• Bullitt, Peter Yates, 1968

    Bullitt, Peter Yates, 1968 

    Bullitt a tout de suite été compris à sa sortie comme une étape marquante du renouveau du film noir, avec Harper[1] de Jack Smight sorti en 1966 et Point blank de John Boorman en 1967. Son immense succès commercial et critique va en faire un film phare du style néo-noir. French connection de William Friedkin par exemple lui doit beaucoup, on retrouvera d’ailleurs sur ce dernier film Philip D’Antoni qui était producteur sur Bullitt, et qui finira par réaliser lui-même le très bon The seven ups[2]. A ce titre Bullitt nous paraît fondateur d’un genre de film noir, très urbain, avec des scènes d’action nerveuses et enlevées dans lesquelles les voitures jouent un rôle déterminant. Le film a été produit par Steve McQueen lui-même, et la réalisation était la première sur le sol américain du metteur en scène britannique Peter Yates qui par la suite ne tournera plus grand-chose d’intéressant, si ce n’est The friends of Eddie Cole. Le film s’appuie sur un roman de Robert L. Pike, écrivain prolifique qui s’appelait en vérité Robert L. Fish et qui avait eu l’idée de créer une série avec le lieutenant Clancy. C’est ce personnage dont les aventures ont été traduites en français à la Série noire qui va devenir le lieutenant Frank Bullitt. Dans l’ouvrage de Pike, le lieutenant a 65 ans, et vit et travaille à New York. 

    Bullitt, Peter Yates, 1968 

    Le lieutenant Frank Bullitt est appelé par le procureur Chalmers pour protéger durant trois jours un témoin, Johnny Ross, qui est sensé déposer contre la mafia de Chicago. Avec son équipe Bullitt emmène Ross dans un hôtel au bord de l’autoroute. Les trois hommes doivent se relayer à tour de rôle auprès de Ross. Tandis que Bullitt rejoint sa fiancée, deux hommes armés font irruption dans l’hôtel où se cache Ross. Ils flinguent le policier chargé de sa surveillance et Ross. Bullitt qui avait été prévenu par Stanton arrive trop tard. Il accompagne cependant les deux blessés à l’hôpital. Peu après il apprend par un médecin qu’une personne louche cherche Ross. C’est le tueur. Bullitt va essayer de la contrer, mais celui-ci va réussir à prendre la fuite. Pendant ce temps là Ross est décédé. Bullitt décide de ne pas le déclarer et emporte le corps à la morgue. Chalmers qui voulait prendre Ross sous sa coupe est furieux et menace Bullitt. Mais son chef le couvre. Bullitt qui trouve que tout cela n’est pas très clair va reprendre l’enquête et tenter de comprendre ce qu’a fait Ross. Un indicateur va lui dire qu’en fait l’organisation recherche Ross parce que celui-ci aurait détourner 2 millions de dollars des paris clandestins. Bullitt est pris en chasse par les deux tueurs de l’organisation, mais il arrive à retourner la situation, et au cours d’une course poursuite mémorable, les deux tueurs se tuent sur la route. Bullitt rencontre ensuite le chauffeur de taxi Weissberg qui finit par lui donner la piste d’une cabine téléphonique et d’un hôtel. A partir de là il va pouvoir remonter la piste d’une femme liée à Ross. Il arrive cependant trop trad. Cette femme qui s’appelle Renick a été assassinée. En faisant des recherches, il s’avère que la personne que Chalmers voulait faire témoigner n’est pas Ross, mais Renick qui en échange de ce subterfuge aurait reçu 100 000 $ en traveller’s chèques. Ils apprennent également que Renick avait un billet pour Rome. C’est donc à l’aéroport que Bullitt et Delgeti vont tenter de coincer Ross. Ils y arriveront, mais Bullitt sera obligé de tuer Ross, laissant Chalmers dépité de ne plus avoir de témoin à présenter à son grand jury. 

