• Le démon s’éveille la nuit, Clash by night, Fritz Lang, 1952

    Ce n’est pas un film qui dans la carrière de Fritz Lang est considéré comme très important. En outre ce n’est pas un film noir, et un regard hâtif pourrait nous laisser croire que c’est seulement une histoire d’adultère. Beaucoup le prenne ainsi. Et il est vrai que le bovarysme de Mae n’est guère intéressant. C’est adapté d’une pièce de Clifford Oddets. Communiste défroqué qui vendit tout le monde à l’HUAC. Incidemment il a été aussi marié avec Jan Sterling, sulfureuse icone du film noir. Comme nous allons le voir, l’intrigue est assez mince. Mais elle va permettre à Fritz Lang non seulement de faire étalage de son talent, et aussi de revenir sur ses obsessions en ce qui concerne le mystère féminin ou encore la forme particulière de la famille aux Etats-Unis. Le titre français a dû être choisi parce qu’il renvoie aux films noirs que Lang avait réalisés par le passé, mais il ne reflète pas le contenu. 

    Le démon s’éveille la nuit, Clash by night, Fritz Lang, 1952 

    Le petit port de pêche va s’éveiller 

    Dans un petit port de pêche, Jerry est le patron d’un bateau de pêche qui travaille pour une usine de conserves. Mae est revenue d’un long périple qui ne lui a laissé que des déceptions. Dans un premier temps elle va loger c’est son frère Joe dont l’accueil est plutôt froid. Celui est en effet fiancé avec la jeune Peggy, et il craint que Mae soit un mauvais exemple pour elle. Mais Jerry va tomber amoureux de Mae. Homme un peu vieillissant, il veut fonder une famille, alors qu’il est en charge de son vieux père et d’un oncle qui lui réclame toujours de l’argent. Mae tente dans un premier temps de le dissuader, mais il insiste et elle va finir par se laisser convaincre. L’ami de Jerry Earl, un raté, buveur et mal embouché, va également commencer à draguer Mae d’une manière assez grossière. Mae le renvoie dans les cordes. Elle va cependant céder à Jerry et ils vont se marier. Quelque temps après elle un enfant, une petite fille. Jerry est très content de sa vie, il adore Mae et son enfant, et il travaille beaucoup. Au bout de quelques temps de ce manège, Mae va s’ennuyer, et elle va finit par céder aux instances de Earl qui lui vend du rêve. Jerry qui a une confiance absolue dans Mae ne voit rien venir. D’abord les eux amants se cachent, mais bientôt la rumeur se propage en ville, et Jerry ne peut plus l’ignorer. Les explications sont orageuses. Mae prétend partir, mais Jerry ne veut pas lui laisser l’enfant. Il va finir par se battre avec Earl, menaçant de l’étrangler. Il va cacher son enfant sur le bateau, tandis que Earl presse Mae de partir avec lui. Mais au dernier moment elle va renoncer, elle va se séparer d’Earl et revenir vers Jerry pour retrouver son enfant. Cependant, même si la famille s’est ressoudée, il semble que la confiance ne sera plus jamais là. 

    Le démon s’éveille la nuit, Clash by night, Fritz Lang, 1952 

    L’usine de conserve de poisson tourne à plein rendement

    Cette forme de bovarysme dans un petit port de pèche va cependant déboucher sur tout autre chose. Mae en effet est une personne en situation d’échec, à croire que c’est elle qui les fabrique pour en jouir. En entretenant des relations sado-masochiste avec son entourage, pourquoi se laisser séduire par Earl qu’elle méprise ? Non seulement Earl est un raté, un petit projectionniste sans envergure, mais les fables qu’il vend à Mae pour pouvoir la mettre dans son lit, sont un tantinet moisies. L’affaire tourne au trio adultérin, et évidemment dans les relations du trio ce sont les relations entre les deux mâles qui vont devenir intéressantes. Si Earl s’intéresse à Mae, ce n’est pas tellement pour ce qu’elle est, mais pour atteindre d’abord son « ami » Jerry. Il est aigre, jaloux, notamment parce que sa vie sentimentale est un désastre qui l’a poussé vers la boisson. C’est un nouveau film de Lang qui va traiter du triangle. Mais le troisième côté de ce triangle est un peu frelaté. Durant tout le film on ne croit pas une minute aux déclarations d’amour de Earl. Quand il explique à Mae au début de leur relation qu’ils sont faits l’un pour l’autre, personne n’y croit, mais Mae encore moins que les spectateurs, elle a bien trop vécu pour cela. Dès lors les raisons qui la pousse à lui céder deviennent plutôt pas claires. Certes elle s’ennuie, mais l’ennuie est une chose des plus relatives. Elle n’est pas obligée de faire du mal à Jerry en partant avec un imbécile pour tromper son ennuie, ce qui veut dire que ce n’est pas Earl qui l’intéresse, mais plutôt Jerry. Celui-ci est un être bon, généreux et simple, l’inverse de ce que sont Mae et Earl. Et c’est bien cela que Mae va mettre à l’épreuve. Quand elle comprend qu’il est fort, il a mis Earl à terre, elle va revenir vers lui, et non parce qu’il garde son enfant. Il y a donc des intentions cachées, probablement cachées à eux-mêmes, dans le comportement de Earl comme de Mae. Celle-ci se veut émancipée, mais en fait elle se donnera à celui qui est le plus fort. Et le plus fort est celui qui reste debout après la bataille. D’un certain point de vue c’est un remake de La femme du boulanger de Marcel Pagnol, bien que la question de l’âge entre Jerry et Mae ne soit jamais évoquée. 

    Le démon s’éveille la nuit, Clash by night, Fritz Lang, 1952 

    Le frère de Mae n’est pas très content de son retour 

    Il y a aussi des oppositions fortes qui sont à peine esquissées. Jerry, Peggy ou Joe sont des travailleurs. Et quelque part ils sont fiers d’eux-mêmes. Earl ne travaille pas vraiment, il est projectionniste, et quand on lui parle de travail il vous rit au nez. Mae non plus ne travaille pas, elle est entretenue par Jerry. Mais dans cette catégorie de parasites, il y a encore l’oncle de Jerry qui lui vole en douce des billets et même son père qui picole sur son compte. De cette position économique se déduit une position morale : l’adultère c’est fait pour les fainéants et les oisifs, les autres n’ont pas le temps de s’en occuper. Ces derniers sont contents aussi bien de travailler pour leur famille que d’aller danser dans la petite guinguette au bord de la mer. Ils n’en demandent guère plus à la vie. On reconnait là le matérialisme d’Oddets qui, même s’il a trahi les siens, n’a pas oublié ses origines intellectuelles. Et d’ailleurs la trahison de Mae est à mettre en parallèle avec celle d’Oddets. N’en est-il pas arrivé là lui aussi par désœuvrement ? les trois principaux protagonistes, Jerry, Mae et Earl, sont des personnes mûres, face à eux nous avons un couple de jeunes, Peggy et Joe, qui tentent d’échapper à cette malédiction qui est de sombrer dans la turpitude, comme ils le voient sous leurs yeux. Cet aspect n’est pourtant guère développé. On se demande s’ils finiront par suivre cette même pente glissante que Mae et Jerry. 

    Le démon s’éveille la nuit, Clash by night, Fritz Lang, 1952 

    Jerry est tombé amoureux de Mae 

    Cette nouvelle variation sur un trio va être filmée en l’insérant dans un milieu de travail et de nature. La mer joue un rôle décisif. Et les oiseaux qui suivent les bateaux pour pouvoir manger semblent annoncer que quelque chose de nouveau est possible. Il y a une belle utilisation à la fois de l’espace naturel et des machines dans l’usine de conserve. Le sujet va se prêter aux huis clos, il y a peu de lieux où le drame se noue, d’abord évidemment la maison de Jerry, là où atterrit Earl pour tenter de voler Mae à son « ami ». Ensuite le bar et la guinguette ou justement le trio affronte le regarde la foule rassemblée. Et enfin la cabine de projection où, dans ce lieu étroit, Jerry manque d’étrangler Earl. il y a également le bateau où Jerry va se réfugier avec sa fille, comme pour échapper à la vindicte de Mae et de Earl. Les mouvements d’appareil ont beaucoup de grâce et font oublier qu’il s’agit d’une pièce de théâtre. Lang est en effet capable de mouvements de caméra dans des petits espaces, passant du gros plan au plan d’ensemble et vice-versa. C’est typique dans la première confrontation entre Earl et Mae où il court après jusqu’à la saisir contre lui d’une manière violente. L’ensemble doit beaucoup à la photographie du grand Nicholas Musuruca qui a tant donné au film noir, et qui avait fait du noir justement une couleur à part dont il savait saisir la profondeur 

    Le démon s’éveille la nuit, Clash by night, Fritz Lang, 1952 

    Peggy est venue montrer sa bague de fiançailles à Mae 

    L’interprétation vaut le déplacement. D’abord Paul Douglas, c’est un acteur fantastique, trop oublié aujourd’hui. A mon avis il avait toutes les caractéristiques voulues pour faire des films noirs. Mais il s’est tourné vers la comédie s’investissant dans des films assez mineurs. Et puis, il était surtout un acteur de théâtre. Il est ici excellent dans le rôle du patron de pêche débonnaire mais aussi inquiet qui devient enragé face au sort qui lui est fait. C’est clairement le pivot du film parce que c’est le personnage le plus attachant. Il y a ensuite Barbara Stanwyck. A cette époque elle est déjà très connue, elle a un glorieux passé, et surtout elle est connue pour ses rôles de femme adultérine – notamment dans Double Indemnity où elle poussera l’adultère jusqu’au meurtre[1] elle est aussi très bien, mais contrairement à nombre de ces autres rôles, elle paraît un peu douter de ce qu’elle est et de ce qu’elle fait, elle reste un peu passive. Et puis il y a Robert Ryan un peu à contre-emploi. En effet celui-ci, s’il est souvent abonné aux rôles de bad boy, fait rarement preuve de veulerie et de lâcheté comme ici. Et puis il y a les deux jeunes, Peggy c’est Marylin Monroe. Même si elle est au début de sa carrière, elle est éclatante dans ce petit rôle et laisse entrevoir l’icône qu’elle va devenir. Le sculptural Keith Andes est son compagnon, Joe Doyle, le frère de Mae. Il est bien mais sans plus. Un autre aurait tout aussi bien pu faire l’affaire.

