• Il marchait dans la nuit, He walked by night, Alfred L. Werker, 1948

    Du point de vue de l’histoire du développement du film noir, c’est un film d’une importance capitale. Ce film souvent attribué à Anthony Mann est signé Alfred L. Werker dont le nom est seulement associé à cet ouvrage. On a peu d’information sur qui a fait quoi sur ce film. Les uns disent que ce sont surtout les scènes dans les égouts qui auraient été filmées par Mann, les autres qu’il aurait quasiment tout fait. Il est vrai qu’à le revisionner, avec en tête la manière de filmer de Mann, cela est très crédible. Cependant on peut être troublé parce que Anthony Mann avait beaucoup travaillé avec le grand photographe John Alton, et qu’ici aussi on sent la patte de celui-ci. C’est clairement lui qui donne du style au film. Son apport est tellement décisif, qu’on pourrait presque dire que c’est un film de John Alton. Si on compare ce film avec les daubes qu’on nous présente aujourd’hui comme des chefs d’œuvre, produits à grands coups de millions et d’effets spéciaux, on comprend mieux ce qu’est le style au cinéma et pourquoi celui-ci se trouve dans une impasse. L’histoire est adaptée de loin d’un fait divers pourtant bien réel : un cambrioleur, Erwin Walker, tue plusieurs policiers, condamné à mort, il se suicide. Mais comme il s’est suicidé, il est considéré comme fou et sa peine est commuée en détention en perpétuité. Cependant, il sera libéré en 1974 et refera sa vie sous un autre nom, il décédera en 2008. Le film emprunte les types de cambriolages et les meurtres de policiers à la réalité, mais aussi le profil psychologique du tueur : c’est un électronicien brillant qui est passé par l’armée et qui a travaillé un temps pour la police sans en faire partie toutefois. Ce film inaugure une tendance nouvelle dans le film noir, faire d’un tueur psychopathe le personnage central, tout en le présentant comme un personnage normal. Le scénario est dû John C. Higgins qui travailla très fréquemment avec Anthony Mann sur la plupart de ses films noirs. En déplaçant le genre de film policier semi-documentaire, vers le tueur, et en délaissant quelque peu les policiers, He walked by night, va tracer le portrait d’un tueur solitaire qui, s’il est inspiré de Raven le héros de This gun for hire, va encore plus loin dans la description de la solitude vécue comme une maladie dont on ne sort pas.

    Il marchait dans la nuit, He walked by night, Alfred L. Werker, 1948

    Un homme qui tente de cambrioler un magasin est dérangé par la voiture d’un policier

    Un soir un individu en train de cambrioler un magasin est surpris par un policier qui rentre chez lui. Il s’éloigne tranquillement du magasin qu’il ciblait, mais il se heurte au zèle insistant du policier. Pour s’en débarrasser, il le tue. La police est en émoi, et se mobilise pour le coincer. Les témoins disent que le meurtrier avait une fine moustache. Mais celui-ci entendant cela à la radio, va raser la sienne. On organise des rafles qui ne donnent rien, et le chef de la police va charger Marty Brennan qui était un ami de l’homme assassine de l’enquête. Celle-ci s’avère très difficile. Le tueur pendant ce temps va porter un appareil électronique qu’il veut mettre en location chez un dénommé Reeves qui voudrait bien d’ailleurs l’embaucher, vu ses compétences. Mais Roy – c’est le nom sous lequel Reeves le connait – décline la proposition. La police continue à enquêter sans succès. Jusqu’au moment où un homme reconnait chez Reeves un de ses appareils qui lui ont été volé. Dès lors on a une piste. La police va tenter de piéger Roy qui en vérité se nomme Davis Morgan, en faisant pression sur Reeves. Mais le piège échoue et le collègue de Brennan est grièvement blessé. Davis est également blessé, il va se soigner lui-même en extrayant la balle. La police tente alors de construire un portrait-robot à partir des éléments que lui a fournis Reeves, mais aussi à partir d’autres témoins qui ont été victimes de cambriolages similaires. Brennan a alors l’idée de montrer ce portrait-robot aux postiers. L’un d’entre eux reconnait Davis Morgan. Brennan se déguise en livreur de lait et repère le tueur. Dès lors la police va le cerner, mais il va s’enfuir par les égouts dont il connait bien le labyrinthe. Il n’arrivera pas cependant à s’échapper et sera abattu par la police.

    Il marchait dans la nuit, He walked by night, Alfred L. Werker, 1948

    Les rafles ne donnent rien

    La réalisation est sans fioriture et c’est sa sécheresse qui va faire sortir le film d’une simple illustration selon lequel le crime ne paie pas. D’ailleurs, on ne s’attardera pas sur le profil psychologique du tueur. Certes on comprend entre les lignes qu’il a été frustré quelque part, peut-être traumatisé en tant qu’ancien soldat, déçu de ne pas avoir été embauché par la police. Mais on ne s’avancera pas dans ce sens. Le film est donc centré sur le comportement et que voit-on ? Une meute nombreuse et organisée qui traque un homme solitaire qui doit faire face en tant qu’individu à une collectivité qui lui en veut. Il y a donc un renversement qui fait qu’on passe de la nécessité d’éradiquer le crime – c’est le message officiel et apparent – à la lutte d’un homme pour sa survie. Le fait que le tueur soit un homme plutôt intelligent et non une brute épaisse renforce le deuxième message. C’est encore plus évident dans la scène où on voit des témoins s’efforcer d’aider la police. Nous sommes en effet en pleine chasse aux sorcières, en pleine psychose. Et les fameux témoins sont d’abord des délateurs avant que d’être des victimes. Reeves aussi est un délateur, et ce n’est pas pour rien si on a choisi un acteur à la face de rat pour l’incarner. Crane Wilbur qui est aussi crédité sur le scénario, écrira une autre histoire à la gloire de la délation, I was communist for the FBI . Film des plus étranges puisque les agents du FBI mentent, trichent, dissimulent ce qu’ils sont et ce qu’ils visent avec comme seule obsession de coincer des communistes.

