• La brigade du suicide, T-Men, Anthony Mann, 1947

    Anthony Mann considérait que T-Men était son premier vrai film en ce sens qu’il en avait eu la maitrise complète de l’histoire jusqu’à la réalisation sans subir d’influence qui transforme ses idées[1]. Ce n’est pas un film a gros budget, mais il est une des premières incursions dans le monde des policiers infiltrés qui doivent se fondre dans un milieu particulier, en adopter les codes et les modes de vie pour mieux les démanteler. Lorsqu’Anthony Mann travaille sur ce film, c’est déjà un vieux routier, il a une douzaine de films à son actif. Tourné comme un film noir semi-documentaire, c’est à la mode à cette époque, il en détourne un peu le sens en se servant de ce véhicule pour laisser exploser une violence latente. C’est cette violence qui va surprendre et attiré justement l’attention sur les qualités esthétiques de l’œuvre. L’utilisation de cette violence fait basculer le film du policier ordinaire vers le film noir. On va voir que c’est plus le traitement que l’intrigue proprement dite qui est en question. 

    La brigade du suicide, T-Men, Anthony Mann, 1947

    Un agent du Trésor a rendez-vous avec un indicateur 

    T-Men est aussi la première collaboration entre Anthony Mann et John Alton, un des plus grandes photographes de films noirs. On dit que c’est Alton qui aurait fait la leçon à Mann lorsqu’ils étaient tous les deux employés au studio Republic sur les éclairages et sur le choix des angles de prise de vue. C’est même Alton qui aurait poussé le studio a engagé Anthony (Mann sur The great Flamarion. Et cette collaboration va aller bien au-delà de la mise en forme d’une atmosphère, elle atteint à une sorte de splendeur poétique qui montre tout ce qu’on peut tirer du film noir sur le plan de la « couleur »[2]. La publicité autour de ce film fut développée autour de la coopération avec les agents du Trésor. Celui-ci aurait fourni une documentation abondante. Pour donner un semblant de vérité, on fit intervenir un ex-agent du Trésor, Elmer Irey, qui vint comme c’était la mode lire un discours à la gloire des enquêteurs du Trésor, rappelant que ce furent eux qui mirent fin aux activités criminelles d’Al Capone, en le piégeant pour des questions fiscales. Quoi qu’il en soit le studio Eagle Lion mis le paquet, environ 400 000 $ de l’époque et ce fut le plus gros budget qu’avait obtenu Anthony Mann à cette époque. Le gros morceau était le salaire de Denis O’Keefe, on se demande bien pourquoi, et le réalisateur ne toucha qu’un peu moins de 15 000 $. Une somme dérisoire si on compare avec les salaires des médiocres tâcherons d’aujourd’hui. En vérité cette relative faiblesse des salaires avait au moins une vertu, elle obligeait les acteurs et les réalisateurs à travailler de façon régulière sans se poser de question. Film cette fois de série A, T-Men est plus long, une heure et demi, que les précédents. Le scénario est de John Higgins qui avait déjà travaillé avec Anthony Mann sur Railroaded, et qui retravaillera encore avec lui sur Raw deal et sur Border incident. L’histoire a été fournie par Virginia Kellog[3] qui donnera des sujets pour l’excellent Caged de John Cromwell[4], ou le non moins excellent White heat de Raoul Walsh, film dans lequel il s’agit déjà d’infiltrer un policier[5]. Le film noir est finalement une petite famille ! 

    La brigade du suicide, T-Men, Anthony Mann, 1947 

    O’Brien et Genaro prennent une chambre dans un hôtel louche 

    Un indicateur qui devait donner des renseignements à un agent du Trésor est assassiné à Los Angeles. L’agence retire son agent qui est grillé et va engager deux T-Men pour infiltrer un gang de faux monnayeur qui possède semble-t-il un papier de première qualité pour fabriquer les faux billets. Ce papier vient de Chine. O’Brien et Genaro vont tenter de se faire passer pour des gangsters en infiltrant le gang de Vantucci qui se trouve à Detroit. L’idée est de se faire recommander par Vantucci lui-même pour infiltrer le gang de Los Angeles. Ils vont évidemment prendre des faux noms, et s’installer dans un hôtel fréquenté par la pègre. Ils vont dans un premier temps se faire admettre dans le gang de Vantucci. Puis O’Brien va partir pour Los Angeles afin de retrouver The shemer qui est impliqué dans un trafic de faux billets. Il le repère en explorant les salles où on prend des bains de vapeur. Il va le rencontrer ensuite dans une salle de jeu et lui proposer de monter une combine avec des plaques d’impression qu’il possède et le papier auquel the shemer a accès. Il arrive comme ça à remonter la filière, découvrir le lieu où les billets sont imprimés, et diverses complicités. Avec Genaro qui l’a rejoint à Los Angeles, ils vont tenter d’affoler the shemer en lui faisant croire qu’il y a un contrat sur sa tête. Tout avance très bien, sauf qu’à un moment Genaro qui se promène avec the shemer dans une fête foraine, va être reconnu par une amie de sa femme. Bien que celle-ci nie finalement le connaître, the shemer va se renseigner pour savoir qui il est. Et inévitablement il va apprendre qu’il est un agent du Trésor. Il s’ensuit que la bande va l’assassiner sous les yeux de son ami. Mais entre temps Genrao a trouve un bulletin de consigne qui dissimule un carnet de note qui incrimine tout le gang. Celui-ci se sent traqué et décide de liquider the shemer. C’est Moxie, le tueur à gages du gang qui va s’en charger dans le bain de vapeur. O’Brien cependant avance, il négocie avec le gang pour rencontrer le grand patron en personne, en proposant les plaques d’impression. Il doit se rendre sur un bateau où se trouve el grand patron. Mais le gang se méfie, Diana qui fait office de sous-chef dans le gang, pense que ces plaques ont été fournies par le Trésor lui-même. Elle va demander à ce que leur spécialiste, Paul Miller en décide. Mais celui-ci confirme les assertions d’O’Brien. En vérité il a compris que le Trésor est sur leur dos et que le gang ne s’en sortira pas. Il propose à O’Brien de témoigner en échange d’une absolution. Mais O’Brien n’a pas le temps de répondre, en effet, les flics, qu’il a lui-même alertés, ont débarqué. Moxie abat Miller. O’Brien le poursuit Moxie dans les coursives du navire, et finit par l’abattre, mais il est grièvement blessé. Le gang est ainsi démantelé. On apprend que O’Brien s’est finalement remis de ses blessures et que la femme de Genaro est tout de même fière que son mari soit mort pour défendre le bien public. 

    La brigade du suicide, T-Men, Anthony Mann, 1947 

    Les T-Men sont à la recherche d’une piste 

    L’histoire est assez convenue, bien qu’ici elle soit très dense avec une évolution soutenue des personnages. Bien entendu il s’agit au premier abord de la lutte du bien contre le mal, ou de la société contre ses parasites qui la pille en imprimant des faux billets. Le fil rouge de cette histoire est le travail minutieux et pénible de Dennis O’Brien. Mais il y a un manque d’adhésion à ce personnage. Certes on peut admirer son courage face aux menaces auxquelles il doit faire face. Il n’est cependant pas vraiment sympathique. Cela vient du fait qu’en infiltrant le gang, il adopte son mode de vie, perdant son identité, il devient tout aussi mauvais et cruel que les autres. Moxie est un gangster cruel qui tue the shemer en l’enfermant dans un bain de vapeur dont il a augmenté la chaleur. Le pendant de cette cruauté, c’est celle de O’Brien, non seulement il ne manifeste pas vraiment beaucoup d’émotion quand son collègue Genaro est assassiné, mais il a un rictus de plaisir quand il prend en chasse Moxie qu’il abattra de sang-froid, alors que l’arme de ce dernier est vide. De même il mettra the shemer en position inconfortable vis-à-vis du gang, alors qu’il risque sa peau. Moxie, Genaro ou O’Brien se battent pour des abstractions, et leur combat n’a pas de réalité tangible. 

    La brigade du suicide, T-Men, Anthony Mann, 1947

    O’Brien a pris en chasse The shemer 

    La volonté d’Anthony Mann est de conduire le film d’une manière minutieuse, en donnant le maximum de détail sur à peu près tous les aspects du faux-monnayage. C’est décrit du point de vue de la division du travail. Une hiérarchie très pyramidale, avec au somment un chef d’entreprise qui pense en dehors ou contre les lois ordinaires, et en bas les exécutants qui se trouvent en première ligne pour affronter la police. A l’intérieur de cette troupe, cette division du travail se reflète dans les lieux que chacun fréquente, la petite pègre se retrouve dans des quartiers et des hôtels minables, la haute pègre sur un superbe yacht. Les policiers qui ne savent plus très bien qu’elle est leur véritable identité navigue entre ces couches sociales. O’Brien remonte le courant, et ce faisant il imite l’ascension d’un individu selon le rêve américain. Il part de tout en bas comme petit soldat du gang Vantucci et se retrouve en haut proche du grand chef. Avant la confrontation ultime, on verra O’Brien sévèrement séparé du Big Boss par une porte quasiment infranchissable pour lui, étanche, protégée par des gardes du corps. Le fait de mettre à bas cette organisation peut s’apparenter à une sorte de révolution contre les élites. L’homme est riche, vieux, il sait s’entourer de beaux objets et de belles femmes. Ceux qui le pourchassent sont seulement de besogneux artisans qui travaillent pour la collectivité. Cette approche qui est presque celle d’une analyse en termes de classe n’est évidemment pas tout à fait intentionnelle, mais elle est présente et explique pourquoi Anthony Mann travaille à présenter minutieusement le quotidien des uns et des autres. 