     Le démon s’éveille la nuit, Clash by night, Fritz Lang, 1952

    Jerry a failli tuer Earl 

    Finalement ce film très négligé de Lang vaut le détour, même si ce n’est pas un très grand Lang. C’est rythmé, jamais ennuyeux et les personnages sont suffisamment complexes pour qu’on s’attache à eux. Sa qualité esthétique s’est bonifiée avec le temps, entre autres raisons, parce que le cinéma d’aujourd’hui, beaucoup plus riche que celui de jadis, n’est pas capable de concevoir une grammaire et un style singuliers. Notez que la version qui circule aujourd’hui en France, édité par Zylo, est une VF, pas de VO sous-titrée. Ce qui fait un mini scandale chez les internautes qui voudraient pouvoir regarder ce film dans des conditions normales

     Le démon s’éveille la nuit, Clash by night, Fritz Lang, 1952

    Mae revient se faire pardonner 

    Le démon s’éveille la nuit, Clash by night, Fritz Lang, 1952 

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  •  Le secret derrière la porte, Secret Beyond the door, Fritz Lang, 1947 

    Un nouveau film de Fritz Lang avec Joan Bennett, et produit par Walter Wanger, soit le mari de Joan Bennett, et Fritz Lang lui-même à travers sa propre société de production Diana. Autant dire qu’on est en famille. Le sujet est emprunté à l’ouvrage d’un écrivain de thrillers, Museum piece n° 13. Rufus King en est l’auteur, si plusieurs de ses ouvrages ont été traduits avec succès aux éditions du Masque, celui là n’est curieusement pas disponible en français. Suspense et terreur, c’est le motif qui va être développé. Fritz Lang lorgne très clairement du côté d’Hitchcock. Cependant comme on va le voir, ce film contient de très nombreux éléments du film noir.

     Le secret derrière la porte, Secret Beyond the door, Fritz Lang, 1947 

    Celia est une riche héritière qui s’ennuie. Après le décès de son frère qu’elle aimait beaucoup, elle songe à épouser un avocat, une sorte de gestionnaire de sa fortune. Mais au Mexique alors qu’elle assiste à une bataille entre deux hommes pour une femme – l’un d’eux va être tué et la fille partira avec le vainqueur – elle croise le regard de Mark Lamphere. C’est une sorte de dilettante à moitié ruiné qui raconte des histoires. Celia décide de l’aimer et de l’épouser au bout de quelques jours. Seulement elle ne le connait pas du tout. Elle sait seulement qu’il est architecte et qu’il dirige une revue. Alors que la lune de miel parait bien engagée, voilà Mark qui prétend avoir reçu un télégramme lui demandant de venir à New York pour vendre sa revue. Il part, mais la vieille Paquita vient la prévenir qu’il ne peut pas avoir reçu de télégramme. Celia commence à cogiter. Quelques jours plus tard elle reçoit une lettre lui enjoignant de venir le rejoindre à Levender falls où les Lamphere possède une propriété. Celia s’y rend d’enthousiasme, mais à la place de Mark elle ne trouve sur le quai de la gare que sa sœur, Caroline, qui se dit ravie de la connaitre. Elle va également apprendre que Mark a un fils d’un premier mariage, David, et que sa première femme est morte. Ces incidents la contrarient fortement. Elle commence à se poser des questions sur qui est vraiment son mari. Elle va faire également la connaissance de Miss Robey qui semble jouer à la fois le rôle de secrétaire et du petit David. Les rapports entre David et son père sont très tendus, et l’enfant semble rejeter tout ce qui est en relation avec son père. Plus étrange sans doute, Mark collectionne les chambres morbides comme d’autres des timbres ou des papillons. Ce sont des reconstitutions d’époque de lieux où se sont déroulés des meurtres passionnés. Mais il y a une septième porte que Mark ne veut jamais ouvrir et qui cache son secret. Il fait visiter ses pièces à ses invités lors d’une réception grandiose. Celia va tenter de pénétrer ce secret. Pour cela elle va faire une empreinte de la clé avec un morceau de bougie et envoyer cette empreinte à New York pour obtenir la clé. Mark remarque qu’une des bougies a été raccourcie et se trouve choqué par le manque de symétrie, signe de maniaquerie. Celia va s’apercevoir que Miss Robey a elle aussi menti, elle prétendait porter une écharpe pour masquer une cicatrice, consécutivement au fait qu’elle aurait sauvé David d’un accident cela se révèle faux. Tandis que les relations avec Mark se tendent de plus en plus, Celia reçoit la fameuse clé et peut enfin visiter la chambre interdite. Elle se rend compte alors qu’elle est la réplique de la sienne propre ! Elle comprend que Mark va peut-être la tuer. Mais mark qui était sensé partir à New York est resté, et la surprend. Elle s’enfuie. Mais le lendemain, Mark met tout le monde à la porte, y compris son fils. Il reste seul avec Celia. Dans une sorte de crise, la maison brûle, il menace de la tuer. Mais elle arrive à lui parler, à faire sortir un vieux traumatisme, lié à la fois à la mort de sa mère et à celle de sa première femme, qui l’empêchait de vivre. Dès lors il peut reconstruire son couple avec l’aide de Celia sur des bases saines.  

    Le secret derrière la porte, Secret Beyond the door, Fritz Lang, 1947 

    Celia apprend que Mark a menti et qu’il n’a pas reçu de télégramme 

    Dans un scénario pareil, on ne cherchera pas la vraisemblance matérielle, ni même psychologique. On voit bien le rapport avec Rebecca – la maison mystérieuse et la gouvernante un peu folle – ou avec Spellbound – les références à une psychanalyse sauvage. Ce qui est plus intéressant, c’est ce qu’une situation paradoxale va révéler des relations entre un homme et une femme. Celia a en effet un coup de cœur consécutivement à une bataille sanglante qui laisse un homme – un mâle – sur le carreau. Ayant remarqué Mark, elle se trouve devant un choix : soit épouser le solide et loyal Bob Dwight, soit Lamphere qui au premier abord à l’air aussi faible que dérangé. Elle choisit l’homme faible. Ce qui est un thème récurent du film noir. Lamphere est faible dans sa tête, mais il est aussi faible matériellement puisqu’il est virtuellement ruiné. Lamphere est donc un homme qui fuit les femmes. Dès les premiers jours de son mariage il s’en va pour un rendez-vous mystérieux. Il dira qu’il a subi toute sa vie un despotisme castrateur et féminin, sa mère, sa sœur, et même sa première épouse. Et si avec Celia il a cru que c’était différent, on va voir que cela n’est pas possible. En effet, dès les premiers jours elle se révèle jalouse, aussi bien de David que de Caroline et même de la sombre Miss Robey. Son action est celle de la terre brûlée : d’ailleurs la maison de Levender falls sera détruite par le feu, et elle ramène Mark au Mexique pour le soigner dit-elle, mais on comprend que ce sera pour en faire sa chose. Le film est construit principalement autour du personnage de Celia, Mark n’est qu’un faire-valoir qui va permettre de le développer. C’est une femme qui s’ennuie. Elle est plus que curieuse, elle est intrusive, voulant pénétrer tous les recoins de la personnalité de Mark pour se l’approprier, elle veut violer tous ses secrets. Dans la logique de l’histoire de Mark, elle représente la continuité de la femme castratrice auquel il parait abonné depuis son enfance. Il y a donc bien une structure de répétition qui est à l’œuvre. 

    Le secret derrière la porte, Secret Beyond the door, Fritz Lang, 1947 

    Celia tente de se rapprocher de Caroline 

    L’histoire débute au Mexique et s’y termine. Remarquez que ce film est contemporain de Out of the past de Jacques Tourneur[1], film où le Mexique joue aussi un rôle décisif. C’est à la fois un ailleurs exotique, symbole du recommencement, et l’image de la fuite en avant. Mark et Celia se retrouvent au Mexique parce qu’ils sont en fuite d’eux-mêmes. C’est bien là leur seul point commun. Dans le film noir des années quarante, le Mexique est l’envers idyllique d’une civilisation bien trop sophistiquée qui tue l’instinct sous la richesse matérielle de la consommation. D’ailleurs il sera question d’instinct quand Mark qui se croit malin décrète que les femmes ne pensent pas, mais ressentent et prennent instinctivement des raccourcis pour arriver à leur but d’une manière bien plus efficace que les hommes. La maison de Levender falls est l’exact contraire du Mexique, elle est une sorte de musée qui désigne la civilisation européenne comme une civilisation morte, c’est pourquoi elle est vouée au feu. C’est une sorte de prison dont Celia a toutes les peines du monde à trouver la clé. Elle est présentée d’ailleurs comme un labyrinthe dans laquelle on peut perdre son âme. Mais dans ce labyrinthe, Celia refusera de se perdre, elle préférera la brûler, car si c’est Miss Robey qui objectivement met le feu, c’est bien elle qui déclenche indirectement cette action. Le labyrinthe est le lieu où se trouve enfermé le Minotaure pour sa sexualité exubérante. Il est d’ailleurs étrange de voir que Celia ne manifeste que très peu de peur et d’appréhension. C’est donc une femme forte qui va fabriquer son destin en domestiquant son propre mari. Les rôles sont ainsi inversés, et c’est bien là une différence complète d’avec Hitchcock, ce n’est plus l’homme qui écrit la loi et ramène l’ordre, mais bien la femme. Quand Celia et Mark se retrouvent à la fin au Mexique, la femme a fait le vide total autour d’eux : elle a même réussi à se débarrasser de Caroline et du fils de Mark, David, en l’envoyant en pension. Elle est devenue la seule famille de cet être flottant et sans détermination autre que celle d’exister au travers de sa femme. 

    Le secret derrière la porte, Secret Beyond the door, Fritz Lang, 1947 

    La maison est comme un labyrinthe 

    Peut-être que le plus déroutant dans le film c’est cette passivité de Mark. Nous avons en effet sous les yeux un individu pleurnichard et capricieux qui manifestement ne sait pas se débrouiller tout seul sans les femmes. Il n’agit jamais vraiment, il passe son temps à partir et à revenir, avortant toutes ses velléités de devenir enfin un homme. La froideur de ses rapports avec Celia induit le refus d’une sexualité normale, probablement bridée par les traumatismes qu’il a subi de la part de sa mère, de sa sœur et sans doute aussi de sa première femme. Il conserve la clé de la chambre, comme s’il voulait mettre son pénis à l’abri des regards et de la tentation. On comprend que si Celia l’a choisi, c’est parce qu’elle le trouvait particulièrement inoffensif. Il représente l’inverse de la puissance sexuelle. Mais heureusement il n’est qu’un faire valoir dans le film car il serait bien difficile de s’intéresser à un homme manifestement dérangé et faible. Il est dégénéré, en ce sens qu’il est l’héritier désargenté d’une famille qui fut jadis sans doute importante. On verra d’ailleurs que lors de la visite guidée de ses pièces de musée, certains invités se moquent ouvertement de lui. Cependant, il a malgré tout une force étrange, c’est qu’en construisant un mystère, il attire sur lui la curiosité féminine ! Et nous voyons toutes ces femmes se battre autour de lui pour percer son secret. 