    Il marchait dans la nuit, He walked by night, Alfred L. Werker, 1948

    Roy met en location des appareil électroniques chez Reeves

    Le portrait du tueur solitaire est le deuxième axe de travail. Il vit seul avec son chien, il n’a pas de vie sexuelle comme Raven dans This gun for hire , mais aussi comme Jeff Costello dans Le samouraï de Melville avec son bouvreuil qui l’alertera de la visite de la police comme le chien de Morgan l’alertera sur le fait que la maison est cernée. Comme dans This gun for hire, le tueur a un visage fin, un physique presqu’adolescent, ce qui sera le cas du héros de Melville dans Le samouraï. Melville qui connaissait par cœur tous les tics du film noir, mieux que quiconque, reprendra également la séquence du fauve blessé qui se soigne par lui-même. Ce tueur solitaire dont on ne connait jamais le but réel, vit à l’écart du monde réel, barricadé, cloitré derrière ses stores vénitiens, épiant tout mouvement extérieur qui pourrait lui être hostile. Vivant dans les redents de la société, il est près à s’en extraire lorsque le danger est trop grand en s’enfuyant comme un rat par les égouts de la ville, pataugeant dans les eaux usées qui circulent dans les sous-sols, mais que les habitants ordinaires de la ville ne voient jamais et ne connaissent pas vraiment. A travers la saga de Davis Morgan, c’est à une exploration de la ville cachée à laquelle nous sommes invités.

    Il marchait dans la nuit, He walked by night, Alfred L. Werker, 1948

    Marty Brennan tente de piéger Morgan

    La mise en scène est rapide et sobre. Le découpage serré se marie très bien avec le caractère très sombre du film. On retrouvera plusieurs fois des tics de John Alton, par exemple la scène d’ouverture qui voit Morgan s’éloigner du magasin qu’il tentait de cambrioler, est une copie de la scène où on voit les deux tueurs dans le film de Robert Siodmak, The killers s’avancer dans la petite ville. La scène également où les deux policiers font le tour de la maison pour surprendre Morgan semble sortir elle aussi de ce film. Le film adopte volontairement un aspect semi-documentaire, mettant en scène les petites mains qui travaillent pour la police, en passant des messages, en alertant les voitures de patrouille. La rafle est également bien organisée, avec ces personnes menottées qui sont débarquées sans ménagement au siège de la police et cet envahissement des bureaux de la criminelle par une foule déjetée et sans avenir, miséreuse et fourbe. On retrouve d’autres tics plus habituels des films noirs de cette époque, comme les stores vénitiens, les clairs obscurs, les éclairages latéraux. Mais le clou de la mise en scène est certainement la traque dans les égouts de Los Angeles. Tout y est, les ombres, les lumières portées par des lampes électriques qui avancent inexorablement pour capturer le tueur, mais qui s’éteint dans le dos des policiers, formant un nouveau danger. Il y a des ombres fuyantes, des sortes de tunnels et d’arcades qui aident le tueur à se dissimuler. On verra que Morgan est à deux doigts de s’en sortir, mais il n’arrive pas à soulever la plaque d’égout qui est coincée de manière involontaire par une voiture de la police. il y a une excellente utilisation des décors de Los Angeles. Au début du film on est prévenu. La ville a grandi trop vite et donc la police a bien du mal à entraver le développement de la délinquance dans une cité qui s’étale sur des kilomètres et qui est aussi très riche. La photo de John Alton fait merveille évidemment.

    Il marchait dans la nuit, He walked by night, Alfred L. Werker, 1948

    Le piège ne fonctionnera pas

    La distribution c’est d’abord Richard Basehart, c’est un excellent comédien qui, du fait de son physique fragile a eu bien du mal à avoir des premiers rôles. C’est le cœur du film. Il a ce côté froid et distant qui convient parfaitement au rôle, il a peur, mais il domine sa peur, il a mal aussi quand il extraie la balle qui l’a blessé, mais il domine sa douleur. Derrière lui, c’est Scott Brady dans le rôle du policier Brennan. Raide et borné, il est tout à fait à son affaire, mais enfin, il faut bien le dire, lui ou un autre, ça ne change pas grand-chose. J’aime bien Whit Bissel dans le rôle du visqueux Reeves, il s’est affublé d’une petite moustache de rat qui renforce sa veulerie, il est très bon. Le reste ce sont souvent des acteurs solides comme Roy Roberts dans le rôle du capitaine Breen, carré et têtu, il a le physique de l’emploi. Le film se caractérise par l’absence de rôles féminins importants. Mais ce n’est pas gênant car cela renforce la sécheresse du propos. C’est un petit budget, sans être un budget fauché, il dure tout de même une heure vingt.

    Il marchait dans la nuit, He walked by night, Alfred L. Werker, 1948

    Morgan se prépare à fuir

    Ce film a eu une filiation importante. D’abord il semble bien qu’il ait inspiré The third man de Carol Reed avec la poursuite dans les égouts de Vienne. Il y a ensuite Act of violence de Fred Zinneman . Mais il y a plus précisément Them ! de Gordon Douglas qui en 1954 conte une histoire de fourmis géantes qui se cachent dans les égouts de Los Angeles pour se reproduire et envahir la ville. Ce film a tellement fait école que des scènes entières de celui-ci ont été importées dans The big combo, le chef-d’œuvre de Joseph H. Lewis . Chez Eagle Lion films on ne se gênait pas. On dit également que ce film a inspiré la série télévisée à succès, Dragnet. Comme on le voit ce film se trouve à un carrefour et renouvelle le film noir en l’entraînant vers un univers plus dur et plus violent.

    Il marchait dans la nuit, He walked by night, Alfred L. Werker, 1948

    Dans les égouts de Los Angeles Morgan affronte la police

    Très longtemps on a vu ce film dans de très mauvaises copies, en salle comme en DVD. Il est maintenant dans le domaine public, et on le trouve maintenant depuis quelques années dans une copie DVD propre chez Wild side. Malheureusement il n’existe pas de version française en Blu ray. FixClassic l’a sorti aux Etats-Unis en anglais sans sous-titres en français. Il est vendu parfois avec les deux autres films noirs d’Anthony Mann, sous le titre de John Alton film noir collection. Ce qui est, ma foi, tout à fait justifié. J’ai vu ce film plusieurs fois, et il me semble que je redécouvre à chaque fois son importance. Donc laissez tomber les critiques qui le classent parmi les films noirs mineurs, ils ne sont pas dans le coup. Il va de soi qu’une édition Blu ray avec sous-titres français serait la bienvenue.

