• Cérémonie secrète, Secret Ceremony, Joseph Losey, 1968 

    Ce film était déjà en 1968 un très vieux projet de Joseph Losey. A l’origine il devait être tourné avec Ingrid Bergman et en Argentine, mais les difficultés de Losey l’en empêchèrent et lui-même ne voulait pas tourner dans un pays de langue espagnole qu’il ne comprenait pas. C’est du moins ce qu’il a dit, parce que justement il avait travaillé en Italie, pays dont il ne connaissait pas du tout la langue, et puis en tournant The Lawless, il s’était rapproché de l’espagnol que parlaient les Mexicains immigrés aux Etats-Unis. Ce film vient, dans la carrière de Joseph Losey, juste après Boom qu’il avait fait avec Elizabeth Taylor et Richard Burton, un film chichiteux et théâtral, chargé de symboles et qui fut un fiasco commercial complet. Notez que ce dernier film était basé sur une histoire de Tennessee Williams, Ceremonia Man, Bring This Up the Road, où l’idée morbide de cérémonie était déjà très présente. Il y a donc une parenté entre ces deux films, au-delà du fait que l’interprète principale est la même. Mais Secret Ceremony est bien moins théâtral, moins stylisé si on veut, il s’apparente plus à une histoire ancrée dans une réalité immédiatement compréhensible. Il est basé sur un roman noir d’un argentin, Marco Denevi. Il faut comprendre que depuis Accident et sa coopération avec Harold Pinter qui a une côte très élevée à cette époque, le succès fuit Joseph Losey. Il ne retrouvera la gloire qu’avec une autre collaboration avec Harold Pinter sur The Go Beetween qui sera un gros succès commercial et critique, obtenant la Palme d’or à Cannes en 1971. Mais en attendant il est dans le trou, alors que paradoxalement il a acquis, du moins Europe, un statut de grand réalisateur, et Secret Ceremony rassemble d’ailleurs toute une équipe de gens qui sont un peu sur le bord de la route, Losey bien sûr, mais aussi Elizabeth Taylor qui n’a plus l’aura du début des années soixante. Joseph Losey considérait que ce film était une de ses plus belles réussites.  

    Cérémonie secrète, Secret Ceremony, Joseph Losey, 1968 

    Leonora qui vit de la prostitution se rend au cimetière pour se recueillir sur la tombe de sa fille. En chemin une jeune femme, Cenci, semble reconnaitre en elle sa propre mère. Elle entraîne Leonora chez elle, lui propose un petit déjeuner copieux. Et peu à peu Leonora qui n’arrive pas à enlever de la tête de Cenci qu’elle n’est pas sa mère qui est décédée, va s’installer chez elle. Cenci vit en effet toute seule dans une immense et luxueuse demeure à l’architecture compliquée et surchargée d’objets hétéroclites. Si dans un premier temps elle se laisse aller à l’opportunisme de profiter de l’aubaine, Leonora va ensuite se sentir responsable de Cenci. Une certaine complicité semble naître de cette relation baroque. Lorsque les tantes de la jeune femme débarquent, Leonora assiste au pillage de la maison. Elle décide alors d’aller voir ces deux vieilles femmes et les menaces des pires représailles. Puis elle va se confesser. Pendant ce temps Albert, le beau-père de Cenci, qui depuis un moment rodait autour de la maison, va arriver à s’introduire auprès de Cenci et abuser d’elle. Celle-ci fera croire ensuite à Leonora qu’elle a été violée. Cet épisode renforce le sentiment maternel de Leonora qui se sent maintenant responsable de Cenci. Pendant ce temps Albert complote avec les tantes en vue de récupérer l’héritage de Cenci. 

    Cérémonie secrète, Secret Ceremony, Joseph Losey, 1968

    Dans le bus qui la mène au cimetière, Leonora fait la connaissance de Cenci 

    Les deux femmes décident ensuite de partir se reposer au bord de la mer dans un hôtel de luxe. Mais en réalité Cenci l’a fait savoir à Albert. Elle essaie aussi vainement de faire croire à Leonora qu’elle est enceinte, mais la supercherie ne fonctionne pas. Tandis que Cenci fait du cheval, Albert vient à la rencontre de Leonora et la menace avec des propos orduriers. Il prétend être le tuteur légal de Cenci et aussi qu’il a eu des rapports sexuels avec sa belle-fille depuis qu’elle a quinze ans. Leonora l’envoie promener, mais elle surprendra Albert et sa belle-fille en train de copuler sur la plage quand le soir tombe. Complètement écœurée, elle a une altercation violente avec Cenci. Celle-ci qui retrouve des manières arrogantes la traite comme une domestique et la chasse. Après que Leonora ait regagné Londres, Cenci décide d’en finir avec la vie. Elle va avaler un flacon de cachets, des somnifères, sans doute. À ce moment-là Leonora revient la voir, leur discussion est plus ou moins enjouée et Leonora demande à revenir, mais Cenci la chasse d’une manière des plus cruelles. Lorsque Leonora s’en va, mortifiée, elle tentera cependant de la rappeler, mais c’est bien trop tard, le poison a fait son effet et elle meurt. Alors que le corps de Cenci est exposé dans son cercueil, Leonora en grand deuil vient la veiller. A ce moment-là, Albert arrive à son tour. Leonora s’approche de lui et le poignarde à mort.

     

    Cérémonie secrète, Secret Ceremony, Joseph Losey, 1968

    Leonora s’est installée avec Cenci dans la vaste demeure

     

    Contrairement à ce qu’on a dit, l’histoire est assez simple et linéaire. Mais ce qui sème le trouble ce sont les intentions du réalisateur. On voit bien les différents éléments qui composent le film, la folie de Cenci, l’opportunisme et la culpabilité de Leonora, ou encore le caractère prédateur d’Albert. Tout cela cependant d’indique aucune direction. La deuxième réflexion qu’on se fait en sortant de ce film, c’est le caractère très théâtral du film. il y a essentiellement trois acteurs et une surabondance de dialogues, comme au théâtre. Notons d’abord que c’est un film de femmes. Il y a Leonora, Cenci et les deux tantes rapaces. Bien entendu l’ambiguïté des deux principaux personnages est constante, celle d’Albert pas du tout, il est le parfait salaud qui s’affirme tel qu’il est. Si le film repose principalement sur les rapports entre Leonora et Cenci, on peut déjà se débarrasser des personnages périphériques. Dans ce film empreint d’une religiosité ambigüe, on nous précise bien que les deux tantes rapaces sont juives et d’ailleurs se regarderont de travers lorsqu’elles devront se signer devant le cadavre de Cenci. C’est une précision assez douteuse. Celle-ci renvoie à une partie du dialogue quand Leonora comparera son existence depuis la mort de sa fille à celle du Juif errant ! Sachant la proximité d’Elizabeth Taylor avec la judéité, c’est un peu douteux. Mais glissons, le scénariste de ce film, George Tabori, étant lui-même d’origine juive.

     

    Cérémonie secrète, Secret Ceremony, Joseph Losey, 1968

    Fascinée par le luxe, de la maison, Leonora adopte les tenues de la mère de Cenci

     

    Albert, le beau-père prédateur, est plus conforme à ce qu’on attend de Losey dans la mise en scène de personnage sadiques. Il est rusé, manipulateur, cupide. Les deux femmes ont d’abord des relations opportunistes. Cenci qui est une grande manipulatrice, va amener Leonora a joué exactement le rôle qu’elle a prévu pour elle. Pour cela elle se donne des allures de jeune-fille qui met en avant sa virginité ! Mais elle joue également de sa détresse qui au fond est bien réelle. Pourquoi se laisse-t-elle abuser par son beau-père ? Les réponses sont ouvertes : on peut penser qu’Albert est encore plus manipulateur qu’elle, ou alors qu’elle a un vrai désir sexuel pour lui. Leonora est plus simple. Certes, elle se laisse aller à un opportunisme de circonstance, fascinée qu’elle est par le luxe. Mais à travers de la culpabilité que la mort de sa fille lui a donnée, elle finit par rentrer dans le jeu et se trouver responsable d’une fille de substitution. Cette première approche des caractères des deux femmes est consolidée par des rapports de classes qui semblent s’inverser de temps à autre et qui rappellent The Servant, le film de Losey de 1963. On retrouve les rapports de domination, Cenci reprenant son rôle de « dominant » pour forcer Leonora à s’humilier, à quémander son retour à la maison.

     

    Cérémonie secrète, Secret Ceremony, Joseph Losey, 1968

    Les tantes de Cenci sont venues piller la maison

     

    Les éléments décrits ci-dessus surplombe en réalité une histoire qui commence par une rencontre et qui se termine par un suicide et un meurtre. Cette histoire est totalement invraisemblable et mal articulée. Elle va reposer presqu’exclusivement sur la réalisation du sujet, la mise en scène et l’interprétation. Cette orientation va non seulement s’appuyer sur une quantité invraisemblables de symboles, mais sur une atmosphère claustrophobique qui utilise pratiquement un seul décor. Ce décor était la fierté de Losey qui disait l’avoir découvert presqu’un peu par hasard. C’est un décor baroque, avec des entrées multiples, un jardin sur le devant, et surtout peuplé d’objets nombreux, riches mais hétéroclites. Cette maison est un personnage à part entière, en ce sens qu’il détermine le comportement de ceux qui y habitent. C’est toujours la vieille idée matérialiste qu’on trouve chez Losey dans presque tous ses films. Le second décor d’importance est l’église ou Leonora va prier, se confesser. On peut faire le parallèle entre les deux, ce sont des lieux étouffants qui enferment les individus dans leur folie. Dans les deux cas ils suscitent les formes cérémoniales et extérieures aux personnages, formes qui les guident vers leur perdition. Quand Leonora pénètre pour la première fois dans cette étrange demeure, elle est comme absorbée par les vieilles pierres. Cette maison représente aussi un monde vieux, finissant, celui d’une aristocratie qui n’existe déjà plus. Riche, on comprend que la famille de Cenci est très riche, elle étalera même son argent devant la modeste Leonora. Mais qu’elle soit d’origine aristocratique, ça c’est Losey qui nous le dit !

     

    Cérémonie secrète, Secret Ceremony, Joseph Losey, 1968

    Leonora est venue régler ses comptes avec les tantes

     

    Le personnage répugnant d’Albert est le pivot du film. C’est par lui que les choses arrivent. Froid et calculateur, aimant dominer et faire le mal, c’est le portrait d’un intellectuel qui rationalise la moindre de ses actions. Il raconte aux vieilles tantes qu’il est professeur, mais on n’en sait rien, car c’est aussi un menteur. Il semble au contraire avoir eu des problèmes avec la justice à cause de ce qu’il appelle son libertinage. L’attitude d’Albert renvoie cependant à un problème plus large, celui de la dépendance des êtres humains entre eux. Dans le trio infernal qui nous est présenté, chacun utilise l’autre pour son profit. Et derrière sa folie apparente, Cenci n’est pas la dernière.  Insistait sur le fait cependant qu’au bout du compte seule Leonora restera vivante de cette épreuve. Il liait ce destin au fait qu’elle avait l’habitude de la rue. Cependant, si on comprend bien dès le début que Leonora vit de la prostitution, c’est une image symbolique de cette activité. Elle semble seule et n’avait par de maquereau, ce qui est assez peu réaliste. Tout cela fait apparaitre les trois personnages comme des idéal-types et non comme des personnages réels. Ils sont tout autant symboliques que la maison et les objets qui la peuplent. C’est sans doute cela qui fait que le spectateur reste assez en dehors de cette histoire.