    Le secret derrière la porte, Secret Beyond the door, Fritz Lang, 1947 

    Mark est fier de faire visiter sa collection de pièces 

    Si le scénario est assez relâché, dans la forme tout au moins c’est un film très abouti qui utilise toute la grammaire du film noir, notamment l’usage de la voix off et les flash-backs à répétition. Lang tire un symbolisme très fort de l’architecture de la maison de Levender falls. Le fait que Mark soit aussi un architecte n’est pas un hasard. Les décors sont massifs, écrasants, ils rendent les protagonistes bien plus petits que ce qu’ils sont. Les plafonds sont très hauts, les portes semblent immenses. Les couloirs mystérieux font filmés dans une enfilade qui en prolonge les ombres vers une sorte d’infini indécis. Lang utilise souvent des plans en pied, ce qui fait apparaitre encore plus la puissance du décor, mais aussi la différence de taille entre la petite et frêle Celia et le très grand Mark qui se retrouve comme encombré se son corps. Sur le plan des relations c’est pourtant Celia qui représente la force et Mark la faiblesse. On y trouvera aussi cette symbolique des escaliers parfaitement utilisée ici au moment où Celia va se risquer à chercher la vérité. Notez que la photo, excellente est de Stanley Cortez, ce même Stanley Cortez qui avait travaillé avec Orson Welles, The magnificent Ambersons, qui fera ensuite The night of the hunter de Charles Laughton et qui tournera aussi avec Samuel Fuller, notamment sur le très sous-estimé Naked kiss. Il y a de très beaux noirs profonds comme la nuit. Les enchainements sont également judicieux dans les mouvements d’appareil, il y a cette facilité de Lang à s’appuyer dans une même séquence à la fois sur un traveling arrière et sur un plan rapproché. Les scènes de la visite des chambres musées sont typiques, mais aussi celles des déjeuners pris en famille où la profondeur de champ repositionne les personnages les uns par rapport aux autres, signifiant finalement que les velléités de reprendre les choses en mains de la part de Mark sont dérisoires. La scène du mariage dans une église mexicaine ancienne étonne par son anachronisme, elle est également vide de tout invité en dehors des témoins. Cette scène annonce la suite : elle est faite de plans assez brefs, replaçant l’ensemble dans la profondeur d’un décor silencieux et étrange. 

    Le secret derrière la porte, Secret Beyond the door, Fritz Lang, 1947 

    La nuit Celia va tenter de pénétrer dans la chambre interdite 

    On peut rapprocher aussi le personnage de Mark de celui de Barbe Bleue, sauf qu’ici le mythe est retourné contre Mark lui-même. Comme s’il n’était pas à la hauteur de son modèle ! Encore que le mythe de Barbe Bleue soit expliqué par Bruno Bettelheim comme celui de la vengeance d’un cocu qui cherche à retrouver sa place et donc qui comme Mark s’oppose à la tyrannie des femmes[2]. Le thème n’est cependant qu’effleuré, puisque les efforts de Lang se porte manifestement du côté de Celia. Il y a cependant un thème mineur dont personne parle à propos de ce film et qui pourtant est très présent : c’est celui de l’inceste. En effet Celia comme Mark sont pris dans des relations incestueuses dont ils sortent très difficilement. Si Celia se retrouve au Mexique, c’est consécutivement au décès de son frère qui quelque part la protégeait, remplaçant à la fois le père et le mari. sa disparition l’oblige à agir. De même il est clair que les relations entre Caroline et Mark sont aussi incestueuses : Caroline remplace la mère, c’est bien elle, on l’apprendra à la fin, qui a enfermé Mark, gardant la clé pour elle-même. L’inceste, c’est également et primordialement l’amour démesuré de Mark pour sa mère dont il jalouse les relations avec d’autres hommes. Celia comme Mark on du mal à construire des relations amoureuses en dehors de leur propre famille. Celia veut bien épouser Bob Wight, mais seulement pour faire plaisir à son frère, pour faire une fin. Il a été choisi par son frère. De même Mark n’avait pas choisi vraiment choisi sa première femme. Il revenait de la guerre et voulait faire lui aussi une fin. 

    Le secret derrière la porte, Secret Beyond the door, Fritz Lang, 1947 

    La prudence est de mise 

    L’interprétation c’est d’abord Joan Bennett. Elle est tout à fait excellente dans le rôle de Celia, jouant parfaitement de sa voix grave, et du contraste entre sa petite taille et sa froide détermination. Ce sera le dernier film qu’elle tournera – le quatrième tout de même – avec Lang. Elle eut d’ailleurs une fin de carrière assez curieuse, car après ce film qui n’aura pas de succès, elle n’arrivera plus à rejoindre des grosses productions. Comme je l’ai dit elle était mariée avec Walter Wanger. Mais celui-ci était extrêmement jaloux, aussi la surprenant avec son agent, Jennings Lang, il tirera sur ce dernier à coups de revolver. Pour cette fantaisie, il prendra 14 mois de prison[3]. Mais il resta marié avec Joan Bennett. Cependant ce scandale allait marginaliser l’actrice à Hollywood qui pourtant en avait connu bien d’autres. Lamphere c’est Michael Redgrave. Sans doute c’est ce choix qui pourtant est justifié, qui explique l’échec commercial de ce film. Certes il est en phase avec le rôle, mais son absence de virilité, son physique mollasson le rendent assez inintéressant, car le passage de l’idée à l’image transforme obligatoirement le propos. Lang a fait le choix inverse d’Hitchcock dans Spellbound qui avait choisi pour incarner l’homme faible, secouru par une femme, Gregory Peck, une icône d’Hollywood, ce symbole patenté et image de la virilité juvénile et triomphante. Redgrave restera abonné à ce genre de rôles équivoques. Anne Revere joue le rôle de la sœur à la fois compatissante et mystérieuse. C’est une excellente actrice qu’on a vu dans de nombreux films noirs, notamment le fameux Body and Soul de Rossen, malheureusement sa carrière fut entravée pour cause de liste noire. Barbara O’Neil dans le rôle de Miss Robey est moins convaincante. C’est d’ailleurs le personnage le moins bien développé du film. On comprend bien qu’elle est amoureuse de son patron et qu’elle veut rester près de lui quoi qu’il arrive, mais c’est très insuffisant. 

    Le secret derrière la porte, Secret Beyond the door, Fritz Lang, 1947 

    Celia découvre la chambre 

    Le film n’eut aucun succès public, en France il ne réunit à sa sortie qu’une poignée de spectateurs. On dit qu’il accusa à l’époque un lourd déficit de plus d’un million de dollars, ce qui était une somme extraordinaire. Les critiques étaient plutôt négatives, rapprochant le film d’une mauvaise copie d’Hitchcock. Mais c’est assez injuste dans la mesure où le propos de Lang est bien moins lénifiant que celui d’Hitchcock. C’est sans doute ce qui en fait son intérêt. Donc ce film est loin d’être négligeable et sans intérêt, et cela d’autant plus que visuellement il possède quelque chose de surréaliste, entre une vision gothique des choses et la stylisation des décors. Même s’il n’est pas à la hauteur des précédentes collaborations de Lang avec Bennett, il vaut le détour par la conduite du récit. En le revoyant des années après, je mesure mieux son importance dans ce qui concerne la construction du cycle classique du film noir. Le happy end un peu forcé ne fait pas oublier les sous-entendus de la relation déséquilibrée entre Mark et Celia. Pour l’apprécier, on se gardera bien de se fier à ce qu’on connait de la psychanalyse ! 

    Le secret derrière la porte, Secret Beyond the door, Fritz Lang, 1947 

    Sur les quais de la gare, Mark hésite à partir

     Le secret derrière la porte, Secret Beyond the door, Fritz Lang, 1947

    Va-t-il tuer Celia 

    Le secret derrière la porte, Secret Beyond the door, Fritz Lang, 1947 

    Sur le plateau Joan Bennett fête son anniversaire avec Fritz Lang



    [2] Psychanalyse des contes de fées, Robert Laffont, 1976.

    [3] Matthew Bernstein, Walter Wanger: Hollywood Independent, University of Minnesota Press, 2000.  

     

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  •  La rue rouge, Scarlet Street, Fritz Lang, 1945

    C’est en apparence un remake de La chienne de Jean Renoir qui date de 1931. Si on voulait du reste retrouver les origines du film noir dans le film réaliste français, il faudrait se souvenir que Fritz Lang réalisa deux remakes à partir des films de Jean Renoir, Scarlet Street, d’après La chienne et Human desire d’après La bête humaine (1938). Mais pour ce qui nous concerne on peut dire aussi que Scarlet street est un remake de The woman in the window. La chienne est un roman à succès parue en 1930, il a été écrit par un auteur complètement oublié depuis – sauf pour ce titre – qui avait l’air d’une sorte de Céline, peut-être un peu moins enragé. Ecrivant dans la presse collabo pendant l’Occupation, il avait commis en 1938 un ouvrage antisémite, Histoire d’un petit juif. Peut être visait il un succès à la Céline qui l’année précédente avait cassé la barraque avec Bagatelles pour un massacre. Il est vrai que Renoir qui l’adapta une première fois était lui aussi antisémite, comme son père sans doute. Dans une interview à L’aurore, Henri Jeanson rappelait qu’il avait choisi de s’établir aux Etats-Unis parce qu’il trouvait que les Juifs avaient tué le cinéma en France[1] ! L’anecdote ne manque par de piquant puisqu’on sait que les studios d’Hollywood étaient tous tenus par des Juifs. En vérité Renoir était parti à cause de la guerre et il voulait éviter d’y être mêlé. C’est encore plus étrange puisque Fritz Lang était d’origine juive, et Edward G. Robinson – né Goldenberg – était aussi un juif pratiquant. C’est pourquoi il est sans doute erroné de croire que Fritz Lang en adaptant La chienne connaissait le roman et le personnage qui l’avait écrit. Mais il avait connu Jean Renoir à Paris et savait très bien que La chienne avait été un énorme succès au cinéma. Fritz Lang venait de créer sa propre société de production en 1945 avec Joan Bennett et son mari, et il était pressé de trouver un sujet à monter. Je n’ai pas une passion folle pour l’œuvre de Renoir, et La chienne est un film qui a très mal vieilli. C’est boursoufflé et prétentieux, ce qui me renforce dans l’idée que Lang s’est plus emparé de l’idée pour faire une sorte de remake tragique de The woman in the windows plutôt qu’un film qui rendrait hommage à Renoir.    