    La brigade du suicide, T-Men, Anthony Mann, 1947

    O’Brien va nouer le contact avec The shemer dans une salle de jeux 

    Bien que l’histoire soit écrite par une femme, les femmes en sont pratiquement absentes. On en croisera trois, La première est la femme photographe qui passe les messages et écoule les faux billets. La seconde est celle de Genaro qui assume totalement son effacement derrière l’efficacité du métier de son mari. Elle n’est pourtant pas sans esprit d’initiative, dès lors qu’elle comprendra que son mari court un danger, elle interviendra pour que cesse les bavardages de son amie, quitte à le renier. Et puis il y a la troisième femme, Diana, elle n’est pas tout à fait le chef du gang, mais elle mène tout le monde à la baguette. Il serait donc faux de voir dans cette histoire dominée par la présence masculine une sorte de misogynie. La femme est bien l’égale de l’homme, y compris dans la turpitude. Elle est intelligente, capable d’esprit de décision et poursuit sa volonté de s’enrichir comme n’importe quel homme ! 

    La brigade du suicide, T-Men, Anthony Mann, 1947

    O’Brien et Genaro vont affoler The shemer 

    La conduite du récit se veut semi-documentaire, elle introduit en conséquence une forme de distanciation d’avec son sujet qui peut être rapprochée de la manière de Dashiell Hammett dans le roman noir, on va éviter le plus possible toute approche psychologisante, ce qui veut dire que la caméra doit prendre du champ, sauf lorsqu’il s’agira de montrer la peur ou la haine, des sentiments basiques, moteurs de l’action proprement dite. On va donc commencer par une voix qui pendant un long moment va expliquer au spectateur ce qui se passe et décrire le travail collectif des forces de police. On filmera des immeubles du Trésor pour donner de la vérité. Mais Anthony Mann, contrairement à son habitude, du moins à cette époque, va faire un usage de très nombreux extérieurs, il nous promènera de Los Angeles à Detroit. Une partie de ces extérieurs a été filmée en caméra cachée à partir d’un véhicule banalisé. Anthony Mann utilise aussi les décors du port de San Diego qui, filmés de nuit, apporte beaucoup de mystère. Mais enfin là n’est peut-être pas le principal même si on peut saluer les efforts de vérité que le film contient. C’est dans le déroulement de l’action qu’Anthony Mann va faire la preuve de son talent. C’est-à-dire qu’il va montrer comment le traitement de l’image sublime le propos. Alton parlait à ce propos de la spécificité du film criminel qui utilise les gros plans pour déformer les visages en exagérant les traits, en utilisant des lumières fortes. C’est moins pour décrire le caractère que pour définit une sorte de monstruosité. Les ombres et les lumières sont aussi très utiles dans les scènes d’action ou de filature qui laissent entendre que le danger est partout. Lorsque O’Brien rentre à son hôtel pour récupérer les plaques, encadré par Moxie et Brownie, il est intercepté par un agent du Trésor, mais pour la crédibilité du rôle qu’il joue, il doit s’en défaire, s’ensuit une bagarre qui est filmée en plan général et où les ombres produisent une chorégraphie étonnante. 

    La brigade du suicide, T-Men, Anthony Mann, 1947

    Genaro est reconnu dans la rue par une amie de sa femme 

    Anthony Mann a passé aussi beaucoup de temps à filmer les scènes dans les bains de vapeur, scènes qui sont devenues légendaires et assez souvent imitées. L’idée était de donner une forme angoissante et un peu rêveuse d’abord à la première rencontre de O’Brien avec the shemer et ensuite au crime proprement dit. Il fallait filmer à travers un brouillard, mais c’était difficile à cause de la buée qu’une vapeur simple aurait envoyé sur la caméra. Il utilisa un bloc de glace carbonique dans laquelle O’Keefe avait les pieds plongés, puis il envoyait un jet d’air qui faisait remonter une sorte de vapeur qui permettait de donner l’illusion d’un corps couvert de sueur. Cette anecdote est racontée par John Alton. Pour le reste on est fasciné par la capacité d’Anthony Mann à trouver des angles inédits de prise de vue qui donnent de la profondeur de champ et du volume à l’action. Dans la poursuite que O’Brien entame pour rattraper Moxie et le tuer, on le verra émerger sur le pont à partir d’un escalier, comme un diable qui sort de sa boîte, comme s’il avait trop longtemps contenu sa colère. Même blessé il continuera à s’avancer jusqu’à tuer Moxie. 

    La brigade du suicide, T-Men, Anthony Mann, 1947

    Moxie va assassiner The shemer dans le bain de vapeur 

    Dennis O’Keefe est O’Brien. Il est très présent. Cet acteur assez monolithique dans son jeu avait été vraiment découvert dans The léopard man de Jacques Tourneur[6]. Il est costaud suffisamment pour qu’on prenne au sérieux sa violence. Il est aussi taciturne ce qui lui donne l’air d’un vrai policier ! Il ne faut pas chercher de subtilité dans son jeu. Mais après tout cela convient parfaitement au rôle et Anthony Mann en sera content, et le film ayant eu beaucoup de succès il réemploiera O’Keefe pour Raw deal. Alfred Ryder est assez pâlichon dans le rôle de Genaro et on a bien du mal à croire à sa dureté. Derrière on quelques figures récurrentes du film noir. Wallace Ford dans le rôle de the shemer. Il apporte curieusement une touche d’humanité en exhibant ses peurs derrière ses bavardages incessants. Et puis il y a Charles McGraw, un habitué depuis The killers de Robert Siodmak des rôles d’homme de main[7]. Il a ici un peu plus de place que généralement, il se révélera plus subtil dans les scènes où il tue the shemer ou quand il se rase, partageant le lavabo avec O’Brien. Le rôle de Moxie lui collera à la peau, et sa fille dira d’ailleurs que dans l’intimité on lui avait donné ce surnom, et qu’il s’était un peu identifié à ce rôle de méchant dans la vie réelle[8]. On dit que ce rôle à réorienté sa carrière. Art Smith toujours sobre et compétent incarnera Gregg le supérieur d’O’Brien et de Genaro, toujours impeccable dans le rôle d’un vieux sage perspicace. Les femmes sont plutôt transparentes, même Jane Randolph qui interprète une femme gangster reste en manque de crédibilité. 

    La brigade du suicide, T-Men, Anthony Mann, 1947

    Dans le couloir de l’hôtel une bagarre éclate 

    Le film fut un gros succès, surtout pour un film noir. On dit qu’il a rapporté 3 millions de $ pour un budget de 424 000 $. C’est le premier film d’Anthony Mann qui fut salué par la critique comme ayant une grande originalité esthétique, et c’est ce film qui a été découvert en France et qui fit de son réalisateur un metteur en scène reconnu. Dans le film noir c’est certainement le dessus du panier, il faut voir ce film plusieurs fois pour se rendre compte de toute la richesse qu’il contient. On pourrait encore détailler d’autres séquences, ou encore cet usage des miroirs quand O’Brien insuffle la peur à the shemer, symbolisant ainsi le double langage et la double personnalité d’O’Brien. Le film a été restauré récemment. On le trouve dans une très belle édition chez Rimini, avec un petit livret sur Anthony Mann et le film noir, ce qui permet d’apprécier mieux encore la collaboration entre John Alton et Anthony Mann. Attention l’édition de Rimini vient juste de paraître au mois d’aout 2021, elle ne doit pas être confondue avec les éditions de ce film qui l’ont précédée. Ce n’est pas la même qualité. C’est celle là qu’on préférera. 

    La brigade du suicide, T-Men, Anthony Mann, 1947

    O’Brien part à la recherche de Moxie pour le tuer 



    [1] Christopher Wicking and Barrie Pattison, “Interview with Anthony Mann,” Screen: The Journal of the Society for Education in Film and Television 10, nos. 4 and 5 (July/October 1969): 33 

    [2] John Alton, Painting with light, University of California Press, 1995.

    [3] https://crimereads.com/virginia-kellogg-the-forgotten-screenwriter-behind-a-string-of-classic-noirs/

    [4] http://alexandreclement.eklablog.com/caged-femmes-en-cage-john-cromwell-1950-a114844926 On dit que pour l’écriture de cette histoire, Virginia Kellog s’est faite enfermée dans une prison de femmes pour comprendre ce qui se passait derrière les barreaux.