    Il marchait dans la nuit, He walked by night, Alfred L. Werker, 1948

    La bataille est rude

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  • Armored car robbery, Richard Fleischer, 1950

    Film de gangsters, Armored car robbery est emblématique des films noirs qui se tournèrent au début des années cinquante, mais aussi de ce qu’était capable de faire Richard Fleischer. Ce film a, à juste titre, une excellente réputation. Film de série B, il est très court, à peine un peu plus d’une heure, mais il a une forte densité. L’un des scénaristes est un partenaire habituel de Richard Fleischer dans ce début des années cinquante. Il est produit pour la RKO, et bien que la fin soit tout à fait moralisante, les gangsters sont exterminés, le film apparait très audacieux dans son propos, dur, cynique. C’est le cinquième film noir de série B pour Fleischer. Il a du succès, repéré comme un excellent technicien, il va ensuite passer à la série A et aux budgets plus confortables. Cependant, même si ses films de série A sont parfois excellents, The vikings, The Boston strangler, Soylent green, il apparait avec le recul que ce sont ses films noirs qui offrent la plus grande cohérence et la plus grande inventivité stylistique dans sa carrière. C’est là me semble-t-il qu’il donne le meilleur de lui-même. Ce qui lui donne un style c’est d’avoir travailler le film noir dans des petits formats, approfondissant sa technique, ce qu’il ne pourra pas faire dans la suite éclectique de sa carrière. 

    Armored car robbery, Richard Fleischer, 1950 

    Le hold-up est bien minuté

    Dave Purvis est un braqueur de fonds des plus prudents et des plus rigoureux. Très discret, il n’a jamais été condamné, il est inconnu de la police. Il change très souvent de domicile, coupe les étiquettes de ses chemises et de ses costumes. Il minute de façon précise le temps d’intervention de la police en cas d’attaque. Il a décidé d’attaquer un fourgon blindé en fin de tournée, près du champ de course. Il va recruter deux acolytes qui ne le connaissent pas, par l’intermédiaire de McBride dont il saute la femme qui est stripteaseuse dans un cabaret. Ils vont mettre le plan au point. L’exécution doit pourtant faire face au fameux grain de sable : l’alerte est donnée, mais une patrouille arrive plus tôt que de coutume. Une fusillade éclate. Le lieutenant Philips est mortellement touché, et l’inspecteur Cordell, son ami, blesse McBride. Dès lors la chasse est lancée. Si les quatre gangsters passent assez bien le barrage, ils se trouvent coincés près du port. L’état de McBride empirant, Purvis se résout à l’abattre pour garantir sa propre sécurité. Les flics sont sur leurs traces et les piègent dans un entrepôt sur les docks. Mapes va arriver à s’enfuir en bateau, mais Ryan va être abattu par la police. Purvis arrive à s’en sortir. Cordell ne reste pas les bras croisés, avec son jeune inspecteur, il va chercher des renseignements et en remontant la piste de McBride, il tombe forcément sur Yvonne LeDoux qui n’est autre que la femme de McBride. Cependant ils ne connaissent toujours pas Purvis. A partir d’une pochette d’allumette sur laquelle l’inconséquent McBride avait noté son numéro de téléphone, ils sont sur le point de le surprendre à sa nouvelle adresse. Mais Purvis leur glisse encore entre les doigts. La police qui a l’œil sur Yvonne LeDoux va piéger Mapes qui vient chercher sa part. les flics le font parler, ils savent maintenant que derrière le sanglant hold-up il y a le cerveau de Dave Purvis. Cuyler va tenter d’approcher Yvonne, mais il se fait surprendre à son tour par Purvis. Avec Yvonne et Cuyler en otage, ils foncent vers l’aéroport. Entretemps ils se sont débarrasser de Cuyler en le laissant pour mort. Purvis et Yvonne vont tenter de prendre l’avion pour le Mexique. Mais Cuyler va arriver à prévenir Cordell qui va empêcher le décollage de l’avion. Purvis tente à nouveau de s’enfuir, mais il sera abattu. 

    Armored car robbery, Richard Fleischer, 1950

    Les policiers pensent tenir une piste avec la photo d’Yvonne LeDoux 

    A lire le scénario à la va-vite, on pourrait croire que le sujet est que le crime ne paie pas. Du reste on voit à la fin les billets s’envoler au-dessus de la valise ouverte de Purvis, image qui sera abondamment reprise par la suite. Il n’en est rien. Purvis n’est au fond pas plus antipathique que Cordell qui le pourchasse. Les personnages sont dessinés de telle sorte qu’on les comprend dans leur comportement, et non dans leurs intentions ou leurs sentiments. Qu’ils soient bons ou mauvais, ce n’est pas là le problème. Les personnages sont durs, cyniques. Purvis est un menteur, il ment à McBride, mais baise sa femme par derrière sans vergogne. Cordell ne manifeste guère de tendresse pour la femme de son ami décédé dans l’exercice de ses fonctions. Les truands passent leur temps à se trahir les uns les autres pour mettre la main sur la monnaie. Pour limiter les risques, Purvis abattra froidement McBride, ce qui augmente de fait sa part ! Et encore on pourrait dire qu’au-delà de sa dureté c’est même Purvis qui a le cœur le plus tendre. C’est en effet en attendant de partir avec Yvonne qu’il va se perdre. Il aurait pu fuir tout seul sans problème, mais sa vie aurait-elle eu encore un sens ? Yvonne, on ne sait pas trop ce qui l’anime, le fait que Purvis soit rusé et démerdard, qu’il ait la force de s’imposer à tout le monde ? Est-ce l’argent ou simplement sa virilité qui l’attire. Elle aussi est une menteuse. Mais enfin elle a le goût de l’aventure chevillé au corps. Elle lâchera tout pour partir avec Purvis. 

