•  La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955

    C’est un film unique dans tous les sens du terme. D’abord parce que c’est le seul que Charles Laughton a réalisé. Ensuite parce que c’est un film noir tellement stylisé qu’il accède au rang de mythe. Bien sûr ce n’est pas le seul film sur les prêcheurs un peu pourris, un peu escroc, mais curieusement cela donne très souvent de très bons films, The Night of the Hunter semble être le premier de cette liste d’œuvres sulfureuses et critiques, il y a aussi Elmer Gantry de Richard Brooks en 1958, et plus tard Wise Blood de John Huston en 1979. Mais ici il n’y a pas de doute, le « héros » est seulement un escroc et très peu un illuminé. C’est très spécifiquement américain, une histoire pareille n’aurait aucun sens dans un autre pays, et ce d’autant plus que c’est le Sud profond qui en est le décor, ce Sud aui a été une pépinière de grands écrivains. Mais ça se passe aussi pendant cette période particulière d’effondrement de la nation, c’est-à-dire durant la Grande Dépression qui vit m’explosion d’une criminalité multiforme sanglante et ruineuse. Adapté du superbe roman de Davis Grubb, un écrivain qui connu le succès puis la déconfiture au point de finir semi-clochard, le scénario est de James Agee, retravaillé par Charles Laughton lui-même. James Agee était un grand scénariste, il avait même écrit un scénario qui ne s’est jamais tourné pour Charles Chaplin. C’était une sorte d’histoire post-apocalypse où il imaginait New York ravagée par une bombe atomique, revisitée par Charlot le vagabond qui dessinait les contours d’une nouvelle société[1]. James Agee n’aura pas eu l’occasion de voir le film terminé, il est mort pendant la post-production. Mais comme on va le voir ce n’est pas un film qui a des intentions sociales comme cela pouvait l’être pour William Wellman avec Beggars of life[2] ou pour John Ford avec The Grapes of Wrath. 

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955 

    Harry Powell est un escroc qui se fait passer pour un prêcheur, mais qui est aussi un assassin en série qui extermine les veuves qui ont eu le tort de se trouver sur son chemin. Il se retrouve en prison pour le vol d’une voiture. Là il va partager la cellule de Ben Harper qui a attaqué une banque et qui a tué. Ben Harper est condamné à être pendu. Mais avant d’être pris, il a eu le temps de cacher le produit de son hold-up, 10 000 $. Seul ses enfants savent où le butin se trouve. Harry Powell va donc avoir l’idée de mettre la main sur le magot. Pour cela il va épouser la veuve Willa, une pauvre fille qui est poussée par sa patronne dans le sens de ce remariage. Le faux révérend arrive donc dans la petite ville. Il va se faire adouber par le village en racontant des histoires sur le bien et le mal et en parlant du seigneur. John, le fils de Ben Harper, cependant se méfie d’Harry Powell. Cependant celui-ci va arriver à épouser Willa. La jeune veuve croit qu’elle va avoir une relation normale avec un époux pieux, mais normal, mais elle déchante dès sa nuit de noces quand elle comprend qu’Harry ne veut pas de relations charnelles. Celui-ci cependant s’installe dans la vie de la petite cité et entre deux prêches mène son enquête auprès de sa femme et des enfants pour tenter de localiser le magot. 

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955

    Ben Harper a été arrêté par la police 

    C’est un échec. Les enfants ne parlent pas et Willa ne sait rien. Harry a alors l’idée de faire disparaître son épouse à qui il tranche la gorge, de façon à pouvoir disposer des enfants et les terroriser pour qu’ils parlent. Il raconte à tout le monde que sa femme l’a quitté et qu’il doit maintenant tout seul s’occuper des enfants. Mais pendant que tout cela se met en place l’oncle Birdie en allant à la pêche découvre le cadavre de Willa au fond de l’eau dans la voiture. Cependant il a peur d’être accusé du meurtre et décide de ne rien dire. Il préfère se saouler. Harry Powell pense qu’en terrorisant les enfants, en les menaçant de son couteau, ils vont finir par céder. Mais John est plus malin, indiquant à Harry la cave comme cachette, il arrive à s’en débarrasser en l’assommant en faisant tomber des étagères sur lui. Les deux enfants s’enfuient, poursuivis par le faux révérend, ils réussissent à monter dans la barque de leur vrai père que l’oncle Birdie avait réparée et se laissent dériver sur la rivière. Ce long voyage, poursuivis par l’abominable Harry, les amène chez Rachel Cooper. Celle-ci a récupéré plusieurs enfants de la crise. Elle les prend tous en charge et vend des produits de sa ferme au marché pour subvenir à ses besoins. Parmi ces enfants, il y a la jeune Ruby qui est fortement attirée par les lumières de la ville et les garçons. Un soir, alors qu’elle est censée suivre des leçons de couture, elle tombe sur Harry. Elle lui raconte qu’en effet Rachel Cooper a bien recueilli les enfants John et Pearl. Harry se présente sur le cheval qu’il a volé chez Rachel Cooper et prétendant qu’il est le père de John et Pearl les réclame. Mais John dit qu’il n’est pas leur père. Harry leur court après, mais la vieille femme le chasse en menaçant de son fusil. La nuit il revient rôder autour de la maison. Mais Rachel Cooper qui veille, lui tire dessus et le blesse. Elle va appeler les policiers qui finissent par l’embarquer. Harry sera jugé et condamné à la pendaison et les enfants pourront fêter Noël dans une certaine sécurité.

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955

    John voit une ombre se dessiner sur le mur 

    Le film laisse des impressions multiples et contradictoires. Comme le souligne Philippe Garnier, c’est d’abord une fable et tout le long du film tout le monde raconte des histoires. Le faux révérend, beau parleur, qui met en scène avec ses tatouages l’histoire du bien et du mal. Mais aussi Rachel Cooper qui passe son temps à raconter la Bible d’une manière imagée. Et c’est cet aspect qui rend le film aussi singulier. Si c’est une fable, ce n’est donc pas si sérieux que ça, on joue à se faire peur, et le personnage du faux révérend est une sorte d’ogre dont la fonction principale est d’abord de faire peur aux enfants pour les mener dans le droit chemin. On est dans le domaine du conte de fée, et cela va expliquer la stylisation excessive du film. Il y a donc d’abord le point de vue des enfants qui sont atterrés par le comportement stupide et criminel des adultes. Le regard de John ou même celui des enfants recueillis par Rachel Cooper, en dit long sur ce qu’ils pensent de ce monde d’adultes incapable de les protéger. L’oncle Birdie est exemplaire, alors qu’il a promis d’aider John après la mort de son père, sans doute de bonne foi, il démission de son rôle en se saoulant la gueule parce qu’il est lâche. La mère est un peu simple, elle accepte de passer sous la coupe d’Harry, et elle se rendra compte bien trop tard qu’elle court à sa perte, mais là encore, elle démissionne de son rôle de mère pour suivre Harry dans son délire verbal et inciter les malheureux qui les écoutent à se repentir. Le couple qui emploie Willa dans sa boutique, n’est pas plus clairvoyant, toujours prompt à prendre le parti du pouvoir, ils poussent Willa à épouser Harry, mais pire encore, lorsqu’Harry sera pris et jugé pour meurtre, ils seront les premiers à vouloir le lyncher. 

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955 

    Willa se prépare pour sa nuit de noces 

    Dans cette opposition entre les adultes et les enfants, le message est assez clair, les adultes sont des enfants dégénérés qui comprennent encore bien moins les choses de la vie que les tout-petits. Seule Rachel Cooper l’a compris. Elle est au fond restée une enfant qui a vieilli sans perdre son âme d’enfant. Il faut la voir marcher, entraînant à sa suite, telle une mère canard l’ensemble de cette curieuse famille. Elle est en quelque sorte le pivot du film. Dès qu’elle apparaît, on comprend qu’elle va remettre de l’ordre dans ce chaos. Elle fera marcher les gosses à la baguette et les défendra contre le monde entier et contre eux-mêmes. Elle est la figure opposée d’Harry Powell. Elle représente l’espoir car Charles Laughton n’est pas capable de faire un film désespéré. Mieux encore elle comprend les pulsions humaines, l’attirance de Ruby pour le sexe opposé, tandis que le faux révérend réprime ses propres instincts sexuels, remplaçant son sexe impuissant par un couteau.