    La rue rouge, Scarlet Street, Fritz Lang, 1945

    Christopher Cross est un petit employé de banque qui fête ses 25 ans de bons et loyaux services. Son patron donne un banquet en son honneur, et pour le remercier lui offre une très belle montre. Après cette petite fête, il va regagner son domicile. Mais sur le chemin il va croiser un homme qui bat une femme. Chris se précipite au secours de la jeune femme et d’un coup de parapluie, il assomme la brute. Pendant qu’il part à la recherche d’un policier, Kitty se relève, mais Johnny est parti. Chris va raccompagner la jeune femme chez elle. Elle prétend être artiste, et croit que Chris est un peintre très riche. Tout va se jouer sur ce quiproquo. Chris est très mal mariée, sa mégère de femme a été mariée dans le temps avec un policier qui, croit-on est mort noyé pour sauver une personne. Cette femme tyrannique le brime sur tous les plans, elle l’empêche de peindre, de recevoir ses amis chez lui. Il va se tourner vers Kitty qui est amoureuse de Johnny un bon à rien qui l’exploite sans vergogne. Celui-ci va lui demander de se faire donner du pognon par Chris qu’ils croient riche. Mais Chris n’a pas d’argent. Pour s’en procurer, il va d’abord voler sa femme qui a encaissé la prime d’assurance pour la disparition de son mari, puis il volera sa propre banque. Il installe Kitty dans un appartement luxueux où il entrepose ses toiles et son matériel de peinture. Mais Johnny qui est toujours à court d’argent, va vendre les toiles de Chris. Curieusement elles plaisent, et un galeriste   propose de les acheter très cher. Johnny fait croire que c’est Kitty qui les a réalisées. Chris se rend compte que ses toiles ont disparu, mais il n’en veut pas à Kitty qui dit qu’elle les a vendues parce qu’elle avait des problèmes d’argent. Les toiles sont exposées, mais Adèle, la propre femme de Chris les aperçoit et croit que c’est Chris qui copie une peintre célèbre ! Johnny mène maintenant la grande vie grâce aux toiles de Chris. Mais dans sa vie va réapparaitre le vrai mari d’Adèle qui n’est pas mort et qui veut le faire chanter. Chris voit là une manière de se débarrasser de sa femme pour s’en aller épouser Kitty. Tout se passe bien, sauf qu’en arrivant chez Kitty, il l’aperçoit dans les bras de Johnny. Celui-ci en allé, il va revenir chez Kitty qui se moque de lui. Il la tue. Mais comme entre temps Johnny s’était disputé avec elle, c’est lui qui va être arrêté et condamné. Chris s’est fait aussi virer de la banque car ses vols ont été découverts. Il va devenir un vrai clochard, tentant même de se suicider. 

    La rue rouge, Scarlet Street, Fritz Lang, 1945 

    Chris a ramené un policier, mais Johnny est parti

    C’est moins percutant que le précédent film de Lang, The woman in the windows, et en même temps c’est un peu plus compliqué. On retrouve le thème de l’homme faible accablé et dominé par les femmes. Ici aussi il sera question de s’en débarrasser. Opportuniste et solitaire, il a épousé une vraie mégère, sa logeuse qui le martyrise, l’obligeant à faire la vaisselle, à peindre dans la salle de bains, etc. Croyant lui échapper il se tourne vers Kitty qu’il croit avoir sauvé des griffes de Johnny, manifestement son maquereau. Mais il tombe de Charybde en Scylla, Kitty va l’exploiter sans vergogne, le poussant à voler, lui subtilisant même son identité en lui volant ses peintures. Il va évidemment finir par se révolter, d’abord en se débarrassant de sa femme, puis ensuite en assassinant Kitty et en envoyant son maquereau à la chaise électrique. C’est que cet homme-là en a trop subi. Humilié dans tous les compartiments de sa vie, il finira même par tenter de se suicider. On voit donc que cette œuvre n’a pas une once de cynisme contrairement à La chienne de Renoir. C’est le portrait d’un rêveur qui va se rendre compte au fur et à mesure que sa vie est sans espoir. Dans un premier temps il se cachera volontairement sur ce qu’est Kitty, et aussi sur ce qu’est Johnny, tant il veut préserver ses illusions. Et pourtant son intuition ne le trompe pas. Sa rencontre avec Kitty est la chose la plus heureuse qui lui soit arrivée dans la vie. Il découvre en lui-même cette capacité à aimer d’une manière désintéressée, sans se poser de questions. Replié sur lui-même, il laisse tout passer. Il sera très étonné d’ailleurs d’avoir assommé le grand Johnny avec son parapluie. Cet acte de courage est incongru dans son existence. Il s’appelle Christopher Cross, en abrégé Chris Cross. Criss Cross en anglais possède plusieurs sens, mais tous ce sens se rejoignent pour signifier le passage d’un lieu à un autre, la transgression ou la transformation. Chris justement est trahi, et cette trahison va le transformer en un tueur cynique et jaloux. On le verra d’ailleurs se rendre à l’exécution de Johnny qu’il sait innocent, pour jouir de son triomphe. C’est sans doute cela qui va donner la clé du film : c’est une lutte à mort entre deux mâles pour prendre possession de la femme. Peut importe qu’elle ait choisi Johnny. Elle est l’objet du combat.

      La rue rouge, Scarlet Street, Fritz Lang, 1945

    Chris hésite à voler sa banque 

    Dans ce contexte le personnage féminin, contrairement à ce qu’il était dans The woman in the windows, est absolument sans ambigüité. Kitty, même s’il la bat et lui pique son pognon, aime Johnny, elle l’a dans la peau. Et donc toutes les misères qu’elle fera endurées à Chris ne sont que la conséquence de cette prise de position. Elle n’a aucun mystère à révéler. A l’intérieur du triangle, elle est le lien entre Johnny et Chris. Là va se déployer un étrange ballet : Johnny évite le plus possible de se retrouver en face de Chris, et celui-ci manifeste une grande méfiance à son endroit. Cette simple opposition entre le grand blond sans scrupule et le petit brun complétement coincé est le cœur du film. C’est donc une relation homosexuelle qui ne dit pas son nom et à laquelle Johnny se refuse. Il acceptera pourtant indirectement l’argent de Chris comme une femme entretenue en se p ayant une belle voiture sur son compte. L’élément féminin c’est Chris, on le verra avec un tablier en train de faire la vaisselle. Il est à la recherche de son pénis. On le verra d’abord s’emparer d’un grand couteau avec lequel il découpait des tranches de foie, et en menacer Adèle qui prend peur. C’est la première phase de la révolte. La deuxième viendra lorsqu’en s’emparant du pic à glace, il tuera Kitty. Cela lui permettra au moins de recouvrer sa   virilité. Adèle quant à elle on suppose qu’elle récupérera son ancien mari réapparu miraculeusement et qu’elle s’appliquera  à le martyriser comme elle a martyrisé Chris.

     La rue rouge, Scarlet Street, Fritz Lang, 1945 

    Il va prendre les actions de sa femme pour les vendre 

    Chris est socialement un être inférieur, perdu au cœur de la mégalopole. Même si son patron le traite bien en lui faisant cadeau d’une belle montre, il est bien son employé plutôt soumis. Sa condescendance ira même assez loin puisqu’il se permettra de   ne pas porter plainte contre un employé qui l’a tout de même volé. Chris est un homme vieillissant et solitaire, c’est pourquoi il est content que ses toiles se vendent bien, même si Kitty le vole ouvertement, il atteint par ce biais une reconnaissance inattendue. Le thème de la peinture est encore plus présent que dans The woman in the windows. Mais ici il est décalé vers le peintre, l’artiste, et sa misère, l’incompréhension dont il est entouré.  Sa femme et sa protégée n’ont aucune idée de ce qu’il exprime à travers ses toiles. Il est probable que cette métaphore concerne Lang qui toute sa vie courra après une reconnaissance, même quand il avait atteint une grande renommée. Ce qu’exprime Chris à travers sa peinture naïve, c’est ce qu’il ne peut pas exprimer avec des mots ou avec son corps. C’est l’amour dira-t-il. Dans le film il sera fait allusion aussi au fait que les meilleures toiles de Chris sont ses dernières, soit celles qu’il a peintes en étant amoureux de Kitty.  

    La rue rouge, Scarlet Street, Fritz Lang, 1945

    Dans le silence de la nuit, Chris attend qu’il n’y ait plus personne 

    La réalisation de Fritz Lang est très appliquée, peut être plus que dans The woman in the windows. Il y a des emprunts assez n ombreux aux autres films noirs, et donc aux siens également.  La scène o ù l’on voit Kitty se faire peindre les ongles par Chris sort évidemment de Double indemnity proposé l’année précédente par Billy Wilder. Le film cependant souffre de déséquilibres importants. La première partie est très longue. La seconde partie s’anime et retient un peu plus l’attention, les rebondissements se multiplient et on s’écarte du vaudeville pour aller vers le noir, bien noir. Je trouve que c’est dans cette partie que le talent de Lang est plus évident. Il utilise alors parfaitement l’image de Milton Krasner, avec de beaux noirs profonds comme des tombeaux. Si la scène introductive du repas célébrant les 25 ans de bons et loyaux services de Chris est très bien organisée et filmée, avec une profondeur de champ qui est amplifiée en filmant la scène en plongée, c’est dans les scènes finales qu’il donne le meilleur. Par exemple dans le train qui mène Chris vers le lieu d’exécution de son rival quand il va se trouver confronté aux journalistes qui lui expliquent à quel point la culpabilité finit toujours par submerger un assassin, même s’il s’en tire devant un tribunal. J’aime aussi beaucoup les scènes qui se passent à la banque quand, dans la solitude de la pénombre vespérale, Chris tente de voler, puis vole son patron. Là aussi Lang utilise la plongée, puis un léger mouvement sur l’avant pour se rapprocher du malheureux Chris. Quand celui-ci passe devant la vitrine où ont été exposés ses œuvres, il n’y a plus rien à admirer, ses tableaux ont été vendus, et donc Lang utilise un travelling arrière qui va permettre à Chris de se fondre dans ce qu’on pense être une nuit de Noël. Comme dans sa précédente œuvre, Lang film tout en studio, ça rend parfois la forme un peu étriquée. Ce sont des choses qu’on ne fait plus depuis longtemps, on préfère toujours des décors naturels où la vie a un peu plus de chance de se manifester, réservant les plateaux aux seuls intérieurs. 

    La rue rouge, Scarlet Street, Fritz Lang, 1945 

    Kitty se fait peindre les ongles des pieds par Chris 

    L’interprétation est dominée par le même trio que celui de The woman in the windows. Sans doute ici Robinson a-t-il la part plus belle. Il va user de tout son savoir-faire et démontrer qu’il était un acteur sublime. Par exemple, on le verra très à l’aise et enjoué dans le petit déjeuner qu’il prend au début du film avec Kitty, puis, défait et vouté lorsqu’il comprend à quel point Kitty s’est moquée de lui. Il joue très bien de sa petite taille. Lang s’amuse à le filmer face au policier immense qu’il rencontre au début du film, ou encore face au mari revenant qu’il retrouve au coin d’une rue d’une manière si inattendue. Joan Bennett est la perverse Kitty, un peu innocente toutefois, perdue dans ses rêves frelatés de grand amour avec Johnny dont elle accepte de devenir la chose. Son rôle est différent de celui du précédent film de Lang où elle était d’abord une femme forte qui avait appris à se débrouiller toute seule. Ici elle est dépendante de Johnny. C’est peut-être pour cela qu’elle est moins éclatante ici. Mais elle est très bien et met bien en valeur les hésitations de son personnage, car quelque part elle a un peu honte de ce qu’elle fait subir à ce malheureux Chris. Et puis il y a Dan Durya dans le rôle de Johnny. Il a pratiquement le même costume et le même chapeau que dans The woman in the windows. S’il a fait une large partie de sa carrière dans des rôles de crapules et de sournois, on dit que dans la vie réelle il était tout l’inverse, bon mari, bon père de famille, il n’a jamais alimenté les gazettes toujours à la recherche d’un scandale. Il parait qu’il s’occupait aussi beaucoup de son jardin. Sa fin de carrière – il est mort à 61 ans – a été très difficile sur le plan matériel. Peut-être était il trop marqué par ses rôles de canaille ? En tous les cas, c’est incontestatblement un des acteurs majeurs du film noir, j’ai eu l’occasion plusieurs fois de le souligner, et il en fait encore la démonstration ici. Le reste de la distribution ne vaut pas vraiment le coup d’être commenté. Rosalind Ivan dans le rôle d’Adele en fait peut-être un peu trop. Mais dans l’ensemble c’est très bien.  