    [5] http://alexandreclement.eklablog.com/l-enfer-est-a-lui-white-heat-raoul-walsh-1949-a150994658

    [6] http://alexandreclement.eklablog.com/l-homme-leopard-the-leopard-man-jacques-tourneur-1943-a144863700

    [7] http://alexandreclement.eklablog.com/les-tueurs-the-killers-robert-siodmak-1946-a119570036

    [8] Alan K. Rode, Charles McGraw: Biography of a Film Noir Tough Guy, McFarland & Co Inc, 2012.

     

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  •  Bac Nord, Cédric Jimenez, 2021 

    Evidemment si en allant voir ce film vous cherchiez un rapport avec l’affaire de  la Bac Nord de Marseille qui a entraîné sa dissolution, vous vous tromperiez très lourdement. Sauf que quelques policiers ici seront trainés devant la justice pour avoir détourné des stupéfiants pour alimenter les indicateurs qui les aidaient dans leur travail . Pour se faire une petite idée de l’affaire réelle, on se rapportera aux ouvrages de Frédéric Ploquin, Sébastien Bennardo et Bruno Carasco, et encore à condition de prendre tout cela avec des pincettes. Cette histoire révéla que certains bacqueux allaient jusqu’à mettre des micros dans la voiture de leurs collègues pour les piéger et les faire tomber pour le compte de l’IGS. Cette affaire révéla des tensions très graves entre les policiers de la Bac Nord. L’autre différence est que dans la vraie histoire de la Bac Nord, il n'y avait strictement aucune entreprise visant à coincer des gros trafiquants de drogues, alors que dans le film on a l’impression que si les flics contournent la loi, c’est uniquement dans le but de ferrer des gros poissons. Une fois que nous avons dit cela, il faut dire que tout de même le film de Jimenez contient beaucoup de vérité quasi documentaire, notamment sur l’isolement des cités où se tiennent les trafics qui sont comme des enclaves difficilement pénétrables par la police, avec une organisation très complexe pour se protéger et protéger le bizness. L’inspiration doit être recherché plus que dans la réalité d’une affaire qui a défrayé la chronique du côté des films américains, et plus particulièrement des série The shield[1] et The wire[2].  

    Bac Nord, Cédric Jimenez, 2021

    Trois flics, Gregory, Yassine et Antoine, font équipe dans les Quartiers Nord de Marseille. Poussés par leur hiérarchie, ils doivent faire du chiffre, arréter des petits trafiquants pour gonfler les statistiques. Ils ramassent des petits dealers, se servent d’indicateurs pour en récupérer un peu plus, ou encore stoppent des trafics de tortues au Marché au Puces ! Mais avec l’assentiment de leur chef, Jérôme, qui en a marre de faire de la paperasse derrière un bureau, ils décident de frapper un grand coup et de démanteler un gros réseau. Ils obtiennent des tuyaux d’Amel, une dealeuse de luxe, qui réclame en échange de ses tuyaux 5 kilos de marchandise. Elle avance qu’en vivant dans ces quartiers, au contact des cités, elle risque sa peau tous les jours. La Bac Nord décide donc de ramasser les kilos demandés notamment en rançonnant les clients des dealers et en leur volant la beuh qu’ils se proposent de consommer. Finalement ils ont leur monnaie d’échange, et les renseignements fournis par Amel vont permettre de procéder ç une opération de grande envergure avec toute la Bac. C’est un combat difficile, mais ils en viennent à bout, ramassent un stock improbable d’armes, d’argent et de drogue. Toute la Bac Nord fête cette réussite exceptionnelle, et Antoine va régler son dû à Amlel. Mais quelques temps après, l’IGS tombe sur le dos du trio qui se retrouve perquisitionné, emmenotté, ils sont accusés d’avoir collecté de la drogue dans le but de la revendre. Leur supérieur au lieu de les soutenir va dire qu’il n’était pas au courant. Ils se retrouvent en taule. Nora essaie bien de faire témoigner les collègues des trois emprisonnés, mais ils se débinent lamentablement. Les accusés perdent pied, et Antoine va finalement balancer Amel pour prouver leur innocence, ce qui la condamne. Ils sortiront de prison, mais dans des conditions difficiles, Antoine se fera infirmier de prison, Gregory radié de la police deviendra agent municipal, et Yassine retrouvera sa famille et deviendra délégué syndical. 

    Bac Nord, Cédric Jimenez, 2021 

    Nora va bientôt accoucher 

    La french était un film raté[3], surtout si on le mesurait à l’aune de son sujet, ce n’est pas le cas de Bac Nord, à condition de ne pas vouloir y trouver un rapport très direct avec la réalité. En effet dans la réalité les déchirements que cette salade a entraînés ont été autrement plus dramatiques comme le laisse voir les trois ouvrages qu’on a cités dans l’introduction. Le film est très bon, bien filmé et bien joué. D’abord il y a une très belle utilisation des décors réels qui eux ne sont pas très beaux, mais qui montrent une ville en état de décomposition avancée et qui amène une certaine poésie à l’ensemble. Les fractures qu’on perçoit semble rendre dérisoire tout le travail de la police, et plus encore celui des hommes de l’IGS. Mais pour ce dernier c’est un thème récurrent du néopolar de les présenter comme des incapables et des imbéciles, imbéciles parce que des intellectuels qui ne connaissent pas grand-chose à ce qui se passe réellement dans la rue. Certains imbéciles ont avancé que ce film faisait le lit de l’extrême droite et de Marine Le Pen, on trouve ce genre de stupidité chez Libération, Le monde ou encore dans Huffington post. A vrai dire le film ne s’occupe pas des misérables qui vivent dans ces cités enclavées, qui sont totalement inemployables. Le regard est celui des policiers confrontés aux difficultés de leur métier au quotidien et le film décrit ce quotidien. Dire que cette présentation serait de droite relève simplement de la méconnaissance de cette réalité des cités marseillaises[4]. 

    Bac Nord, Cédric Jimenez, 2021

    Au Marché aux Puces, il faut ouvrir l'œil 

    Mais il y a bien d’autres choses. D’abord la question de l’amitié qui est souvent faite pour être trahie. Gregory n’en reviendra pas du retournement de son supérieur qui le lâche. Et même si Antoine pleure un peu, il vendra tout de même Amel pour s’en sortir. L’idiot du Monde, Mathieu Macheret pour ne pas le nommer, avançait que ce film était mauvais parce qu’il ne recelait aucune ambiguïté. On se demande quel film il a vu ! En tous les cas pas celui de Jimenez. L’ambiguïté qui est l’essence même du film noir est présente constamment. Ne serait ce qu’en ce qui concerne les relations entre Antoine et Amel. En effet, apparemment ils ne couchent pas ensemble, mais ils ont des regards amoureux. Mais Antoine vit avec son chien et son métier. Amel se vend très cher, et Antoine finira par la vendre. Yassine n’est pas très clair non plus. Malgré tout ce qu’il a enduré, il va rester dans la police. Je ne parle même pas de Jérôme qui lâche Gregory. Quand Gregory veut monter une opération d’envergure, on n’est pas certain qu’il ne la monte pas seulement pour se venger, se faisant peu d’illusion sur l’issue de son travail : un réseau en taule sera rapidement remplacé par un autre. On verra par exemple dans une scène terriblement réaliste les flics se faire humilier et éjecter d’une cité par la racaille qui l’a contrôle. L’amitié qui peut relier les trois membres de cette équipe est une sorte de palliatif à cette misère affective. Mais le film ne fait pas dans la psychologie. 

    Bac Nord, Cédric Jimenez, 2021

    Gregory et Yassine ont arrêté des marchands de tortues 

    Sur le plan cinématographique il y a beaucoup de  bonnes choses. Je l’ai dit d’abord les décors naturels qui sont très bien choisis pour illustrer cette fracture et donner de la vérité au film. Seule la prison ne ressemble ni aux Baumettes, ni à celle de Luynes. Sauf la porte d’entrée qui est celle des Baumettes. Le film s’ouvre sur Gregory en train de se morfondre en prison, flash-back donc pour raconter comment on en est arrivé là. Il y a beaucoup de vivacité pour filmer le marché au Puces, avec de longs travellings arrières et une multiplication des angles de prises de vue. Le clou du film c’est sans doute l’investigation de la cité pour en prendre le contrôle et mettre la main sur la drogue, les armes et l’argent. Le rythme est excellent et renforce l’émotion, c’est-à-dire la peur. Les affrontements avec la racaille sont très réussis, avec des personnages très choisis comme cet immense bonhomme qui défie les policiers du haut de son double mètre et de ses 150 kilos. Suivre le labyrinthe qui mène à la découverte du trésor du réseau, tandis que ses membre s’activent à emporter le butin, est assez acrobatique, film caméra à l’épaule. 

    Bac Nord, Cédric Jimenez, 2021

    Ils passent beaucoup de temps à planquer 

    Les couleurs sont légèrement bleutées ou tirant sur les gris, un peu comme si on voulait masquer le soleil marseillais. La mer intervient en contrepoint comme une promesse ou une frontière d’avec les beaux quartiers qui sont à l’opposé. C’est d’ailleurs par la mer que les policiers investiront pour partie la cité qu’ils veulent prendre d’assaut. C’est filmé en 2,35 :1, tout en utilisant fréquemment des gros plans qui délimitent l’enfermement dans lequel se retrouvent piégés les policiers. Cette alternance entre gros plans et plans d’ensemble qui sont plus mobiles, donne une bonne respiration à l’histoire. 