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955 

    Harry Powell transforme sa nouvelle épouse 

    Une partie de ce film peut se lire comme une révolte contre la répression sexuelle. Harry est impuissant et veut punir sa nouvelle femme pour avoir osé manifester ses désirs. Mais la patronne de Willa, la sinistre Icey, est bâtie sur le même modèle que le révérend. Elle défend cette idée moisie selon laquelle la relation sexuelle n’est que le support de la reproduction et doit être réservée à celle-ci. Critiquer la répression sexuelle cela revient bien entendu à critiquer la religion. Certes Harry est un faux pasteur, mais il est l’image de tous ceux qui utilisent la religion pour cacher leur soif de pouvoir et leurs petits mensonges. Cette critique s’attaque plus à la forme institutionnelle de la religion qu’à la foi elle-même. C’est en dehors de tout Eglise que Rachel Cooper apprend la Bible à ses enfants. Mais la sexualité est aussi le bain dans lequel pataugent les protagonistes de ce film. Non seulement Willa se meurt de désir, mais la jeune Ruby est aussi travaillée par le sexe. Elle court après les garçons, et serait prête à se donner à l’ignoble Harry qu’elle trouve pathétique et charmant. L’attirance pour le mal est donc bien d’origine sexuelle. Le personnage compliqué d’Harry Powell est superbe parce que c’est un salopard grandiose qui cumule à peu près tous les défauts de la Création. Non seulement c’est un criminel, mais il est menteur, cupide, et en plus lâche. Il a peur de la frêle Rachel Cooper, et il couine comme un goret qu’on égorge quand il reçoit du plomb dans les fesses. 

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955

    Les enfants cachent l’argent dans la poupée de Pearl 

    La dérive des enfants sur la rivière, c’est bien sûr l’image du passage vers l’âge adulte. Le fil de l’eau c’est bien entendu le sens même de la vie. Ils partent d’un trou perdu pour se rendre sans trop le savoir vers la ville, la ville qui représente à la fois une protection, mais aussi un piège. Voir comment Ruby est attirée par les magazines de cinéma et les lumières au néon. On note que cette dérive décrit une Amérique rurale en voie de modernisation accélérée, et cette perte d’innocence se manifestera par l’image des bêtes que les enfants croisent sur leur chemin. On y verra des lapins, des grenouilles, des hiboux, des tortues et des moutons. Toutes ces petites vies qui donnent du sens à la relation qu’on peut entretenir avec la mère nature. C’est tout un bestiaire qui va défiler à l’écran. Et cela renforce l’aspect fabuleux de l’histoire. 

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955

    Harry Powell tente d’apprendre de John où se trouve l’argent 

    Il est également remarquable de voir l’importance des maisons dans ce film. Celles-ci sont présentées comme en exil, en endors du monde. La maison des Harper semble d’ailleurs avoir inspiré Hitchcock pour Psycho. Elle possède une personnalité. Mais elle n’est pas la seule. La cabane de l’oncle Birdie est aussi un peu comme cela, en plus pauvre et en moins tordue. Et puis il y a le havre de paix où Rachel Cooper a recueilli les enfants. Ces maisons sont un peu à l’écart de la civilisation, c’est-à-dire de la ville et de ses tentations, mais elles n’évitent pas le crime, bien que celui-ci soit importé dans les campagnes par le sinistre prêcheur. Cette contradiction entre la ville et la campagne nourrira longtemps l’imaginaire de l’Amérique qui fut d’abord une nation de paysans. Il y a du Mark Twain en effet dans cette histoire. Sauf qu’il n’y a pas cette ironie mordante, mais il y a une forme d’optimisme qui lui ressemble un peu. Quand Harry arrive à sa sortie de prison pour tenter de récupérer le magot, il arrive par le train. Cette arrivée se fait avec des plans de coupe qui annonce la menace. Mais cette menace c’est tout autant cette crapule d’Harry que le train lui-même qui amène un progrès dont on pourrait bien se passer. 

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955

    Harry Powell s’apprête à tuer Willa 

    On a beaucoup discuté de la réalisation. Elle procède de deux caractéristiques dominantes. D’abord Charles Laughton s’inspire du muet et de Griffith en particulier – ce n’est pas un hasard si on retrouve Lillian Gish dans le rôle de Rachel Cooper. Il y a cette manière de filmer à plat avec plutôt des déplacements latéraux de la caméra. Il y a cette manie des plans larges qui donnent une allure picturale au film. je pense à ces déambulations de Rachel Cooper emmenant à sa suite les cinq enfants. La faiblesse relative du budget amène du reste à appuyer cette stylisation en usant d’effet spéciaux, comme les transparences ou les ciels étoilés manifestement des peintures sur lesquelles on a collé des étoiles et une lune. Mais paradoxalement cette pauvreté décorative aide le projet à sortir d’un réalisme étroit pour aller vers le mythe et la fable. Cela rappelle parfois les illustrés de l’ancien temps pour les enfants. A cela il faut ajouter la photo de Stanley Cortez qui magnifie les décors étriqués du film notamment quand il film l’enfermement des chambres et la monstruosité qu’elles annoncent. Le plafond est souvent l’image d’une chapelle où on devrait prier et où au contraire on y commet des meurtres. Stanley Cortez avait travaillé avec Orson Welles, donnant une allure baroque à The Magnificients Ambersons, mais il approfondira sa technique avec des films comme The Naked Kiss de Samuel Fuller[3]. Il avait été prévu sur Chinatown, mais le médiocre Polanski le vira justement pour des désaccords sur le « visuel » du film. Ici il magnifie la géométrie des décors. Son rôle est important à cause du manque de connaissances techniques de Laughton. Il a précisé plus tard le choix de la pellicule (Tri-X) qui permettait d’obtenir des noirs vraiment noirs, accentuant par là même la rareté des sources de lumière[4]. En tous les cas, des années plus tard Cortez gardait un bon souvenir de ce film et de Charles Laughton. 

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955

    Le long de la rivière, John et Pearl quémande de la nourriture 

    Les décors réels sont très peu nombreux dans le film, mais il y en a, filmé par la seconde équipe au bord de l’Ohio. Pour le reste le décorateur Hilly Brown a recréé les maisons dont nous avons parlé ci-dessus et qui ont une allure si particulière et si allégoriques dans le film. Dans la conception visuelle de ce film on peut donc dire sans se tromper que si les idées générales étaient bien de Laughton, elles n’ont pu être réalisées que par une équipe très soudée autour du projet. Charles Laughton était à l’écoute, et Stanley Cortez lui a même suggéré des éléments pour la bande son inspirée pour partie par La valse triste de Sibelius. Car la musique joue aussi un rôle singulier dans le film, elle donne du rythme à l’image plutôt que de souligner leur signification particulière. 

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955

    Harry Powell prêche chez les hobos 

    La distribution c’est d’abord Robert Mitchum dans le rôle d’Harry Powell. Ce fut pour lui un rôle marquant, même s’il s’est disputé tout le long du tournage avec Laughton, mais aussi avec le producteur Paul Gregory au point d’aller pisser sur sa voiture ! Il était rond comme une queue de pelle, du matin jusqu’au soir. Mais cela ne nuit pourtant pas à son rôle. A quelques exceptions près – je pense au moment où il se réfugie dans la grange en couinant après que Rachel Cooper lui ait tiré dessus – il reste toujours juste, alternant le côté menaçant et violent avec un aspect plus cauteleux. C’est sans doute un de ses meilleurs rôles, en tous les cas atypique. Il est curieux qu’une immense vedette comme lui en 1955 se lance dans cette aventure, mais au fond il n’était pas hostile aux expériences, il en multipliera même un certain nombre. Mais sans doute en acceptait-il le défi. On a beaucoup souligné sa performance, mais on a moins insisté sur celle de Lillian Gish, gloire du muet, qui pourtant, bien que moins présente à l’écran par la force des choses, apporte énormément à cette œuvre. A cette époque elle faisait son grand retour, et obtiendra encore malgré son âge des rôles importants notamment dans The Unforgiven de John Huston. Elle est vraiment parfaite dans ce rôle d’une vieille dame généreuse qui probablement a perdu son fils et qui se tourne vers les enfants des autres pour les accueillir et les sauver.  