    La rue rouge, Scarlet Street, Fritz Lang, 1945

    Le mari d’Adèle est réapparu 

    Le titre du film Scarlet street est une allusion à la prostitution et donc à la Bible où on parle de la rue rouge. Lang ne voulait pas reprendre le titre de Renoir, La chienne, qui en anglais aurait pu être traduit pas The bitch. C’était trop violent pour les censeurs et puis cela l’aurait sans doute aussi relié trop précisément à Renoir. Le film eut aussi pas mal de succès, mais moins toutefois que The woman in the windows, peut être à cause de l’effet de répétition, on a l’impression d’avoir déjà vu le même film. Peut-être l’a-t-on trouvé trop long dans sa première partie ? Peut-être que de revoir le même trio dans des rôles un peu similaires rendait le chaland méfiant ? Longtemps ce film ne se trouvait que dans des copies médiocres, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Wild Side a republié The woman in the windows et Scarlet street dans un ensemble Blu ray d’excellente qualité, avec bonus et livret comme on fait maintenant. La qualité de l’image HD fait redécouvrir le film sous un nouvel angle, film qu’à vrai dire j’avais un peu négligé dans mon jeune âge.

    La rue rouge, Scarlet Street, Fritz Lang, 1945

    Dans le train qui le mène à Sing-Sing pour assister à l’exécution de Johnny, Chris va converser avec les journalistes  

    La rue rouge, Scarlet Street, Fritz Lang, 1945

    Johnny va être execute  

    La rue rouge, Scarlet Street, Fritz Lang, 1945

    Devant la galerie qui expose ses œuvres Chris passe comme un clochard  

    La rue rouge, Scarlet Street, Fritz Lang, 1945

    Lang dirigeant Robinson et Bennett



    [1] L’aurore, 5 novembre 19638.

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  •  La femme au portrait, The woman in the windows, Fritz Lang, 1944

    Même si cela n’a pas été toujours facile, Fritz Lang est, en 1944, un réalisateur reconnu et admiré. Mais c’est sans doute avec ce film, The woman in the windows, qu’il va s’imposer comme un des maîtres du cycle classique du film noir. C’est très certainement un des films noirs les plus commentés. Il est tourné la même année que Laura d’Otto Preminger, pratiquement en même temps. Si les deux projets semblent avoir été indépendants, ils ont pourtant des ressemblances formelles très intéressantes. Le tableau représentant une jeune et belle femme est le véritable point de départ de l’intrigue, ce tableau entraîne une forme de rêverie poétique qui va tourner au cauchemar, et ensuite, il va révéler les tensions entre l’homme et la femme comme l’expression d’une forme de guerre des sexes. Dans les deux cas ce sont des romans à succès qui ont été adaptés, et dans les deux cas le réalisateur a été rattaché au projet une fois que celui-ci a été formulé et décidé par les studios. Néanmoins comme Preminger et Lang sont des caractères forts, il ne faudrait pas penser que ce sont de simples commandes et qu’ils ne vont pas y ajouter leur touche personnelle. Les deux films rencontreront un succès critique et commercial très fort. L’ouvrage de Wallis, dont seulement deux livres ont été traduits en français, a servi de base à une adaptation somme toute assez fidèle, quoique des différences demeurent par exemple dans l’ouvrage de Wallis, Wanley lit des poèmes érotiques de la Grèce antique, tandis que dans le film il s’endort sur la lecture du Cantique des cantiques, poème sulfureux où la religion semble être contournée dans sa rigidité par un appel à une sexualité libérée. Notez qu’on a présenté Le cantique des cantiques, bien qu’il soit attribué à Salomon, comme écrit par une femme, parce que cet ensemble de poèmes parle plus d’amour charnel que de mariage, ce qui lui donnerait justement ce côté érotique très particulier. Par rapport au roman la fin a également été changée, moins tragique puisque par un artifice du scénario Wanley ne sera pas puni pour le crime qu’il a commis, elle est habituellement présentée comme un apport particulier de Lang[1]. L’ouvrage de Wallis sera adapté par Nunnally Johnson, un scénariste à succès, qui, de The grapes of warth de Ford à Dirty dozen d’Aldrich, accumulera les succès commerciaux dans presque tous les genres du cinéma américain. Mais comme il le reconnaitra, il adoptera de nombreux points de vue amenés par Lang. Il trouvait que de faire appel au rêve était une paresse scénaristique, mais il avoua avoir compris l’intention de Lang de ne pas punir un innocent pour avoir bu quelques verres de trop.  

    La femme au portrait, The woman in the windows, Fritz Lang, 1944

    Richard Wanley est un professeur d’université qui enseigne la psychologie criminelle à Gotham university[2] et qui n’hésite pas à citer Sigmund Freud. Il est, dans sa partie, reconnu. Il a une réputation, une famille, des amis. Il est à l’abri du besoin. Pour cause de vacances, il emmène sa petite famille à la gare, restant tout seul à New York. Clairement il se sent libéré d’un poids. Il va se rendre à son club où il rencontre ses amis, le procureur Lalor, et le médecin Barkstane avec qui il boit un peu et fume des cigares. Il reste tout seul à lire Le cantique des cantiques jusqu’à assez tard. Il s’en va par les rues désertes pour regagner à pied son domicile. Mais en passant devant une galerie, il va s’arrêter pour admirer le portrait d’une inconnue exposée en vitrine. Il va cependant voir le portrait s’animer. Il reconnait à côté de lui le modèle qui a stimulé l’imagination du peintre. Il entame la conversation avec cette belle jeune femme qui le drague ouvertement. Après avoir été boire un verre, elle l’emmène chez elle pour lui faire voir des dessins d’elle. Mais quelques instants après, arrive un individu, Mazard qui manifestement entretient la jeune femme et qui se croit des droits sur elle. Il commence à la battre, Wanley va s’interposer, mais comme Mazard menace de l’étrangler, il est plus fort que lui, Alice va lui tendre une paire de ciseaux avec lesquels il va tuer son protagoniste. Dès lors ils ne savent plus quoi faire. Craignant pour leur réputation et des ennuis avec la justice, Wanley va décider de faire disparaitre le corps. Il dit alors à Alice qu’il va chercher sa voiture et qu’elle doit l’attendre. N’ayant manifestement pas confiance en lui, Alice lui demande de lui laisser en échange de sa patience son gilet. Elle s’arrange aussi pour lui subtiliser son porte mine. Mais Wanley revient, avec milles difficultés, il charge Mazard dans sa voiture et s’en va le déposer dans les bois. Il se fera remarquer au péage pour des questions de monnaie, et puis il se déchirera le costume et s’égratignera sur les barbelés. Mais il revient chez Alice. Ils pensent tous les deux qu’ils vont s’en tirer. Ils souhaitent ne pas se revoir. Wanley reprend ses habitudes, au club il discute avec le procureur Lalor qui lui explique de la financier Mazard a disparu. Alice téléphone le lendemain à Wanley pour lui dire qu’elle a appris sa promotion à l’université par le journal. Mais peu après on a retrouvé son cadavre. Lalor pense que l’enquête sera facile, et qu’ils cherchent une femme. On apprend aussi que les amis de Mazard le faisaient surveiller par une sorte de détective. Celui-ci va se présenter d’ailleurs chez Alice pour la faire chanter. Il explore son appartement à la recherche d’une preuve du meurtre, mais il n’en trouve pas. Il va réclamer 5000 $ à Alice sous peine de la dénoncer.  Celle-ci gagne du temps et lui dit de revenir le lendemain. Entre temps elle va téléphoner à Wanley. Ils se retrouvent pour mettre au point l’élimination du maitre chanteur. Elle va proposer 5000 $ à Tim, et lui verser du poison dans son verre pour qu’il décède lorsqu’il partira de chez elle. Mais Tim est malin, devant la nervosité d’Alice, alors que celle-ci a promis de partir avec lui, il va la frapper, la dépouiller et la mettre à l’amende, il récupère en même temps la montre de Mazard ce qui est bien la preuve de l’implication d’Alice dans sa disparition. Entre temps Wanley a dû assister la mort dans l’âme à la découverte du corps. Lalor lui ayant dit qu’ils avaient trouvé la maîtresse de Mazard, il craint de rencontrer Alice. Mais ce n’est qu’une fausse alerte. Ce n’est pas la bonne femme. L’élimination de Tim ayant échoué, Alice téléphone à Wanley qui, désemparé, s’empoisonne. Mais non loin de l’appartement des coups de feu éclatent. C’est la police qui a abattu Tim qui cherchait à fuir, probablement parce que les objets qu’il avait sur lui l’incriminaient maintenant dans le meurtre de Mazard. Heureuse de cette issue, Alice téléphone à Wanley qui est en train de mourir dans son fauteuil. Mais en vérité il s’était endormi au club sur Le cantique des cantiques. Soulagé il s’en retourne chez lui par les rues désertes, repassant une dernière fois devant le portrait qu’il a attribué à Alice, croisant sur le trottoir une prostituée, il prendra ses jambes à son cou, probablement pour retrouver la sécurité de sa petite famille.