     

    Cérémonie secrète, Secret Ceremony, Joseph Losey, 1968

    Albert est parvenu à se saisir de Cenci

     

    Au bout du compte le scénario apparait comme assez déséquilibré. L’épisode des tantes qui pillent assez mollement la maison, est censé être un épisode comique qui donnerait un peu de légèreté au film. C’est assez raté. Mais les déséquilibrent viennent d’abord du tempo. Le film est assez long, 1 h 50, et Losey passe beaucoup de temps dans les débuts à décrire le développement des rapports assez louches entre Cenci et Leonora. Si bien qu’Albert apparait tardivement, alors que la mécanique de l’histoire c’est bien une tentative de captation d’héritage. De même il perd beaucoup de temps, par rapport à l’histoire proprement dite, à filmer les objets et la maison. Avait-il besoin d’autant de temps pour nous donner à comprendre le rôle de ce décor ? Je ne le pense pas. L’atmosphère est lourde, c’est celle d’une claustration, et c’est pourquoi l’épisode au bord de la mer apparait comme plutôt incongru, tandis que la visite au cimetière, à l’église ou même aux tantes rapaces, peuvent tout à fait se justifier du point de vue narratif.

     

    Cérémonie secrète, Secret Ceremony, Joseph Losey, 1968

    Leonora croie que Cenci a été violée

     

    De la même manière l’épisode où Cenci fait semblant d’être enceinte est plutôt grotesque. Était-il besoin de lui donner l’apparence d’un ventre déjà gonflé ? Elle aurait seulement pu se contenter de tromper Leonora en donnant des signes de sa grossesses, sans passer par une caricature qui justement ne trompe personne. C’est un peu comme si on avait ajouté des épisodes sans intérêt du point de vue de la dynamique du film, afin d’éviter que l’histoire ne tourne trop rapidement en rond. Quand, à l’hôtel, Cenci a manifestement invité Albert à la rejoindre, on ne sait pas si elle le fait dans le but de détruire Leonora, ou simplement parce qu’elle désire avoir des rapports sexuels avec lui. Mais comme par ailleurs elle provoque en permanence celle à qui elle a donné le statut de mère, il se trouve que cette démonstration a quelque chose de destructeur qui devient assez incompréhensible. En effet pourquoi s’inventer une nouvelle mère si c’est pour ensuite la détruire ? Quel est le rôle d’Albert dans ce revirement ? Personne n’en sait rien, et probablement Losey non plus !

     

    Cérémonie secrète, Secret Ceremony, Joseph Losey, 1968

    Albert combine avec les tantes pour récupérer l’argent de Cenci

     

    Losey avait obtenu semble-t-il un solide budget pour ce film. Cela venait d’Elizabeth Taylor elle-même qui, après Boom avait envie de retravailler avec Losey, même si Boom n’avait pas été un succès commercial. Le rencontrant à Rome, elle lui dit qu’elle avait trouvé un producteur et elle lui demanda de trouver un sujet. Le producteur avait d’ailleurs pré-vendu le film à la télévision, ce qui réglait le problème du retour sur investissement, mais qui ne sera pas conséquence pour autant. Cette relative aisance permis de donner une allure très soignée à la mise en scène. Et sans doute que Losey comptait sur sa technique pour donner au film une atmosphère particulière, glauque et ténébreuse. Mais en réalité la technique ne sauve jamais une histoire qui est bancale.

     

    Cérémonie secrète, Secret Ceremony, Joseph Losey, 1968

    Leonora et Cenci vont sur le bord de mer

     

    Si nous regardons uniquement le film du point de vue de la technique, nous remarquons deux choses, la première est le jeu sur les couleurs, bien aidé par la très bonne photographie de Gerry Fisher. Il y a donc une opposition entre les couleurs sombres et ténébreuses de la maison et de l’église et les couleurs plus violentes des robes de Leonora ou de Cenci. Cette violence des couleurs se retrouve dans les fleurs, ou encore lorsque Leonora pique-nique sur la plage. C’est ce genre de chose qui sera beaucoup développé dans la suite par le Giallo, notamment par Bava et Argento. Le second point est l’attention portée par Losey à l’architecture. Cela l’oblige à utiliser la verticalité des décors, et notamment de produire des effets de grue à l’intérieur de l’église, ou dans l’entrée de l’étrange demeure qui va accueillir Leonora. Comme à son habitude, Losey va utiliser des larges mouvements latéraux de caméra pour accélérer les mouvements des acteurs. Il y a une scène assez compliquée quand, vers la fin, Leonora vient revoir Cenci avant qu’elle ne meure à cause du poison. Leonora débite un monologue assez long en se déplaçant autour de Cenci, et bien sûr le caméraman doit la suivre avec la caméra sur l’épaule. Losey était très fier de cette scène qui doit bien sûr beaucoup au talent d’Elizabeth Taylor, mais en la revoyant on se dit que c’est peut-être là une coquetterie inutile. 

     

    Cérémonie secrète, Secret Ceremony, Joseph Losey, 1968

    Cenci fait semblant d’être enceinte

     

    Le montage est vif, passant des gros plans aux plans d’ensemble avec beaucoup de facilité. Et cela compense un peu la lenteur du développement de l’histoire. Mais cela n’évite pas l’aspect théâtral du film. Je sais bien que c’est volontairement que Losey évite de filmer ses personnages en extérieurs, mais justement cela contribue à obscurcir une histoire pourtant relativement simple.

     

    Cérémonie secrète, Secret Ceremony, Joseph Losey, 1968

    Albert se présente en prédateur

     

    L’interprétation c’est d’abord l’opposition entre Elizabeth Taylor qui joue Leonora avec beaucoup de finesse et d’énergie. Sûre de son talent, elle domine complètement le film. Manifestement  cette grande actrice n’a pas eu la carrière qu’elle méritait. Mia Farrow interprète Cenci. Un nouveau rôle de folle donc. Elle avait auparavant obtenu un triomphe dans Rosemary’s Baby. Mais selon Losey elle avait beaucoup de problème avec Frank Sinatra dont elle s’était séparée. Elle joue ici une jeune femme qui refuse d’abandonner l’enfance. Physiquement elle est très bien, je veux dire, très bien pour le rôle auquel elle donne une grande crédibilité. Mais de temps à autre elle se laisse un peu trop aller au cabotinage sautillant. Elle manque un peu de sobriété dans le jeu. Le troisième personnage est Albert, interprété par Robert Mitchum. Il s’est très mal entendu avec Losey. Sans doute n’a-t-il pas compris son rôle. Nous non plus. Ou peut-être a-t-il été déçu d’être si peu présent à l’écran. Son jeu est assez convenu, et la fausse barbe qu’il traine dans la première partie du film est assez ridicule. Les autres acteurs, n’existent pas, sauf les deux femmes qui interprètent les deux tantes, mais elles ne sont que des mauvaises caricatures.

     

    Cérémonie secrète, Secret Ceremony, Joseph Losey, 1968

    Leonora s’humilie pour se rapprocher de Cenci

     

    Le film a été assez apprécié par la critique. Les entrées en salle ont été médiocres. Cependant le film a atteint facilement la rentabilité justement à cause de son achat par la télévision. Mais la chaîne qui l’avait acheté trouvant le film incompréhensible lui rajouta deux scènes explicatives, sans qu’on sache qui les a tournées ! Ce qui fait que la bonne version est plus courte d’une vingtaine de minutes que cette version caviardée ! Avec le recul, le fim nous apparaît comme une succession de scènes brillantes mais sans contenu. On l’a compris ce n’est pas un des films de Losey que je préfère, même si je le trouve moins prétentieux que Boom.

     

    Cérémonie secrète, Secret Ceremony, Joseph Losey, 1968

    Leonora est venue saluer la dépouille de Cenci

     

    Il existe depuis quelques années une belle édition en Blu ray chez Elephant. Très soignée dans sa réalisation, elle comporte plusieurs bonus intéressants, une interview de Losey par Michel Mourlet, une belle présentation du film par Nachiketas Wignesan qui faity aussi un parallèle entre ce film et The Servant, et encore une longue interview du fils de Joseph Losey.

     

    Cérémonie secrète, Secret Ceremony, Joseph Losey, 1968

    Leonora a poignardé Albert

    Cérémonie secrète, Secret Ceremony, Joseph Losey, 1968

     

     

     

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  •  Un homme à détruire, Imbarco a mezzanotte, Joseph Losey, 1952

    A cause des ennuis que lui vaut l’HUAC, refusant de s’humilier en témoignant contre ses camarades, Joseph Losey va s’exiler en Europe où il recommence une nouvelle carrière. Inutile de dire qu’il est dans la difficulté. Jules Dassin, lui aussi pourchassé aux Etats-Unis – le pays de la liberté comme on sait – pour ses idées communistes, l’avait précédé et s’était retrouvé comme un poisson dans l’eau à Londres où il réalisa Night and the City en 1950, sans grand succès d’ailleurs à sa sortie, puis ensuite à Paris où en 1955 il tournera Du rififi chez les hommes avec le triomphe mondial que l’on sait[1]. Imbarco a mezzanotte n’est pas un sujet vraiment choisi par Losey. Il est arrivé là presque par hasard, parce qu’il était au chômage, il était là en remplacement de Bernard Vorhaus que les « diplomates » américains avaient fait chasser d’Italie à cause de ses idées communistes ! Plus tard Losey soutiendra que les producteurs avaient profité de sa détresse pour le sous-payer. C’était une manière de renier le film, comme il reniera toute son œuvre américaine, sauf le très naïf The Boy with Green Hair. Dans la version américaine stupidement amputée d’une vingtaine de minutes, le réalisateur crédité est Andrea Forzano parce que Losey n’avait même plus le droit d’être cité ! United Artists avait mis de l’argent, cet argent qu’elle ne pouvait pas rapatrier de l’Italie. L’initiateur du projet était en réalité Paul Muni, immense gloire des années 30 et 40, un peu sur le déclin à cette date, mais qui avait toujours beaucoup de succès au théâtre. Il cherchait un metteur en scène pour filmer une histoire imaginée par Noel Calef et scénarisée par Ben Barzam, une autre victime de la chasse aux sorcières. Celui-ci perdit même dans l’affaire sa nationalité américaine. Les diplomates américains basés en Italie – en fait des agents de la CIA – faisaient la chasse aux Américains qui croyaient pouvoir trouver la paix et la tranquillité dans ce pays, et si Losey put terminer le film, Ben Barzam fut obligé de quitter l’Italie. Ironie de la chose, ce dernier pourra travailler plus librement dans l’Espagne de Franco sur le tournage du Cid d’Anthony Mann, que dans l’Italie de la Démocratie Chrétienne qui, acoquinée à la mafia, n’avait rien à refuser au maître américain. Curieusement l’Angleterre résista beaucoup mieux que l’Italie aux pressions des Américains qui voulaient débarrasser le monde occidental de ce qu’ils pensaient être de la propagande communiste. Mais ce sinistre épisode montre à quel point la « démocratie américaine » est quelque chose de très relatif, encore aujourd’hui avec la russophobie obligatoire mise en place comme cordon sanitaire de l’Empire. 