    Bac Nord, Cédric Jimenez, 2021 

    Les policiers ne semblent pas faire peur 

    L’interprétation est excellente aussi, contrairement à ce qu’on voit souvent dans les films français. D’abord Gilles Lellouche qu’on a rarement vu aussi bon. On le dirait inspiré de Michael Chiklis le Vic McKay de la série The shield, et je le soupçonne de s’être fait couper les cheveux très courts pour accentuer cette ressemblance. Il est très physique et je crois bien que c’est son rôle le plus physique. Il court très bien et il est très crédible quand il empoigne quelqu’un, flic ou dealer au collet. Son affrontement avec l'homme de l'IGS est marquant. Derrière il y a François Civil dans le rôle d’Antoine. Il est très nuancé, capable de faire passer des émotions face à Amel avec un simple regard. Il a certainement de l’avenir. Karim Leklou dans le rôle de Yassine n’est pas mal, mais il est un cran en dessous et a bien moins de présence que les deux premiers cités. Cyril Leconte est Jérome, il est aussi tout à fait juste, y compris quand il trahit son ami sans sourciller. Les femme sont à la hauteur, Adèle Exarchopoulos est Nora, excellente dans un rôle tout de même assez bref. Et puis il y a Kenza Fortas dans le rôle d’Amel que je trouve pour ma part formidable, très juste. Pour elle aussi c’est un petit rôle, mais elle illumine le film. Une partie de la distribution pour figurer les jeunes des cités a été recrutée sur place ce qui renforce le côté couleur locale si je puis dire.   

    Bac Nord, Cédric Jimenez, 2021

    Ils partent à la recherche du stock de drogue 

    C’est donc un très bon film noir, ce n’est pas si fréquent en France. On peut regretter que le film ne parle pas de sexe, parce que tout de même c'est un sujet qui préoccupe beaucoup les flics. Il connaît un très bon démarrage et va sûrement être un grand succès, malgré les pincements de nez de la critique. Il vise ainsi un public populaire, sans forcément l'exploiter du côté de l'imbécilité comme le font les "comédies" qui régulièrement envahissent les écrans avec des produits qui ne ressemblent à rien, ni dans leur sujet, ni dans leur manière d'être montés. 

    Bac Nord, Cédric Jimenez, 2021

    Gregory se retrouve en taule 

    Bac Nord, Cédric Jimenez, 2021

    Scène de tournage 



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/the-shield-serie-creee-par-shawn-ryan-2002-2008-a166214352

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/sur-ecoute-the-wire-serie-creee-par-david-simon-2002-2008-a166214520

    [3] http://alexandreclement.eklablog.com/la-french-cedric-jimenez-2015-a115166884

    [4] Le monde peu suspect de faire le lit de l’extrême droite relate quotidiennement les exactions des gangs de la drogue à Marseille. Sauf que ça dure depuis au moins vingt ans. Ce n’est pas d’aujourd’hui que la Cité Bassens est dangereuse. C’était déjà le cas dans les années soixante-dix quand je m'y hasardais. https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/08/12/guerre-des-gangs-trafic-de-drogue-et-reglements-de-comptes-un-ete-meurtrier-a-marseille_6091237_3224.html

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  •  Desperate, Anthony Mann, 1947

    Anthony Mann a mis la main à la patte pour ce film puisqu’il est l’auteur de l’histoire, ce n’est donc pas un film qu’il a tourné comme une commande.  Il écrivit l’histoire puis la vendit à la RKO pour 5000$ en mettant comme condition qu’il le réalise lui-même, ce qui lui fut accordé. En tant que réalisateur, il franchissait un palier passant de Repiblic à la RKO. C’est encore un film de série B, mais d’un certain point de vue ce film, même s’il n’est pas tout à fait réussi, est plus original que les précédents au moins dans le traitement. Il va être question de violence, et Max Alvarez révélait que le scénario initial était bien plus violent que ce qu’on voit à l’écran, il avance que le shérif qui arrête Steve était un genre de Lou Ford le héros de Jim Thompson, et que Steve lui-même était acoquiné avec les gangsters[1]. En lisant ce qu’il raconte, on comprend comment la censure opérait en amont pour tenter d’éviter des images en décalage avec l’American way of life, par exemple, il ne fallait pas insister sur les meurtres de policiers, on pouvait en parler mais pas les montrer, ou encore il ne fallait pas trop insister sur le tabassage du héros. Mais cet inconvénient devient en quelque sorte un atour, parce qu’il faut compenser ces interdictions en suggérant, en donnant du champ au spectateur afin qu’il imagine ce qu’il n’a pas vu. De même le petit budget alloué au film, oblige le réalisateur à jouer un peu plus avec les ombres pour dissimuler la misère des décors dans lesquels il tourne, mais cela engendre de fait une réflexion du metteur en scène sur le sens des images et sur les éclairages, c’est ce qui donnera de la poésie, mais on va ressentir très fortement la violence de l’histoire. Le film introduit un personnage de prolétaire qui doit travailler durement pour subvenir aux besoins de sa femme et de son enfant qui doit naître. Ici il s’agit d’un camionneur, personnage emblématique du film noir, fondamentalement honnête. Son besoin d’argent va lui faire commettre des imprudences. Ce thème sera de nouveau abordé par Anthony Mann dans Side street, le prolétaire sera cette fois un facteur. Dans les deux cas ces travailleurs qui font de longs horaires, parcourent l’espace et trace des sortes de réseaux, contribuent à engendrer des relations humaines. Notez que c’est vers cette époque que le film noir bascule vers le film de gangsters, ou plutôt que les thèmes du film noir sont redistribués vers la pègre ordinaire. 

    Desperate, Anthony Mann, 1947

    Reynolds demande à Steve de venir avec son camion et lui propose 50$ 

    Steve Randall, un camionneur, travailleur et honnête, s’apprête à fêter ses quatre mois de mariage avec Anne pour qui il a acheté des fleurs. Celle-ci a concocté un gentil petit repas et lui annonce qu’elle est enceinte. Mais un coup de fil de Reynolds lui demande de faire un extra, bien payé, 50$. Comme le couple n’est pas bien riche, Steve accepte et laisse sa femme à l’attendre. Mais en vérité, il s’agit d’un cambriolage auquel il va être mêlé à son corps défendant. Le casse tourne mal parce que Steve ne veut pas y être mêlé et il prévient la police en allumant ses phares. Une fusillade éclate et un policier est abattu. Steve s’enfuit mais un gangster le menace et il devient l’otage du gang. Or le frère de Radak, le chef du gang, est arrêté par la police. Radak qui pense que c’est la faute de Steve lui impose de se dénoncer comme étant le meurtrier, outre qu’il téléphone la plaque d’immatriculation au commissariat pour le compromettre, il annonce que si Steve ne s’exécute pas, il défigurera sa femme avec un tesson de bouteille. Au moment où il doit se rendre au commissariat, il réussi à s’échapper, et retrouve Anne avec qui il doit fuir. Ils s’éloignent de la ville et tente de rejoindre la ferme de la tante Clara. Au passage ils se font arnaquer par un marchand de voiture d’occasion qui vole leur argent et utilise Steve pour réparer son vieux tacot. Mécontent, Steve vole la voiture qu’il a payée et réparée. Mais celle-ci tombe en panne, Steve tente en vain de refaire partir le véhicule. Ils sont pris en charge par le shérif du coin, un homme en apparence débonnaire. La radio faisant état du vol de la voiture le shérif veut les arrêter, mais un accident opportun les sauve en assommant le shérif. Après avoir déjouer les barrages, ils arrivent finalement chez l’oncle et la tante d’Anne qui ont élevé celle-ci car elle était orpheline. Tout va bien ou à peu près, Steve travaille à la ferme, le ventre d’Anne s’arrondit. Ils se sont mariés religieusement pour faire plaisir à la tante Clara. Mais alors qu’on va bientôt exécuter le jeune frère de Radak, celui-ci lance sur la piste de Steve un rusé détective, Pete. Celui-ci va les retrouver et par contre-coup Radak va venir les poursuivre jusque dans la campagne. Entre temps Steve est allé se dénoncer à la police, expliquant comment il a été entraîné dans cette affaire scabreuse. Mais le lieutenant Ferrari qui a écouté son histoire le laisse libre. L’arrivée de Radak et Reynolds oblige une nouvelle fois Steve à fuir. Anne va accoucher d’une petite fille, et le couple tente de refaire sa vie en travaillant. Steve se remet à la conduite des camions et aux longs horaires. Le gang retrouve une fois de plus sa piste.  Se sachant poursuivi, Steve envoie Anne en Californie sur le prétexte qu’elle verse un acompte pour acheter une station-service. Dès lors il va pouvoir affronter Radak qui s’introduit chez lui pour le tuer au moment même où son frère sera exécuté. Mais Steve arrive encore à se défaire des gangsters, et dans un règlement de compte final il abattra Radak avec l’arme du lieutenant Ferrari qui n’a pas lâché la piste. 

