• Alphonse Boudard, Sur le bout de la langue, Presses de la Cité, 1993

     Alphonse Boudard, Sur le bout de la langue, Presses de la Cité, 1993

    Qui était Boudard ? Comment peut-on le définir en dehors de son existence plus ou moins scabreuse d’avant son entrée en écriture ? En vérité c’était un gardien, un gardien de la langue et des mots, il cherchait à éviter leur disparition. Bien sur il n’avait pas fait les écoles, un vrai autodidacte. Après sa vie malfrate il s’est mis à raconter des histoires, souvent inspirées de sa propre vie de bâton de chaise. Avec cette étonnante posture ne pas en tirer de fierté, ni de la renier. Et donc ça nous a donné des grands romans, magnifiques, écrits dans un style inimitable, mais pourtant ancré dans cette « littérature » parallèle qui cours depuis au moins Villon et qui n’a pas sa langue dans sa poche. Tout est à lire chez Boudard, évidemment ses grands romans, comme L’hôpital ou Le café du pauvre qui ne sont pas des œuvres de circonstance sont beaucoup plus riches que ses travaux annexes. Mais dans le moindre de ses écrits, il y a suffisamment à se satisfaire, d’abord parce qu’il est toujours très drôle. C’est l’écrivain qui ne nous ennuie jamais. Ils ne sont pas si nombreux comme ça. Cette capacité à être une sorte de remède contre la morosité est le reflet d’une philosophie de la vie marquée d’une sorte de pessimisme et d’hédonisme qui empêche de se prendre un peu trop au sérieux. Le style c’est l’homme, dit-on ! Il y a beaucoup de proximité entre lui et Frédéric Dard par exemple, quoique leurs vies et leurs origines soient bien différentes. Issus de cette génération marquée au fer par la Seconde Guerre mondiale et l’Occupation, ils affichent tous les deux une forme de scepticisme qui au fond les empêchent de juger leurs contemporains. Amoureux d’une langue parallèle qui a toujours enrichi la langue des « élites », ils ont retrouvé une partie ce celle-ci dans le Céline du Voyage au bout de la nuit ou de Mort à crédit[1]. Mais, moins prétentieux, ils avaient bien plus d’humanité et leur rire était beaucoup moins grinçant. 

    Alphonse Boudard, Sur le bout de la langue, Presses de la Cité, 1993

    Boudard entre Georges Brassens et Louis Nucera à Nice 

    Dans cet ouvrage donc, Boudard s’est payé une ballade dans la langue, et celle-ci se trouve centrée sur l’intrigante question sexuelle qui a fasciné comme on le sait aussi bien Boudard que Frédéric Dard par les turpitudes qu’elle engendre. Par commodité, Boudard classe ses petits articles sous la forme d’un dictionnaire. Mais à partir d’un mot, il s’évade totalement de cette forme, il en suit bien sûr les origines plus ou moins incertaines, en note les dérives, puis il y greffe des histoires plus ou moins vécues, plus ou moins connues, de blagues aussi, qui font de son ouvrage un vrai livre d’histoire des mœurs à la française. Car c’est bien dans cette usage d’une langue parallèle que le caractère français se retrouve. Comme San-Antonio, Boudard est difficile à traduire. Mais ici il nous aide en remontant aux origines d’un mot ou d’une locution argotique ou familière. Ces travaux qu’on pouvait voir comme alimentaires, à côté de ses grands romans, sont finalement tout aussi importants parce qu’ils nous montrent Boudard au travail. J’ai conscience de lâcher ici un gros mot, Boudard ayant toujours pris la fuite devant le turbin, il avait quelque part une âme de poète et travaillait beaucoup à ses ouvrages. Mais il lisait énormément, développant une forme d’érudition, et il s’intéressait à des tas de choses différentes, avec un intérêt assumé pour l’histoire parallèle, celle qui s’inscrit dans les redents de la Grand Histoire. D’ailleurs quand on lit ses romans picaresques sur la Seconde Guerre mondiale[2], il s’agit bien d’une histoire parallèle où on ne parle pas de stratégie, ni de tactique militaire, ni même des grands enjeux de la guerre, mais de la réaction des malheureux qui sont piégés dans une histoire dont ils ne comprennent pas toujours les tenants et les aboutissants et qui les oblige à se confronter au hasard et à la nécessité de remplir des fonctions vitales, manger, dormir, baiser. Ce faux dictionnaire rappelle par son esprit, La méthode à Mimile[3], où il s’agissait d’une parodie de la méthode Assimil pour apprendre à parler l’argot comme un vrai-de-vrai ! En même temps, il est assez clair que ce passage en revue des mots parallèles qui nous parlent du sexe, est déjà la preuve de leur effacement dans la vie quotidienne. Boudard relie comme tout le monde bien entendu, l’émergence de ce vocabulaire à l’existence d’un cloisonnement entre les métiers et entre les groupes sociaux, notamment ceux qui vivent volontairement dans la marge. 

    Alphonse Boudard, Sur le bout de la langue, Presses de la Cité, 1993 

    L’ouvrage, imprimé sur un très beau papier, est agrémenté de jolis dessins d’Alfred Dubout, récupérés ici et là, ce qui augmente encore la proximité intellectuelle entre Alphonse Boudard et Frédéric Dard. Du reste Alphonse célébrait les hors-série signés San-Antonio dans le très sérieux journal Le monde,  du temps qu'on lisait encore ce journal dans sa version papier, et à l’inverse Frédéric Dard préfaçait avec une admiration non feinte Les chroniques de mauvaise compagnie, volume Omnibus qui regroupait quatre des meilleurs romans de Boudard, La métamorphose des cloportes, La Cerise, L’Hôpital et Cinoche. Qu’on se le dise il n’y a pas de petit ouvrage de Boudard. Et cette langue qu’il met en scène ici est bien la clé d’un grand nombre de romans noirs. Lire Boudard aujourd’hui, outre le plaisir qu’on y prend est une manière de l’empêcher de disparaitre dans les chaudrons de la modernité où la langue s’affaisse et ne devient plus qu’un instrument fonctionnel destiné à célébrer la marchandise et ses joyeusetés mortifères.



    [1] Dans une émission télévisée, tous les deux discutaient de Céline et leur conclusion était qu’après ces deux romans célèbres, le reste, aussi bien les pamphlets que les romans tarabiscotés d’après-guerre, ne valaient pas un clou.

    [2] Regroupés dans la collection Omnibus sous le titre Les vacances de la vie, en 1996.

    [3] Sous-titré L’argot sans peine, écrit avec Luc Etienne, publié en 1970 à La Jeune Parque.

    « La ville des silences, Jean Marbœuf , 1979Blue Steel, Kathryn Bigelow, 1989 »
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