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955

    Depuis la grange où les enfants se sont réfugiés, John voit arriver Harry Powell 

    Shelley Winters qui emmerda aussi beaucoup Charles Laughton sur le tournage pour des raisons diverses et variées, est pourtant excellente dans le rôle de cette cruche faible et qui ne demande finalement à être assassinée. A la ville c’était une femme des plus énergiques, mais à l’écran elle a souvent eu des rôles de femme faible et dominée par les mâles. Elle est tout à fait étonnante en Willa, cette femme qui attend qu’on la baise ou qu’on la tue ! Malgré ses extravagances sur les plateaux, elle a toujours été une grande actrice, malgré son physique un peu juste, ou peut-être justement à cause de ça. Les enfants sont très bien aussi. John est joué par le déjà vétéran Billy Chapin qui avait du haut de ses douze ans déjà dix films au compteur, dont deux films noirs majeurs, Naked Alibi de Jerry Hopper[5] et l’excellentissime Violent Saturday de Richard Fleischer juste avant The Night of the Hunter[6]. Mais il abandonnera le métier un an après sans qu’on en connaisse les raisons. Il décédera d’un cancer des poumons en 2016 après avoir connu semble-t-il des problèmes de drogue et d’alcool. Sally Jane Bruce que tout le monde disait insupportable sur le tournage, tient pourtant tout à fait sa place. Elle avait six ans et interprétait une petite fille de 4 ans, ce qui était possible à cause de son visage rond de poupée. Elle aussi laissera tomber le métier, et deviendra enseignante. Les autres seconds rôles sont tout à fait à la hauteur. 

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955

    Rachel Cooper raconte des histoires aux enfants 

    Comme on le sait ce film fut un fiasco complet à sa sortie, la critique, y compris en France le versatile François Truffaut, n’a pas été tendre avec lui, et le public ne s’y est pas intéressé. Peut-être est-ce pour cela que Laughton abandonna l’idée de continuer à mettre en scène au cinéma. C’est dommage car il avait trouvé dès son premier film un vrai style. Mais au fil des années il a été réhabilité dans les grandes largeurs et est considéré maintenant comme un classique du film noir en particulier et du cinéma en général. Il a fait son chemin, d’abord dans les ciné-clubs et puis les rééditions en DVD et Blu ray sont aussi très nombreuses. 

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955

    Ruby est attirée par la ville et les garçons 

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955

    Rachel Cooper veille, le fusil à la main 

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955

    Rachel Cooper guide les enfants 

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955 

    La qualité de la photo et de son noir profond justifie la réédition très soignée de Wild Side, d’autant que celle-ci est accompagnée d’un livret de Philippe Garnier extrêmement passionnant. C’est le genre de film qu’il faut voir plusieurs fois – peut-être en espaçant les visites – pour en retirer toute l’importance.

     

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955

    La nuit du chasseur, The night of the hunter, Charles Laughton, 1955


    [1] En 2021 Zoe Beloff a présenté un film d’une durée d’une heure sur James Agee et justement ce scénario

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/les-mendiants-de-la-vie-beggars-of-life-william-wellman-1928-a183166896

    [3] http://alexandreclement.eklablog.com/police-speciale-the-naked-kiss-samuel-fuller-1964-a130421990

    [4]

    [5] http://alexandreclement.eklablog.com/alibi-meurtrier-naked-alibi-jerry-hopper-1954-a125054522

    [6] http://alexandreclement.eklablog.com/les-inconnus-dans-la-ville-violent-saturday-richard-fleischer-1955-a130454586

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  •  Alphonse Boudard, Le vin quotidien, éditions du May, 1993

    Raconter le vin n’est pas à la portée du premier venu. Sur ce thème il y avait déjà l’excellent ouvrage de Robert Giraud, Le vin des rues, paru en 1955 aux éditions Denoël, ouvrage sur lequel Boudard ne tarissait pas d’éloges. Tous les deux avaient en commun cette passion de raconter des histoires et de fréquenter les bistrots un peu partout dans Paris, ils avaient aussi le même goût pour la langue et ses formes argotiques. Mais entre les deux livres il y a presque vingt d’écart et vingt c’est beaucoup dans la transformation de la France et de Paris. Quand Boudard écrit Le vin quotidien, Paris n’est plus tout à fait Paris et on pourrait même dire que le vin a du mal à exister parce qu’il est devenu un objet de savantes discussions entre cuistres. La première impression que nous fait ce petit ouvrage, abondamment illustré, c’est d’une défense de la mémoire du vin, une sorte de livre d’histoire. Le titre renvoie au pain quotidien, puisqu’on sait que le pain et le vin sont des symboles bibliques très forts de la vie elle-même et aussi du partage et de la prospérité. Boudard qui n’était pas à l’évidence une punaisse de sacristie, connaissait tout ça. Et donc évidemment le vin existant depuis la nuit des temps, il a forcément épousé les contours de l’histoire des mœurs et des mentalités. 

    Alphonse Boudard, Le vin quotidien, éditions du May, 1993    

    Au-delà de célébrer le vin comme une forme d’hédonisme et de joie, Boudard nous parle sans le dire de sa forme marchande et de sa mise en scène qui va avec. Il va donc passer un certain temps à réfuter cette idée selon laquelle on doit boire tel vin avec le fromage ou le poisson, ou encore l’idée saugrenue pour le coup d’un vin rouge qui se boierait seulement chambré, à température ambiante. Toutes ces choses qui l'énerve à juste titre puisqu'elles reviennent à vider le vin de son sens de partage et d’amitié. Il ne va pas jusqu’à rapprocher cette critique de la mise en spectacle du vin avec la disparition progressive des bistrots. Mais on lit ça en filigrane de son petit discours. Ceci dit Alphonse Boudard n’était pas un soiffard, ni un pied de vigne, pas du genre Antoine Blondin à rouler sous la table. Il précisera d’ailleurs que sur le plan des quantités de vin qu’on peut ingurgiter, il faut à chacun connaître ses limites. On boit pour des tas de raisons. Parmi lesquelles on relèvera celle de se torcher la gueule pour atteindre un état qui vous situe au-delà de la réalité immédiate. Guy Debord écrira dans Panégiryque : « J'ai d'abord aimé, comme tout le monde, l'effet de la légère ivresse, puis très bientôt j'ai aimé ce qui est au-delà de la violente ivresse, quand on a franchi ce stade : une paix magnifique et terrible, le vrai goût du passage du temps. » Dans Les fleurs du mal Baudelaire célèbre le vin sous toute ses formes dans au moins cinq poèmes, dont le fameux Le vin de l’assassin. Dans Le spleen de Paris il écrira, « Il faut être toujours ivre. Tout est là : c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous. » Mais ce scepticisme n’est pas vraiment dans le caractère de Boudard.   

    Alphonse Boudard, Le vin quotidien, éditions du May, 1993   

    L’ensemble de l’ouvrage est très nostalgique, d’ailleurs l’abondante iconographie en noir et blanc ne présente aucune image moderne. Ce n’est pas un hasard puisque dès les années soixante les bistrots disparaissent, mais aussi les conditions de culture de la vigne et de la vinification. L’ouvrage est en rapport direct avec les classes populaires, le travail, mais aussi le bistrot et le vin comme loisir. Comme les Halles ont été massacrées, Bercy le sera aussi, les entreprises qui traficotaient dans le pinard seront remplacées par le très horrible ministère de l’économie, peuplé d’un ramassis de canailles. Dans les deux cas en détruisant ces deux célèbres marchés, on a détruit aussi toute la vie qui allait avec, les bistrots, les restaurants, les putes. Comme on le comprend le drame s’est noué quand on s’est mêlé d’intervenir contre l’alcool au nom de l’hygiène et de l’équilibre des comptes de la Sécurité sociale. Comme Boudard, je ne défendrais pas l’idée qu’il faille se torcher en permanence pour vivre un peu, mais plutôt cette idée qu’on combat le vin pour des raisons qui tiennent plus à la recherche d’un contrôle social que de l’hygiène. Du coup cette croisade bourgeoise contre le vin prolétaire a produit cette religion factice du vin. Comme si seulement les vins chers et chics devaient avoir droit de citer, et comme si pour boire on devait s’en tenir uniquement au mariage des goûts au cours d’un bon repas ou des fêtes familiales. Mais ce n’est pas un hasard si le vin et la manière de le boire sont plus particulièrement associés à l’esprit français. 