    La femme au portrait, The woman in the windows, Fritz Lang, 1944 

    Richard Wanley est un professeur renommé de psychologie 

    Le récit est parfaitement développé en trois temps. Cette manière de faire va accroître la tension, mais aussi l’incertitude dans laquelle se trouve le héros. C‘est donc bien le point de vue de Wanley qui est présenté. La première partie se situe entre le départ de sa petite famille et la mort de Mazard. Autrement dit il s’agit d’une quête douloureuse de la liberté. Plus Wanley pénètre l’intimité d’Alice, et plus il se rapproche du drame. C’est l’irruption inattendue du riche financier au cœur d’un lieu calme et rassurant qui est le prix qu’il faut payer pour ses propres fantasmes. Le second temps c’est bien évidemment la complicité qui va se mettre en place entre Alice et Wanley pour une question de survie élémentaire, mais en même temps on comprend que cette complicité va un peu au-delà car en prenant les choses en mains, Wanley retrouve sa virilité – bien difficilement il est vrai – et va susciter l’admiration de sa partenaire. La preuve que Wanley retrouve son statut, c’est qu’Alice lui téléphone pour le féliciter de sa promotion, mais en fait elle le félicite de sa conduite pour s’être débarrassé proprement du corps de Mazard en les protégeant. Cette période très active de Wanley va se clôturer avec l’arrivée du nouveau rival, le cauchemardesque Tim. Celui-ci représente une menace pour tous les deux, et surtout il va remettre sur le tapis la virilité de Wanley parce qu’il prétend s’emparer de la femme par la force. Cette nouvelle épreuve va produire la déchéance de Wanley parce qu’au fond elle démontre son impuissance. Il a voulu être un mâle dominant, c’est raté. Cette troisième partie aurait pu se conclure par la mort de Tim et laisser donc toute ses chances à Wanley de retrouver son statut auprès d’Alice. Mais dans la confusion de son esprit, il abandonne la lutte et s’empoisonne. Seule la mort peut le délivrer de son impuissance. Cependant, la véritable fin de l’histoire étant qu’il a rêvé tout cela, on comprend qu’en réalité il a été incapable de faire autre chose que de rêver. On ne sait pas qu’elle est la pire des deux fins : cette incapacité à être l’amant d’Alice, ou celle de ne pas triompher de son rival. 

    La femme au portrait, The woman in the windows, Fritz Lang, 1944 

    Sa femme et ses enfants partent en vacances, il les accompagne à la gare 

    C’est un film extrêmement compliqué, moins dans sa structure narrative que dans ses intentions d’ailleurs. Très souvent ceux qui en font le commentaire commencent par la rencontre de Wanley avec le portrait d’Alice, puis avec Alice. Ce n’est pas juste. La scène importante est le départ de la famille de Wanley dont il se débarrasse à la gare. C’est si je puis dire le premier assaut contre la famille. Ce type de scène a été très souvent vu au cinéma. The seven years itch de Billy Wilder le reprendra sur le mode de la comédie amère en 1955. D’une autre manière dans Pitfall, André de Toth raconte la même chose, un homme mûrissant envoie en l’air sa sécurité familiale pour vivre sa vie, notamment une passion sexuelle[3]. On a souvent dit que le film noir remettait en cause le modèle familial proposé par l’american way of life. C’est encore le cas ici. Le thème principal du film c’est la transgression et cette transgression va très loin puisqu’elle pousse Wanley jusqu’à tuer. On va donc voir Wanley, un petit homme faible et conformiste se transformer pour retrouver sa virilité. C’est là que les choses vont se compliquer. Alice est certainement une prostituée, ce n’est pas dit, mais c’est suggéré, notamment par le décor dans lequel elle vit, une sorte de bonbonnière luxueuse et vulgaire. Et donc dans un premier temps nous avons un adultère – celui de Wanley – qui met en scène un trio : Alice, Wanley et puis Mazard. Wanley se débarrasse de son rival à coups de ciseaux. Il est assez facile de voir ce à quoi renvoie les ciseaux. Mais justement quand Wanley se bat avec Mazard, ils se roulent par terre ensemble et c’est Wanley qui le pénètre de plusieurs coups dans le dos. L’allusion à l’homosexualité latente de Wanley est évidente, d’autant que dans son club bourgeois, il ne fréquente par définition que des hommes. Mais ce premier trio va laisser bientôt la place à un autre trio, Tim, Alice et Wanley. Tim est le mâle dans toute sa force : il veut non seulement s’approprier l’argent d’Alice comme un vulgaire maquereau, mais il veut aussi son corps et qu’elle parte avec lui. Dans les deux cas le pivot est Alice, la femme comme un trophée d’une lutte à mort. Mais Wanley est faible, déjà il s’en est miraculeusement sorti contre Mazard, aussi va-t-il choisir le poison pour éliminer Tim. Le poison c’est considéré depuis la nuit des temps comme l’arme des femmes, l’arme des faibles. Devant son impuissance, Tim ayant éventé facilement la ruse, il renoncera. On remarque que si Alice est bien l’enjeu de cette lutte, Wanley ne la possédera jamais. Celui-ci a admis sa défaite bien avant de combattre physiquement Mazard et Wanley pour les détruire. Il discutera avec ses amis Lalor et Barkstane très précisément de cela, avançant en parlant du portrait que tous les trois ont vu du fait qu’ils seraient bien incapables de faire quoi que ce soit avec une si belle fille, ils se trouvent trop vieux. Wanley répétera aussi devant Alice qu’il n’a pas d’intention malsaine à son endroit comme pour s’en convaincre. Wanley se sent très seul, et d’autant plus seul qu’il s’est enfoncé dans une histoire scabreuse. Il va écrire à sa famille pour leur dire combien elle lui manque, mais il n’ira pas jusqu’au bout, trouvant sans doute dérisoire d’étaler ainsi des faux sentiments. Il jettera la lettre à peine ébauchée. 

    La femme au portrait, The woman in the windows, Fritz Lang, 1944 

    Dans une vitrine il rencontre à la fois un portrait et son modèle 

    Le film noir a bâti sa spécificité sur l’ambigüité. C’est bien Wanley l’intellectuel, celui a lu Freud et qui l’enseigne qui représente cette ambigüité. Il vit en respectant l’ordre bourgeois, mais il ne rêve que de le transgresser. Tim au moins est beaucoup plus direct et moins hypocrite, il affiche clairement la couleur, c’est un prédateur, et il le dit. Mais Wanley dissimule ses instincts, sans doute comme ses amis. C’est peut-être ça qui le rend impuissant à satisfaire ses pulsions sexuelles. Pire encore, il réfléchit sur cette dissimulation. C’est à tel point qu’on peut se demander dans quelle mesure ce sont les pulsions de Wanley qui ont engendré le drame. C’est sans doute par référence à sa propre culpabilité que Wanley finalement ne reproche rien à Alice. En effet il aurait pu au contraire souligner la responsabilité de la jeune femme puisque c’est bien parce qu’elle est une femme entretenue qu’elle autorise Mazard à avoir des droits sur elle et donc à être jaloux au point d’avoir des envies de meurtre. Mais il ne dit rien et va se lancer dans une opération périlleuse pour tenter de restaurer l’ordre antérieur. 

    La femme au portrait, The woman in the windows, Fritz Lang, 1944 

    Wanley a tué Mazard à coups de ciseaux 

    Et Alice ? Elle apparaît à la fois comme un personnage clé, mais en même temps comme relativement indéterminé. Elle représente plus le désir masculin que la réalité d’une femme. C’est l’objet de la lutte sanglante entre les mâles. C’est sans doute comme cela qu’il faut comprendre sa mise en perspective par le portrait interposé. On ne sait pas vraiment qui elle est. Femme entretenue, certainement, demi-mondaine, probablement. Sans doute se tourne-t-elle vers Wanley parce qu’il représente plus la figure du père que celle de l’amant. On la sent prête à se confier à lui, elle lui montre les dessins qu’on a fait d’elle. Cependant, dès qu’elle va se sentir en danger, elle rompra cette complicité naissante en prenant ses précautions, elle exigera le gilet de Wanley, mais elle dissimulera son porte mine et la montre de Mazard. N’étant pas née de la dernière pluie, elle se méfie de la gent masculine, que ce soit de Mazard, de Tim et même de Wanley. Elle fera de même d’ailleurs avec Tim qui bien naïvement croit qu’il peut s’approprier Alice et son corps uniquement en exerçant la violence. Il vient que ce portrait est celui d’une femme en voie d’émancipation. C’est finalement elle plus encore que Wanley qui vit dans un univers hostile. Elle vient manifestement de la rue, et pourrait être tentée de se rapprocher du professeur comme une promotion sociale. Elle est le lien entre des classes sociales forcément antagoniques. Mais la rigidité des relations sociales va empêcher ce rapprochement. Au fond ce qui la sépare de Wanley ce sont les amis de celui-ci, Lalor et Barkstane. Ce sont eux les gardiens de la société, eux qui indiquent ce qui se fait et ce qui ne se fait pas. L’incompatibilité sociale entre Wanley qui la désire, et Alice, est représentée par cette scène où pour des raisons de sécurité ils se rencontrent dans le couloir d’un immeuble neutre et impersonnel, et où ils finissent par se tourner le dos. Wanley manque de courage, c’est évident aussi quand il accompagne Lalor pour inspecter les lieux où on a découvert le cadavre de Mazard, et où il craint de croiser Alice. Cependant Alice reste un personnage ambigu. Pour résoudre le problème de l’intrusion de Mazard, elle s’en remettra à l’intelligence de Wanley qu’elle pense supérieure à la sienne. Quoiqu’elle soit intervenue de manière décisive en lui tendant une paire de ciseaux – image de la femme castratrice – pour qu’il la débarrasse de Mazard. Notez que le titre américain, The woman in the windows est bien plus parlant que le titre français. En effet, on pourrait le traduire par La fille dans la vitrine – c’est du reste le titre d’un film excellent de Luciano Emmer La ragazza in vetrina qui traite explicitement de la prostitution – ce qui renverrait à ces femmes qui vendent leurs charmes en les affichant dans une vitrine sans rien donner du tout. D’ailleurs Alice apparaît au début comme quelqu’un de relativement froid et distant. Peut-être est-ce cela qui intrigue et attire Wanley ? Mais elle va vite s’animer ensuite dès qu’elle l’entraîne chez elle en lui prenant le bras comme s’ils étaient des vieux amis. Dans cette promenade nocturne étonnante Alice oscille entre le racolage le long d’un trottoir et la pression amicale pour entraîner Wanley chez elle, dans son antre, comme si elle en faisait une proie facile à dépouiller, et du reste elle le dépouillera… de son gilet ! 