    Desperate, Anthony Mann, 1947

    Radak exige de Steve qu’il se dénonce à la police 

    Les invraisemblances dans ce scénario sont légion, notamment ce final qui voit Radak attendre un long moment pour régler son compte à Steve, ou encore la passivité de Ferrari, mais peu importe. Cette histoire de couple en fuite va mettre en scène une rhétorique singulière qui va bien au-delà de la paranoïa engendrée par cette poursuite haletante. Le couple fuit aussi bien les gangsters que la police, c’est un thème connut au moins depuis The 39 steps d’Hitchcock en 1935. Ici, comme dans You only live once de Fritz Lang qui date de 1937[2], l’isolement du couple vis-à-vis d’un monde hostile est renforcé par le fait que la femme est enceinte et va avoir un enfant. L’histoire d’ailleurs emprunte beaucoup au film de Lang, notamment cette opposition entre la ville et la campagne, opposition qui est presque de tradition dans le film noir, surtout vers la fin des années quarante. Ici la campagne est vue comme une sorte de paradis perdu, le lieu qui a été abandonné dans sa simplicité quasi biblique pour les lumières de la ville et la consommation de produits frelatés. Lorsque les truands retrouvent la piste de Steve, ils sont comme des envahisseurs dans un lieu où du reste ils ne sont pas très à l’aise eux-mêmes. Malgré toutes les difficultés qu’il rencontre, Steve est honnête. La preuve ? Il va travailler avec les paysans, produisant quelque chose de ses mains, de même nous le voyons faire des heures supplémentaires avec son camion pour donner un peu de confort à sa petite famille. Le marchand de voitures d’occasion qui arnaque Steve, derrière ses manières d’honnête commerçant, n’est pas un travailleur, c’est une pièce rapportée dans cette campagne paisible, il tente de profiter des faiblesses de Steve pour le dépouiller, il est l’image de la fourberie. L’honnêteté se situe toujours au-delà des apparences. De même si pendant un moment on ne comprend pas Ferrari qui semble vouloir piéger Steve, la vérité sera révélée à la fin. Cependant si le film semble vanter les mérites de la famille comme refuge et comme symbole de la renaissance, il contient en creux une critique de ce modèle. En effet si Steve est vulnérable, c’est principalement parce qu’il est attaché à sa famille et qu’il est encombré d’un nouveau-né. Cet idéal familial auquel il doit se conformer demande des sacrifices importants. De même on verra le jeune couple être quasiment obligé de se marier religieusement pour faire plaisir à sa famille d’adoption. Même ce qui pourrait apparaître comme positif est marqué d’ambiguïté. Par exemple Steve sous prétexte de gagner cinquante dollars se débrouille finalement pour fuir la petite fête organisée par sa femme. On le sent d’ailleurs tout émoustillé par cette aventure d’une nuit. Il connaît Reynolds, et même si rien ne l’indique, le spectateur suppose qu’il sait que celui-ci fait partie d’un gang. 

    Desperate, Anthony Mann, 1947

    Radak secoue le détective pour avoir des informations 

    On peut continuer longtemps l’analyse des formes volontairement ambiguës contenues dans ce film. Par exemple le cruel et violent Radak manifeste tout de même de la tendresse pour son jeune frère qu’il tente de protéger bien maladroitement. D’abord il cherche à le dissuader de participer au casse, puis, quand il va être arrêté, Radak va remuer ciel et terre pour trouver une solution, et sa rage se tourne alors contre Steve. Le film est marqué par une grande violence, même si celle-ci n’est pas toujours montrée. En ce sens c’est le premier film personnel d’Anthony Mann. Si cette violence est attendue chez les truands dont le métier est d’en vivre, elle va être plus surprenante chez Steve. Celui-ci va se laisser aller à cet instinct de mort et poursuivre Radak pour le détruire, on sent qu’il y prend plaisir. Anthony Mann décrit de manière complaisante cette violence, il s’étend sur le tabassage en règle de Steve par l’équipe de gangsters, il montre en gros plan le tesson de bouteille avec lequel Radak promet de défigurer sa femme si Steve ne suit pas ses directives. Il y a aussi une violence contenue entre Steve et le marchand de voitures d’occasion et entre Steve et le shérif faussement débonnaire. 

    Desperate, Anthony Mann, 1947

    Le lieutenant Ferrari n’a pas l’air convaincu par l’histoire de Steve 

    Cette réflexion sur la violence va curieusement amener une réflexion sur la peine de mort. C’est sans doute là quelque chose de surprenant et qui va rapprocher encore un peu plus ce film de celui de Fritz Lang, You only live once, bien que la mise en scène d’Anthony Mann soit beaucoup moins militante. Radak condamne à mort Steve au prétexte qu’il est indirectement responsable de l’exécution de son frère. Il va lui offrir une cigarette, un dernier repas. Cette manière de présenter les choses fait apparaître par contraste le passage du jeune frère sur la chaise électrique tout autant arbitraire et injuste que la condamnation à mort de Steve. Dans les deux cas les règles qui régissent la société des honnêtes gens et celles qui régissent le milieu sont de même nature. 

    Desperate, Anthony Mann, 1947

    Anne et Steve se marie religieusement 

    Il y a une évolution évidente entre The great Flamarion et Desperate dans la mise en scène. L’apport de la photo de George E. Diskant y est pour beaucoup. Ayant travaillé surtout en série B, Diskant est assez peu considéré par rapport à John Alton par exemple ou d’autres comme James Wong Howe. Mais il avait une singularité évidente. Le film a été tourné en un peu plus de trois semaines. Et pour masquer cette nécessité, on va multiplier les jeux sur le noir et blanc, jouer sur les ombres. Si la plus grande partie est tournée en studio, il y a quelques plans inattendus de la campagne et de la petite ville de province. Dans ce film Anthony Mann va donc user de très nombreux gros plans, notamment des visages des truands, comme s’il voulait scruter leurs intentions. C’est toujours très délicat car cela peut faire penser à de la télévision – alors balbutiante. Mais ici le montage serré justifie cet usage, en leur donnant l’image de la peur. Par exemple la scène où Radak secoue Peter le détective pour le faire parler. Il y a tout de même des scènes remarquables par leur ampleur. D’abord la fête qui accompagne le mariage religieux de Steve et Anne. On pénètre dans la salle de bal à la suite de trois hommes enchapeautés et costumés qu’on pense être d’abord les truands qui cherchent Steve. Le travelling avant qui les suit donne brièvement cette angoisse de la peur. 

    Desperate, Anthony Mann, 1947

    Radak a retrouvé la piste de Steve 

    Et puis bien sûr il y a la scène finale du règlement de compte entre Steve et Radak dans les escaliers de l’immeuble. Cette scène qui dure deux minutes et demi est un tour de force. Il y a pas moins de treize angles de prise de vue, on passe du point de vue de Radak, en plongée, à celui de Steve en contreplongée. Mais on s’approche aussi des deux hommes pour saisir leur angoisse. Rien que pour cette scène, il faut voir le film. On peut cependant regretter la brièveté de la scène du cambriolage. Mais elle a sans doute été écourtée au montage parce que le film destiné à une double programmation ne devait pas dépasser une heure et quart. De même il semble que des scènes de ville, quand Steve accompagne Anne à la gare des bus, ou quand il conduit son camion pour faire son travail, ont été coupées. Le plan de la fuite de Steve et Anne à pied, dans les collines est aussi très poétique. 

    Desperate, Anthony Mann, 1947 

    Anne et Steve doivent fuir une nouvelle fois 

    L’interprétation est sans doute le point faible du film. Steve Brodie, un des ivrognes les plus célèbres d’Hollywood à cette époque, manque de charisme dans le rôle de ce héros du quotidien plongé dans les affres d’une lutte sans merci avec des truands expérimentés. Pour faire plus prolétaire on l’a affublé d’un chapeau un peu idiot, posé n’importe comment sur sa tête. Il n’est pas très bon. La distribution est relevée par Audrey Long dans le rôle de Anne. Certes elle a un rôle traditionnel de femme au foyer bien obéissante qui ne se pose pas trop de question sur ce qui se passe autour d’elle, mais elle est lumineuse et très vivante dans sa passivité apparente. Et puis il y a Raymond Burr, à cette époque il trimballait sa silhouette massive dans tous les films de série B qu’il pouvait tourner – au fur et à mesure qu’il tournera des films de crapules violentes et cruelles, il s’étoffera encore plus. Il est Walt Radak le vindicatif chef de gang. Il est excellent comme toujours et avec facilité ! On remarquera Jason Robards sr dans le rôle de l’inspecteur Ferrari qui passe son temps à se limer les ongles ! Il est très bien. Enfin il y a l’excellentissime Ilka Grüning dans le rôle de la tante Clara. Elle a du punch si on peut dire et pleure toujours au bon moment mais sans trop en faire.