    Alphonse Boudard, Le vin quotidien, éditions du May, 1993   

    Lutter contre l’alcoolisme, c’est lutter contre les bistrots, les contrôler, les transformer de lieu de vie en lieu de consommation de marchandises plus ou moins frelatées. Mais en même temps le discours qui a accompagné cette contre-révolution veillait à démontrer que le bon goût était du côté de la bourgeoisie, les prolétaires n’ayant pas le palais assez fin pour consommer des grands crus et les apprécier. C’ets un peu l’histoire du Beaujolais nouveau qui est passé du statut de petit vin du petit peuple à celui du conformisme bourgeois. De même dans le temps les buveurs de rosé de Provence étaient moqués, c’était des Parisiens dont le palais n’était pas vraiment fini, mais aujourd’hui c’est une mode qui n’en finit pas de mal finir. Certes des « entrepreneurs » viticoles qui sont loin de la paysannerie, font un peu d’argent avec ça, mais c’est au détriment de la polyculture. Avec cette pseudo-hausse de la qualité du vin, justement on sort celui-ci de son quotidien, et c’est sans doute là son plus gros péché. Ces transformations dans les mœurs à propos de l’usage du vin participent finalement du contrôle social. On rappellera d’ailleurs que dans l’imaginaire bourgeois le vin est associé à la transgression, au crime, au vol, à la prostitution et au sexe. Le policer pour en faire seulement une manière d’accompagner les repas, c’est en faire une marchandise ordinaire. 

    Alphonse Boudard, Le vin quotidien, éditions du May, 1993

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  •  Le grand chantage, The sweet smell of success, Alexander Mackendrick, 1957

    Comme Charles Laughton Alexander Mackendrick n’aura été le réalisateur que d’un seul film, et comme lui, ce sera un film noir. Certes on peut m’objecter qu’il a signé quelques autres réalisations, contrairement au réalisateur de The Night of the Hunter, mais franchement, en dehors de Sweet Smell of Success, le reste ne présente guère d’intérêt. Et puis, ce projet est d’abord un projet de la firme Hetch-Hill-Lancaster, Mackendrick n’intervint sur celui-ci qu’une fois que le montage a été finalisé. A l’origine de ce projet, il y a une nouvelle d’Ernest Lehman qui avait été publiée dans un magazine à grand tirage, Colliers, une nouvelle qui faisait partie d’une série portant sur les journalistes sans scrupules qui font tout pour atteindre la notoriété. C’est donc une de ces nouvelles qui avait été achetée pour être adaptée à l’écran. Mais les choses se compliquèrent quand Burt Lancaster voulu endosser le rôle d’Hunsecker, ce qui réclama un budget plus étendu, mais aussi un autre scénariste plus performant qu’Ernest Lehman. Pourtant ce dernier n’était pas n'importe qui, il a travaillé sur des films d’Hitchcock, notamment North by Northwest, sur Some Up There likes me de Robert Wise, et encore sur le West Side Story du même Robert Wise. Il savait donc écrire des succès. Mais on préféra engager Clifford Odets pour retravailler l’ensemble. Celui-ci était à l’époque blacklisté, mais il avait une grosse réputation notamment pour les dialogues et travaillait tout de même plus ou moins clandestinement. La trame de l’histoire qui parle d’argent et d’ambition est restée à peu près la même, c’était le reflet des obsessions ambigües de Lehman. Ces valeurs centrales de l’Amérique lui répugnaient probablement autant qu’elles l’attiraient. Des films sur la presse et son pouvoir il y en a eu des tonnes dans le cinéma américain, soit pour la présenter comme un rempart de la démocratie, soit pour en faire le parangon de la corruption et son véhicule. Dans le premier cas ça donne The Power of the Press de Frank Capra, sur un scénario de Samuel Fuller, et dans le second, The Big Clock de John Farrow, un film noir important avec Charles Laughton[1]. Mackendrick, peut-être parce qu’il est arrivé après coup sur le projet, n’a sans doute pas compris toute l’importance de son sujet, et en effet il présentait ce film comme un échec artistique, la preuve étant fournie par l’échec commercial, ce qui est un peu juste comme explication. On reviendra sur cette question. Mais en réalité ce n’est pas vraiment la presse pourrie qui est en cause ici, il s’agit plutôt de brosser un portrait de la dégénérescence de l’Amérique à travers des caractères opportunistes et lâches dont l’égoïsme conduit au crime irrémédiablement. 

    Le grand chantage, The sweet smell of success, Alexander Mackendrick, 1957  

    J.J. Hunsecker est un chroniquer à succès et craint d’un peu tout le monde. Sa sœur Susan s’étant emmourachée d’un guitariste de jazz, Il combine avec Sidney Falco pour tenter de les séparer. Falco est un agent de presse minable, toujours en train d’essayer de faire quelque argent en essayant de fourguer des publicités par l’intermédiaire d’Hunsecker. Au gré de ses rencontres, il tente même de faire chanter ceux qu’il pense pouvoir lui être utiles. Cynique, il est pourtant sous la férule de Hunsecker. Celui-ci le traite comme un paillasson, le rabroue, l’humilie en public. Falco avale à peu près tout, et il va agir en deux temps, d’abord il va faire passer une annonce malveillante, prétendant que Dallas se drogue. Il utilise pour cela un autre chroniqueur à qui il prête sa maîtresse pour un petit moment. Cette manœuvre misérable va arriver à ses fins. Dallas et l’orchestre sont renvoyés. Mais Hunsecker fait mine de vouloir lui sauver la mise. Au cours d’une explication orageuse, Hunsecker arrive à déstabiliser sa sœur et Dallas, le musicien. Mais celui-ci affronte Hunsecker et l’humilie à son tour. Susan qui ne veut pas affronter son frère, accepte de se séparer de son guitariste. Mais Hunsecker ne veut pas en rester là. Il dit vouloir détruire Dallas. Falco refuse de le suivre, lui disant qu’ils en ont assez fait puisqu’ils ont obtenu cette séparation. Hunsecker s’entête et propose à Falco de lui céder sa rubrique pendant les vacances contre ce service. Il va donc mettre des cigarettes de marijuana dans la poche du manteau de Dallas afin que les flics puissent l’arrêter. Ça fonctionne, mais Falco se saoule, puis il reçoit un coup de fil qu’il croit être d’Hunsecker. Il se rend chez lui et trouve Susan en petite tenue qui fait une tentative de suicide en voulant se jeter du balcon. Il l’en empêche, mais sur ces entrefaites Hunsecker arrive et gifle Falco car il pense qu’il a voulu abuser de sa sœur. Il le chasse et téléphone à Kello pour que celui-ci l’embarque à la place de Dallas. Mais Susan est décidée à le quitter pour toujours. On verra à la fin Kello et son partenaire ramasser Falco après l’avoir frappé, puis Susan qui s’en va. 

    Le grand chantage, The sweet smell of success, Alexander Mackendrick, 1957

    Falco se fait virer par Dallas

    Ce qui domine dans ce film noir sans meurtre finalement c’est une exceptionnelle violence, sans doute parce qu’elle est plus verbale que physique, ce qui justifie l’apparente théâtralité du film. On a l’impression d’une lutte à mort entre les différents protagonistes, et si au premier abord Hunsecker et Falco sont liés pour détruire Dallas, on comprend qu’ils se haïssent et que le chroniqueur à succès se méfie comme de la peste de l’attaché de presse qui rêve au fond de prendre sa place. Dans ce petit milieu des semi-intellectuels qui font profession de vendre du papier ou des idées pour manipuler le public, tout le monde se déteste. Le film est entièrement construit sur cette relation improbable entre deux canailles. Certes ils évoluent dans un milieu difficile, mais ils renforcent la dureté initiale de ce milieu justement par leur volonté de réussir à tout prix à travers des épreuves de force. Ils ne sont ni recommandables, ni fiables. Mais tout cela ne suffit pas à réduire le film. En effet Falco et Hunsecker entretiennent des relations troubles, à la fois de père à fils et en même temps homosexuelles. Si Falco, aux traits un peu féminins, s’affiche volontiers avec des femmes, le plus souvent vulgaires et niaises, Hunsecker qui représente une force virile, lui, semble peu intéressé par elles. Sauf évidemment par sa sœur qu’il prétend protéger. Et là il dévoile ses tendances incestueuses qui sont le prolongement de sa volonté de s’approprier l’âme de tous ceux qui l’entourent. Cet aspect est intéressant parce qu’en poursuivant Dallas de sa haine, Hunsecker montre ses faiblesses et se détruit lui-même. Alors qu’il se présente comme un homme froid et calculateur, son attachement maladif à sa jeune sœur le rend déraisonnable et fragile. Quand, à la fin, Falco refuse de le suivre dans son délire, c’est finalement lui qui se révèle paradoxalement le plus fort. 

