ne peut pas se trouver dans un film d’Hitchcock, elle est bien trop dérangeante. L’enfant est encore une fois pour Robert Benton une sorte d’obstacle à une vie paisible entre deux amants, exactement comme dans Kramer contre Kramer, mais il intervient ici comme une sorte de cauchemar. Cette remise en question du statut de l’enfant est typique des années soixante-dix, par exemple L’exorciste de William Friedkin et ses séquelles horrifiques.
Mais ce qui me semble le plus original dans ce film c’est le traitement de la couleur. La photo est due au très renommé Nestor Almendros dont le principal de la carrière s’est fait en France. Il avait déjà travaillé avec Benton sur Kramer contre Kramer et retravaillera avec lui sur Billy Bathgate, Les saisons du cœur et sur Nadine. Mais si on compare son travail à celui qu’il a fait par exemple avec François Truffaut, on voit bien que c’est Benton qui est à la manœuvre. La chromatique est volontairement très proche de celle des giallos. Les couleurs ne sont pas pastellisées. Il y a une domination des rouges, des bleus et des jaunes, couleurs très saturées qui vont être opposées au beige et aux couleurs plus pâles dans une alliance non conventionnelle. Le rouge est sanguinolent, souvent tirant vers le brun. Le bleu très soutenu à des allures crépusculaires, comme le soir qui tombe trop brutalement. C’est ainsi que le film tire un peu plus vers Mario Bava ou même vers Dario Argento que vers Hitchcock. Benton est clairement influencé par l’esthétique du giallo. Mais il l’adapte à une forme plus américaine, un peu plus lisse.
Les objets vont avoir une grande place. Après tout, nous sommes dans un milieu bourgeois et fortuné qui va être ici mis à distance. D’abord il y a les tableaux qui seront vendus aux enchères, des peintures mortes en quelque sorte, et qui sont très souvent présents dans le film noir comme pour montrer le caractère dépassé de la peinture face à l’art nouveau qui est celui du cinéma et donc du mouvement. On trouve cette approche dans Laura de Preminger, ou dans les films de Fritz Lang, La femme au portrait et La rue rouge, et même dans Sueur froide quand Madeleine va au musée admirer un portrait qui pourrait être son sosie. Le public qui assiste à la vente aux enchères est évidemment snob et participe à une compétition à coups de milliers de dollars. C’est plus un jeu pour assurer sa suprématie, que de l’amour de l’art. On remarque aussi que le couple Brooker-George fume des gauloises, ce qui est un hommage à la France et au cinéma français, mais aussi une autre forme de snobisme pour les bourgeois américains que de fumer des cigarettes prolétaires françaises !
Brooke Reynolds est une femme mystérieuse, pour illustrer cette évidence, Benton donne à la voir massée par un chinois énigmatique au prétexte qu’elle a des problèmes avec son dos. C’est en vérité un clin d’œil à Diaboliquement votre qui fut le dernier film de Julien Duvivier et qui est sorti en 1968, sauf qu’ici le chinois masseur est seulement un leurre.
L’interprétation est tout à fait à la hauteur. Roy Scheider, excellent acteur, qui a cette époque tournait beaucoup dans des films d’action de qualité, est ici à contre-emploi dans le rôle d’un psychanalyste un peu peureux qui non seulement porte des lunettes roses, ce qui n’est pas un signe de virilité, mais qui en outre reste totalement passif quand il se fait agresser dans Central Park, le spectateur est pris à contrepied car il s’attend à ce que le héros massacre le pâle voyou. C’est la conséquence de sa passivité générale. On lui a blanchi les cheveux pour lui donner un peu plus de respectabilité, mais aussi un air un peu fatigué. Meryl Streep est très bien aussi, bien qu’elle soit un peu en retrait, sans doute pour lui donner un air mystérieux. Elle aussi a travaillé sa couleur de cheveux pour lui donner un ton hitchcockien. Contrairement à Hitchcock, le vrai coupable est assez effacé, bien qu’il soit incarné par une excellente actrice, Sarah Botsford. Son portrait manque de précision et ses motivations restent un peu superficielles. Il ne sera connu qu’à la fin.
Le film n’a pas eu beaucoup de succès à sa sortie, sans doute parce qu’il n’y a pas vraiment de héros positif dans cette histoire, mais enfin, avec le temps il a couvert ses frais. Pour ma part je trouve qu’il est à redécouvrir, aussi bien pour sa thématique sous-jacente que pour son esthétique originale. On en trouve une très bonne édition de ce film en Blu ray chez BQHL, édition à laquelle j’ai participée. Pourquoi s’en priver ?