    Armored car robbery, Richard Fleischer, 1950 

    Purvis échappe de justesse à la police 

    Tous les personnages sont ambigus, Purvis d’ailleurs à la fin tentera de partir tout seul abandonnant Yvonne dans l’avion. Cordell envoie Cuyler pour remplacer Mapes auprès d’Yvonne, sachant ce qu’il va risquer. Mais il joue sur le fait que la stripteaseuse exerce une forte attirance sexuelle sur le jeune policier. Mais au-delà il y a forcément une admiration pour les capacités de Purvis non seulement à monter des coups superbement efficaces, mais aussi à se tirer des pièges de toute sorte qui se manifestent. Il est très rusé, voir par exemple la manière dont il se sert des cabines téléphoniques pour communiquer avec Yvonne au nez et à la barbe des policiers. Forcément le spectateur se trouve un peu de son côté. D’autant qu’il use aussi de la force s’il le faut, par exemple en mettant au pas Mapes qui réclame un surplus d’argent après le décès de McBride. Le film décrit aussi les quatre gangsters dans leur opposition à la machine informelle et sans cœur de la police qui les broie dans un rapport de forces qui leur est défavorable. Le combat n’est pas loyal. Fleischer insistera sur l’organisation et le système d’information de la police en donnant, comme c’était souvent le cas à l’époque, un côté documentaire à sa réalisation. C’est toute une machine qui se met en route pour broyer les récalcitrants.  

    Armored car robbery, Richard Fleischer, 1950

    Cordell suit la piste d’Yvonne LeDoux 

    La réalisation est pour beaucoup dans le succès de ce film. D’abord la façon dont est monté le hold-up et son déroulement. C’est une affaire de timing, aussi bien pour les braqueurs que pour le réalisateur. Fleischer s’est clairement inspiré de Criss Cross de Siodmak, notamment pour filmer l’attaque du fourgon blindé à travers la fumée des gaz lacrymogènes et les masques à gaz que les gangsters portent[1]. Le montage est sec et nerveux, avec de jolis panoramiques. Il y a également une excellente utilisation des décors naturels, les champs de pétrole, le port, les entrepôts, ce n’est pas le Los Angeles glamour et rupin qu’on travers, mais plutôt une ville laborieuse, comme pour nous indiquer que les policiers comme les gangsters sont en quelque sorte des travailleurs d’une qualité à peine différente. Alain Corneau remarquait à juste titre que dans ce film Fleischer utilise des angles assez inhabituels, principalement des contre-plongées qui donne de la puissance aux affrontements. Il y a une scène où Cordel et Cuyler cueille Mapes en le coinçant dans son fauteuil alors qu’il admire le striptease d’Yvonne. Cette scène sera reprise plusieurs fois. Elle démontre l’impuissance de l’homme piégé dans son siège, coincé sur sa droite et sur sa gauche, il ne pourra pas s’échapper. Également il y a cette scène remarquable quand Cordell vient à l’hôpital visiter la veuve de son coéquipier, il y a une sécheresse dans les gestes utilisés qui donne énormément d’émotion, qu’elle soit filmée avec une belle profondeur de champ accroit encore cette sensation. La nuit est ici une couleur particulière qui augmente la tension, notamment dans toutes les scènes qui se passent sur les quais. 

    Armored car robbery, Richard Fleischer, 1950

    La stripteaseuse est mise sur écoute 

    Le film n’est pas taillé pour des stars bien connus, mais, et c’est ce qui contribue à en faire la réussite, pour des acteurs de seconde zone qui on cet air complètement ordinaire des flics et des truands qu’on peut rencontrer dans la vie réelle. Ce sont des gueules comme on dit. A commencer par William Talman qui vole la vedette à tout le monde. J’ai déjà souvent dit tout le bien que je pensais de cet acteur au physique si inquiétant qu’on ne le voit pas trop faire autre chose que des films noirs. Ici il incarne le rusé et glacial Purvis. Derrière vient Charles McGraw dans le rôle du bougon Cordell. Lui aussi est très bien, rugueux comme il se doit. Mais son physique est bien moins étrange que celui de Talman. Et puis il y a la grande et excellent Adele Jergens dans le rôle de la stripteaseuse. C’est une blonde aux longues jambes, un peu dans le genre de Barbara Payton ou de Jan Sterling. Ce genre de femme forte, blasée, mais aussi qui mène sa barque en se méfiant du désir qu’elle suscite. Il est dommage qu’elle n’ait fait qu’une brève carrière, ici elle est excellente et remarquable. Le reste, c’est du tout-venant, mais propre, rien à redire. 

    Armored car robbery, Richard Fleischer, 1950

    Les policiers abattent Purvis 

    C’est donc bien d’un classique du genre dont il s’agit, on peut le voir plusieurs fois d’affilé et y trouver toujours quelque chose d’inattendu. Il est très dommage qu’on n’en trouve pas une copie Blu ray sur le marché. La très bonne photo de Guy Roe l’aurait sans doute mérité. Incidemment on peut noter qu’il inspirera assez directement Kansas city confidential de Phil Karlson deux ans plus tard.

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  •  Les mendiants de la vie, Beggars of life, William Wellman, 1928

    Voir et revoir ce film, est indispensable pour au moins trois raisons. D’abord parce qu’il s’agit de l’adaptation de l’ouvrage, plus ou moins autobiographique, le plus célèbre de Jim Tully qui raconte ses expériences de sa vie de hobo, ensuite parce que c’est un film de William Wellman, un réalisateur un peu oublié aujourd’hui mais qui a révélé une sensibilité étonnante aux pauvres, et aux difficultueux de la vie, et qui fit évoluer le cinéma. Et puis ensuite parce qu’il y a Louise Brooks, la Louise Brooks d’avant Loulou de Pabst. On peut rajouter aussi la présence de l’immense Wallace Beery, énorme vedette populaire, mais lui aussi oublié. C’est d’ailleurs lui qui était la tête d’affiche de ce film. Acteur phare du muet, il fera aussi une brillante carrière dans le parlant. Il incarnera des grandes figures de la légende américaine, Pat Garrett, Pancho Villa, mais aussi le fameux boxeur déchu de The champ, le film de King Vidor. Bien que ce film parle des pauvres qui vagabondent à la recherche d’un travail, d’un morceau de pain, il ne fait pas du tout référence à la Grande Crise. Et d’ailleurs si on le regarde comme un témoignage, on constate que la vie des américains modestes n’était pas facile malgré le boom économique des années de vingt. Déjà tout allait de travers et les laissés pour compte de la croissance et de la modernisation de l’économie se comptaient par millions, seules les classes hautes retiraient un bénéfice évident de la croissance. Il va de soi que la Grande Crise n’arrangea pas les choses. L’ouvrage de Jim Tully eut un énorme succès et lui permit d’accéder à Hollywood puis d’y faire une carrière brillante. Son ascension correspond à ce moment où une culture populaire va monter des bas-fonds et s’imposer à l’ensemble de la société, le cinéma étant son parfait véhicule. 