    Un homme à détruire, Imbarco a mezzanotte, Joseph Losey, 1952

    L’étranger est parti dans la ville pour chercher de l’argent 

    Noël Calef qui connaitra le succès avec Ascenseur pour l’échafaud, avait construit une histoire très démarquée, pour ne pas dire plus, d’Au-delà des grilles de René Clément qui, en 1948, avait été un beau succès. Si Joseph Losey ne connaissait peut-être pas ce film, Noël Calef, lui, ne pouvait l’avoir ignoré. Dans ses entretiens avec le regretté Michel Ciment, Losey avait l’air de se dire assez peu concerné par ce travail, toute sa carrière d’avant son exil lui paraissait assez médiocre[2]. Pour ma part, je trouve que c’est là qu’on peut voir le meilleur de Losey, par exemple M[3], le remake heureux du film de Fritz Lang ou encore The Prowler[4] ! C’est beaucoup moins prétentieux que le reste de sa filmographie et ses opéras filmés. Imbarco a mezzanotte était d’ailleurs un film à tout petit budget, c’était l’argent de United Artists qui ne pouvait pas sortir du pays et qui devait être réinvesti en Italue, avec un tournage très compliqué et décousu, avec une équipe largement italienne, obligeant Losey à des prouesses techniques qui lui feront pratiquement renier ce film. Mais en même temps le pauvre budget alloué au film l’avait entraîné à user des décors naturels et quasiment se passer des prises en studio. Et ça c’est ce que Losey – mais bien d’autres, notamment René Clément justement sur Au-delà des grilles – savait très bien faire. Et c’est bien ce qui fait encore le prix de ce film aujourd’hui. 

    Un homme à détruire, Imbarco a mezzanotte, Joseph Losey, 1952

    Le patron du bar veut l’arme pour 2000 lires 

    Un étranger est découvert dans la cale d’un navire. Manifestement il fuit quelque chose, on ne saura jamais quoi. Il réclame au capitaine de le laisser embarquer, mais celui-ci lui demande 50 000 lires. Il ne les a pas, marchande pour obtenir un prix plus bas, puis il s’en va dans la ville afin de vendre un beau révolver pour obtenir le prix de son passage. Il erre dans la ville mais le seul qui veut bien lui acheter son arme ne lui en donne qu’une somme dérisoire, insuffisante. Il y a un cirque qui vient de s’installer dans la ville, des gosses qui courent dans tous les coins, admirant la ménagerie, puis une course cycliste remportée par le fiancé d’Angela qui est très applaudi. Pendant ce temps une blanchisseuse envoie son fils Giacomo livrer le linge qu’elle a préparé et elle lui donne 62 lires pour acheter au retour une bouteille de lait. Giacomo accompagné de sa sœur, se laisse distraire par la vie de la rue et s’attarde pour jouer aux billes avec d’autres enfants et bien entendu, il perd les 62 lires. Il va cependant porter le linge chez Monsieur Pucci. Chez lui travaille Angela comme domestique, mais celle-ci a le tort de profiter de son patron pour se payer des robes destinées à séduire. Celui-ci la surprend et la fait chanter en lui disant qu’il va la raccompagner chez elle, sinon il risque d’aller à la police.  Giacomo doit ramener le lait à la maison. Comme il n’a pas d’argent, et que ni Angela, ni Pucci ne veulent lui donner, il va le voler pendant que la crémière compte sa recette de la journée. À ce moment-là l’étranger affamé pénètre dans la crémerie et mange un fromage. La crémière prétend appeler la police. Mais l’étranger l’en empêche. La femme est morte, accidentellement. L’étranger s’en va en emportant la recette qui lui permettra de régler le prix de son passage. 

    Un homme à détruire, Imbarco a mezzanotte, Joseph Losey, 1952

    Le vieux Peroni mène son vieux cheval à l’abattoir 

    La police accourt. Giacomo croit que c’est après lui qu’elle en a, à cause de la bouteille de lait volée. De fait il va fuir avec l’étranger. Pour échapper à la police, ils se font passer pour père et fils, et vont même au cirque ! Ce dont rêvait Giacomo. Mais bientôt la police diffuse le signalement de l’homme et un témoin raconte qu’il les a vu ensemble. Un policier les repère au cirque et la chasse reprend. Ils tentent de trouver le chemin des docks afin d’embarquer. Mais les issues sont bouclées. Finalement ils se réfugient chez Angela, Giacomo s’en est procuré les clés – on ne sait trop comment. Bientôt la police débarque dans le quartier. L’homme et Giacomo attendent qu’elle s’en aille. Mais c’est Angela, accompagnée de son patron qui arrive. Son patron qui a peur de se faire repérer renonce à monter chez elle. Angela est surprise par l’étranger. Tandis que Giacomo va explorer un passage pour échapper à la police en passant par les toits, l’homme et Angela semblent se rapprocher. Mais la police annonce à l’aide d’un porte-voix qu’il y a une récompense de 50 000 lires pour qui dénoncera le fuyard. L’homme s’assoupit, Angela tente de s’échapper, l’étranger l’attache, puis avec Giacomo il va essayer de fuir par les toits, le port n’est pas loin. Mais Giacomo glisse et manque de tomber. Pour le rattraper l’étranger va s’exposer. Il sera tué après avoir sauvé l’enfant. La famille de Giacomo retourne à ses affaires, et l’enfant semble avoir déjà oublié cet étranger, prévoyant d’aller jouer aux billes dès le lendemain. 

    Un homme à détruire, Imbarco a mezzanotte, Joseph Losey, 1952

    La mère de Giacomo envoie ses enfants porter le linge 

    Losey est sans doute intervenu tardivement dans la conception de ce film. Mais comme il a par la suite beaucoup travaillé avec Ben Barzam, il est clair qu’ils avaient de nombreux points communs. On a dit que Ben Barzam avait aussi critiqué très vivement le film achevé, mais il l’a sans doute vu dans une vision tronquée lors de son passage à Paris. La version qui est disponible actuellement sur le marché est celle d’Olive. Son grand défaut est d’être la version américaine qui est amputée d’une bonne vingtaine de minutes, ce qui nuit évidemment à la fluidité du récit. Par exemple on ne sait pas comment ils atterrissent dans la famille d’Angela ! Ça donne un montage bizarre et abrupt parce que manifestement il manque des plans. Il existe une édition italienne, plus complète, mais je ne l’ai jamais vue. En 1998 ce film a été présenté au Festival de Venise dans une version restaurée, mais je ne sais pas pas si c’est la version italienne initiale. Cependant il faut toujours se méfier des reniements en matière de cinéma. Peckinpah avait bien renié Major Dundee qui pourtant même amputée était déjà une sorte de monument. De même Jean-Pierre Melville a renié Quand tu liras cette lettre, il a eu tort[5]. Et donc même si Imbarco a mezzanotte n’est manifestement pas du meilleur Losey, il reste toutefois meilleur et plus intéressant que par exemple le chichiteux Boom ou que La truite qui est complètement raté et ennuyeux, pourtant adapté d’un excellent roman de Roger Vailland. 

    Un homme à détruire, Imbarco a mezzanotte, Joseph Losey, 1952

    Giacomo s’attarde pour jouer aux billes 

    Avant même l’histoire, ce qui frappe c’est le portrait d’une Italie en pleine reconstruction, avec la volonté de fuir la misère. Ce sera d’ailleurs le pays européen qui, avec la France, aura connu la plus forte croissance économique durant les Trente glorieuses. Ça se passe donc au milieu des ruines, exactement comme dans Au-delà des grilles. Ces ruines sont filmées joliment, comme si leur beauté martyrisée était l’assurance qu’un jour ce pays redeviendrait quelque chose de grand. A cette époque il y avait des enfants dans toutes les rues de l’Italie, par la suite l’Italie qui exportait beaucoup de sa main d’œuvre vers la France ou l’Allemagne, va devenir le pays européen où on fait le moins d’enfants ! C’est dire l’importance de la transformation de l’Italie en profondeur. Les gosses vont pieds nus, tous vivent dans la misère, avec des habits en haillons. Les décors naturels de Livourne et de Pise sont extrêmement bien utilisés. Cela est probablement dû à Andréa Forzano qui est le producteur du film et qui s’est démené comme un beau diable pour le mener au bout. Les rues sont pleines, pleines d’une foule bigarrée et pleine d’une énergie débordante. Le contexte social est soigné et rappelle l’esthétique du néoréalisme italien. 

    Un homme à détruire, Imbarco a mezzanotte, Joseph Losey, 1952

    Angela doit subir le chantage de son patron 

    De cette esthétique particulièrement on sent l’influence de Ladri di biciclette, le chef d’œuvre de De Sica. Dans les deux films on trouve une analyse des rapports entre le monde des adultes et celui de l’enfance. Dans le film de De Sica ce sont les rapports entre un père et son fils, et dans Imbarco a mezzanotte l’étranger devient un père de substitution, du reste à la fin, avant que Giacomo et l’étranger se séparent pour toujours, l’enfant l’appellera « father ». Son vrai père n’est pas là, a-t-il abandonné le foyer ? Est-il mort à la guerre ? On ne le saura pas. Mais comme la petite fille de Marta dans Au-delà des grilles qui finira par dénoncer Pierre à la police, Giacomo a une attitude ambiguë, voire cruelle envers l’étranger. On le sent prêt à le dénoncer, mais à chaque fois il recule devant cette action mauvaise. Comme René Clément donc Losey refuse de peindre l’enfance sous les traits de l’innocence, mais plutôt il la peint sous ceux de l’ambiguïté. Dans le couple adulte-enfant, c’est l’adulte qui est la partie faible. Pierre dans le film de René Clément débarque à Gênes pour cause de rage de dents, il est dépendant de la petite fille qui est jalouse des attentions qu’il porte à sa mère. Dans le film de Losey, l’étranger est affamé, malade de la faim. Et Giacomo sera lui aussi jaloux des attentions qu’il porte à Angela. Comme dans Jeux interdits, on voit que l’attention apportée aux enfants évite en permanence la niaiserie et une pureté illusoire des sentiments. 

    Un homme à détruire, Imbarco a mezzanotte, Joseph Losey, 1952

    La crémière est morte, accidentellement 

    Le thème principal est cependant celui de la délation et de la trahison, ce qui ne pouvait qu’intéresser Losey qui avait subi les avanies de l’HUAC. Ce dilemme est tout de suite représenté par le vieux Peroni qui refuse de vendre l’étranger, mais aussi par des citoyens ordinaires et pauvres qui refusent de vendre un des leurs. Le carabinier qui suit un peu partout l’étranger dans son errance est la manifestation d’un contrôle social déjà trop poussé pour être honnête. On sent qu’il aime à poursuivre les individus défaillants et quand il tue l’étranger à coups de carabine, il ne manifestera aucune douleur sous le regard de Giacomo qui lui reproche d’une manière muette son geste criminel. On pourrait voir aussi dans ce film une dénonciation des rapports de pouvoir, c’est aussi bien Angela qui arrive difficilement à se défendre des assauts de son patron, mais c’est aussi la mère de Giacomo qui subit sa position misérable d’ouvrière lingère. La crémière qui est une femme relativement prospère menace de dénoncer l’étranger à la police, elle en mourra bien accidentellement. Mais comme l’homme n’est pas capable de prouver que c’est seulement un accident, il préfère emporter l’argent et prendre la fuite. 