    Le grand chantage, The sweet smell of success, Alexander Mackendrick, 1957

    Falco n’a rien de précis à ramener à Hunsecker 

    Comme nous le voyons, ces épreuves de force poussent les uns et les autres à se révéler tels qu’ils sont au-delà des masques. Dans cette fable sur le pouvoir, il n’y a que des imbéciles et des lâches, ou des corrompus. Si le milieu d’une certaine presse à scandale est brossé au vitriol, les autres institutions en prennent tout autant pour leur grade. A commencer par la police new-yorkaise qui fait la sale besogne pour un homme qui représente d’abord le pouvoir de l’argent, soit le capitalisme. Ce qui était une obsession d’Odets le scénariste qui avait eu des sanglantes démêlées avec l’HUAC et la police. Le plus évident du film est la bassesse de Falco qui se parodie lui-même en s’empressant de prévenir les désirs de Hunsecker. Par exemple quand celui-ci affronte Dallas et sa propre sœur, il en rajoute, et tend obséquieusement la flamme de son briquet à celui qu’il reconnaît comme son maître. Cette soumission est présentée d’ailleurs comme une sorte de désir féminin chez ce jeune homme ambitieux. C’est un aspect rarement souligné de ce film, il y a une guerre latente des sexes. Les femmes sont presque toutes dominées et même si elles en souffrent, elles ne font rien pour se sortir de cette situation. L’exemple type c’est Rita, la marchande de cigarettes, qui se laisse vendre par Falco comme une pute à deux dollars. Mais la sœur de Hunsecker est faite du même bois. Elle mettra un temps infini à réagir, et quand elle le fera ce sera d’une manière sournoise et tordue. 

    Le grand chantage, The sweet smell of success, Alexander Mackendrick, 1957

    Les flics à la solde d’Hunsecker moquent Falco 

    Bien entendu c’est aussi un film sur la séduction qui est ici présentée comme l’arme des faibles. Hunsecker ne cherche pas à séduire, il se croit bien trop fort pour cela, il impose ses points de vue d’une façon violente. Mais Falco ne possède pas ce pouvoir brutal, il sourit, il ruse, il s’aplatit pour séduire le maître qu’il s’est donné. Faible avec les forts, fort avec les faibles, il tente lui aussi d’écraser ce qui passe à sa portée, Rita, Dallas, dans un mimétisme évident. Seul Dallas le guitariste de jazz apparaît comme intègre, même s’il n’a pas beaucoup de moyens pour se défendre. Son propre manager est d’ailleurs près à le vendre pour pouvoir continuer son business. Mais l’entêtement du musicien apparaît un peu faux quand on comprend l’indétermination de Susan. Ils apparaissent alors comme un couple complètement asymétrique, tant la jeune sœur de Hunsecker est contaminée par le pouvoir sournois de son frère. Ce qui nous amène à douter jusqu’à la fin de sa détermination amoureuse. 

    Le grand chantage, The sweet smell of success, Alexander Mackendrick, 1957

    Falco maquereaute Rita auprès d’Elwell 

    Tous ceux qui ont commenté ce film ont souligné l’importance de la ville et plus particulièrement de Manhattan. C’est évidemment pour faire sortir la logique prédatrice de Hunsecker et de Falco de la simple détermination individuelle. C’est une nouvelle façon de présenter la corruption de la grande ville. Et donc quand le grand James Wong Howe filme merveilleusement les rues de Manhattan de nuit comme de jour, ce n’est pas seulement pour aérer un film dont l’essentiel se passe dans les endroits fermés, les clubs, les appartements, la boîte de jazz, c’est pour faire de New York un personnage à part entière. Les rues sont filmées souvent avec des contre-plongées histoire de faire voir Manhattan entouré, cerné de gratte-ciels. D’ailleurs très souvent les angles choisis pour les extérieurs offrent des solutions plongeantes. Comme quand Falco affronte les policiers véreux. En filmant la foule et le mouvement de la rue, James Wong Howe filme le chaos. Quand la ville se vide, au petit matin, sans doute, on verra Falco se faire ramasser par la police au milieu des papiers gras que le vent emporte, le tout filmé dans l’éloignement, comme si Falco disparaissait avec les ordures qui s’envolent. Le talent de James Wong Howe n’est pas au service de la mise en scène, il en est partie prenante. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille minimiser le savoir-faire de Mackendrick. Même si celui-ci n’a pas réussi grand-chose en dehors de ce film, Sweet Smell of Success prouve qu’il avait tout de même du talent. 

    Le grand chantage, The sweet smell of success, Alexander Mackendrick, 1957

    Falco essaie de prendre connaissance de la chronique d’Hunsecker 

    Il y a une grande vivacité dans le découpage des plans, mais aussi dans les déplacements de la caméra. C’est visible dans les rues, mais aussi quand Falco se rend au journal qui publie la chronique de Hunsecker. Comme je l’ai dit, c’est un film où les dialogues sont importants, les mots sont des armes, et il faut bien du talent pour faire en sorte qu’ils ne deviennent pas ennuyeux. Le clou de ces affrontements c’est sans doute la réunion entre Dallas, Hunsecker, sa sœur et Falco pour sensément apaiser les tensions et négocier une sorte de trêve. Cette scène est d’une extrême violence, oppressante, les mots fusant comme des flèches, déstabilisant physiquement Dallas et Susan. Cette scène tient bien sûr sur la précision des dialogues, sur le talent des acteurs – Burt Lancaster est exceptionnel ici – mais également sur la modification du choix des angles de prises de vue qui appuient la bataille entre Hunsecker et Dallas. La fin de cet affrontement voit d’ailleurs le guitariste l’emporter moralement et presque verbalement, atteignant au plus profond le noyau du chroniquer. Ce qui nous fera comprendre pourquoi celui-ci va vouloir le détruire. 

    Le grand chantage, The sweet smell of success, Alexander Mackendrick, 1957

    Sous prétexte d’arranger les choses Hunsecker passe Dallas et Susan à la moulinette 

    Le club de jazz et la musique, excellente, jouent un rôle décisif. On voit à l’écran en effet le groupe de Chico Hamilton, le batteur dans le film. C’était un groupe important qui nous disait-on avait fait progresser le jazz en lui donnant des lettres de noblesse et des formes orchestrales inattendues, comme cette manie de faire participer un violoncelle. Le choix de cet ensemble n’est pas fortuit, il inscrit le film dans une volonté de modernisation des arts en général. C’est une ode au progrès, comme si les critiques de la corruption y participaient aussi. La vision est assez juste. Sauf évidemment qu’à cette époque de nombreux musiciens de jazz se droguaient et pas seulement en fumant de la marijuana. Ça se piquait à tour de bras et les overdoses étaient assez nombreuses. Mais je suppose qu’un film ne pouvait pas projeter une telle dégénérescence, seul Otto Preminger l’avait fait avec The Man with Golden Arm, ce qui lui avait valu quelques difficultés avec la censure[2]. En outre, il fallait conserver à Dallas cette aura de pureté qui justifiait non seulement son combat, mais aussi le rôle de l’artiste dans la cité comme une façon de contrebalancer le chaos. 