    Les mendiants de la vie, Beggars of life, William Wellman, 1928 

    Un jeune vagabond accablé par la faim tente d’obtenir un repas auprès d’un fermier. Il l’aperçoit à travers une moustiquaire en train de déjeuner. Mais celui-ci est mort, on va découvrir auprès de lui une jeune fille habillée en garçon qui va avouer l’avoir tué d’un coup de fusil parce qu’il était un peu trop entreprenant. C’est une jeune orpheline. Le garçon va s’efforcer de la protéger et l’emmène avec lui. Ils essaient de remonter vers le Nord pour aller au Canada où ils pensent que la fille ne sera pas recherchée. Lui-même tente de rejoindre un oncle qui lui donnera des terres à cultiver. Ils vont dormir à la belle étoile, dans des meules de foin, chassés par les fermiers. Mais en cours de route Le garçon a vu déjà que des affichettes offraient une récompense élevée pour la capture de la jeune meurtrière. Errant toujours, après s’être fait expulsés d’un train violemment, ils vont tomber sur un camp de hobos en espérant qu’ils pourront avoir un peu à manger. Mais Snake comprend que le soi-disant jeune frère du vagabond est en réalité une jeune fille, ce qui réveille leur concupiscence. Sur ces entrefaites, arrive Oklahoma Red chargé d’un baril de whisky qu’il a volé. Il décide de s’approprier la fille. Mais la police arrive et une grande bagarre s’ensuit. Les hobos ont le dessus, ils ligotent les policiers et foncent prendre le train. Dans le train Oklahoma Red recommence et veut juger le jeune garçon pour le foutre en dehors du train et garder la fille pour lui. Mais le jeune garçon a un revolver et tient les hobos en respect. Cependant, la police les poursuit. Oklahoma Red va détacher le wagon dans lequel ils sont tous. Tout le monde saute du train en marche. La jeune fille et son protecteur se réfugient dans une cabane au fond d’un canyon avec Mose le noir qui soigne un homme malade qui est en train de mourir. Tandis que les deux jeunes gens font de plans pour échapper à leur situation de fuite, Oklahoma Red surgit à nouveau. Il a volé une voiture et des habits de jeune fille pour la fuyarde, pensant qu’ainsi habillée, elle se fera moins remarquer par la police. Il suggère aussi qu’elle parte avec lui. Le jeune homme s’y oppose, une bagarre s’ensuit, Oklahoma Red s’empare du revolver. Mais rien n’y fait, la jeune fille préfère mourir que de le suivre. Décontenancé Oklahoma Red s’incline et va aider les jeunes gens à fuir. Il aime cette idée de l’amour et se félicite de le voir chez les autres. Tandis que les deux jeunes gens s’enfuient avec la voiture qu’ils ont volé à Oklahoma Red, celui-ci va monter un plan compliqué pour faire croire que la meurtrière recherchée est morte dans un accident de train. Pour cela il récupère les habits que portait la fille, avec Mose il les passe au hobo décédé, et lorsque les policiers surgissent, il met le feu au wagon où se trouve le mort, détache le wagon du reste du train et précipite le tout dans le ravin. Dans cette opération risquée, il va recevoir un coup de feu mortel et décédera après avoir sauté du train. Pendant ce temps là les deux jeunes amoureux filent vers la frontière du Nord, tout en se demandant si finalement Oklahoma Red était ou non un brave type sous ses airs de rustre. 

    Les mendiants de la vie, Beggars of life, William Wellman, 1928

    La jeune fille va avouer qu’elle a tué le fermier 

    Jim Tully a travaillé sur le scénario, sa signature authentifie en quelque sorte le film, bien qu’il soit très éloigné de l’ouvrage qu’il prétend adapter. Cela vient du fait que le livre est une collection de souvenirs, tandis que là on a essayé de structurer le récit autour d’une histoire d’amour assez improbable. Le film de Wellman va conserver malgré tout la dureté du récit, les hobos ne sont pas des gentils humanistes, mais des gens durs et retors, à l’image de la société. Cela sera illustré dans leur comportement lorsque Oklahoma Red se déclare leur chef et qu’il reproduit la justice qui pourtant par ailleurs les pourchasse et les opprime, avec le but avoué de s’approprier la fille. Les hobos n’hésiteront pas non plus à frapper les policiers et à les attacher pour pouvoir fuir tranquillement. Beaucoup de choses vont se passer dans le train. Celui-ci est le symbole de la quête de la liberté, mais aussi de la transformation du paysage : c’est le train qui finalement tuera les fermiers en faisant des Américains un peuple d’urbains et de consommateurs. Les hobos sont les rebus de la société, et le film tente de bien séparer les gentils amoureux qui ne sont pas des vrais hobos, qui ont un avenir, et les hobos endurcis qui sont la lie de la société. A part ça, il s’agit de l’éternel trio, avec comme enjeu la fille meurtrière qui a tué pour de bonnes raisons, mais qui pour cela va se trouver à la merci de n’importe quel rustre de passage. Le fait que la jeune fille soit habillée en garçon la plupart du temps, va donner un aspect ambigu assez audacieux de la relation entre son jeune compagnon et Oklahoma Red. 