    Desperate, Anthony Mann, 1947

    Anne part en Californie avec l’enfant

    Comme je le disais dans l’introduction le film n’est pas tout à fait réussi, sans doute cela vient-il des déséquilibres entre l’illustration de la vie quotidienne de la famille de Steve et la poursuite proprement dite. Cela peut d’ailleurs venir des coupes qui ont été faites pour respecter la durée imposée. Il y a peut-être aussi une maladresse dans l’opposition entre ville et campagne qui rompt l’unité de ton sur le plan visuel. Mais le film se voit et se revoit sans problème avec de belles idées. On aimerait avoir une version Blu ray ne serait-ce que pour mieux apprécier la photo de Diskant. Mais c’est un film RKO et il y a peu de chance que cela arrive à court terme.   

    Desperate, Anthony Mann, 1947

    Dans les escaliers de l’immeuble, Steve poursuit Radak 



    [1] Max Alvarez, The crime films of Anthony Mann, University Press of Missippi, 2013

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/j-ai-le-droit-de-vivre-you-only-live-once-fritz-lang-1937-a166215036

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  •  La cible vivante, The great Flamarion, Anthony Mann, 1945 

    C’est sans doute le meilleur d’Anthony Mann qui se trouve dans le film noir. Certes on peut apprécier aussi ses westerns qui malgré le mollasson James Stewart possèdent des belles qualités, mais il terminera sa carrière en tournant des monstruosités ruineuses comme El Cid ou The fall of the roman empire. Cependant, non seulement il a fait ses classes dans le film noir, mais il a contribué à en fixer les codes. Max Alvarez a consacré un ouvrage entier qui montre cet apport[1]. Dans cet ouvrage il montre combien ce genre était stimulant pour des jeunes réalisateurs, même quand ils travaillaient avec des budgets étroits sur de très courtes unité de temps. Comme je l’ai souvent répété, le film noir est un véhicule propice à travailler les formes esthétiques et à approfondir la grammaire cinématographique. Si ce travail est déjà bien avancé avant l’éclosion du cycle classique du film noir, il va se renforcer avec lui. Le noir et blanc est propice à cette réflexion parce que par définition il n’est pas réaliste et donc permet des avancées poétiques que la couleur mettre beaucoup de temps à trouver. Là encore le film noir, notamment Melville, jouera un rôle décisif, en retravaillant les couleurs pour leur donner un ton pastellisé qui oublie le réalisme pour aller vers le rêve ou le cauchemar. Avec The great Flamarion nous n’en sommes pas là. Ce sont encore les balbutiements d’Anthony Mann, et nous n’en sommes qu’au début du cycle classique du film noir. Le film présente de nombreux points communs avec Out of the past de Jacques Tourneur qui va sortir deux ans plus tard, avec sans doute bien moins de moyens[2]. Une partie du film sera d’ailleurs sensée se passer au Mexique, décor qui va devenir fréquent dans le film noir de la seconde moitié des années quarante et où Anthony Mann va situer un peu plus tard Border incident.  

    La cible vivante, The great Flamarion, Anthony Mann, 1945 

    Le scénario est inspiré d’un personnage qu’on trouve dans une nouvelle de Vicki Baum qui a été publier en 1936 dans le magazine Collier’s en 1936 et intitulée Big shot. Vicki Baum était un auteur autrichien chouchoutée par le cinéma. Ses romans qui ont défini le genre « grand hôtel », avec romance, luxe et mélancolie, étaient d’énormes succès dans le monde entier, et naturellement le cinéma s'y est intéressé. Collier’s était un magazine hebdomadaire plutôt chic où des auteurs comme Hemingway ont pu publier[3]. De grands réalisateurs américains, Edmond Goulding, Nicholas Ray, mais aussi français, Marc Allégret, René Clément ou Henri Decoin, l’ont adaptée. Dans la nouvelle l’histoire se passe en Europe centrale, et dans le milieu du cirque. Flamarion ne s’appelle pas Flamarion, mais Brandt, nom d’emprunt que prendra Flamarion lorsqu’il se rendra à l’Hôtel Empire. Sans doute le fait que Vicki Baum soit d’origine autrichienne et que le film soit produit par le frère de Billy Wilder, explique la proximité de cette histoire avec Der Blue angel, mais encore avec Scarlet street de Fritz Lang qui sera tourné la même année où on retrouvera Dan Durya, mais également une sorte de vieil homme qui est frappé par la déchéance. 

    La cible vivante, The great Flamarion, Anthony Mann, 1945 

    Après un coup de feu un homme s’enfuit des coulisses par une trappe 

    Flamarion, un tireur d’élite, a mis au point une attraction célèbre et rentable, il joue sur scène les maris jaloux surprenant sa femme en galante compagnie. Il leur tire dessus, en coupant une bretelle, une fleur, un verre. Les deux faire-valoir de ce numéro sont dans la vie mari et femme. Mais Al Wallace s’est mis à boire au risque de faire rater le numéro. Dans la vraie vie c’est lui le jaloux, et Connie, sa femme tente de s’en débarrasser en séduisant Flamarion, un homme taciturne et solitaire. L’idée de Connie est de faire assassiner Al par Flamarion qui devient de plus en plus impossible. Manipulatrice, elle est par ailleurs en affaire avec un acrobate à vélo, Eddie. Al boit, et Connie demande de l’aide à Flamarion qui va lui proposer de l’aider financièrement. Mais Al prend très mal les propositions de Flamarion. Entre temps Connie est arrivée à séduire Flamarion qui finit par accepter de tuer Al, pensant qu’elle le rejoindrait ensuite et qu’ils pourraient refaire leur vie ensemble. Il tue Ale d’une balle dans le cœur. La justice pense qu’il s’agit d’un accident car Al était ivre. Mais Connie prétextant la prudence prétend prendre du champ et rejoindre trois mois plus tard Flamarion à Chicago. Mais elle ne viendra pas, préférant suivre Eddie jusqu’au Mexique où elle dépensera les dix mille dollars que Flamarion lui avait donnés et rendra une nouvelle fois Eddie jaloux des flirts qu’elle engage dans les coulisses du music-hall. Celui-ci l’ayant longtemps attendue va se lancer à sa recherche, délaissant son métier et se ruinant. Il va la retrouver au Mexique. Il va l’étrangler, mais Connie s’est emparée de son révolver et le blesse mortellement. Flamarion meurt en racontant son histoire au clown. 

    La cible vivante, The great Flamarion, Anthony Mann, 1945 

    Flamarion a un numéro de music-hall d’homme jaloux 

    C’est un scénario assez astucieux, malgré la banalité de l’histoire, parce qu’il y a cette idée de trios qui se forment et se déforment au gré des circonstance. Flamarion n’est qu’un des éléments de ces figures géométriques. Au départ nous avons le trio le mari, la femme et le patron de cette petite entreprise. La femme veut se débarrasser du mari pour former un nouveau trio avec son patron et son amant. Du coup, c’est bien Connie qui est maitresse du jeu. Elle est le pivot de l’histoire. L’histoire se déplace ainsi du drame de la jalousie au portrait d’une femme émancipée dont le but est de détruire les hommes qui l’approche. L’acrobate à vélo sera la nouvelle victime de cette volonté destructrice. On pourrait se contenter de dire que ce film trace le portrait d’une femme mauvaise. Mais ce serait nier sa propre volonté de puissance, son individualité. Bien entendu elle ment, et en ce sens elle ressemble assez à Kathie Moffett dans Out of the past que nous avons évoqué ci-dessus. Cependant elle aurait pu se contenter de prendre ce que lui donnait Flamarion et de rester tranquille, mais elle va au contraire préférer la vie itinérante des artistes de music-hall, même si cela ne lui rapporte pas grand-chose.  

    La cible vivante, The great Flamarion, Anthony Mann, 1945

    Connie a fini par séduire Flamarion 

    C’est comme si le thème de la jalousie était revisité par le regard ironique d’une femme émancipée. Flamarion est un homme dur et solitaire, blasé, et pourtant il va se laisser prendre au piège de la passion. Ce qui, à son âge, n’est pas du tout raisonnable. Mais lui aussi va préférer se ruiner que d’oublier Connie. Celle-ci a d’ailleurs des excuses, Al, son mari, la traite comme si elle était sa propriété, il exige beaucoup d’elle, et lui défend de le quitter, en lui suggérant un ignoble chantage pour toutes les malversations qu’elle a commises dans le passé. Eddie est une sorte de bellâtre qui prend son plaisir comme il vient, et pourtant lui aussi finira par sombrer dans la jalousie quand Connie va prendre d’autres amants qu’elle apprécie pour leurs muscles. Elle méprise Flamarion, elle lui crache à la figure sa vieillesse et son caractère taciturne. Ce faisant elle se retrouve dans la même position que Lola-Lola en face du professeur Rath dans Der blue angle de Joseph Von Sternberg. 