    Le grand chantage, The sweet smell of success, Alexander Mackendrick, 1957 

    Falco affronte de loin et verbalement Kello et son partenaire 

    Le duo d’acteurs entre Tony Curtis et Burt Lancaster est un des clous de ce film. Beaucoup de chroniqueurs ont trouvé Tony Curtis au-dessus du lot. Il est effectivement très bon. Il s’est battu pour avoir le rôle, sans doute pour sortir de ce qu’il faisait avant, à jouer les bons garçons et les séducteurs. Il est flamboyant et il est plus souvent que Burt Lancaster à l’écran, il est le pivot du film. C’est sans doute un des meilleurs rôles de Tony Curtis, il le savait, mais il y en a eu beaucoup d’autres. Cependant Lancaster est exceptionnel et n’a pas besoin de beaucoup de place pour faire éclater toute l’étendue de son registre. Il est particulièrement bon dans la grande scène d’explication quand il se transforme, passant d’un ton protecteur et apaisant, à une menace physique de plus en plus directe. Il dégage une puissance terrifiante. Dans ce film il porte des lunettes qui le vieillissent, il n’avait pourtant que 44 ans. La légende voudrait que ce soit Alexander Mackendrick qui lui ait imposé ses lunettes pour assombrir son visage et jouer des reflets sur son visage. Mais je doute que Mackendrick ait été capable d’imposer quoi que ce soit à un homme aussi entêté que Burt Lancaster, d’autant que celui-ci était le producteur du film. L’acteur était à cette époque au sommet de sa gloire et peut-être de son jeu. Il aimait beaucoup casser son image de beau garçon à la puissance athlétique, alternant les films d’action et les sujets plus profonds. Il venait d’ailleurs de terminer Gunfight at O.K. Corral qui avait été un immense succès planétaire. Il avait aussi tourné un peu auparavant Trapeze, un autre succès, film où il avait pour la première fois Tony Curtis comme partenaire, et il l’avait apprécié. Burt Lancaster démontre le pouvoir fascinant et factice de la parole. Il récidivera en 1960 dans Elmer Gantry de Richard Brooks, film pour lequel il obtiendra l’Oscar du meilleur acteur en 1961. 

    Le grand chantage, The sweet smell of success, Alexander Mackendrick, 1957

    Falco rattrape Susan alors qu’elle tente de se suicider 

    Le reste de la distribution est beaucoup moins remarquable. Susan Harrison incarne la sœur d’Hunsecker. Elle est tout d’abord effacée, mais c’est le rôle qui veut ça. Puis à la fin, elle se déchaîne littéralement contre Falco et contre son frère. La légende veut que ce soit elle qui ait suggéré le suicide par défénestration. Et en effet, il avait fait une tentative de suicide de ce type quelques mois avant le tournage. C’est une actrice qui n’a pas fait grand-chose par la suite, il semble qu’elle ait tourné hippie, se désintéressant du cinéma, jouant un peu au théâtre. Martin Milner est Dallas, le guitariste, il est carré suffisamment pour donner de la crédibilité à son rôle. Lui non plus n’a pas fait carrière. Mais il est bien. Les seconds tôles sont très intéressants aussi. Barbara Nichols est tout à fait pathétique dans le rôle de Rita, cette fille un peu pute qui voudrait bien se sortir de ce système. Elle était abonnée à ce genre. Il y a ensuite le remarquable Emile Meyer dans le rôle du flic pourri et ricanant Kello. Je me demande si ce n'est pas lui qui est le modèle du Dudley Smith de James Ellroy.et puis il y a Sam Levene dans le rôle du cauteleux D’Angelo, petit manager qui veut à tout prix éviter les histoires. 

    Le grand chantage, The sweet smell of success, Alexander Mackendrick, 1957

    Susie quitte son frère 

    Comme on le sait le film à sa sortie n’a pas eu le succès escompté, ni sur le plan critique, ni sur le plan commercial. Mais avant de devenir un film culte, il avait tout de même rapporté plus de 2 millions de dollars. Si ce fut un fiasco commercial, c’est dû pour une grande partie au fait que la production Hecht-Hill-Lancaster n’a pas su maitriser le budget. Ce film précipitera d’ailleurs sa faillite. Mais au fil du temps il trouvera son chemin et sera réévalué à la hausse, c’est un grand film noir, sans conteste. On est surpris de la cécité pour ne pas dire plus des critiques comme François Truffaut qui en France aussi ont été incapables d’en comprendre l’importance.  

    Le grand chantage, The sweet smell of success, Alexander Mackendrick, 1957

    Les flics ont ramassé Falco et vont le trainer en prison 

     

    Le grand chantage, The sweet smell of success, Alexander Mackendrick, 1957

     

    C’est le genre de film qu’on aime revoir et donc conserver, on conseillera l’édition Blu ray de Wild Side pour au moins deux bonnes raisons, d’abord pour l’exceptionnelle qualité de la photo de James Wong How, et ensuite le livre qui accompagne l’édition collector, signé Philippe Garnier, texte repris dans Génériques, le tome 2 chez The Jokers. 

    Le grand chantage, The sweet smell of success, Alexander Mackendrick, 1957

    Le grand chantage, The sweet smell of success, Alexander Mackendrick, 1957

    Le grand chantage, The sweet smell of success, Alexander Mackendrick, 1957 



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/la-grande-horloge-the-big-clock-john-farrow-1948-a154721388

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/l-homme-au-bras-d-or-the-man-with-golden-arm-otto-preminger-1955-a154721134

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  • Bonne année 2023

    Bonne et heureuse année à tous nos amis !

    Et même aux autres qui ne me lisent pas !

    Que 2023 soit un peu moins morose et sinistre que cette année 2022 qui vient de s'achever !

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  •  Au royaume des crapules, Hoodlum Empire, Joseph Kane, 1952

    C’est un film Republic, et donc l’affiche va être plutôt trompeuse. Les deux vedettes de ce film, c’est-à-dire Brian Donlevy et Claire Trevor ne sont pas les personnages les plus importants, mais plutôt John Russel et Vera Ralston qui à l’époque n’étaient pas très connus – ils ne le sont toujours pas d’ailleurs. Vera Ralston était l’épouse du président de Republic, Herbert J. Yates, et c’est pour cela qu’elle a le premier rôle féminin.  Celui-ci pensait arriver à la lancer comme une grande vedette glamour, sexy, une star. Mais elle ne percera pas. Ce film très représentatif de Republic, est ancré dans une double réalité. D’un côté la commission Kefauver du nom d’un procureur newyorkais qui enquêtait sur la mafia et qui se déplaçait dans tous les Etats-Unis pour mettre en scène les ramifications du crime organisé dans tout le pays, cette commission de parlementaires était d’ailleurs dirigée indirectement contre J. Edgar Hoover qui trainait les pieds pour admettre l’existence de la mafia, et pour cause, il était totalement corrompue par elle[1]. Le cinéma et la télévision qui retransmettait les auditions, joueront d’ailleurs un rôle décisif dans la prise de conscience de l’emprise du crime organisé. Et de l’autre il y avait aussi à la même époque des procès mis en scène par l’HUAC dans la chasse aux sorcières, c’est-à-dire dans la chasse aux Rouges, thème qu’aimait à mettre en scène J. Edgar Hoover comme le plus grand péril de tous les temps. Ce rapprochement voulu entre les deux formes de judiciarisation d’éléments de la vie américaine va produire ici un mélange détonant et assez inattendu. Joseph Kane qui signait parfois Joe Kane, était un réalisateur très prolifique, attaché à Républic, il touchait à un peu tous les genres, s’il a fait quelques belles incursions dans le film noir, il avait été aussi très présent dans le western et le film de guerre. Sa longue carrière dura une cinquantaine d’années et avait commencé à l’époque du cinéma muet quand il servait de scénariste pour Leo Maloney. Souvent considéré comme un tâcheron laborieux, il avait en réalité du métier comme le prouve encore aujourd’hui Hoodlum Empire. 