    Les mendiants de la vie, Beggars of life, William Wellman, 1928 

    Prendre le train en marche n’est pas si facile  

    Cette maladie de se déplacer comme pour tester sa liberté est typiquement américaine, elle est un des éléments clé de cette littérature qui a été inauguré semble-t-il par Jack London. Quand les hobos affrontent les policiers ou les employés du chemin de fer, on retrouve aussi l’atmosphère de Les vagabonds du rail qui était la transcription presque documentaire de l’épopée de Jack London quand en 1894, il s’était joint à l’armée des chômeurs amenée par le général Kelly – l’armée qui devait se retrouver à Washington se débandera avant le terme du voyage. Plus tard on retrouvera ce thème dans les années soixante-dix – époque où on méditait encore sur la notion de liberté individuelle – dans un des tous premiers films de Martin Scorsese, Bertha Boxcar[1], ou The emperor of the North de Robert Aldrich. Monter dans les trains de marchandises sans payer, parcourir l’espace américain en tous sens, c’est déjà une forme de dissidence, d’insurrection presque. Il y a eu jusqu’à très tard une forme de pensée libertaire et anticapitaliste qui a participé à la fondation des Etats-Unis. Cet aspect est un peu masqué ici. Le tout est enrobé dans une histoire d’amour un peu convenue. Certes on trouve des bribes de ce type de relation dans les récits de Jim Tully, avec de la compassion aussi, mais sans ce côté un peu conformiste de la volonté finale de construire une famille. Le personnage de la jeune fille dira d’ailleurs que ce qu’elle veut, c’est d’abord un foyer et une famille. 

    Les mendiants de la vie, Beggars of life, William Wellman, 1928

    Ils découvrent un campement de hobos 

    La réalisation est excellente. C’est un film muet bien entendu, mais l’expressivité des acteurs évite la grandiloquence. Wellman avait décidé de tourner dans les décors naturels et d’utiliser des vrais trains. Cela obligera Louise Brooks à courir après le convoi au risque de se casser la figure. Elle racontait d’ailleurs que le tournage avait été éprouvant, émaillé de nombreux accidents[2]. Mais dans l’ensemble c’est très réussi, les scènes de train sont le clou du film. Le rythme est très bon, et Wellman invente des angles de prises de vue qui seront ensuite repris par beaucoup dans les scènes ferroviaires au cinéma. D’ailleurs la scène où Wallace Beery décroche le wagon du train, inspirera fortement Sam Peckinpah pour The wild bunch. Lorsqu’il parle des hobos en bloc, il emploie le mot « bunch » pour désigner cette assemblée de clochards hétéroclite. Un des aspects que Wellman a repris de Tully c’est curieusement – pour l’époque – un portrait très positif de Mose le noir. C’est un personnage récurrent de la prose de Tully, le noir incarne une forme de bonté et d’humanisme que le blanc ne possède plus guère. Il n’est absolument pas ridicule comme c’était souvent le cas des noirs dans le cinéma Hollywoodien avant les années soixante, il n’est pas non plus regardé d’une manière condescendante et paternaliste. C’est même le hobo qui semble posséder le plus de dignité. La scène de la bagarre générale dans le train, bagarre provoquée d’abord par la jeune fille entre Snake et Oklahoma Red est aussi remarquablement filmée. Les scènes autour du feu de camp qui ont été tournées en décors réels sont aussi très étonnantes pour l’époque du fait de leur fluidité. Ce qui domine toujours dans ces films de Wellman d’avant la Seconde Guerre mondiale, c’est la recherche d’un grand réalisme, dans le décor, dans les costumes, mais aussi dans le mouvement des acteurs. Il y a un dosage très nuancé entre une approche sentimentale et la brutalité du milieu dans lequel nos héros évoluent pour ôter toute forme de niaiserie vers laquelle le film aurait pu plonger. Dans l’excellent Wild boys of the road, tourné en 1933 en pleine crise économique, Wellman reprendra le type de la jeune fille déguisée en garçon pour passer le plus inaperçue possible. Mais cette fois avec beaucoup plus d’amertume, en se concentrant sur des enfants et des adolescents à la dérive sur les routes et les voies de chemin de fer. Mais nous sommes alors en pleine révolution rooseveltienne, et William Wellman conserve toujours un vieux fonds d’optimisme qui lui laisse supposer que le capitalisme s’amendera et que l’on ira toujours vers le mieux malgré la dureté des temps. 

    Les mendiants de la vie, Beggars of life, William Wellman, 1928 

    Oklahoma Red a des vues sur la jeune fille 

    Les acteurs sont tous très bons. Mais évidemment c’est Louise Brooks qui chipe la vedette aux deux acteurs masculins. Elle propose un jeu très subtil et c’est sans doute son meilleur film américain. Son look un peu androgyne était dans l’air du temps, à la même époque, la grande vedette était Clara Bow[3] qui elle aussi jouaient les garçonnes avec un énorme succès et de gros salaires – comme Louise Brooks, c’était aussi une femme très émancipée qui ne cachait pas ses multiples liaisons. Elle raconte qu’elle s’est très bien entendu avec Wallace Beery avec qui elle avait déjà tourné l’année précédente Now we’re in the air une petite comédie de Frank R. Strayer. Un peu moins bien avec Richard Arlen qui ne l’aimait pas beaucoup parce qu’elle était mieux payée que lui. Ça ne se voit pas trop, mais à l’évidence Richard Arlen est le moins remarquable de la distribution. Wallace Beery qui avait été lui aussi un trimardeur, aimait bien ce rôle de dur au cœur tendre. Il était taillé sans doute pour ça. Le clou du film c’est sans doute la scène où on voit réapparaitre Louise Brooks habillée en fille, c’est plutôt étonnant. Pour faire plus vrai, Wellman avait engagé aussi une vingtaine de vrais clochards pour jouer les hobos. 

    Les mendiants de la vie, Beggars of life, William Wellman, 1928

    Avec son révolver il tient à distance la foule compacte 

    Le film a eu beaucoup de succès, c’est l’un des plus connus de Louise Brooks, mais celle-ci s’ennuyant à Hollywood – il est vrai aussi que sa conduite sexuelle faisait scandale – elle décida de venir en Europe où elle allait tourner l’année suivant le fameux Loulou de G. W. Pabst. C’est d’ailleurs dans son éloignement d’Hollywood qu’elle écrivit sa légende, mais c’est aussi ce qui la conduisit paradoxalement à l’oubli et à la ruine. Quoiqu’il en soit, Beggars of life est excellent et mérite d’être revu, non pas parce qu’il s’agit d’une pièce de musée, mais pour mieux comprendre comment dans son évolution le cinéma américain a perdu beaucoup de sa liberté de ton, compensant cette perte par de faux scandales et de fausses audaces pornographiques. Curieusement on nous dit qu’une partie du film comporte des dialogues sonores. Je l’ai toujours vu entièrement muet. La version que je possède qui est pourtant une restauration de la Film foundation, la bande son est une musique surajoutée particulièrement imbécile. 