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Par alexandre clement le 22 Mars 2023 à 08:30
En 1924 Buster Keaton est au sommet de sa gloire. Ce qui va lui permettre de prendre des initiatives dans les formes utilisées à l’écran. En effet, Sherlock jr. est un de ses films les plus compliqués et les plus ambitieux sous les apparences d’une grande simplicité. Le film est relativement court, 44 minutes, mais Buster Keaton l’a beaucoup travaillé. Il en fournira trois versions essentiellement parce qu’il n’était pas content des deux premières, suite à des previews un peu décevantes. C’est pour cela que le film ne dure que trois quarts d’heures, alors qu’il était prévu pour durer un peu plus d’une heure. Comme Chaplin, mais cela se sait moins, Keaton était un perfectionniste. Il va s’éloigner peut-être encore plus des formes anciennes de burlesque héritées de Max Sennett et développer des formes plus poétiques qui feront par la suite de lui l’égal d’un Chaplin dans l’histoire du cinéma. Bien entendu son personnage un peu lunaire de l’amoureux transi et obstiné était déjà près depuis quelques années, mais ici il devient plus original, abandonnant le réalisme slapstick pour imposer une forme plus rêveuse. C’est bien entendu la firme de Buster Keaton qui produira le film, ce qui veut dire qu’il aura la pleine maitrise de son sujet, dans le fond comme dans la forme. À l’origine le film aurait dû être mis en scène par Fatty Arbuckle, mais il était tellement déprimé qu’il ne put tenir le rythme et démissionna au bout de trois jours.
Le projectionniste se fait engueuler par son patron
Un projectionniste qui s’ennuie dans son cinéma étudie un livre qui devrait lui permettre de devenir détective. Ce faisant il néglige son travail, oublie de nettoyer la salle et se fait engueuler par son patron. Mais il est aussi par ailleurs amoureux d’une jeune fille. En balayant la salle, il va trouver un dollar. Il passe en réalité de la fortune, mais cela lui suffit pour acheter une boite de confiserie dont il maquille le prix pour donner du relief à son cadeau. Il va offrir celui-ci chez elle où elle habite avec son père et sa mère. Mais il y a un autre prétendant. Celui-ci vole la montre du père, la porte chez un préteur sur gages et avec cet argent va acheter un cadeau plus onéreux que celui de Sherlock Junior. Se rendant compte qu’on lui a volé sa montre, le père se lamente, et le petit projectionniste qui se prétend détective, applique la règle édictée dans son livre, fouiller tout le monde. Le second prétendant glisse le reçu qu’il a obtenu du préteur sur gages, se laisse fouiller mais exige aussi que l’apprenti détective soit fouillé aussi. Découvrant le reçu, le père chasse le projectionniste. Celui-ci va alors appliquer un autre principe, suivre son concurrent. Mais ce dernier se méfie et le dupe en l’enfermant dans un wagon. La jeune fille cependant reste amoureuse du projectionniste et entreprend une enquête de son côté. Elle découvre que le voleur ne peut-être autre que le second prétendant. Lassé, le projectionniste revient à son travail, lance le film, puis s’endort. En rêvant, il passe de sa cabine de projection à la salle, puis de la salle il rentre dans l’écran, prenant le public à témoin, il va résoudre un vol de diamant, le voleur ayant pris entre temps la figure du second prétendant. Mais ce n’est pourtant pas lui qui résoudra l’énigme, c’est sa promise qui vient le réveiller et qui confondra le fourbe prétendant !
Sherlock Junior offre des confiseries
Si l’intrigue est assez passe-partout, le film est plein de surprises à tous les niveaux. D’abord il est une moquerie plutôt gentille du personnage de Sherlock Holmes et plus généralement de la littérature policière anglaise, dénoncée comme bourgeoise. En effet à cette époque il y a aux Etats-Unis une déferlante de ce genre littéraire contre lequel vont s’élever les créateurs de romans noirs, les Dashiell Hammett, les Raymond Chandler qui théorisera cette révolte ou encore les James M. Caïn. Ce n’est donc pas du tout un hommage à Auguste Dupin, le détective d’Edgar Poe pour sa célèbre trilogie policière, comme certains ont pu se hasarder à le dire. Mais le film de Buster Keaton ne prétend pas non plus ouvrir la voie à d’autres formes de romans criminels. Il va s’en servir pour créer des situations nouvelles qui sont à la fois une critique de la vie américaine, et une analyse des plus fines sur les relations amoureuses. C’est d’abord de la poésie. Buster est en effet un rêveur qui ne s’intéresse pas à l’argent, sa promise non plus d’ailleurs, mais elle est tout de même attentive aux petits gestes de celui qui la courtise. L’argent joue un rôle, mais c’est du côté d’un voyou, ce petit voleur va curieusement être adoubé par la famille qui le trouve à son goût et qui va écarter Buster pour lui. Si l’amour triomphe une fois de plus, c’est malgré les entraves qui sont imposées par la société. On remarque que son concurrent est grand, il a la moustache bien cirée et s’impose en bousculant tout sur son passage, il est l’américain typique, arrogant et prédateur. Il est vrai que l’univers qui est décrit, est assez pauvre, loin de l’opulente Amérique qu’on présente généralement. Bien entendu ce n’est pas non plus un film social, mais il est un antidote à ce pessimisme latent de l’entre-deux-guerres qui minait le moral de l’Amérique.