    Un homme à détruire, Imbarco a mezzanotte, Joseph Losey, 1952

    Giacomo et l’étranger fuient la police

    C’est un film aussi sur le quiproquo. En effet c’est parce que Giacomo croit que la police lui court après qu’il va fuir en compagnie de l’étranger et découvrir ce qu’il est vraiment. Bien entendu, cela l’amènera à vouloir partir avec lui sur le même bateau à la découverte du grand monde. Dans Little Fugitive, réalisé en 1953, donc après le film de Losey, par Morris Engel, Ruth Orkin et Raymond Abrashkin, cette idée sera reprise, puisqu’il s’agit d’un enfant qui fuit n’importe où dans la ville parce qu’il croit avoir tué son frère aîné. On y retrouvera comme dans Imbarco a Mezzanotte le petit garçon qui passe beaucoup de temps, attiré par les plaisirs de la fête foraine. Il y a deux fuyards, l’étranger qui a tué et qui ne veut pas aller en prison, et l’enfant qui le suit. Losey est un habitué de la fuite et de la traque. On trouve cela dans M[6], bien entendu, et la poursuite dans les rues de la ville est très semblable. Mais on trouve aussi ça dans The Lawless[7] et encore Figures in the Landscape[8], et même dans The criminal[9]. Il décrit longuement la traque, dans le labyrinthe des rues de la ville, montrant comment la population se ligue contre lui pour l’empêcher de survivre. Sans doute ce thème lui était cher, lui qui a dû fuir pendant de longues années son propre pays. La solitude caractérise ce qu’est l’étranger, et le désespoir également. Mais Giacomo qui pourtant est encore tout jeune, partage avec lui cette solitude comme cette envie d’ailleurs. Et même Angela qui a volé son patron en espérant quitter Livourne pour s’en aller vivre à Milan avec son fiancé qui est aussi le gagnant de la course en vélos. 

    Un homme à détruire, Imbarco a mezzanotte, Joseph Losey, 1952

    Le patron d’Angela renonce à l’accompagner chez elle à cause de la police 

    C’est très bien filmé, et si le film ne trouve pas toujours son rythme on peut tout à fait supposer que c’est la conséquence des coupures intempestives qu’il a dû subir. Losey s’applique particulièrement dans les séquences de fuite où il est capable de jouer de longs travellings et de la profondeur de champ, avec des effets de tunnels dans les redents de la ville, passage possible entre deux mondes. Curieusement on retrouve des plans qui semblent empruntés à Au-delà des grilles, par exemple quand l’étranger est découvert et qu’il sort par l’écoutille qui signifie le passage dans un autre monde peut-être encore plus effrayant que le trou qu’il vient de quitter. La manière de filmer la fête foraine, avec des mouvements de grue qui permettent de surplomber l’ensemble est dans la lignée de ce que Losey avait fait sur M quand Martin Harrow rencontre le vieil aveugle qui vend des ballons. Si les scènes d’intérieur sont beaucoup moins originales, on se souviendra toutefois de la maison d’Angela cernée par la police, puis des scènes sur le toit. 

    Un homme à détruire, Imbarco a mezzanotte, Joseph Losey, 1952

    Angela est surprise de trouver quelqu’un chez elle 

    Il y a des scènes assez étranges, par exemple quand Perino amène son vieux cheval chez le boucher, mais Giacomo est très choqué parce qu’il aime beaucoup le cheval et il s’enfuit devant le spectacle cruel de l’équarrissage, disant que ce cheval qui a travaillé toute sa vie sans rien dire est bien mal récompensé. Cette scène n’est pas seulement destinée à démontrer la sensibilité de l’enfant et la cruauté des adultes, mais elle est aussi une métaphore de la triste situation de l’étranger qui est promis à une mort affreuse. Il y a donc une description des petits métiers de l’ancien temps, par exemple, en sus des équarisseurs, le lait qui s’achète à la tirette, ou qui se vend dans la rue, ou les petits vendeurs qui se greffent dans l’ombre généreuse du cirque. Et bien entendu la description fascinante de la ménagerie du cirque et des danseuses du ventre.  La photographie est bonne, signée Henri Alekan. 

    Un homme à détruire, Imbarco a mezzanotte, Joseph Losey, 1952

    Ils semblent sympathiser 

    L’interprétation c’est d’abord Paul Muni. À cette époque il avait déjà de gros problèmes de santé. Mais il est très étonnant dans ce rôle de semi-clochard bourru, épuisé, au fond très sentimental, qui meurt pour avoir voulu sauver le gosse. C’était un immense acteur, à mon sens bien trop oublié. Il y a beaucoup de finesse dans son jeu, notamment dans les parties sans dialogue. La scène où il prend Angela dans ses bras aurait pu sombrer dans le ridicule, mais elle ne l’est pas. Rien que pour sa prestation, on doit voir ce film. le film est tourné en Anglais, les acteurs italiens seront doublés, mais c’est bien la voix de Paul Muni qu’on entend. Ensuite il y a le petit Vittorio Manunta dans le rôle de Giacomo. Petit enfant prodige, il avait, avant de faire le film de Losey tourné dans une bondieuserie franco-italienne sous la direction de Maurice Cloche, réalisateur très sous-estimé dont la carrière un peu chaotique oscillait entre le film noir et le film de curé. Dans Peppino e Violetta, Vittorio Manunta jouait le rôle de Peppino un petit garçon qui veut que l’église bénisse son ânesse et qui va pour cela rendre visite au Pape, le film eut un succès important ! Ici il est toujours sentimentalement attaché à un équidé, mais c’est un vieux cheval que Perino livre au boucher. Il est très bien, manifestant suffisamment d’ambigüité dans ses rapports avec l’étranger. Il est plutôt curieux que ce petit acteur n’ait pas fait une plus longue carrière. 

    Un homme à détruire, Imbarco a mezzanotte, Joseph Losey, 1952

    L’étranger a attaché Angela pour pas qu’elle le vende 

    Dans une troupe essentiellement italienne, il y a Joan Loring, une actrice américaine, dans le rôle d’Angela. Elle non plus n’a pas fait carrière. Son rôle n’est pas facile car elle doit montrer à la fois sa faiblesse – elle est de petite taille – face aux mâles qui veulent la sauter, et en même temps sa force dans sa manière de se défendre contre son patron qui apparaît comme un ogre. Elle s’en tire plutôt bien. Lucia Rossi, une actrice qui se spécialisera plus tard dans les séries télévisées, et qui tournera pour le cinéma tout au long des années cinquante, tient parfaitement le rôle de la mère de Giacomo, accablée par des soucis matériels sans fin. C’est une actrice qui hélas est décédé assez jeune. Noël Calef et Henri Alekan ont également des petits rôles, le second est un prêtre qui passe, sans vraie nécessité autre que de faire couleur locale, sur un vélo.  

    Un homme à détruire, Imbarco a mezzanotte, Joseph Losey, 1952

    L’étranger a sauvé Giacomo 

    Si ce film a été largement ignoré en France par le public et par la critique qui faisait bêtement confiance au jugement de Losey, il a été curieusement un bon succès commercial en Italie et aux Etats-Unis. Ce film est tellement ignoré que dans leur livre The Films of Joseph Losey, James Palmer et Michael Riley trouvent le moyen de n’en rien dire[10] ! Comme on l’a compris si cette réalisation n’est pas un chef d’œuvre, elle est loin d’être inintéressante, même dans sa version amputée et il ne dépareille pas du tout dans la filmographie de Losey, bien au contraire, il nous permet de mieux connaitre le réalisateur. La seule réserve qu’on peut faire est qu’on aimerait une version qui ne soit pas charcutée. Peut-être un jour la verrons-nous. En tous les cas, il est bon de réhabiliter ce film qui est un vrai film noir. 

    Un homme à détruire, Imbarco a mezzanotte, Joseph Losey, 1952

    La foule s’agglutine pour voir le cadavre de l’étranger

    Un homme à détruire, Imbarco a mezzanotte, Joseph Losey, 1952

    Paul Muni, Joseph Losey et Henri Alekan sur le tournage

    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/du-rififi-chez-les-hommes-jules-dassin-1955-a176847784

    [2] Michel Ciment, Kazan, Losey, édition définitive, Stock, 2009. Dans cette dernière édition il n’aura échappé à personne que Michel Ciment rapproche deux cinéastes qui venaient de la mouvance communiste d’Hollywood, mais le premier se comporta traitreusement – il passera le reste de sa vie à se justifier – et le second refusera de jouer les idiots utiles d’une lutte idéologique enclenchée par J. Edgar Hoover et la crapule d’extrême droite.

    [3] http://alexandreclement.eklablog.com/m-joseph-losey-1951-a127760466

    [4] http://alexandreclement.eklablog.com/le-rodeur-the-prowler-joseph-losey-1951-a127673016

    [5] http://alexandreclement.eklablog.com/quand-tu-liras-cette-lettre-jean-pierre-melville-1953-a114844948

    [6] http://alexandreclement.eklablog.com/m-joseph-losey-1951-a127760466

    [7] http://alexandreclement.eklablog.com/haines-the-lawless-joseph-losey-1950-a114844606

    [8] http://alexandreclement.eklablog.com/deux-hommes-en-fuite-figures-in-the-landscape-joseph-losey-1970-a132099148

    [9] http://alexandreclement.eklablog.com/les-criminels-the-criminal-joseph-losey-1960-a204146198

    [10] Cambridge University Press, 1993.

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  • L’argent et le cinéma, des dérives continues 

    L’heure est venue de se poser les questions qui fâchent. Ces dernières années, les plateformes de distribution de contenus, Netflix, Apple ou Amazon on débourser des sommes folles pour produire essentiellement des bouses de premier choix. Netflix avait ouvert la voie à la démesure produisant le très médiocre The Irishman qui ne fut pas projeté en salles. Scorsese qui n’est pas à une contradiction près, avait critiqué le fait que les films doivent être vus en salles, et donc que les plateformes tuaient le cinéma. Mais cette remarque ne l’a pas empêché de remettre le couvert en réalisant et produisant Killers of the Flower Moon. Certes le film est sorti en salles, il fut même présenté à Cannes. Le premier film, produit par Netflix, a coûté 160 millions de dollars ! Le second produit par Apple plus de 200 millions. Au passage évidemment Scorsese a encaissé une cinquantaine de millions. Comme ces films sont censés être valorisés d’une manière globale, il est assez difficile d’en calculer la rentabilité. Apple qui, dit-on, a beaucoup de cash, a cependant remis ça. Voilà qu’ils ont produit une nouvelle crétinerie pour 200 millions de dollars, avec Napoléon. Si je fais le compte ces trois films ont coûté ensemble 560 millions de dollars. C’est extravagant. The Irishman a été plutôt boudé, trop long, trop d’effets numériques ridicules. Killers of the Flower Moon ne sera pas rentable. Pour qu’il soit rentable en salles, il aurait dû faire à peu près 400 millions de dollars de recettes mondiales. On en est à 125 millions. Mais le pire c’est que d’une semaine sur l’autre la fréquentation s’est effondrée. Aux Etats-Unis, entre le première et la deuxième semaine, la perte de public a atteint les 61%. Preuve que le bouche à oreilles a fonctionné négativement. Le public n’a pas suivi les critiques dithyrambiques des professionnels du commentaires qui n’osent pas critiquer Scorsese parce ce que c’est Scorsese, mais le public est plus difficile à tromper.  