    Les mendiants de la vie, Beggars of life, William Wellman, 1928

    Elle a passé des vêtements de femme 

    Les mendiants de la vie, Beggars of life, William Wellman, 1928 

    Jim Tully avec les trois acteurs principaux sur le tournage 

    Les mendiants de la vie, Beggars of life, William Wellman, 1928

    William Wellman entre Richard Arlen et Blue Washington



    [2] Louis Brooks, Louise Brooks par Louise Brooks, Pygmalion, 1997.

    [3] William Wellman avait d’ailleurs dirigé Clara Bow, une autre actrice aux mœurs scandaleuses l’année précédente dans ce qui fut un de ses grands succès, Wings.

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  • Ombres d’hommes, Shadows of men [1930], Lux, 2017

    Jim Tully a eu une vie extraordinaire, orphelin très tôt, il venait d’un milieu prolétarien, il deviendra un errant, se baladant aux quatre coins de l’Amérique, puis il atteindra Hollywood et y trouvera une position enviable comme scénariste. Il travaillera avec Charlie Chaplin sur The gold rush. Entre temps il aura été boxeur, grand buveur, puis journaliste, racontant ses expériences de hobo et de clochard dans un style cru et violent. Ce dont ce roman nous parle c’est de sa propre expérience de la crise sociale et économique qui suivra la fin de la Première Guerre mondiale. C’est peut-être une fiction, mais c’est nourri avant tout de sa propre expérience. Il nous parle de la question de la survie dans un univers hostile, il cherche d’abord à manger, à trouver un coin pour dormir. Eventuellement il travaillera ou volera. L’ensemble ressemble un peu à l’ouvrage d’Orwell, Down and Out in London and Paris[1]. Ces hommes et ces femmes n’ont rien, et en ce sens ils sont plus libres puisqu’ils n’ont rien à défendre. Ils tentent juste de survivre dans un univers cruel où la société met en œuvre des moyens énormes pour les corriger et les contraindre. Le récit est mené à la première personne, c’est un tout jeune homme qui raconte son expérience de hobo. Il se forme un caractère en quelque sorte en découvrant la violence de la société américaine et les techniques des hobos pour éviter la discipline de l’argent et du travail. C’est un langage brut, qui utilise aussi des formes argotiques et familières, celles du langage de la rue et du trimard. On a comparé les récits de Tully à ceux de Mark Twain ou de Jack London. C’est un peu vrai. De Jack London il en retrouve l’analyse sociale fine et précise, le sens du tragique aussi, et de Mark Twain une certaine forme de truculence et de gaieté. 

    Ombres d’hommes, Shadows of men [1930], Lux, 2017 

    Le héros de cet ouvrage est un individualiste forcené, quoique cet individualisme ne lui empêche pas une forme de solidarité active. Il participera à une rébellion de chômeurs organisée, visant le capitalisme, mais sans y croire vraiment. Du reste cette rébellion échouera. Tout l’ouvrage est traversé de cette réflexion sur la solitude des uns et des autres dans un monde cruel pour ceux qui n’ont pas d’argent. Malgré toute cette misère palpable, la plupart d’entre ces hobos ne perd pas le sens de la dérision. Même à l’article de la mort, même en prison, même en étant nègre. Car l’ensemble se déploie aussi sur un fond raciste. A croire que seuls les pauvres savent rire et chanter ! Le rapport avec la littérature hard-boiled est évidente comme le souligne Thierry Beauchamp dans sa préface à la traduction de Beggars of life qui est son autobiographie[2]. Cette traque incessante que nous voyons de la pauvreté par les milices du capital, c’est celle que décrit Dashiell Hammett dans The red harvest. Shadows of men est un titre particulièrement juste : ce petit peuple misérable rejeté par les exigences de la marche en avant du progrès n’a une ombre d’existence humaine que dans l’ombre de la société telle qu’elle est faite. C’est donc une galerie de portraits de figures massacrées qui peinent à se relever de leur chute. Evidemment ces rejetés de la société ne rentrent pas dans les canons de la morale ordinaire, ils sont voleurs, un peu assassins aussi. En ce sens on peut rapprocher Tully d’Edward Anderson[3] qui viendra un peu plus tard nous parler des dégâts de la Grande Dépression sur l’ensemble du corps social. En tous les cas c’est une pièce de plus à mettre au dossier de la construction sanglante du capitalisme en Amérique. 

    Ombres d’hommes, Shadows of men [1930], Lux, 2017 

    Dippy, le pyromane, était le fantôme, grand et maigre, d’un homme approchant de la cinquantaine. Ses yeux étaient vides, sa bouche toujours ouverte. Il avait pris vingt ans pour incendie volontaire. Ses cheveux gris tombaient sur une cicatrice qui lui barrait le front. Une de ses épaules tombait, une de ses jambes était plus courte que l’autre.

    Il traînait des pieds comme un paralytique.

    Les bouts de ses doigts étaient pleins de cloques à force d’être crispés sur des allumettes en flammes. Son regard suivait la moindre flamme qui venait allumer la cigarette ou la pipe d’autres prisonniers. Il ne fumait pas. Ses doigts se contractaient sur l’allumette qu’il laissait se consumer jusqu’au bout. La flamme s’éteignait sur ses doigts boursouflés. Les prisonniers lui donnaient des allumettes pour le seul plaisir de le regarder s’accroupir dans un coin pour les craquer sur le sol.

    Le visage de Dippy était toujours assombri par les préoccupations, sauf lorsqu’il contemplait la combustion d’une allumette. Alors, il semblait se béatifier et l’on y voyait danser des ombres de joie, tels des jeux de lumière sur une mare laide et ombreuse. Lorsque la braise mourait, son regard redevenait sombre.