    Au royaume des crapules, Hoodlum Empire, Joseph Kane, 1952

    Le sénateur Bill Stephens organise la chasse contre le crime organisé

    Le sénateur Stephens dirige une commission contre le crime organisé, il doit convoquer une vingtaine de témoins dont Nick Macani qui est la tête d’un gang tentaculaire qui depuis New York fédère toute une série de gangs, de Chicago à Miami en passant par Las Vegas. Mais Nick a disparu. En fait il se cache dans New York laissant croire qu’il est ailleurs, et il prépare avec ses acolytes les réponses qu'ils feront à la commission. Les auditions vont commencer avec une mise en accusation de la bande. Particulièrement celle de Pignatelli, un membre important du gang, est décisive. Mais celui-ci se débrouille pour répondre à côté. Ensuite c’est le tour de Connie, une femme du gang qui était la maitresse de Joe Grey. Avant de répondre aux questions, elle se souvient de la relation qu’elle a eu avec lui, avant la guerre. Mais Joe est parti se battre en France, là il a fait preuve de courage, il était dans le même bataillon que le sénateur Stephens et que le père Andrews. Ce dernier est devenu aveugle après avoir reçu une grenade. Mais Joe a rencontré à cette occasion une française, Marte Dufour, avec qui il désire refaire sa vie, se marier et oublier les combines qu’il avait avec son oncle Mancani. Son oncle ne l’entend pas tout à fait comme ça, mais s’y fait, Connie non plus n’est pas contente, Pignatelli quant à lui à peur qu’il parle bien qu’il n’ait promis de ne pas le faire. Joe qui a repris une station service va avoir des ennuis, d’abord parce que la bande de Pignatelli tente de le menacer, puis parce qu’ils essaient de mettre des machines à sous dans sa station service. Joe se débarrasse d’eux, mais la rancœur est là. Au fur et à mesure que le procès avance, le père Andrews pousse Joe à témoigner pour le bien public, mais lui s’y refuse toujours, sauf que le père Andrews va provoquer Pignatelli qui le tue. Joe se décide alors à parler devant la commission. Mais il n’aura pas à le faire. En fait Pignatelli a décidé d’abattre Joe, mais Connie qui est toujours amoureuse de Joe va enregistrer la conversation du chef de gang et appeler la police. Celle-ci arrive cependant trop tard, Mancani est arrivé et une bagarre va éclater. Mancani abat Connie, mais la police arrive et arrête tout le monde. Le sénateur Stephens regrettera d’avoir douter de Joe qui va pouvoir reprendre une vie normale avec Marte et leurs deux enfants. 

    Au royaume des crapules, Hoodlum Empire, Joseph Kane, 1952

    Connie admire la vue panoramique sur New York 

    L’histoire serait assez banale, si le scénario ne la complexifiait pas en intégrant des éléments inhabituel dans ce sous-genre du film noir qui est le film de mafia. On retrouve d’abord des idées qui vont être reprises dans The Godfather, le livre de Mario Puzzo et le film de Coppola[2]. Le soldat qui revient de la guerre, sauf qu’ici au lieu de se rapprocher de la famille mafieuse il va s’en écarter. Le développement de la mafia apparaît comme ainsi une conséquence de la guerre. Ensuite il y a les auditions de la commission du sénateur Stephens qui rappelle celles qui mettent Michael Corleone sur la sellette dans le deuxième épisode de The Godfather. Ces scènes se trouvent dans le livre et dans le film. Il est donc à peu près certain que Mario Puzzo connaissait ce film. c’est un des premiers films américains sur la mafia qui tente de donner une certaine humanité aux gangsters. Mancani est très protecteur avec Joe, il a le sens de la famille et tente de lui faire la vie la plus facile possible. Ce principe fait que les gangsters sont beaucoup plus intéressants que les représentants de la loi. Ceux-ci sont raides comme la justice quand ils ne sont pas corrompus. Stephens est franchement antipathique, on le sent carriériste et combinard. Le policier qui reçoit Joe qui veut bien faire, apparaît comme un être borné et sans finesse qui ne s’occupe pas de savoir si Joe s’est amendé ou non. Le sénateur Tower est tellement excité et insultant qu’on ne peut pas lui trouver une once de sérénité pour mener les affaires de justice. Et si on rapproche ces scènes de ce qui se passait à l’époque avec l’HUAC de sinistre mémoire, on peut considérer ce film comme une critique indirecte de la folie de ces procès. 

    Au royaume des crapules, Hoodlum Empire, Joseph Kane, 1952

    La commission interroge Pignatelli 

    Le film est officiellement une mise en accusation du crime organisé, et que force doit rester à la loi. Cependant les gangsters sont beaucoup plus sympathiques que les défenseurs de l’ordre. Certes Pignatelli est une brute qui n’hésite pas à tuer. Mais il est plus avenant que le sinistre père Andrew qui passe son temps à prêcher pour que Joe témoigne contre ceux qui furent sa famille. Il ira même, dans son aigreur d’être resté aveugle, jusqu’à pousser Pignatelli à l’assassiner afin de pousser le naïf Joe Grey à témoigner. Quand Mancani décide d’aller témoigner, pensant qu’il ne risque plus rien, il avouera qu’en effet il a fourni de l’alcool et des loteries clandestines, mais c’est pour satisfaire une demande bien réelle. Ce faisant il dénonce le puritanisme de l’Amérique qui, même si la prohibition n’est plus à l’ordre du jour, est encore étouffant dans les années cinquante. Joe Grey a été changé par l’armée, il veut maintenant une petite vie tranquille, suivre le modèle américain. En ce sens il est déloyal. Mais il n’est pas seulement déloyal avec son oncle, il l’est aussi vis-à-vis de Connie qui pourtant l’avait attendu, et qui ira jusqu’à mourir pour lui. Joe Grey est un homme faible. Il est manipulé par le père Andrew, mais ensuite par Marte. D’ailleurs c’est elle la patronne, quand il la rencontre, pendant la guerre donc, elle tient un grand fusil et elle le sauve en abattant un soldat allemand qui s’apprêtait à le tuer. Elle passe aussi son temps à manifester sa soif de richesse et si elle veut aller en Amérique c’est moins parce qu’elle aime Joe, que parce qu’elle veut sa part du gâteau. 

    Au royaume des crapules, Hoodlum Empire, Joseph Kane, 1952 

    Pendant la guerre, les soldats prient sous la direction du père Andrews 

    C’est bien dans ces ambiguïtés répétées que se tient la noirceur du récit et c’est ce qui en fait son prix. Le film est fait de telle manière que ceux qui sont censés représenter le camp du bien, sont les plus repoussants. Le mode de vie conformiste que choisit Joe Grey est assez répugnant. Connie paraissait plus drôle. Quand la commission sénatoriale l’interroge avec des regards de sénateurs courroucés, elle répond avec désinvolture que oui, c’est bien vrai, les hommes lui ont toujours donné beaucoup d’argent qu’elle s’est bien amusée à faire la fête, à flamber sur les hippodromes et d’autres lieux de perdition et qu'elle ne le regrette pas. C’est un peu ce qui était oublié dans The Godfather, les gangsters font des mauvais coups pour s’en payer bonne une tranche ! Ce sont des jouisseurs avant tout. Ils veulent se payer des putes, diner dans des grands restaurants, boire des bonnes bouteilles. Quand Connie apprend que Joe a eu une liaison en Europe, elle le comprend très bien, mais quand par contre il veut se ranger et épouser Marte, elle ne le suit plus du tout et est complètement déçue, à la fois parce qu’il la quitte, mais parce qu’il est devenu triste et sans intérêt. 

    Au royaume des crapules, Hoodlum Empire, Joseph Kane, 1952

    Joe est tombé sous le charme de Marte Dufour 

    Les truands sont donc plutôt sympathiques, ou du moins pas moins antipathiques que les défenseurs de la loi, on l’a dit. Et c’est pourquoi le scénario produit une fin assez décalée qui montre Mancani redevenir une sorte de monstre cruel et que tout doit rentrer dans l’ordre à un moment donné, avec la nécessaire défaite des truands. L’inventivité de l’histoire est dans la capacité à la mettre dans le contexte d’une époque. Et donc on utilisera les flash-backs au fur et à mesure que se déroule la commission sénatoriales pour le rappeler. Le spectaculaire accident qui rendra le révérend Andrews aveugle donne la clé pour comprendre son aigreur et la méchanceté de son caractère quand il pousse Joe dans une voie qu’il ne veut pas emprunté, celle de la trahison. Sa parole d’Evangile peut sembler au premier abord donner une justification à la trahison, et donc indirectement justifier les tourments que l’HUAC a infligés à ceux qui pensaient un peu à gauche. Mais en fait les images montrent le contraire, et c’est bien ce qui en fait un film politique, malgré son ambiguïté. Joe a été formaté par la guerre et par l’armée où on lui a appris à obéir, alors que dans sa vie de truand, il vivait dans une apparente liberté. En réalité on voit bien qu’il ne maitrise rien, et qu’il passe d’une soumission – celle imposée de manière débonnaire par son oncle – à une autre – celle que la société impose dans une forme de rigidité cadavérique proposée par le sénateur Stephens. 