    La femme au portrait, The woman in the windows, Fritz Lang, 1944 

    Wanley a accompagné le procureur Lalor sur les lieux de la découverte du corps 

    Le film va jouer sur la définition d’une réalité qui se révèle bien aléatoire. Il n’y a pas que le fait d’avoir rêvé. Dès le début nous avons un jeu sur la peinture, ou plutôt d’un portrait. Alice semble physiquement sortir du tableau, donner la vie à une image, mais on note que ce portrait est lui-même enfermé derrière une vitrine, signifiant la difficulté d’y accéder. Il y a bien trois niveaux de perception de l’image : d’abord le portrait perçu au-delà de la vitrine, ensuite le reflet trompeur d’Alice dans cette même vitrine, et enfin Alice elle-même qui apparaît au côté de Wanley, et preuve de sa matérialité, elle va lui prendre le bras pour l’emporter. Et donc tout de suite va se poser la question du rapport entre l’image qui la représente et la réalité de son existence. On peut se demander si Wanley ne préfère pas plutôt cette image à la réalité faite de chair et de sang de la jeune femme. De même il y aura de longues scènes avec des jeux de miroir dans l’appartement d’Alice, à la fois pour démultiplier les possibilités d’interprétation, mais aussi pour introduire une distance presqu’infranchissable entre Wanley et la femme. C’était déjà le cas dans Laura, le policier qui enquête sur la disparition de Laura s’endort devant son tableau. Mais ici Wanley ne s’endort pas devant le tableau, il crée une histoire et un rêve à partir de ce qu’il en a entrevu. Nous sommes donc aussi dans la perspective des mensonges de l’art, ces mensonges qui aident finalement à supporter les vicissitudes de la vie, mais aussi de la transfigurer au point de l’empêcher d’exister autrement qu’à l’état de fantasme. Le tableau est donc cette mise à distance non seulement de la réalité, mais celle qui existe entre les personnages : au lieu de les rapprocher, il les éloigne : c’est cet objet inanimé qu’est le tableau qui les empêche de se rencontrer véritablement. Le fait que la même année deux films reprennent cette idée est aussi une manière de repositionner le cinéma par rapport aux autres formes artistiques. En effet le 7ème art a longtemps été considéré comme un art inférieur à l’écriture ou à la peinture. Et ce que nous voyons dans la première rencontre entre Wanley et Alice, c’est une image derrière une vitrine qui va s’animer peu à peu, affirmant de fait la supériorité du cinéma sur la peinture parce que le cinéma s’anime et rend les personnages vivants. Nous sommes à la fin de la guerre, les puissances de l’Axe sont battues de partout, il est temps de repartir de l’avant, et l’émergence d’une nouvelle forme de représentation, le cinéma, est nécessaire à cet emballement. La peinture est restée enfermée dans les musées, réservée à une élite, le cinéma au contraire s’adresse aux foules denses des formes urbaines nouvelles. Pour toutes ces raisons, le film noir entretient un rapport compliqué avec la peinture[4], non seulement parce qu’il utilise des tableaux comme des éléments décisifs de l’intrigue, mais aussi parce que dans ses formes il emprunte des constructions d’images à des peintres modernes[5], il se pense obligatoirement comme une esthétique nouvelle, il est concomitant de l’émergence de la cinéphilie[6]. La même idée sera reprise d’ailleurs dans le film suivant de Lang, Scarlet street qui peut apparaître comme une version tragique de The woman in the windows.

     La femme au portrait, The woman in the windows, Fritz Lang, 1944 

    Tim, le détective va faire chanter Alice 

    Le film est, à cause de ses décors en tout petit nombre, volontairement claustrophobique. Il y a deux principaux décors, l’appartement d’Alice, et le club masculin où se retrouvent Wanley et ses amis comme des comploteurs. Ces deux décors sont en opposition frontale. L’appartement est fortement éclairé, décoré de miroirs et de bibelots féminins, le club est sombre, éclairé par une lumière tamisée, meublé de fauteuils dans lesquels on s’enfonce comme dans un cercueil. On a donc d’un côté un univers violent, vivant et sensuel, et de l’autre l’exact contraire, tout est calme, et ce n’est pas pour rien que Wanley s’endort en rêvant d’être ailleurs. Cette relative clôture de l’espace entraine forcément que Lang doit multiplier les angles de prise de vue pour éviter le côté théâtre filmé, et il y arrive parfaitement. Il utilise aussi souvent le plan en pied, malgré la toute petite taille d’Edward G. Robinson. Lorsque celui-ci se trouve au milieu de ses amis, il est filmé plutôt en plongée de façon à moins insister sur sa faiblesse, car si Wanley est un homme faible dans l’univers très fortement sexué de l’appartement d’Alice, ailleurs, à l’université ou à son club, il est respecté et reconnu comme un personnage important du fait de son savoir. Tim est par contre filmé en mouvement notamment quand il investit l’appartement d’Alice. Il est grand, et Lang utilise très bien les mouvements de ses longs bras pour envahir encore un peu plus l’espace et prendre indirectement possession d’Alice. Il est très mobile, furette de partout sans demander l’autorisation, chose que Wanley ne se serait sûrement pas permis étant donné sa retenue expliquée par son formatage. Il y a quelques autres décors qui sont importants. D’abord le bois dans lequel Wanley a perdu le cadavre de Mazard. Mais de ce bois on ne verra rien, la première visite de Wanley se passe la nuit et sous la pluie, et la seconde est rapidement écourtée, Wanley se repliant dans la voiture de Lalor pour s’y enfermer et s’exclure. C’est du studio, Lang ne s’intéresse que rarement aux décors naturels, le coin de rue où habite Alice, ou la rue où se trouve le club et la galerie où est exposé le portrait de la jeune femme, sont réduits à leur plus simple expression. Même de la gare de New York où Wanley est sensé emmener sa femme on ne verra rien, de l’université, à peine la plongée sur un amphithéâtre. Ce parti-pris renforce sans doute l’isolement de Wanley et des différents protagonistes de l’histoire. Une scène étonnante est la scène du réveil de Wanley : celui-ci s’endort chez lui après avoir pris son poison, revêtu de sa veste d’intérieur, et il se réveille dans le même plan dans son club, revêtu de sa veste de costume ! Cela a été rendu possible par le fait que Robinson portait deux vêtements l’un sur l’autre, et que pendant que Lang filmait son visage en très gros plan, des techniciens enlevaient sa veste d’intérieur. On a salué cette séquence comme un exploit, le genre de prouesse dont aurait été fier Hitchcock, mais cela n’apporte pas grand-chose sur le plan narratif. 

    La femme au portrait, The woman in the windows, Fritz Lang, 1944 

    Alice et Wanley vont se rencontrer dans un endroit neutre 

    La distribution est excellente, à commencer par Edward G. Robinson qui incarne Wanley. C’était une grande vedette à cette époque, et ce depuis les années trente. C’est un des grands acteurs du film noir. Il sera d’autant plus intéressant d’ailleurs que lorsque les studios le banniront pour cause de trop grande proximité avec les communistes, il s’investira dans des films noirs à petit budget, avant de rebondir en fin de carrière dans des grosses productions. Ici il s’éloigne des rôles de gangsters qui ont fait sa réputation et inaugure ici un certain nombre de rôles d’intellectuels, ou de policiers qui réfléchissent avant que d’agir, comme par exemple dans The stranger d’Orson Welles en 1946. Il dira par la suite qu’il n’a pas aimé ce rôle, comme il n’a pas aimé celui que Lang lui donnera pour Scarlet street. Sans doute ne le trouvait il pas assez positif et viril. Notez qu’en 1944 on le verra aussi dans Double indemnity, un autre chef d’œuvre du film noir, mais là il gagnera sa bataille contre son subordonné, coupable de meurtre. Il y a ensuite Joan Bennett. Elle a peu tourné de films noirs. C’était déjà une grande vedette avant la guerre, mais juste avant The woman in the window, elle va tourner pour Preminger Margin of error. Elreprésente ce qu’il y a de plus engagé à gauche à Hollywood. Elle tournera trois films avec Fritz Lang, dont The scarlet street et Secret beyond the door. Elle tournera aussi le film de Max Ophuls, The reckless moment. Elle fera encore une apparition dans Highway dragnet, un petit film noir à petit budget de Nathan Juran. Il est probable que ce soit l’HUAC qui l’ait marginalisée. Elle est ici excellente. Et puis il y a Dan Durya, rien que pour lui il faut voir ce film. Abonné aux rôles de mauvais garçon, dans les westerns comme dans les films noirs, le voilà dans la peau de Tim le maître chanteur. C’est un acteur incroyable qui savait tout faire. Il n’apparait qu’au dernier tiers du film, mais son rôle est déterminant et dans son affrontement avec Alice, on en oublie presque Edward G. Robinson ! Cette distribution se reformera pour Scarlet street. Il y a encore Raymond Massey dans le rôle du procureur un peu rigide qui croit un peu trop à ses capacités d’enquêteur. En vérité il pataugera jusqu’à la fin. 

    La femme au portrait, The woman in the windows, Fritz Lang, 1944 

    Il est difficile de tromper Tim et celui-ci évente le piège, récupère l’argent et la preuve du meurtre de Mazard 

    La réception critique fut très bonne et le public fut au rendez-vous. Ce succès permis d’ailleurs à Fritz Lang de monter sa propre entreprise de production qui produire d’ailleurs The scarlett street. Curieusement et pendant de longues années son ne pouvait voir ce film que dans des copies médiocres, sans parler des copies qu’on pouvait voir dans les ciné-clubs. Mais maintenant, c’est un des avantages de la numérisation, on le trouve dans une copie impeccable chez Wild Side. Il n’existe pas à ma connaissance de copie Blu ray sur le marché français, mais vu la qualité de la photographie de Milto Krasner, le film le mériterait amplement, d’autant que la nuit est omniprésente dans le film, stimulant les contrastes d’un excellent noir et blanc. Comme on l’a compris, The woman in the window est non seulement une œuvre majeure du film noir, mais c’est aussi une œuvre décisive dans la filmographie de Fritz Lang. 

    La femme au portrait, The woman in the windows, Fritz Lang, 1944 

    La police a tué Tim dans une impasse 

    La femme au portrait, The woman in the windows, Fritz Lang, 1944 

    Sortant de son club, Wanley va retrouver le portrait qui l’a fait rêver 

    La femme au portrait, The woman in the windows, Fritz Lang, 1944

    Fritz Lang sur le tournage de The woman in the window avec Joan Bennett



    [1] Lotte H. Eisner, Fritz Lang, Cahiers du cinéma, Cinémathèque française, 1984.

    [2] C’est évidemment un emprunt curieux à la bande dessinée mettant en scène les aventures de Batman.

    [4] Hitchcock utilisera la peinture d’Hopper comme référence à la construction de l’image dans Psycho (1960) par exemple, mais le portrait que Judy Barton va admirer au musée dans Vertigo (1958) signale aussi que cette image va jouer un rôle clé dans l’intrigue. On peut citer aussi Shockproof (1949) de Douglas Sirk qui va dans ce sens.