Le projectionniste apparaît très timide
Le personnage de Buster n’est pas un va-de-la-gueule comme le voleur trop bien habillé pour être honnête. Il ne s’impose pas, et veut d’abord que la jeune fille l’aime pour ce qu’il est et non pour ce qu’il a. il se révèle extrêmement respectueux de tous et de chacun, ne voulant pas forcer le destin, il quitte la maison dont il a été chassé injustement. Mais il est obstiné, et va revenir par des voies détournées. Étant rêveur par nature, il est malchanceux, dès le début on le voit désarmé face à l’argent. Trouvant un dollar, il est très content, mais il le donne à plus misérable que lui, puis il va louper la possibilité de mettre la main sur un portefeuille bourré de dollars. Tout cela ne semble pas l’affecter, il est imperméable. La scène où il trouve le dollar, puis le portefeuille est une scène au fond assez typique des premiers films de Buster Keaton, il n’est pas chanceux, il est donc forcément le contraire de l’arriviste qui veut faire fortune. Il refuse donc de se mettre en compétition avec son concurrent, et donc il récuse un des axiomes de l’american way of life qui nous dit que la vie est une lutte et l’argent un but. Sans être un révolté, Buster Keaton est en dehors des codes sociaux, à la marge clairement. Ce qui ne l’empêche pourtant pas d’avoir une morale bien carrée.
Il est chassé par le père de son amoureuse
Deux aspects importants vont guider la mise en scène, d’abord la mobilité acrobatique de Buster, il se déplace constamment, n’étant fixé nulle part, il peut s’évader concrètement, jouant avec aisance de la loi de gravité. Bien évidemment durant le tournage, il s’était une nouvelle fois blessé, ayant pris des risques inconsidérés. C’est pourquoi on le verra prendre le train, symbole des hobos et des hommes libres de l’entre-deux-guerres. Mais en prenant le train, Buster va recevoir du fait de la fourberie de son rival, une douche froide qui va le ramener à la réalité et par contrecoup vers sa bien-aimée. Cela signifie que la fuite n’est pas une solution pour lui. La solution va se trouver dans le rêve justement. A partir du moment où il s’endort dans la cabine de projection, tout devient facile, comme Alice il passe à travers et le miroir et trouve la solution du mystère. A partir de ce moment-là le cinéma devient bien plus réel et plus vrai que la réalité. Lui-même devient autre, plus perspicace et invincible. Il est un super héros. Il est alternativement un héros et un maladroit. A la fin du film il regarde la vie par sa fenêtre de sa cabine de projection, se demandant en quoi le cinéma peut l’aider à trouver la solution pour embrasser son amoureuse qui n’attend que ça ! Il se retrouve à hésiter entre deux mondes, le passage entre les deux est étroit. Si cette idée du film dans le film avec la confusion qu’elle entraine entre la réalité et la fiction, est vieille comme le cinéma, elle est ici particulièrement soignée. Le corps de Keaton se dédouble, il intègre le film en rentrant dans l’écran. Buster Keaton lui-même avançait que pour ce film il avait bénéficié du talent exceptionnel d’Elgin Essley, qui tirera des superbes effets de tunnel des mises en abîme de la cabine de projection et de la salle de cinéma. Ce mélange entre cinéma et réalité tourne au surréalisme quand il se retrouve dans des situations dangereuses, soit au bord d’un précipice ou face à un lion qu’on imagine féroce. L’idée sera souvent reprise, notamment par Woody Allen dans The purple rose of Cairo.
Le projectionniste sort de son corps pour pénétrer une autre réalité
On retrouvera les poursuite habituelles et acrobatiques de Buster Keaton, des scènes burlesques comme la filature du rival de Buster Keaton qui font sa petite silhouette dans la massive puissance du voyou. C’est du muet bien entendu. Les acteurs sont très bons, très bien dirigés. La girl c’est Kathryn McGuire, qui était déjà dans The Navigator, un autre chef-d’œuvre de Buster Keaton. Le méchant domestique c’est l’excellent Erwyn Connelly qu’on retrouvera encore dans Seven Chances de Buster Keaton l’année suivante. Ward Crane est le fourbe rival, habitué des rôles de cauteleux séducteur, il fait merveille ici.
En rentrant dans l’écran, il va changer le film !
Le film eut un très bon succès public, mais tout de même un petit peu moins que les précédents de Buster Keaton. Les critiques furent très bonnes, il fallut cependant attendre pour que ce film soit élevé au rang de monument cinématographique et qu’on en reconnaisse toute l’inventivité. Pour certains il s’agit du meilleur film de Buster Keaton, ce n’est pas tout à fait ce que je pense, mais en tous les cas il est excellent, et on prend toujours autant de plaisir à revoir ce moyen métrage qui va avoir cent ans bientôt ! On trouve ce film un peu partout bien entendu, mais on peut le voir maintenant dans une vision restaurée de type Blu ray qui donne de très beaux contrastes et beaucoup de qualité esthétique à la photo.
Il se demande ce qu’il doit faire avec son amoureuse
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