    L’argent et le cinéma, des dérives continues

    Napoleon de Ridley Scott est financé encore par Apple. Les critiques sont totalement désastreuses, tant sur le plan de la vérité historique, que sur la manière de réduire Napoléon à son histoire d’amour avec Joséphine. C’est une manière people de voir l’histoire de l’Empereur, mais c’est aussi une manière anglo-saxonne que de dénigrer un personnage français qui a bouleversé le monde, fait l’histoire, pour le meilleur et pour le pire. Pour s’excuser de la médiocrité de la version présentée en salles et qui dure tout de même 2 heures et demi, Ridley Scott a laissé entendre qu’il avait fait un montage de plus de 4 heures, donnant plus de complexité au personnage de… Joséphine !! Seuls les critiques stipendiés par les grosses firmes de production américaines trouveront ce film intéressant, mettant l’accent sur les scènes de bataille ! Les prévisions pour le box-office sont d’ores et déjà médiocres. On pense qu’au maximum et dans le monde ce film fera 75 millions de dollars de recettes. Ce qui veut dire que le film prendra un gros bouillon, et sa valorisation sur la plateforme ne semble pas non plus promise au succès. Dans ce film tout est mauvais, du scénario qui fait de Napoléon un lâche et un imbécile, au choix des acteurs : Joachim Phoenix qui est par ailleurs un très bon acteur n’est peut-être pas très grand, mais il l’est encore beaucoup trop pour incarner Napoléon, Tahar Rahim incarnant Barras c’est plutôt cocasse. Sans parler que dans la réalité Joséphine de Beauharnais était plus âgée de quelques années que Napoléon, or ici elle est incarnée par Vanessa Kirby qui a près de vingt ans de moins que Joachim Phoenix. 

    L’argent et le cinéma, des dérives continues 

    La logique imbécile des plateformes est la suivante : acheter à prix d’or des réalisateurs huppés et des acteurs reconnus, puis de laisser faire sans souci que cela aboutisse à quelque chose qui tienne la route. Il semble que ces fiascos financiers s’accompagnent de fiascos artistiques, autrement dit que cet excès de liquidités qui ont arrosé le cinéma, aient complètement nuit à l’intérêt que les réalisateurs et les acteurs aient pu porter à leur sujet. On a présenté cela comme la conséquence de la guerre féroce que se livrent les plateformes pour conquérir un public. Mais c’est une erreur, le public est par nature volatile sur la toile. La vérité est que ces investisseurs ayant beaucoup de cash à dépenser, ils tentent de se refaire un prestige en produisant des daubes très chères qu’ils confondent avec la qualité. Ils se fient à la réputation de vieux réalisateurs, Martin Scorsese a 82 ans, Ridley Scott, 85 ! Il est probable que cette fantaisie, cette démesure, ne durera pas encore longtemps. Cependant, outre que de telles sommes privent le vrai cinéma de financement, elles pèsent sur la qualité de ces productions dites de prestiges et ne font guère de bien à la dynamique des entrées en salles. John Fithian, le CEO de la NATO, l’association des salles de cinéma américaines, a ainsi déclaré au New York Times : « les réalisateurs qui travaillent avec Netflix vendent leur âme, ils préfèrent l’argent à l’exposition de leur film en salles ». « Netflix, ce n’est pas du cinéma, c’est du streaming », avait de son côté déclaré Martin Scorsese, avant de signer avec Netflix pour The Irishman[1]. Souvent on nous dit que grâce aux plateformes sortent des films qui n’auraient pas vu le jour sans leur argent. Mais outre que The Irishman ne sortira jamais en salles, on se demande bien si pour faire Killers of Flower Moon on avait bien besoin de 200 millions de dollars, franchement cela ne se voit pas sur les écrans. 

    L’argent et le cinéma, des dérives continues

    A l’inverse Barbie a été un gros, un énorme succès en salles. Doté d’un budget de 150 millions de dollars, les campagnes de publicités et de promotion ont coûté encore 150 autres millions. Donc l’ensemble a nécessité 300 millions de dollars. Mais il en a rapporté 1,2 milliards de dollars, en salle, sans parler des produits dérivés et des éventuelles rééditions en numérique ou des passages sur les chaînes de télévision. Évidemment ce produit parfaitement calibré dont la nullité artistique ouvre des horizons nouveaux pour cette malheureuse industrie, n’a pas été conçu de la même manière que les grosses daubes dont nous avons parlé ci-dessus. Produit par un studio, avec la nécessité de rentabilité en bout de course, sa justification ne se trouve plus dans son budget, mais dans sa volonté de rassembler le public le plus large possible, quel que soit le niveau de créativité qu’on puisse lui attribuer. L’avantage que ce film produit pour les salles possède sur les produits filmés pour les plateformes est qu’il ne cache pas sa volonté commerciale derrière des arguments pseudo-artistiques. Il n’a pas honte de ce qu’il est : des images roses et idiotes pour les mangeurs de pop-corn ! Vous me direz qu’au bout du compte c’est la même merde. Vous n’aurez pas tout à fait tort, sauf que Barbie fait au moins tourner les salles ! On peut reconnaitre que le concept, s’il est moins que nécessaire, est original comme l’ont été dans leurs temps les déferlantes des films issus des Marvel. Il fallait en effet oser ! ce système instable de financement aboutit à une division en deux des films produits, d’un côté les daubes assumées, genre Marvel, ses séquelles et Rocky, ou Barbie, et de l’autre des films intimistes « à la française » qui se financent grâce au copinage de l’avance sur recettes, parfois soutenus par la critique plus ou moins professionnelle formée dans les facultés de lettres. Dans les deux cas celui qui a une connaissance même superficielle du cinéma se trouvera frustré, ne se reconnaissant dans aucun de ces segments de marché. 

    L’argent et le cinéma, des dérives continues

    Les échecs répétés des derniers films de Steven Spielberg, l’inutile remake de West Side Story a coûté 100 millions de dollars et n’en a rapporté que 76 millions en salles, or pour que ce film ne perde pas d’argent, il aurait fallu qu’il atteigne les 300 millions de dollars de recettes. Même Indiana Jones ne fait plus recette : le dernier épisode, le 5, sorti en 2023 est un fiasco : certes il a fait une recette mondiale de 300 millions de dollars, mais le budget de ce film étant du même niveau sans compter les frais de promotion, il lui aurait fallu engranger au moins le triple. Comme on le voit, la barre était trop haute. Certes ce n’est pas Spielberg qui le signe, mais James Mangold, cependant il en reste le producteur. Là encore mettre la barre si haut est la rançon de la démesure et dément l’idée stupide ancrée en France dans la tête de quelques producteurs peu avisés, ajouter de l’argent à l’argent pour faire un film n’est pas gage de succès, même et peut-être surtout si on vise un public large. Maïwenn en a fait la mauvaise expérience avec Jeanne du Barry. Budgété à 22 millions d’euros, avec la participation d’un acteur américain qui a fait des gros succès, Johnny Depp, le fim n’arrive en bout de course qu’à réunir une vingtaine de millions d’euros et encore parce que le film est un succès relatif en Russie… à cause de Pierre Richard sans doute ! En France il n’atteindra même pas le million d’entrées. Très loin donc de la rentabilité. Visant le marché à l’exportation, le film est globalement boudé à l’étranger, malgré une présentation réussie à Cannes. Comment interpréter cet échec ? Le sujet n’intéresse-t-il plus les foules ? La réalisation est-elle mauvaise ? Je ne me hasarderais pas à répondre à ces questions, en tous les cas un fiasco commercial est au minimum la preuve que le budget n’est pas adapté au projet développé. 

    L’argent et le cinéma, des dérives continues

    David Fincher avait acquis une petite réputation avec des films comme Seven, Zodiak ou Mank. Il a travaillé lui aussi pour Netflix – le cimetière des ambitions artistiques. On lui a donné 75 millions de dollars pour mettre en images une adaptation de la bande dessinée de Matz et Luc Jacamon, The Killer. L’idée était déjà un peu réchauffée, mais le problème n’est pas dans l’intérêt que peu représenter cette BD. C’est plutôt la question de son adaptation. Certes d’un côté elle fait assez bien apparaître le vide sidéral de la bande dessinée. Mais de l’autre elle pose la question de savoir où sont passés les 75 millions de dollars. Le scénario repose sur la vieille idée d’un tueur à gages qui se retourne contre ses commanditaires. Pourquoi pas ? Mais ce pensum philosophique sur le professionnalisme d’un tueur glacé et glacial, n’est qu’à peine l’occasion d’un voyage touristique aux quatre coins de la planète. Le film ne sortira pas en salles. La différence entre ce tueur et Jeff Costello le héros incarné par Alain Delon dans Le samouraï, c’est que le premier à l’air d’un idiot total, et il le confirme avec les commentaires stupides débités d’une voix monocorde pour nous donner une leçon de vie et de survie. Des 75 millions sur l’écran, il ne reste absolument rien du tout, on aurait pu faire la même chose avec dix fois moins d’argent. Une partie de la rentabilité de cet investissement provient de la place qui est accordée à la publicité pour MacDo, pour Amazon ou pour Ray Ban ! C’est un des films les plus mauvais que j’ai vu cette année. Un produit vantant les vertus de la marchandise, sans contenu, si ce n’est une fascination pour le vide sidéral de la vie moderne. Mais je me doute bien que David Fincher dont on nous dit qu’il aurait porté ce projet pendant des années, n’a pas des intentions critiques à mettre en scène cette daube. Cependant, la             vraie question n’est pas dans la qualité du produit final, mais dans son coût de production. L’acteur principal est médiocre, les autres aussi d’ailleurs, et le poste important est sans doute le cachet de David Fincher, encore plus que les voyages touristiques qui servent de support à cette connerie. On me rétorquera que le film fait un carton auprès des malheureux abonnés de Netflix. Il y aurait eu près de 30 millions de visionnages en une semaine. C’est bien possible, encore qu’il soit difficile de comprendre comment 75 millions de dollars peuvent être amortis, ou encore si ces chiffres extravagants ne font pas partie de la campagne promotionnelle non pas du film, mais de Netflix. Quoi qu’il en soit ce succès ne justifie pas les investissements. Mais Fincher qui a manifestement renoncé à faire du cinéma a déclaré qu’il allait de nouveau travailler pour Netflix. 

    L’argent et le cinéma, des dérives continues 

    Dernier exemple en date, le film « social » ou « politique » qui pullule en France ces dernières années et qui n’intéresse personne. Certains films ont obtenu des petits succès, par exemple les films de Stéphane Brizé avec Vincent Lindon ou Les misérables de Ladj Ly. Beaucoup ont tenté de copier la martingale, prendre un sujet brûlant, des acteurs de la diversité, un ou deux professionnel et une promotion clinquante sur toutes les chaînes de télévision. Avant que les flammes ne s’éteignent, de Mehdi Fekir avec Camélia Jordana, plus ou moins inspiré de l’affaire Adama Traoré qui a coûté 2,5 millions d’euros, est un fiasco total, projeté dans des salles vides, avec 6 spectateurs en moyenne ! Dans ce cas-là on peut penser que c’est un excès de militantisme et de pédagogisme qui a coulé l’ensemble. Cette tendance est en réalité encouragée par l’avance sur recettes. Pour ce dernier film, près de quarante pour cent du budget provient de ce système, issu non pas de l’argent public comme on le dit parfois, mais d’une fraction de la TSA prélevée sur la billetterie, alimentée entre autres par les grosses productions américaines du style Barbie. La même mésaventure était arrivée au film de Bernard-Henri Lévy. Il avait commis un film sur l’Ukraine, financé presqu’exclusivement par l’avance sur recette et 300 000 € de France Télévision. Mais ce film a été un autre fiasco encore plus important, il a réuni à peine plus de mille spectateurs. Même pas de quoi payer les affiches. Ces deux derniers films montrent que, masqué ou ouvert, le but d’une partie du cinéma d’aujourd’hui est la propagande. Certes cela a toujours été plus ou moins le cas, par exemple avec 99% des films de guerre américains, mais les méthodes de financement d’aujourd’hui semblent de moins en moins laisser de la place à la créativité. Ce n’est pas tant que les films d’aujourd’hui manifestent des engagements politiques, même Barbie le fait, mais plutôt que ces engagements prennent les spectateurs pour des imbéciles en leur indiquant non pas ce que le réalisateur pense, mais ce qu’eux doivent en penser ! Ce ne sont plus des artistes, mais des influenceurs ! Les normes édictées par Hollywood pour pouvoir participer à la course aux Oscars ne vont pas aider à débrider l’inspiration. Pour la 96e édition de la cérémonie des Oscars en 2024, l’Académie a fixé un seuil de « représentativité et d’inclusion » que devront remplir les films qui veulent concourir pour la catégorie meilleur film. Ces normes sont directement inspirées des « standards de diversité » mis en application depuis 2016 par le British Film Institute, agence de financement cinématographique publique, et depuis 2019 pour les British Academy Film Awards[2]. C’est à la fois une stupidité et le résultat d’une bureaucratisation du monde. En effet on aboutit ainsi à envisager que James Bond soit noir, une femme et pourquoi pas un bossu – soit exactement l’inverse de ce que voulait Ian Fleming, mais à l’inverse si on envisage un blanc dans la peau d’un noir, façon Le chanteur de jazz, on va crier à l’appropriation culturelle. Cela a forcément un impact sur les films qui seront financés ou non dans le futur. En effet l’argent qui est investi dans des mauvais films ne peut se justifier que si ces mauvais films sont rentables, puisque cette rentabilité permettra peut-être de financer de bons films. Mais si ces mauvais films sont des fiascos commerciaux, ils privent les potentiellement bons films de financements. 