    Il piquait la curiosité de frère Jonathan. Les yeux de ce grandiose charlatan savaient voir ce que cache le vernis de la vie. Il conversait souvent avec Dippy. Les mains derrière le dos, il examinait le pyromane avec bienveillance et le taquinait.

    « Oh ? Dippy, mon garçon, vous seriez une énigme pour les sages d’Orient. »

     


    [1] Dans la dèche à Londres et à Paris, Gallimard, 1935.

    [2] Ecrite en 1924, elle sera traduite par Thierry Beauchamp et publiée seulement en 2016 aux éditions du sonneur sous le titre de Vagabonds de la vie.

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    Jim Tully a eu une vie extraordinaire, orphelin très tôt, il venait d’un milieu prolétarien, il deviendra un errant, se baladant aux quatre coins de l’Amérique, puis il atteindra Hollywood et y trouvera une position enviable comme scénariste. Il travaillera avec Charlie Chaplin sur The gold rush. Entre temps il aura été boxeur, grand buveur, puis journaliste, racontant ses expériences de hobo et de clochard dans un style cru et violent. Ce dont ce roman nous parle c’est de sa propre expérience de la crise sociale et économique qui suivra la fin de la Première Guerre mondiale. C’est peut-être une fiction, mais c’est nourri avant tout de sa propre expérience. Il nous parle de la question de la survie dans un univers hostile, il cherche d’abord à manger, à trouver un coin pour dormir. Eventuellement il travaillera ou volera. L’ensemble ressemble un peu à l’ouvrage d’Orwell, Down and Out in London and Paris[1]. Ces hommes et ces femmes n’ont rien, et en ce sens ils sont plus libres puisqu’ils n’ont rien à défendre. Ils tentent juste de survivre dans un univers cruel où la société met en œuvre des moyens énormes pour les corriger et les contraindre. Le récit est mené à la première personne, c’est un tout jeune homme qui raconte son expérience de hobo. Il se forme un caractère en quelque sorte en découvrant la violence de la société américaine et les techniques des hobos pour éviter la discipline de l’argent et du travail. C’est un langage brut, qui utilise aussi des formes argotiques et familières, celles du langage de la rue et du trimard. On a comparé les récits de Tully à ceux de Mark Twain ou de Jack London. C’est un peu vrai. De Jack London il en retrouve l’analyse sociale fine et précise, le sens du tragique aussi, et de Mark Twain une certaine forme de truculence et de gaieté.

     

     

     

    Le héros de cet ouvrage est un individualiste forcené, quoique cet individualisme ne lui empêche pas une forme de solidarité active. Il participera à une rébellion de chômeurs organisée, visant le capitalisme, mais sans y croire vraiment. Du reste cette rébellion échouera. Tout l’ouvrage est traversé de cette réflexion sur la solitude des uns et des autres dans un monde cruel pour ceux qui n’ont pas d’argent. Malgré toute cette misère palpable, la plupart d’entre ces hobos ne perd pas le sens de la dérision. Même à l’article de la mort, même en prison, même en étant nègre. Car l’ensemble se déploie aussi sur un fond raciste. A croire que seuls les pauvres savent rire et chanter ! Le rapport avec la littérature hard-boiled est évidente comme le souligne Thierry Beauchamp dans sa préface à la traduction de Beggars of life qui est son autobiographie[2]. Cette traque incessante que nous voyons de la pauvreté par les milices du capital, c’est celle que décrit Dashiell Hammett dans The red harvest. Shadows of men est un titre particulièrement juste : ce petit peuple misérable rejeté par les exigences de la marche en avant du progrès n’a une ombre d’existence humaine que dans l’ombre de la société telle qu’elle est faite. C’est donc une galerie de portraits de figures massacrées qui peinent à se relever de leur chute. Evidemment ces rejetés de la société ne rentrent pas dans les canons de la morale ordinaire, ils sont voleurs, un peu assassins aussi. En ce sens on peut rapprocher Tully d’Edward Anderson[3] qui viendra un peu plus tard nous parler des dégâts de la Grande Dépression sur l’ensemble du corps social. En tous les cas c’est une pièce de plus à mettre au dossier de la construction sanglante du capitalisme en Amérique.

     

     

     

    Dippy, le pyromane, était le fantôme, grand et maigre, d’un homme approchant de la cinquantaine. Ses yeux étaient vides, sa bouche toujours ouverte. Il avait pris vingt ans pour incendie volontaire. Ses cheveux gris tombaient sur une cicatrice qui lui barrait le front. Une de ses épaules tombait, une de ses jambes était plus courte que l’autre.

    Il traînait des pieds comme un paralytique.

    Les bouts de ses doigts étaient pleins de cloques à force d’être crispés sur des allumettes en flammes. Son regard suivait la moindre flamme qui venait allumer la cigarette ou la pipe d’autres prisonniers. Il ne fumait pas. Ses doigts se contractaient sur l’allumette qu’il laissait se consumer jusqu’au bout. La flamme s’éteignait sur ses doigts boursouflés. Les prisonniers lui donnaient des allumettes pour le seul plaisir de le regarder s’accroupir dans un coin pour les craquer sur le sol.

    Le visage de Dippy était toujours assombri par les préoccupations, sauf lorsqu’il contemplait la combustion d’une allumette. Alors, il semblait se béatifier et l’on y voyait danser des ombres de joie, tels des jeux de lumière sur une mare laide et ombreuse. Lorsque la braise mourait, son regard redevenait sombre.

    Il piquait la curiosité de frère Jonathan. Les yeux de ce grandiose charlatan savaient voir ce que cache le vernis de la vie. Il conversait souvent avec Dippy. Les mains derrière le dos, il examinait le pyromane avec bienveillance et le taquinait.

    « Oh ? Dippy, mon garçon, vous seriez une énigme pour les sages d’Orient. »


     



    [1] Dans la dèche à Londres et à Paris, Gallimard, 1935.

    [2] Ecrite en 1924, elle sera traduite par Thierry Beauchamp et publiée seulement en 2016 aux éditions du sonneur sous le titre de Vagabonds de la vie.

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