    Au royaume des crapules, Hoodlum Empire, Joseph Kane, 1952

    A New York les soldats sont accueillis en héros 

    Si le film se veut officiellement un soutien de la loi et l’ordre, les images montrent cependant tout autre chose, pour ne pas dire le contraire. C'est assez souvent comme ça dans la cinéma américain, si pour des questions de censure les gangsters sont punis, ils apparaissent cependant toujours derrière une image glamour. La mise en scène repose sur des allers-retours entre le passé et le présent, alternant entre les débats devant la commission sénatoriale, l’organisation de la défense des gangsters et les années de guerre. Le film a une bonne densité parce que si l’histoire est centrée sur Joe Grey, les caractères qui gravitent sont très fouillés, enfin, comme cela pouvait se faire en ces années-là. Cela va permettre d’opposer deux femmes, l’une est Connie, apparemment émancipée, qui fait la noce, mais qui au fond cherche un homme qui la guidera et la protégera. A l’inverse Marte est une femme forte, apparemment conservatrice, c’est elle qui porte la culotte dans son ménage et qui donne la bonne direction à la famille. Ainsi quand Joe Grey choisit Marte plutôt que Connie, il s’abandonne à celle qui lui a sauvé la vie, au bout de son fusil ! C’est donc une critique indirecte de l’évolution des mœurs à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les femmes ont pris le pouvoir, en même temps que la justice met de l’ordre en chassant la pègre. Il faut voir Connie espionner son mari lorsque son oncle vient le voir. Elle respire une sournoiserie naturelle. Remarquez que ce schéma c’est aussi celui de The Godfather, quand Michael Corleone après avoir vu sa première épouse sicilienne assassinée, va se tourner vers la sinistre et peu affriolante Kay Adams, sauf que lui n'abandonnera pas ses affaires délictueuses. Il accepte l’héritage, tandis que Joe Grey n’en veut pas. Le film vit des oppositions, d’abord celle entre les deux gangsters, le premier est calme et pondéré, il réfléchit à ne pas se faire remarquer, le second, Pignatelli ne sait pas régler les problèmes qu’en faisant disparaître ceux qui s’opposent à lui. Cette opposition sera reprise telle quelle dans de nombreux films, dont The Godfather, lorsque Don Corleone s’oppose aux méthodes brutales de Solozo. Dans l’histoire des films de mafia, Hoodlum empire apparaît clairement comme un film pionnier dont les tics et les figures seront reprises jusqu’à aujourd’hui. 

    Au royaume des crapules, Hoodlum Empire, Joseph Kane, 1952 

    La bande de Nick Mancani accueille Joe avec ferveur 

    La réalisation s’arrange, bien que ce soit tourné manifestement en studio, pour faire l’éloge de la verticalité de la ville de New York. C’est un thème très important dans le film noir. En montrant ces profondeurs initiées par la prolifération des gratte-ciels, la ville n’en devient que plus oppressante, et les être humains d’autant plus fragile. La ville est saisie de vertige, notamment quand Pignatelli tente de défénestrer Joe, quand le père Andrews est envoyé au paradis dans la profondeur de la cage d’ascenseur ou quand le comptable qui tente de faire chanter Pignatelli est retrouvé lui aussi défénestré, au pied d’un immeuble. Mais Joe Kane est un vétéran de la pellicule, et il arrive aussi à donner du rythme à ce film en utilisant un savoir-faire indéniable. Par exemple, les plans larges et la profondeur lors des réunions d’ensemble, que ce soit les auditions, ou que ce soit les réunions de la famille Mancani. Les scènes d’action sont très peu nombreuses, mais elles sont très dynamiques, rendant parfaitement la tension. Si la scène finale traine un peu en longueur, par contre quand Joe Grey et ses amis – d’anciens soldats – vident la station service des racketters qui venaient y déposer leurs machines à sous, c’est rapidement mené et très fluide. Les scènes de guerre sont aussi très bien menées, d’autant que le budget est étique.  

    Au royaume des crapules, Hoodlum Empire, Joseph Kane, 1952

    Joe annonce à Connie qu’il la quitte pour épouser Marte 

    Si ce n’est pas un gros budget, ce n’est pas non plus un film complètement fauché. Mais pour le coup on n’a pas beaucoup de de vedettes bien confirmées. Les personnages principaux, contrairement à ce que pourrait laisser croire l’affiche, sont le couple en bois formé par John Russel et Vera Ralston. Le premier est raide à n’en plus pouvoir, hésitant entre l’homme constipé et l’inconséquent malotru. C’est lui le fil rouge du film. c’est un acteur qui a eu bien du mal à percer, mais il deviendra une vedette reconnue dans des rôles de shérif tatillon pour la télévision. La seconde est la femme du propriétaire du studio, d’origine tchèque, elle a du mal à se faire passer pour une française, sauf que pour les Américains du moment qu’on a un accent qui n’est pas local, on peut se faire passer pour n’importe quel étranger ! Elle a un physique assez flou, mais surtout possède un jeu très transparent. Derrière c’est beaucoup mieux. D’abord il y a l’excellent Luther Adler dans le rôle de Mancani, il a de la facilité à passer du débonnaire truand au criminel cruel et vindicatif. Il a souvent joué par la suite ce type de gangster. Forrest Tucker interprète le truand irascible Pignatelli. Il est très bon, comme toujours il est vrai qu’il avait un physique singulier. C’était un pilier de Republic, principalement utilisé dans les westerns. Claire Trevor interprète joliment Connie, la maitresse délaissée. Son rôle est petit, mais elle est parfaite, notamment dans la scène où elle doit affronter la commission sénatoriale. 

    Au royaume des crapules, Hoodlum Empire, Joseph Kane, 1952

    Joe est piégé par les hommes de Pignatelli 

    Brian Donlevy est suffisamment raide pour interpréter le rigoriste sénateur qui ne veut pas croire à la rédemption de Joe. Il a souvent joué ce genre de rôle. On retrouvera des acteurs familiers dans des petits rôles comme Richard Jaeckel, l’acteur fétiche de Robert Aldrich qui multipliait les apparitions, ayant bien du mal à accéder à des rôles importants. Gene Lockhart est le sénateur Tower, malgracieux et pisse-tiède, il donne fort justement cette ambiguïté dans la croisade qu’il mène bêtement contre le crime. Il a des accents tout à fait apoplectiques pour fustiger les criminels qui semblent pourtant indifférents à ses crises d’hystérie. Enfin, Grant Withers est aussi très bon dans le rôle du rôle de l’ambigu révérend Andrews qui ne supporte pas qu’on ne s’engage pas derrière lui pour combattre le crime. Lui aussi a joué des tas de fois ce rôle du père-la-morale. Il a dû apparaître dans trois cent ou quatre cent longs métrages au cours de sa carrière. 

    Au royaume des crapules, Hoodlum Empire, Joseph Kane, 1952

    Joe a viré de sa station service les racketters qui voulaient y placer des machines à sous 

    C’est un très bon film noir, trop négligé et qu’on peut recommander. S’il a un parfum d’époque, avec les belles voitures que faisaient dans le temps les Américains, les costumes bien coupés, même et surtout pour les criminels, il possède de solides qualités cinématographiques et scénaristiques pour passer les années et se revoit très bien, quelques soixante-dix ans plus tard. Une très bonne édition de ce film en Blu ray circule chez Olive film, hélas un peu chère et sans sous-titre en français. Cela rend un hommage à la très bonne photo de Reggie Lanning qui était lui aussi un habitué des productions Republic. C’est d’autant plus intéressant que de se plonger dans ce film qu’il est comme les prémices de The Godfather. On a d’ailleurs dit que le personnage de Mancani était inspiré de Vito Genovese, gangster bien réel qui inspirera pour partie le personnage de Vito Corleone. 

    Au royaume des crapules, Hoodlum Empire, Joseph Kane, 1952 

    Le sénateur Stephens est en campagne pour sa réélection 

    Au royaume des crapules, Hoodlum Empire, Joseph Kane, 1952

    Pignatelli a poussé le révérend Andrews dans la cage d’ ascenseur 

    Au royaume des crapules, Hoodlum Empire, Joseph Kane, 1952

    Nick a abattu Connie


    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/anthony-summers-le-plus-grand-salaud-d-amerique-the-secret-life-of-j-e-a114845046

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/le-parrain-the-godfather-francis-ford-copppola-1971-a204147074

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