    L’argent et le cinéma, des dérives continues

    Comme on le comprend le cinéma est toujours le reflet des soubresauts socio-économiques de la société. La mondialisation est en panne sur tous les plans, et pour ce qui nous concerne, si elle a tué les cinématographies nationales jadis si florissants – italienne, française, mexicaine par exemple – pour laisser place à la démesure de la cinématographie étatsunienne, elle a même fini par tuer celle-ci. En effet, à vouloir unifier le marché du cinéma sous leur direction, les studios américains et leurs plateformes ne produisent plus que des marchandises sans saveur, intérêt artistique. Les bouleversements du cours de l’histoire que nous avons vécu ces derniers temps ont fait apparaitre une montée en puissance des cinématographies asiatiques, et à l’inverse le déclin du cinéma occidental. Ce qui ne veut pas dire évidemment qu’ici et là on ne trouvera pas un bon film américain ou français, mais seulement que ce loisir anciennement populaire n’est plus structurant de ce qu’est devenue notre civilisation. Il faut se souvenir que plus les circuits de financement sont lourds et opaques et plus cela déteint sur la créativité. Aujourd’hui, globalement, les cinématographies occidentales ne représentent pas la réalité ni l’imaginaire de ce qui est vécu par les populations. Des gens, mauvais connaisseurs de l’histoire du cinéma, m’objecteront les films de Ken Loach, mais justement c’est cela qu’il ne faut pas faire, des films pour festivaliers et pour cette classe moyenne inférieure moutonnière toujours prompte à suivre les dernières injonctions de la sphère médiatique pour peu que cela lui donne l’occasion d’afficher sa bonne conscience. Les gens d’en bas ne vont pas voir les films de Ken Loach qui abrite ses mauvais rapports à la technique cinématographique derrière la nécessité de faire simple pour être accessible au populaire et l’éduquer à marche forcée sur le plan politique !

     

    [1] https://queducult.fr/2021/01/31/netflix-et-le-cinema-la-mort-de-lindustrie/#:~:text=%C2%AB%20Netflix%2C%20ce%20n'est,rapprocher%20de%20la%20plateforme%20am%C3%A9ricaine.

    [2] https://www.20minutes.fr/arts-stars/cinema/oscars/4061049-20231107-oscars-2024-films-devront-respecter-quotas-ethniques-tres-stricts-etre-eligibles

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  •  Alphonse Boudard, Merde à l’an 2000, Le Dilettante, 2023

    Voilà un ouvrage qui vient nous rappeler opportunément à quel point Boudard a été un auteur important. Il eut beaucoup de succès, tirages importants, adaptations au cinéma, prix littéraires. Mais il est maintenant un peu trop oublié et vers la fin de sa vie, il soulignait que l’évolution des mœurs, littéraires ou autres, lui aurait fermé les portes des maisons d’édition. Les raisons à cela sont nombreuses. D’abord ce qu’il écrivait était étroitement lié à l’époque, c’est-à-dire ces années qui vont de la Libération jusqu’à la fin des Trente glorieuses. Cette période aujourd’hui lointaine puisait sa civilisation et sa culture dans le travail ouvrier – et dans ceux qui concomitamment tentaient d’y échapper – les bistrots de quartiers, une France encore un peu à l’écart de cette modernité qui nous a été amenée depuis l’Amérique. La langue allait avec, les mots anglais n’avaient pas stupidement envahi le vocabulaire courant et se travaillait avec des formes argotiques. Le populaire pouvait lire Frédéric Dard et Alphonse Boudard, Albert Simonin et Auguste Le Breton sans problème, avec cette possibilité aujourd’hui disparue de jouir de cette belle langue. 

    De mon temps, pour parler comme un vieux schnoque, Paris était composée d’un ensemble de petits villages assez distincts les uns des autres. On était de Belleville, de Montparnasse, de la Chapelle ou des Gobelins. Moi, j’étais des Gobelins, on disait « Les Gobes », et dans les Gobelins, encore quelques subdivisions. Mon coin, c’était au sud, la Maison-Blanche. On avait comme un patriotisme d’être d’ici et pas d’ailleurs, et ça nous permettait de cultiver des différences dans le vocabulaire de la rue. Je retourne sur mes pas cinquante ans plus tard et il me faut me creuser un peu la tronche pour rejoindre mon passé. Il s’est produit pour le quartier de la Maison-Blanche une métamorphose que les anticipateurs les plus extravagants n’avaient pu imaginer. Je sors du métro porte de Choisy et je suis en Chine, ou au Vietnam, n’importe ! Je me mets à sillonner les rues (et en certains endroits elles ont disparu), toutes les boutiques, tous les commerces sont en jaune… des restaurants à l’enseigne de T’ang et Mo-Man et Ma-Yacan (où sont nos Gégène et Mimile d’antan ?), des magasins de toutes sortes où l’on trouve tout encore mieux qu’à la Samaritaine, des marchands de légumes exotiques et en fond sonore des chansons lancinantes, des sortes de longs miaulements étranges. 

    L’évolution de la langue parlée fait justement que Boudard et aussi Frédéric Dard dans ses sanantoniaiseries sont difficilement lisibles aujourd’hui pour les jeunes générations dont le vocabulaire tient sur le dos d’un timbre-poste. Ensuite, le moins qu’on puisse dire, est qu’il n’était pas un auteur politiquement correct, du moins au sens où on l’entend stupidement aujourd’hui. 

    Alphonse Boudard, Merde à l’an 2000, Le Dilettante, 2023

    Alphonse buvant de l’eau au bistrot ! 

    Le titre de ce recueil de chroniques, Merde à l’an 2000, est déjà un refus de la modernité et une manière de célébrer les traditions, enfin les traditions à la Boudard, celles qu’il s’est inventées à travers de ses scabreuses pérégrinations. Écrites entre 1959 et 1999 pour des publications aussi diverses que Le Crapouillot ou Le monde, elles donnent un portrait des goûts et des couleurs de Boudard lui-même qui a fait ses études littéraires principalement en taule. Il va donner son avis sur les lettres, le cinéma, ou encore d’une manière indirecte sur la politique. Sur ce plan-là, il y aurait beaucoup à dire. Comme on le sait Boudard a été de la Résistance, à la Libération de Paris, puis il s’est engagé dans l’armée du Maréchal De Lattre. Mais curieusement par la suite, il a pratiquement renié ces engagements, il est ainsi venu sur le terrain miné de Michel Audiard et d’Albert Simonin, authentiques collabos antisémites, le premier échappant on ne sait comment à l’épuration, mais le second se farcissant plusieurs longues années de ballon. Plusieurs raisons à ce qui s’apparente à une déception : d’abord l’attitude du parti communiste dont il se sentait proche avant-guerre et dont il craignait la prise de pouvoir. Ensuite le fait qu’il ait été en cabane, ce qui l’a fait modifier sa vision de l’existence. Il gardera d’ailleurs son amitié pour Audiard et Simonin qu’ils considéraient comme maniant un « beau langage ». Mais à tout prendre Boudard était bien supérieur à eux. Et donc dans ces chroniques on le retrouvera en train de faire l’éloge d’un ouvrage douteux d’Audiard, La nuit, le jour et les autres nuits, Denoël, 1978. Or Michel Audiard a passé une partie de son existence à s’opposer à ce que les anciens pétainistes ont appelé le résistancialisme, on voit ça dans Un taxi pour Tobrouk par exemple, ou dans le roman que je viens de citer où il tente de nous expliquer que les Résistants sont des résistants de la 25ème heure et qu’ils se conduisirent globalement mal lors de l’épuration. Ce sont deux mensonges pour moi impardonnables. Les historiens l’ont démontré plusieurs fois, l’épuration a été relativement très sage en France. Mais dans les années soixante, les anciens pétainistes, dont Audiard était, se lançaient dans une démolition en règle de la Résistance, histoire sans doute d’excuser leur propre engagement du mauvais côté. Mais pour en revenir à la langue argotique, il me semble que Simonin, à part dans Confessions d’un enfant de La Chapelle, Gallimard, 1984, est bien plus frimeur que Boudard, moins authentique si on veut. Comme Audiard il joue de faux airs populaires en tordant la langue argotique de façon à se rendre acceptable par la bourgeoisie qui tient les maisons d’édition. Et certainement sur le plan de la forme Boudard leur était très supérieur, plus intègre. Et donc on retrouvera cette ambiguïté dans ces chroniques, notamment dans un texte assez long sur Lucien Rebatet à propos des Décombres. Rebatet qui évidemment n’avait rien à voir socialement avec Boudard, lui sert justement à désigner l’engagement politique comme une erreur ruineuse : 

    Talent mis à part, je trouve au contraire que Jean-Jacques Pauvert a eu mille fois raison de publier Les Mémoires d’un fasciste. Le cas de Lucien Rebatet est exemplaire. Jusqu’où peut mener l’engagement – Rebatet y a laissé presque sa vie, dans l’engagement, y a gâché sa plume, y est devenu allègrement meurtrier – puisque les écrits tuent autant que les balles. Et tout cela pour rien, pour la gloire sulfureuse du petit Führer furieux… Les Deux Étendards et Les Épis mûrs nous prouvent, oui, qu’il a bien eu tort Rebatet de ne pas se consacrer entièrement à son œuvre littéraire. En tout cas, il me semble qu’en 1976 on devrait pouvoir parler de cet écrivain avec un peu de calme, de recul. À l’époque des Décombres, j’étais très jeune, je ne l’ai pas lu, j’avais pris du service dans le camp adverse… J’aurais pu, j’ai failli plusieurs fois me faire flinguer par les amis de Lucien Rebatet. Pour ça et puis pour les couloirs de Fresnes, je veux avoir le droit de dire merde à l’engagement  

    Mais Rebatet sans son engagement, aurait-il été Rebatet ? Du reste Boudard ne votera jamais, d’abord parce qu’il avait été privé de ses droits civiques comme on dit à cause de ses condamnations, mais ensuite parce les politiciens qu’ils soient de droite, de gauche ou d’extrême-droite lui apparaissaient comme des canailles, rapaces et menteurs, pires que les petits délinquants dont il était. Certains à l’extrême-droite ont tenté de récupérer Boudard comme un des leurs, c’est bien plus qu’une erreur. Dans ce recueil on y trouvera d’ailleurs une chronique sur le problème juif et l’antisémitisme, avec des allures de prophétie quand on voit ce qui se passe aujourd’hui en France : 

    J’avais la conviction, comme ça, basée sur mon Histoire de France du certif, que Hitler se ferait ratatiner par les Anglais, qu’il ne pouvait réussir là où Napoléon avait échoué.