    [5] Jean Foubert, « Edward Hopper : film criminel et peinture », Transatlantica, 2 | 2012

    [6] Laurent Jullier, Jean-Marc Leveratto, Cinéphiles et cinéphilies, Armand Colin, 2010

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  •  Murder is my beat, Edgar Ulmer, 1955

    Edgar Ulmer est connu et admiré pour quelques films, comme par exemple Detour qu’on considère à juste titre comme un chef-d’œuvre du film noir de série B[1]. il est très apprécié aussi pour son western très décalé, The naked dawn, qui donna sans doute son plus beau rôle à Arthur Kennedy qui fut tourné aussi en 1955. Dans Detour il avait engagé un acteur assez extravagant, Tom Neal, connu plus pour ses bagarres et ses séjours en taule que pour ses qualités d’acteur. Ici Edgar Ulmer va engager laq sulfureuse Barbara Payton, ancienne compagne de Tom Neal pour laquelle celui-ci s’était méchamment battu avec Franchot Tone, son mari de l’époque, qui lui avait quitté Joan Crawford pour elle ! Tom Neal était un peu boxeur, il s’en tira avec quelques côtes cassées et Franchot Tone partit faire un séjour à l’hôpital, ce qui ne pouvait que ravir les gazettes hollywoodiennes, mais un peu moins les patrons de studio qui voulaient préserver un peu une image assez lisse pour ses employés[2]. Cette jeune femme qui avait tous les talents, et la beauté en sus, ne fit malheureusement qu’une carrière médiocre. Elle ne planifiait pas grand- chose et brûlait surtout la vie par les deux bouts. Marylin Monroe était aussi peut-être une bad girl, mais elle avait totu de même un certain souci de sa carrière. Mais un certain nombre de films surnagent cependant, notamment Kiss me tomorrow goodye[3] c’était le frère de James Cagney avec qui elle avait une liaison – et aussi Trapped de Richard Fleischer où elle se faisait remarquer en bien d’ailleurs[4]. Alcoolique et droguée, elle finira par se prostituer sur les trottoirs d’Hollywood pour se payer sa dose, et succombera à une crise cardiaque à l’âge de 39 ans. Comme Frances Farmer, c’est une martyre d’Hollywood. Elle publiera ses mémoires de misère pour 2000 $[5]. Dans le film d’Ulmer, son physique avait déjà changé, empâtée, elle portait les marques de ses turpitudes. Ce sera d’ailleurs son dernier film avant qu’elle ne plonge complètement dans la débine. Ce film n’a d’ailleurs pas très bonne réputation et est considéré comme très mineur dans la carrière d’Edgar Ulmer. 

    Murder is my beat, Edgar Ulmer, 1955 

    Bert a retrouvé son subordonné Ray 

    Ray Patrick est inspecteur à la section des homicides de Los Angeles, il est appelé pour le meurtre d’un homme, Fred Deane. Celui-ci n’est pas facile a identifié car il a eu la face brulée et les deux mains également. Il serait tombé dans la cheminée ! Tout de suite les soupçons vont se porter sur Eden Lane, une chanteuse de cabaret qui avait semble-t-il une liaison avec ce Fred Deane. Ray va partir à sa recherche. Elle s’est réfugiée à la montagne, dans la Californie du nord. Il va la retrouver au milieu d’une tempête de neige. Il la ramènera cependant, elle sera jugée et condamnée à la peine capitale pour le meurtre. Mais Ray n’est pas très convaincu. En tous les cas il doit l’accompagner par le train à la prison d’Etat. Mais durant le voyage Eden croit reconnaitre Fred Deane. Après quelques moments de tergiversation, Ray décide de retrouver ce fameux Fred Deane. Il s’enfuit donc avec Eden en sautant du train en marche, et atterrit dans une petite ville. Ne sachant pas trop par quoi commencer, il tombe par hasard sur Patsy Flint la co-locataire d’Eden Lane. Il va la pister, et en fouillant sa chambre d’hôtel, il va trouver dans sa valise 5000 $. Il suit ensuite la piste d’un fabricant de céramique qui produit le même type de statue que celle qui est sensée avoir tué Fred Deane. En, visitant l’entreprise, il se fait agresser. Mais quand il revient au motel, Eden a disparu à nouveau.  C’est à ce moment là que Bert arrive et le retrouve pour le mener en prison pour avoir aidé une prisonnière à s’échapper. Mais Ray va le convaincre de poursuivre l’enquête avec lui pour une journée seulement. Leur seule ressource est de suivre la louche Pasty Flint. Cependant celle-ci va être également assassinée. Les deux policiers vont se rapprocher d’un certain Abbott, le propriétaire de l’usine de céramique, qu’ils soupçonnent d’être Fred Deane. Ils cherchent donc un témoin qui pourrait confondre Abbott comme étant aussi Fred Deane. Mais Abbott et sa femme vont prendre le train, juste au moment où arrive madame Sparrow la logeuse d4eden qui reconnait formellement Abbott. Entre temps Eden s’est rendue à la police pensant que personne n’arriverait à faire la preuve de son innocence. Ray sera obligé de démissionner, mais il sera récompensé puisqu’il pourra épouser Eden ! 

    Murder is my beat, Edgar Ulmer, 1955 

    Ray a poursuivi Eden Lane jusque dans un coin perdu de la montagne 

    C’est un scénario un peu bâclé qui ne craint pas les invraisemblances. On retrouve évidemment de nombreux tics du film noir classique : le policier solitaire qui tombe amoureux de la femme qui est sensée être coupable de meurtre, avec l’idée que l’amour est une preuve suffisante d’innocence. L’amitié entre deux flics qui sera mise à rude épreuve par la recherche de la vérité justement. Il y a tout de même cette idée selon laquelle la justice et la vérité sont deux choses très différentes, et que la police lorsqu’elle suit les règles n’arrive à rien. Le personnage principal, Ray Patrick en s’écartant de sa fonction de policier va travailler à la manière des détectives privés, et c’est d’ailleurs ce qu’il annonce qu’il deviendra à la fin du film. Il ne se soucie plus guère des mandats, de violer des serrures rétives, de cambrioler une entreprise parce que c’est la seule manière qu’il a de parvenir à la vérité. Il annonce le conflit qui deviendra récurrent dans les films policiers à venir : un policier efficace est celui qui ne s’embarrasse pas des règles. Les personnages sont peu approfondis, il aurait été plus intéressant me semble-t-il de faire du policier Ray un vrai dépressif, alors que cet état est à peine suggéré. Il est un peu étrange de le voir tomber si vite amoureux d’Eden, dans la mesure où elle a tout l’air d’une roulure qui couche avec le premier venu. Là non plus ça manque de profondeur. Que recherche Eden ? Pourquoi est-elle tombée dans le lit d’un homme riche, vieux et adultérin ? On comprend seulement que Ray se trouve dans le rôle du rédempteur mélancolique, il va racheter les péchés d’Eden quitte à y laisser sa peau. 

    Murder is my beat, Edgar Ulmer, 1955 

    Ray doit amener Eden à la prison où elle sera exécutée

     C’est un film de série B, mais avec un tout petit budget, vraiment tout petit. Il n’y aura pas de scènes d’extérieur. On utilisera des transparences, ou des montages alternant des scènes avec les acteurs principaux et des trains, des avenues, des immeubles. Cette dissociation se voit au premier coup d’œil. Même les décors sensés figurer les bureaux de la police sont très pauvres, étroits où la caméra a du mal à se mouvoir. Les emprunts aux autres films noirs sont très nombreux, à commencer par le flash-back qui permet de faire avancer l’histoire à grande vitesse. Et puis il y a l‘emprunt u paysage de neige au film de Nicholas Ray, On dangerous ground. C’est ce que retiennent ceux qui ont vu ce film rare. Mais les films avec des décors enneigés font toujours leur petit effet. C’est une manière de décaler le genre. Par exemple Day of the outlaws est un western, mais en le situant dans les montagnes enneigées, André De Toth lui apporte une étrangeté qu’autrement il n’aurait pas. Ce n’est pas ce que j’ai apprécié le plus dans le film d’Ulmer. Je trouve que le rythme est très bon. Même si l’abondance des gros plans tente de masquer la misère des décors, Ulmer se rattrape avec un découpage nerveux. Le film était tellement fauché, qu’il n’y a même pas la scène traditionnelle du tribunal jugeant Eden. Mais ça passe et permet de se concentrer sur ce qui est essentiel, ce n’est pas bavard, juste ce qu’il faut, l’inverse de Tarantino en quelque sorte ! Il y a des belles ombres, et puis la première scène d’avant le flash-back, quand nous voyons Bert espionner son ami par la fenêtre vaut le détour. C’est une manière de dire qu’il va pénétrer dans le monde de Ray pour tenter de comprendre ce qu’il lui est arrivé. 

    Murder is my beat, Edgar Ulmer, 1955

    Eden a disparu une nouvelle fois 

    La distribution elle aussi coûte quatre sous. Le rôle principal est tenu par Paul Langdon, un acteur assez pâle qui touche ici le rôle de sa vie au cinéma. Pourtant jeune encore, il a l’air vieux et usé, les traits d’un alcoolique. Mais comme il joue le rôle d’un flic un peu désabusé, ça passe. Et puis il y a notre Barbara Payton dans le rôle d’Eden. C’est son dernier film, manifestement elle ne savait pas trop où elle se trouvait. Elle est raide, empâtée, le regard par en dessous, c’est une déception. Mais son rôle est assez bref. Les interprètes sont tous un peu des has been, Robert Shayne incarne Bert, en tentant de laisser entendre qu’il peut encore marcher et courir comme un jeune alors que nous voyons dans la première scène, quand il retrouve Ray, qu’il a des problèmes avec ses vertèbres ! Il y a cependant quelques bons acteurs, d’abord Tracey Roberts qui incarne la fourbe Patsy Flint qui fait chanter tout le monde. Ou encore la vieille Kate McKenna dans le rôle de la logeuse. Dans l’ensemble ce sont tous des acteurs qui font très peu de cinéma, ils se tourneront vers la télévision. La scène où Ray interroge le pompiste interprété par Harry William Harvey, un acteur solide, habitué des seconds rôles, est aussi très bonne. Il est tout de même remarquable que le film ait pu être tourné avec si peu d’acteurs ! 

    Murder is my beat, Edgar Ulmer, 1955 

    Ray et Bert vont prendre Patsy Flint en filature 

    Curieusement la musique est soignée, c’est du bon jazz d’époque. La copie qui circule en DVD, sans sous-titres, est recadré façon Wide Screen. C’est un peu gênant, parce que j’ai le souvenir d’un autre format 4 :3. Néanmoins si ça ne vaut pas Detour, c’est un film noir bien agréable à regarder. Compte tenu des circonstances, ce n’est pas un mauvais travail d’Ulmer. On peut donc le voir sans regret en se passant des avis trop négatifs sur cette pellicule. 

    Murder is my beat, Edgar Ulmer, 1955

    Sur le quai de la gare ils attendent leur dernier témoin  

     

    Murder is my beat, Edgar Ulmer, 1955 

    Murder is my beat, Edgar Ulmer, 1955 

    Voilà ce que  ça donne si on compare le format original et le wide screen. Voilà pourquoi il faut toujours respecter le format choisi par le réalisateur



    [2] Tom Neal sera impliqué un peu plus tard dans le meurtre de sa femme, il n’évitera la chaise électrique que grâce à l’habileté de son avocat qui avait été payé par ses amis… dont Franchot Tone !. Tout ça pour dire que les acteurs des films noirs de série B sont aussi de drôles de lascars !

    [5] Barbara Payton, I am not ashamed [1963], dernière édition augmentée, Spurl Editions, 2016.

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