    La cible vivante, The great Flamarion, Anthony Mann, 1945 

    Connie est amoureuse d’un acrobate à vélo 

    Mais toutes ces aventures n’existeraient peut-être pas dans un autre milieu que celui de ces saltimbanques qui répètent jour après jour les mêmes numéros éculés, courant de ville en ville pour trouver un public conciliant. Il ne faut surtout pas prendre ce décor pour un simple décor. En effet, Anthony Mann va décrire minutieusement ce milieu où sont produits des loisirs populaires. Il y a un regard compatissant envers ces artistes de petite renommée. C’est de l’Amérique profonde dont il s’agit, et c’est très souvent cette Amérique besogneuse qui est le vrai sujet du film noir. L’austère Flamarion va tâter du grand luxe lorsqu’il loue une suite nuptiale dans l’Hôtel Empire de Chicago, croyant ou faignant de croire qu’il va connaître une lune de miel avec la belle Connie. Plus dure sera la chute quand il comprendra que sa romance tourne à vide. Il va passer de l’hôtel de luxe à la déchéance totale, c’est au fond Connie qui lui dévoile les pièges de l’amour.  

    La cible vivante, The great Flamarion, Anthony Mann, 1945

    Flamarion propose de l’argent à Wallace 

    C’est un film à petit budget avec des acteurs de second rang, du moins à l’époque, Erich Von Stroheim n’est plus que l’ombre de lui-même. Et Dan Durya n’est pas encore le grand acteur qu’il va devenir par la suite. Produit par le studio Republic, il y a très peu de décor, presque pas d’extérieurs. Mais c’est tout de même assez soigné. Le récit est construit à partir d’un long flashback, avec la voix mourante de Flamarion qui va raconter son histoire amère. Il est en effet tombé des cintres d’un théâtre et il va être assisté par un clown compatissant. Anthony Mann utilise ds formes singulières pour donner du caractère à son film. On retrouve beaucoup de figures du film noir, les miroirs, les éclairages diffus. Mais on trouve aussi cette vision d’un homme, Flamarion, qui passe par une trappe pour tenter d’échapper à son destin. Plus important, les jeux sado-masochistes entre Flamarion et Connie sont souligné par l’utilisation d’un revolver. C’est d’abord Flamarion qui déshabille Connie avec ce revolver qui coupe se bretelle, puis, c’est Connie qui inversera la problématique et qui pointera l’arme sur Flamarion et le tuera, celui-ci allant volontairement à la rencontre de la mort. Le film ne durant qu’à peine une heure et quart, il y a beaucoup d’ellipses, notamment le procès de Flamarion qui est expédié en quelque secondes. Pour le reste il y a de beaux mouvements de caméra qui vont donner vie au monde du music-hall et ses coulisses. Dans les scènes de dialogue, tête à tête, il y a encore pas mal de raideur tout de même, avec des choix d’angles de prise de vue plutôt conventionnels. 

    La cible vivante, The great Flamarion, Anthony Mann, 1945 

    Flamarion a tué Wallace d’une balle en plein cœur 

    L’interprétation est problématique. Erich Von Stroheim ne s’est pas entendu avec Anthony Mann et ce dernier trouvait qu’il était un acteur plutôt médiocre et emmerdant, même si par ailleurs il était un génie de la mise en scène. Il marmonne tout le long du film et reste très statique. Il ne s’animera que brièvement avec la scène où il prépare l’arrivée de Connie qui ne viendra pas, on le verra alors siffloter et danser gauchement. De petite taille, il tente toujours de se surélever en gonflant la poitrine d’une manière pas toujours appropriée. La prestation de Mary Beth Hugues relève cependant le niveau, elle est excellente dans le rôle de la perverse Connie. Dan Durya est toujours très bon, ici il est Al Wallace, le jaloux mélancolique qui comprend que sa femme lui échappera d’une manière ou d’une autre. Passons sur Steve Barclay dans le rôle d’Eddie qui ne semble guère être concerné. On trouvera aussi quelques très bons acteurs de complément comme la remarquable Esther Howard dans le rôle de Cleo qui va mettre Flamarion sur la piste de Connie. 

    La cible vivante, The great Flamarion, Anthony Mann, 1945

    La justice conclura à un accident 

    Le succès critique et commercial du film ne fut pas au rendez-vous. Sans doute est-ce la faute d’une mauvaise distribution des rôles. En effet dans la nouvelle, Flamarion – qui porte le nom de Brandt – est un homme plutôt jeune. Or en choisissant Erich Von Stroheim pour l’incarner, un homme âgé et taciturne, on donne indirectement des raisons à Connie de se conduire de cette manière, rendant peu crédible l’idée de faire semblant d’être amoureuse d’un tel sinistre individu. Néanmoins, en l’état, le film vaut vraiment le détour. 

    La cible vivante, The great Flamarion, Anthony Mann, 1945

    Flamarion a retrouvé Connie à Mexico



    [1] Max Alvarez, The crime films of Anthony Mann, University Press of Missippi, 2013

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/la-griffe-du-passe-out-of-the-past-jacques-tourneur-1947-a118298548

    [3] Le magazine qui avait été créé en 1875, a été relancé en 2010. A son plus haut niveau, le tirage atteignait 2,5 millions d’exemplaires.

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  • Death in smal doses, Joseph M. Newman, 1957

    Voici un film noir tardif. Il mêle deux approches assez traditionnelles. D’abord le flic infiltré qui cherche à démanteler un réseau de vente d’amphétamines, et puis le film de camionneurs. On suppose que le modèle se sont les films d’Anthony Mann, T-Man etRaw deal. Physiquement le héros resemble assez à Dennis O’Keefe, même carrure, même cheveux blonds et surtout même métier. Le scénario s’inspirerait d’un histoire vraie, ce qui est confirmée par le fils d’un des protagoniste de l’histoire. Cette histoire avait été racontée le journaliste Arthur L. Davis dans le Saturday Evening Post. On joue la carte du film semi-documentaire en posant un problème de société dans toute son ampleur et comment la police tente de mettre un terme à ce trafic. Evidemment Joseph M. Newman n’est pas Anthony Mann. Il a assez peu fait de films noirs, dont le plus connu est 711 (Ocean drive, un film sur les bookmakers avec Edmond O’Brien, Il travaillait plutôt dans le western, puis il bifurquera vers la télévision. Il est resté cantonné aux films à petits budgets 

    Death in smal doses, Joseph M. Newman, 1957 

    Les patrons de la FDA demandent à Tom d’enquêter sur un trafic d’amphétamines 

    Jerry Owens est mort dans un accident de camion, sur lui on a trouvé des pilules d’amphétamines qu’il utilisait pour rester éveillé. Comme des accidents de ce type ont arrivent souvent, la FDA – Food and Drug Angency – décide d’enquêter avec la coopération du syndicat des camionneurs. Ils envoient l’agent Tom Kaylor à Los Angeles qui va infiltrer le milieu en se faisant passer pour un camionneur novice. Il doit découvrir les fournisseurs. Sur place il se fait engagé par Boomer, puis il trouve un logement chez Val Owens, justement la veuve de Jerry Owens. Son voisin est un certain Mynk qui travaille dans la même entreprise, qui aime faire la fête et écouter de la musique à fond. Mais dans un premier temps il va faire équipe avec Wally Morse, un vieux camionneur, qui lui explique les dégâts que causent les pilules de Benzédrine, aussi appelées  Bennies. Rapidement, sur les parcours qu’il fait, il s’aperçoit que tout le monde en prend dont Mynk qui est excité en permanence. On comprend que les pilules aident à surmonter les fatigues liées aux longs horaires de travail. Au Six Points il repère qu’Amy la serveuse non seulement se charge, mais qu’en outre elle revend les amphétamines.  Cependant, Wally Morse lui aussi enquête, mais ne veut rien dire de ce qu’il a appris à Tom. Cette enquête va amener les trafiquants à s’intéresser à lui. Une nuit, alors qu’ils arrivent aux Six Points, deux gangsters qui les ont suivi matraquent à mort Wally, tandis que Tom se reposait dans la cabine. Tom décide d’accélérer son enquête, en même temps qu’il courtise avec succès Amy. Il va faire équipe avec Mynk qui semble avoir perdu la tête et qui risque l’accident à chaque fois. Il va apprendre que Dunc qui possède une station service sur le parcours vend aussi des pilules. Il essaie de faire parler Amy, mais celle-ci hésite et se dérobe, elle lui dit de revenir le lendemain. Mais le lendemain elle a disparu. Mynk est de plus en plus dangereux après avoir ennuyé la patronne du Six points, il agresse Tom et manque de le tuer. Mynk est interné, à l’hôpital il dit ne se souvenir de rien. Il continue son enquête. Il approche Dunc au prétexte de mettre en place une nouvelle filière de trafic. Une lettre d’Amy va le mettre sur la piste d’un laboratoire peu scrupuleux qui commercialise illégalement les pilules, mais Val Owens commence à le soupçonner lorsqu’elle trouve la lettre d’Amy. Tom demande des explications, mais le piège se referme sur lui. Elle a fait venir la bande de trafiquants pour l’éliminer. Elle semble cependant avoir du roman car elle avait probablement des sentiments pour lui. Les gangsters veulent le tuer et l’enterrer dans la colline. En réalité il va être sauvé par Dunc qui se rend compte que le prochain à être éliminé ce sera lui. Les gangsters sont éliminés, et Val va être arrêtée. 