    C’était court comme raisonnement, déduction… la stratégie de bistrot… n’empêche !

    Dans tout ça, l’étoile d’Israël pour marquer les Juifs, ça m’a paru une de leurs dégueulasseries ni plus ni moins. Les Juifs, bien sûr, en argot on les appelait les Youdes ou les Cormorans… Ça relevait plutôt des querelles de marchands, de fourgues… ça ne tirait pas plus à conséquence que Polak, Russkof ou Espingouin…

    L’antisémitisme en France semble une vieillerie. Certes, ça peut repartir, l’homme trouve toujours quelque bon prétexte idéologique, religieux ou raciste pour persécuter son semblable, surtout s’il est en état de faiblesse. L’avenir nous réserve certainement quelques surprises douloureuses. 

    Alphonse Boudard, Merde à l’an 2000, Le Dilettante, 2023 

    Nonobstant ces arguties, Boudard refusera de s’engager politiquement, ce qui ne veut pas dire qu’il reniait sa classe d’origine, bien au contraire. Il présente souvent le peuple comme le cocu de l’affaire. C’est sans doute ce qu’il ressentait pour lui-même que ce soit dans ses engagements antiallemands, ou sa carrière malfrates. Dans les Pieds Nickelés qu’il aimait à célébrer, il se reconnaissait comme en marge. Il raconte aussi avec nostalgie sa fréquentation du cinéma d’avant-guerre, cinéma populaire, avec Jean Gabin, King Kong et un amour immodéré pour Fernandel ! Du cinéma il en vivra aussi, fréquentant un milieu qui ne lui plaisait pas par nécessité, voir son livre sur ses relations ubuesques avec George Simenon dans Cinoche, La Table Ronde, 1974, Simenon qu’il fait vraiment passer pour un pitre. Il fera même un peu l’acteur dans Flic Story. A travers ses écrits il se fait le chantre du petit peuple de Paris, celui des quartiers, des bals musettes et des bistrots, avec ses prolos, ses truands et ses putes, peuple de Paris à jamais disparu dans la modernisation de la ville. Mais son talent si original s’est frotté tout de même à de bonnes et abondantes lectures, Giono, Hardelet, Zola, bien d’autres encore. 

    Bien sûr, j’ai découvert d’abord le Giono dont j’avais le plus urgent besoin dans ma prison… celui des hautes terres, du grand large sur les collines. Le Giono de la démesure, du fantastique… le Giono des arbres morts battus par le vent au milieu du plateau du Contadour, le Giono des espaces infinis au-delà de la Provence de pacotille qu’on offre à prix d’or aux touristes pressés.

    Ce fut Colline, Regain, Le Serpent d’étoiles, Le Grand Troupeau, Jean le Bleu… une langue qui me parlait à fleur de peau… la succulence des phrases qui s’enchaînent au rythme des saisons.

    Plus tard, je découvris un Giono encore plus à ma convenance, celui de la maturité à goût d’amertume. Les eaux-fortes du Moulin de Pologne, d’Un Roi sans divertissement, d’Ennemonde… au merveilleux Noé. Giono aux teintes ambiguës de Machiavel, affûté de la douloureuse expérience des temps noirs de l’Occupation et de la Libération, et qui n’en avait pas perdu pour autant le sens des couleurs et de la musique du Chant du monde.

    Chaque livre m’apportait un éblouissement, un plaisir sans pareil pour l’esprit et pour le cœur. Je chevauchais avec Angelo dans la Provence du choléra de 1832 au galop de Stendhal. Je découvrais Florence, Venise, Padoue, Bologne avec le guide incomparable du Voyage en Italie. Je ferraillais à Pavie avec François Ier… J’écoutais le père Dominici aux assises de Digne comme personne d’autre ne l’avait entendu. 

    Alphonse Boudard, Merde à l’an 2000, Le Dilettante, 2023

    Avec Georges Brassens et René Fallet 

    Il aimait aussi le bon cinéma, celui de Clouzot et de Melville, le film noir qui fait penser et qui raconte des histoires ! Et quand il fait l’éloge de Lino Ventura qui vient de disparaître, il lui vient d’abord l’envie de citer Classe tous risques, et un peu plus loin de donner un coup de bâton aux cuistres des Cahiers du cinéma ! 

    Réussite du film. Avec une bonne histoire, un maître réalisateur et deux comédiens hors pair. Même les culs coincés des Cahiers du cinéma ne peuvent pas trop postillonner sur le chef-d’œuvre. Il y a là un ton, la marque d’une époque (dans le bon sens du terme), une sorte de poésie qu’on a du mal à retrouver aujourd’hui dans des films de ce genre uniquement basés sur la violence. 

    Indispensable Boudard pour se remettre un peu le cerveau d’équerre, il faut lire tout ce qu’il a pu écrire, parce que c’est comme un dialogue avec un frère ou un parent, et puis c’est une manière de retenir une époque passée mais qui fut à tout prendre bien moins infréquentable que celle d’aujourd’hui !

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  •  Luigi Bazzoni, Le orme, 1975

    Après les bons succès de La donna del lago et de Giornata nera per l’ariete, Bazzoni a pensé qu’il pouvait aller plus librement vers des sujets et des formes encore plus personnelles. Le orme, les traces ce pas en italien, est basé sur une idée de Mario Fanelli – certains avancent qu’il s’agirait d’un roman Las Huellas, mais je n’en ai pas trouvé la moindre trace. Le scénario a été écrit par Luigi Bazzoni et Mario Fanelli qui avait déjà travaillé sur Giornata nera per l’ariete. Le thème général de ce film est une personne qui va enquêter sur elle-même pour tenter de retrouver son identité. Et dans ce même temps on va regarder les limites qu’il peut y avoir entre le rêve et la réalité. Mais contrairement à ce qu’on a pu lire ici et là, il s’agit bien d’un giallo, avec un crime et du sang. Ce film fait partie des gialli très sophistiqués, non pas à la manière d’Argento, mais plutôt celle de Bava de I tre volti della paura[1], voire d’Operazione paura[2] ou de Pupi Avati de La casa delle fenestre che ridono[3]. Il n’y aura pas d’appesantissement sur les scènes sanglantes et de violence. Le titre fait référence aux traces de pas sur la Lune. 

    Luigi Bazzoni, Le orme, 1975

    Alice a perdu la notion de l’écoulement du temps 

    Alice est une traductrice en simultané pour un organisme international. Mais croyant avoir dormi une nuit, elle a en fait dormi trois jours et manqué une séance ! Complètement déphasée, elle risque de perdre son travail. En outre, elle fait le rêve récurrent d’un vieux film de science-fiction en noir et blanc d’un astronaute qui marche sur la Lune et qui va y être abandonné par l’horrible Blackmann et mourir. Elle s’en ouvre à son amie Mary qui lui conseille le repos et de rencontrer quelqu’un qui l’aide. Qu’a-t-elle fait durant ces deux jours ? dans son placard elle découvre aussi une robe jaune, tâchée de sang. Mais une photo déchirée lui donne une piste, l’hôtel Garma à Garma, une station balnéaire en Turquie. Elle prend l’avion et s’y rend. Avec l’aide d’un dénommé Henry, elle rejoint hôtel qui, hors saison, est pratiquement vide. Mais tout le monde semble la connaître sans vraiment être sûr. Elle va rentrer en relation avec une petite fille rousse qui semble elle aussi la connaitre sous le nom de Nicole. Puis elle découvre un magasin qui vend le même genre de robe jaune qu’elle a trouvé dans son placard, et encore un sac marqué du prénom de Nicole. 

    Luigi Bazzoni, Le orme, 1975

    Elle arrive à l’hôtel Garma à la tombée de la nuit 

    S’étant égarée, elle retrouve sur sa route le mystérieux Henry qui lui indique le chemin pour retrouver l’hôtel. Malgré ses mensonges, Alice croit que Paola possède des informations qui l’aideront. Elle essaie de la faire parler, et sur la place Paola lui conseille de suivre un chien qui la mène à une perruque rousse. Cette perruque la mène à un coiffeur qui la reconnait. Également une femme un peu âgée la reconnait comme Nicole. Elle désespère, et toujours ses rêves des astronautes qui marchent sur la Lune la poursuivent. Alice s'évanouit après une chute et se réveille dans une maison sur une île près de Garma, la même que, selon Paola, elle recherchait également mardi. Alice a l'impression d'être déjà venue dans cette maison, mais elle ne se souvient pas quand ; elle retrouve le vitrail avec le paon, puis la boucle d'oreille égarée. C’est Henry qui l’a emmenée ici, et qui se révèle être en fait Harry son amour de jeunesse. Elle l’avait perdu et avait été traumatisée par cet abandon. Harry se dévoile à elle : il aurait aimé qu’elle le reconnaisse tout de suite. Il dit qu’il est là pour la protéger. Mais dans son dos, elle le surprend qu’il téléphone. Se sentant menacée, elle le tue avec des ciseaux qu’elle a acheté lors de son premier voyage. C’est trop tard, les infirmiers arrivent et on va apprendre finalement qu’elle est maintenant internée en Suisse. 

    Luigi Bazzoni, Le orme, 1975

    L’hôtel est désert mais le réceptionniste semble reconnaitre Alice 

    Malgré sa structure alambiquée où différentes temporalités se percutent, l’originalité de l’histoire se discute pourtant, en effet elle se situe dans la droite ligne de Repulsion de Polanski, y compris les absences de trois jours de Carol, et les ciseaux, et elle annonce quelque part le film de Martin Scorsese Shutter Island, basé sur un roman de Dennis Lehane sorti en 2010. Scorsese comme Lehane ne pouvait pas ignorer l’existence du film de Bazzoni. Ils en ont recopié le principe, à savoir un personnage touché par la folie qui enquête sur lui-même pour se convaincre qu’il est sain d’esprit. Deux principes qu’on trouve dès les débuts du film noir sont mis en œuvre : la perte de la mémoire et des repères qui structurent la personnalité, et les ciseaux dont se servent des femmes criminelles pour tuer. Ce dernier point est bien entendu une métaphore pour la castration. Mais revenons à l’amnésie. Ici elle retrouve une solution évidente : un traumatisme ancien revient troubler la mémoire. Cependant quelle que soit cette cause, et à mon sens, c’est ce qu’il y a de plus intéressant, l’amnésie permet d’oblitérer le temps, ou plutôt d’en consommer la linéarité trop évidente. Chez Alice qui comme l’héroïne de Lewis Carroll tombe dans un puits de souvenirs sans fond, c’est une occasion de nier le développement de ce qu’elle est devenue, sans doute un peu malgré elle. 

    Luigi Bazzoni, Le orme, 1975

    Le vide de l’hôtel renforce sa solitude 

    Derrière ce premier thème s’en cache pourtant un autre : ce retour vers l’enfance est le résultat de sa solitude. Le film nous montre Alice totalement incomprise par exactement toutes les personnes qu’elle rencontre, que ce soit dans son métier ou même lorsqu’elle retourne à Garma. Il va de soi que cette solitude est identifiée dans son esprit à celle de l’astronaute abandonné sur la Luna. Cette Lune qui représente à la fois le rêve etla froideur des sentiments, est aussi l’image de la modernité. A cette époque on rêve encore d’aller marcher sur la Lune, et on y a été très exactement en juin 1969. Mais ce voyage sur la Lune dont elle rêve est en même temps l’image d’une modernité mortifère. Et en effet, comme dans les autres films de Bazzoni, celui-ci va mettre en opposition la modernité et la tradition. Cette modernité est dépeinte par le quartier où Alice habite et le lieu où elle travaille. C’est du béton, des structures en acier et en verre. En prenant l’avion pour Garma, c’est ce qu’elle fuit, en espérant retrouver une vérité, la sienne, qui se confond d’ailleurs avec sa quête. Comme dans de très nombreux gialli, Le orme utilise l’architecture prouver ce qu’il raconte. Et évidemment entre l’architecture de la Rome moderne, défigurée par le béton et celle qu’on peut trouver à Garma, il est extrêmement aisé de comprendre où se trouve la vérité, même si c’est à travers des ruines. 

    Luigi Bazzoni, Le orme, 1975

    De loin Paola observe Alice 

    La quête d’Alice se réalise en dehors du temps, et c’est pour cela que l’hôtel où elle est descendue est à moitié vide, comme peuplé de fantômes. La petite Paola est elle aussi un fantôme. Ce personnage – l’actrice comprise – est clairement emprunté à Mario Bava. Ce n’est pas une figure bienveillante sur laquelle on peut s’apitoyer. Elle représente comme dans le segment de Federico Fellini de Tre passi nel delirio, tourné en 1968, intitulé Toby Dammit, le destin ou le diable, elle annonce fatalement un malheur, un effondrement, et il semble que cela soit une des raisons à sa volonté de ne pas dire tout ce qu’elle sait. Paola se révèle être la passeuse. En effet en la poursuivant, Alice tombe dans un trou de mémoire et se retrouve sans comprendre comment dans une autre chambre, face à un paon peint sur un vitrail. Or le paon n’est pas seulement l’animal fétiche de Héra. Il est le symbole du passage dans un autre monde, donc souvent lié à la mort. Et c’est d’ailleurs dans cette chambre qu’Alice donnera la mort à Harry, n’étant pas arrivée à se débarrasser d’un passé encombrant. 

    Luigi Bazzoni, Le orme, 1975

    Henry aide Alice à retrouver le chemin de l’hôtel 

    Le dernier thème important est celui du double. D’abord parce qu’Alice est aussi Nicole lorsqu’elle porte une perruque rousse, mais aussi parce que Paola n’est pas seulement Paola, mais aussi Mary. Les mensonges qu’elle profère sont la possibilité de passer en vérité d’un monde à un autre et d’y entraîner son interlocutrice. Et ils montrent que la vérité est aléatoire. Et puis Henry n’est pas tout à fait Henry, il est aussi Harry, l’amour de jeunesse à jamais perdu. S’il se dissimule sous cette identité, c’est parce qu’il poursuit le but qu’Alice le découvre ainsi ! Il sera d’ailleurs vexé de voir qu’elle ne le reconnait pas. C’est curieusement le personnage le moins fouillé du film, alors qu’il est très important, puisqu’il va vendre Alice aux infirmiers qui l’interneront dans une clinique en Suisse. On pourrait se demander si en la vendant ainsi il ne se venge pas du fait qu’elle ne n’a pas reconnu. Alice en réalité lutte contre un double qui est trop envahissant et qui lui a fait perdre tous ses repères, l’empêchant de vivre dans le monde de son quotidien sans rêve et sans mystère.  

    Luigi Bazzoni, Le orme, 1975

    La nuit les cauchemars reviennent 

    La réalisation est évidemment très soignée, encore appuyée sur des décors très bien choisis et par la superbe photo de Vittorio Storaro. Celui-ci avait d’ailleurs refusé des productions plus prestigieuses et mieux rémunérées pour travailler avec Bazzoni sur Le orme. C’est d’abord encore un nouveau film bleu, comme tourné à la clarté de la Lune. Ce bleu n’est pas toujours froid, il est aussi celui de la mer et du renouveau. Ce bleu se trouve dans presque toutes les séquences importantes, par exemple elle arrive à l’hôtel à la tombée de la nuit, quand le soir bleuit la lumière, le coiffeur a une tenue bleutée, ou quand Alice tue Harry, une lumière bleue traverse le vitrail. Les plans larges et les contreplongées seront réservés en priorité à la partie qui est tournée à Rome, accroissant ainsi la solitude d’Alice et l’anonymat des décors. Mais cela a déjà été vu dans Une giornata nera per l’ariete, et manifestement Bazzoni s’est plus intéressé à la partie de l’intrigue qui se développe en Turquie dans cette zone touristique comme à part du monde. Bazzoni aime à filmer les couloirs, les escaliers et vieillots de cet hôtel qui semble d’une autre époque, s’attardant sur les salles où on peut prendre son déjeuner et où tous les clients qui restent s’épient les un les autres, on avait un peu la même chose dans La donna del lago.   

    Luigi Bazzoni, Le orme, 1975

    En jouant avec elle Alice tente de faire parler Paola 

    Bazzoni est un cinéaste du mouvement, c’est-à-dire qu’il aime à filmer les personnages qui se déplaçant, en accroissant la vitesse de déplacement en mettant en place de subtils travellings latéraux. Cela nécessite des plans larges pour donner du volume à l’image. Le film est peuplé de miroirs, ce qui permet de souligner la dualité des personnages et de montrer en même temps des vérités alternatives. C’est quelque chose que le film noir classique a beaucoup utilisé également pour insister sur le mensonge. Les séquences dites de rêve qui montrent un pseudo-film de science-fiction à la télévision sont tournées en noir et blanc et volontairement médiocres et du même coup ça permet d’opposer la télévision qui était à cette époque déjà en train de détruire le cinéma italien, au cinéma, seul, selon Bazzoni et quelques autres, capable d’introduire de la poésie dans l’image. Cela se révélera encore plus vrai aujourd’hui que les plateformes comme Netflix, Amazon ou Apple produisent de véritables médiocrités pour des budgets inimaginables à l’époque ! 

    Luigi Bazzoni, Le orme, 1975

    Elle demande au coiffeur d’arranger la perruque qu’elle a trouvée 

    L’interprétation n’est pas le point fort du film, même si on a salué la performance de Florinda Bolkan, actrice brésilienne de haute taille qui a fait l’essentiel de sa carrière en Italie. Je l’ai trouvée bien meilleure et habitée dans Non si sevizia un paperino de Lucio Fulci[4]. Ici, cette actrice très énergique est réduite du fait du scénario à une trop grande passivité face aux événements qui se précipitent à sa rencontre. Certes elle est perdue, mais ce n’est pas une raison suffisante pour écarquiller les yeux à tout bout de champ. Pour le reste, quand elle se déplace, on dirait qu’elle part à la guerre. C’est un peu gênant parce que c’est elle qui porte le film sur ses épaules. Elle est présente de bout en bout de la pellicule. Peut-être n’a-t-elle pas compris le film ? Notez qu’elle avait déjà tourner sous la direction du frère cadet de Luigi Bazzoni, Camillo Bazzoni, sur E venne il giorno dei limoni neri, une sombre histoire de mafia. Mais enfin cette interprétation moyenne ça ne gâche tout de même pas le film. Peter McEnery, un acteur anglais très fade, très mou, incarne Henry/Harry. Il est totalement absent, sourit à contretemps, ajoutant sa confusion à la confusion du scénario en ce qui concerne son rôle exact. Heureusement il n’a pas beaucoup de scènes à jouer. 

    Luigi Bazzoni, Le orme, 1975

    Au concert elle retrouve Iris 

    Les seconds rôles sont nettement mieux. D’abord Nicoletta Elmi qu’on avait déjà vue chez Bava et qui apporte cette ambiguïté nécessaire au rôle. Elle est pas mal, sauf qu’elle a un peu trop grandi depuis Gli orrori del castello di Norimberga[5]. À la suite de Le orme elle tournera chez Dario Argento dans Profondo rosso[6], comme si tous les grands réalisateurs de gialli se la repassaient de film en film. Elle est très bien, et même sans rien faire elle est inquiétante. On retrouve Ida Galli, sous le nom d’Evelyn Stewart, dans le petit rôle de Mary, l’amie romaine d’Alice. Elle est très convaincante. Il y a également l’excellente Lila Kedrova dans le rôle de l’énigmatique Iris. C’était une grande actrice, toujours très juste. Et puis il y a Klaus Kinski, il joue le petit rôle d’appoint du sinistre « scientifique » Blackmann. Pour dire la vérité, qu’il soit là ou non, ça ne change rien. Cet acteur pensait qu’il lui fallait faire toujours beaucoup de grimaces pour exister, mais son physique difficile aurait sans doute pu le dispenser de cet effort dans la plupart de ses rôles. Je ne l’ai rarement trouvé bon, sauf dans The Little Drummer Girl de George Roy Hill[7] et parfois chez Werner Herzog, mais pour en faire quelque chose ce grand cabotin devait être fermement tenu ! 

    Luigi Bazzoni, Le orme, 1975

    Alice est désespérée 

    On l’a compris, malgré les critiques, c’est un très bon film qui a bien passé les années, avec beaucoup d’idées et une poésie froide. Sur le plan commercial il a été un échec. Le public a sans doute été dérouté par le rythme très lent donné par Bazzoni, parce qu’à chaque minute on s’attend à de l’action, un événement remarquable et que ça tarde à venir. Il est possible aussi que la qualité médiocre de l’affiche ait joué un rôle répulsif sur le public. À sa sortie la critique ne l’a pas beaucoup aidé. Il a un peu mieux marché aux Etats-Unis. Mais depuis il est devenu une référence du giallo horrifique. Et on a mis en avant ses belles qualités esthétiques qui ne sont pas du tout gratuites, mais au contraire en adéquation au propos. La musique c’est Nicolas Piovani, ça passe, mais c’est nettement moins bon qu’Ennio Morricone. 

    Luigi Bazzoni, Le orme, 1975

    Elle part à la recherche d’Harry 

    Luigi Bazzoni, Le orme, 1975

    Cette fois elle a tué Harry 

    Depuis le printemps 2023 on possède une belle édition Blu ray, éditée par Le chat qui fume. Outre la qualité de l’image et du son, on remarque deux bonus intéressants, une très longue interview de Vittorio Storaro et une autre d’Ida Galli qui dans ce film jouait sous le nom d’Evelyn Stewart. C’est vivement conseillé, bien que je la trouve un peu chère. 

    Luigi Bazzoni, Le orme, 1975

     

    Luigi Bazzoni, Le orme, 1975

    Luigi Bazzoni et Florinda Bolkan sur le tournage 

    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/les-trois-visages-de-la-peur-i-tre-volti-della-paura-mario-bava-1963-a212750089

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/operation-peur-operazione-paura-mario-bava-1966-a212822657

    [3] http://alexandreclement.eklablog.com/la-maison-aux-fenetres-qui-rient-la-casa-dalle-finestre-che-ridono-pup-a213042705

    [4] http://alexandreclement.eklablog.com/la-longue-nuit-de-l-exorcisme-non-si-sevizia-un-paperino-lucio-fulci-1-a213812679

    [5] http://alexandreclement.eklablog.com/le-baron-vampire-gli-orrori-del-castello-di-norimberga-mario-bava-1972-a212853007

    [6] http://alexandreclement.eklablog.com/les-frissons-de-l-angoisse-profondo-rosso-dario-argento-1975-a213265539

    [7] http://alexandreclement.eklablog.com/la-petite-fille-au-tambour-the-little-drummer-girl-george-roy-hill-198-a114844630

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