    Death in smal doses, Joseph M. Newman, 1957 

    Tom trouve un logement chez Val Owens 

    C’est une histoire linéaire, sans réelle surprise. Il y a cependant une timidité dans le scénario qui consiste à mettre l’accent sur les méchants qui vendent de pilules mortelles, mais pas sur les exploiteurs qui obligent les salariés à des longs horaires, à des tâches difficiles, ce qui entraine la dépendance aux amphétamines. Certes le discours est sous-jacent, mais il se pourrait que ce soit le studio qui soit effrayé de trop d’audace et qui ait incité à la modération. On note que le syndicat des routiers est présenté positivement comme soucieux de la santé de ses adhérents et coopérant avec la police, alors que Jimmy Hoffa est dans la tourmente et que les studios – avec l’aide d’Elia Kazan et son immonde On the waterfront  – sont partis dans une croisade antisyndicale qui prolonge la chasse aux rouges. Présenté comme semi-documentaire, il révèle un problème de société. Pour cela le film s’éloigne des concepts à la gloire du FBI ou du LAPD, et en choisissant la discrète FDA, et en n’engageant pas trop son héros dans des scènes d’actions trop spectaculaires, il donne une impression de sérieux. Si le thème principal est la chasse à des laboratoires pharmaceutiques peu scrupuleux qui se moquent des conséquences de leur commerce illicite, suivant la bonne logique capitaliste, il est partagé avec l’image du milieu des routiers. Ici ce sont des routiers sur de longues distances qui sillonnent l’Amérique. Portland-Los Angeles c’est pratiquement 1000 kms. Et donc tout le long de la roue, il y a des repères qui rythment le voyage. Ce sont des marqueurs de la conquête de l’espace chère aux Américains. 

    Death in smal doses, Joseph M. Newman, 1957

    Sur la route Wally et Tom s’arrête chez Dunc 

    Bien que cela se passe à Los Angeles, on ne verra rien de la ville. En dehors du ruban d’asphalte, ce sera la banlieue où Tom loge. Tous ces lieux présentent une force décousue d’occupation de l’espace qui explique le caractère inquiet de ces camionneurs qui vont risquer leur vie en permanence, aussi bien parce que la route est difficile que parce qu’on y risque l’agression. Cette façon de présenter l’espace renforce l’aspect diffus du danger porté par un réseau aussi dense que mal identifié. Du laboratoire pharmaceutique identifié à une sorte de mafia, jusqu’à la petite revendeuse de pilules, tout le monde semble impliqué. Mais peu ont la force et le courage de réagir. Amy l’aura finalement, elle partira. Les ressorts de cette coopération sont toujours les mêmes, l’accoutumance, plus on consomme de pilules et plus on doit en consommer, et aussi l’appât du gain. Val accumule de l’argent en organisant le trafic chez les camionneurs, mais ce n’est pas seulement la cupidité qui la pousse, c’est aussi une manière de rechercher une compensation à la mort de son mari. Il faut bien que ce décès ait servi à quelque chose. 

    Death in smal doses, Joseph M. Newman, 1957

    Mynk drague Amy 

    Les rapports humains sont assez peu détaillés. Par exemple on peine à trouver les éléments de la solidarité légendaire entre les camionneurs. C’est seulement esquissé avec la relation entre Tom et Wally. Le plus vieux voulant protéger le plus jeune et le tenant à l’écart de son enquête pour ne pas le mettre en danger. La romance entre Val et Tom est plus détaillée, et cette attirance réciproque donne le caractère noir à ce film puisque leur amour est impossible. Ils sont attirés l’un par l’autre au-delà de leur métier si on peu dire. Val pense qu’elle pourrait finalement mener une autre vie. Mais c’est trop tard. Tom ne se doute pas de son rôle effectif et ressent de la compassion pour son statut de veuve. On pourrait ajouter que les images montrent qu’une femme de caractère, entreprenante et décidée, ne peut pas être aimé par un homme fort qui cherche plutôt une femme à protéger. C’est à mon sens le côté le plus intéressant de ce film. Derrière le devoir, Tom dissimule la peur qu’il a de s’embarquer avec une telle femme. Il est d’ailleurs assez curieux que le scénario ait écrit des rôles positifs pour les femmes. Amy est la seule qui a le courage malgré son addiction de se retirer du jeu. Elle compensera sa fuite en écrivant une lettre à Tom. C’est elle d’ailleurs qui lui permet de faire avancer enfin radicalement son enquête. 

    Death in smal doses, Joseph M. Newman, 1957 

    Une voiture suit le camion de Wally et Tom 

    La réalisation est solide, mais pas assez aboutie cependant. Ça manque de rythme. Bien que filmé dans un format 1,85 :1, le jeu des ombres et des lumières est emprunté au cycle classique du film noir. L’élargissement de l’écran donne une impression de modernité. Du reste les camions sont les instruments de cette modernité qui trace son sillon en reliant tous les points du territoire. En même temps que l’accroissement de la densité des réseaux, le camion apporte comme contrepartie la dépendance aux amphétamines. Joseph M. Newman cependant ne filme pas, comme c’est l’habitude dans les films de routiers, les camions comme des monstres qu’il faut maitriser. En général on utilise la contreplongée pour montrer que le chauffeur doit être un homme fort qui maitrise le monstre. C’est ce qu’on a fait d’abord couramment avec les locomotives. Ici, le camion n’apparait pas dangereux en lui-même, comme s’il avait un caractère spécial. Il ne devient menaçant que quand les chauffeurs se livrent à des extravagances sous l’emprise de la Benzédrine. A l’écran ça donne une volonté de minimiser la masse des véhicules. Cette innocence des camions se traduit dans la manière de les filmer, Newman tire des diagonales, ou filme de face la cabine de conduite. 

    Death in smal doses, Joseph M. Newman, 1957 

    Tom voudrait qu’Amy parle 

    Ce type de film ne peut pas se passer d’une description pointue du milieu des routiers. Donc on va détailler les points de relais des camionneurs. Et montrer à l’intérieur l’existence d’une communauté avec ses rites et ses manières d’amusement. Newman filme longuement les Six Points où on mange, ou on danse. Il utilise des angles toujours intéressants et souvent une profondeur de champ qui saisit très bien le mouvement des danseurs. Le bistrot n’est d’ailleurs pas toujours filmé dans le sens de la profondeur, la caméra glisse le long du comptoir pour saisir des moments un peu plus intimes. Sans surprise c’est cet aspect de la vie laborieuse américaine qui est le mieux saisi. La station service de Dunc est aussi filmée dans un fouillis indescriptible, ça sent l’huile de moteur, mais surtout c’est une image des tendances dissimulatrices de Dunc qui s’est laissé embarquer dans un trafic qui le dépasse. Même si ça manque un peu de liant, les scènes d’action sont bien filmées, surtout quand Mynk rentre en action, surexcité par les pilules qu’il a consommé. 

    Death in smal doses, Joseph M. Newman, 1957

    Mynk est maintenant à l’hôpital 

    Dans ce genre de film à petit budget, les acteurs sont de catégorie B. Mais ce n’est pas un défaut parce que le but est de gommer le côté glamour des protagonistes et de les rapprocher des gens ordinaires, laborieux et fatigués. La tête d’affiche c’est Peter Graves dans le rôle de Tom Kaylor, le flic infiltré. Il n’est pas très connu à cette époque, il le deviendra sur le tard avec la série au succès mondial Mission impossible. Il n’est pas mal, il a l’air suffisamment réveillé pour incarner un flic qui enquête. Ensuite il ya Chuck Connors, encore plus grand que lui ! Il est  Mink le routier surexcité. On ne l’a jamais vu aussi nerveux, mais ici c’est sans doute le rôle qui le veut. Certains ont critiqué sa prestation, y voyant une sorte de pantin désarticulé. C’est un peu injuste car s’il est toujours vibrionnant, c’est parce qu’il est sous amphétamines. Il faut le voir sauté dans sa voiture décapotable ! Son physique particulier fait qu’on s’attend toujours à ce qu’il soit impliqué dans le trafic. Mais en vérité ce sont des gens ordinaires, presque transparents qui sont la clé de voute du réseau. A commencer par Mala Powers qui incarne Val Owens. Cette actrice assez terne n’est pas mauvaise, mais elle n’est remarquable en rien, sauf dans la scène finale quand on menace de l’envoyer en prison et qu’elle tente d’échapper à son châtiment. Merry Anders qui incarne Amy a un rôle plus court, mais elle est très bien dans le rôle de la serveuse rongée par le doute et la culpabilité. J’aime bien aussi Roy Engel dans le rôle de Wally Morse, le partenaire bougon de Tom. Le reste de la distribution est plutôt insignifiant.    

    Death in smal doses, Joseph M. Newman, 1957 

    Tom interroge Dunc

    Ce film n’a jamais été distribué en salle en France. On le trouve sur le marché américain en version DVD avec une image rognée façon wide screen. Certes ce n’est pas un chef d’œuvre, mais c’est un très bon film noir qu’on peut conserver sans honte dans sa dvdthèque !  Le cycle classique du film noir avait encore de beaux restes en 1957. 

    Death in smal doses, Joseph M. Newman, 1957

    La fin est proche pour Tom 

    Death in smal doses, Joseph M. Newman, 1957

    Val est arrêtée

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