    Bullitt, Peter Yates, 1968 

    Ross arrive à San-Francisco

    L’intrigue est assez simple et linéaire, mais très efficace. Il restera cependant des mystères pour le spectateur. En effet, on ne comprend pas pourquoi Ross – ou Renick peu importe – ouvre la porte aux tueurs qui vont le descendre, sauf à penser que ceux-ci devaient seulement abattre Stanton et qu’ils l’ont trahi, mais ce n’est pas très clair. De même l’obstination de Chalmers est exagérée. Mais passons sur ce genre de détails. Le film est le portrait d’un lieutenant de police particulièrement entêté, et d’autant plus entêté qu’un politicien tente de la manipuler. Il va donc y avoir une interrogation sur les formes hiérarchiques des institutions. C’est l’époque des remises en question justement de ces hiérarchies. En outre, les policiers apparaissent particulièrement compétents, courageux et intègres. Ils sont clairement porteurs d’une morale face d’un côté au monde du crime représenté par l’organisation – terme vague qui est sensé remplacer celui plus précis de mafia – et de l’autre au politicien Chalmers qui croit que tout peut s’acheter. Il essaiera successivement d’acheter Bennett, le chef de Bullitt, puis Bullitt lui-même, sans succès. Comme on le comprend, la méfiance vis-à-vis des politiques s’est installée et n’est pas prête de s’éteindre. Le film est également marqué par l’opposition entre Bullitt et sa fiancée qui ne comprend pas à quel point le métier de policier peut être absorbant et nécessaire. Développant une approche hédoniste de la vie, elle ne comprend pas qu’on s’investisse dans un métier qui naturellement vous pousse à vous préoccuper des autres et peut-être même à les sauver. Si Bullitt est le défenseur de la cité et de la morale, sa fiancée est au contraire individualiste et consommatrice, ces deux valeurs étant vues comme d’abord féminines. Bullitt parle très peu, il agit, par contre Cathy parle beaucoup et ne fait pas grand-chose d’autre que de manifester ses émotions. Même s’il ne dit rien, Bullitt est évidemment solidaire de ses équipiers, il passera du temps au chevet de Stanton, ne trouvant pourtant rien à raconter à sa femme qui le regarde d’un drôle d’air, comme s’il était responsable des conséquences du métier que son mari a choisi d’exercer. 

    Bullitt, Peter Yates, 1968 

    Le tueur vient jusqu’à l’hôpital pour achever Ross 

    Une grande partie de la réussite de ce film réside dans sa manière de revisiter les codes du film noir. On sait que le film noir, même dans le cycle classique, fait des décors urbains un personnage à part entière. Et donc ici la ville de San Francisco doit être comprise comme cela. Cette ville a souvent servi de cadre au film noir, un peu moins que Los Angeles et New York, mais suffisamment toutefois pour que Nathaniel Rich consacre un ouvrage entier au rapport que cette ville entretient avec le film noir[3]. On la retrouve souvent avec ses rues étrangement pentues par exemple dans Vertigo d’Hitchcock, et aussi avec le Golden Gate. Peter Yates renouvelle la vision qu’on peut avoir de la ville. Et pour cela il a veillé à obtenir les autorisations nécessaires des autorités pour tourner dans les lieux réels, l’hôpital, mais aussi les rues dans lesquelles des scènes dangereuses ont été tournées. Mais c’est aussi la manière de filmer qui surprend. Sans doute parce que Peter Yates arrive à en saisir simultanément la verticalité et l’horizontalité de la ville. Il donne de l’espace, et on a toujours comme ligne d’horizon un ciel tout à fait bleu. Il y a un excellent travail sur la lumière. En utilisant abondamment le zoom, il permet de prendre en compte la profondeur de champ et l’aspect grouillant de la ville. On remarquera que la chambre d’hôtel où Ross s’est enfermé est situé juste en face du segment d’autoroute qu’on trouve dans The line up de Don Siegel[4]. Ce n’est pas un hasard, d’ailleurs les poursuites de voitures se ressemblent un peu dans les deux films. La poursuite dans San Francisco et en dehors entre la Ford Mustang de Bullitt et la Dodge Charger des tueurs a fait beaucoup pour la renommée de ce film, avec les voitures qui sautent au croisement des rues. Il n’y a pas de transparences, on a monté des caméras directement sur le capot de la voiture, ou encore en enlevant la porte du côté du conducteur, on pouvait monter une petite caméra qui suivait les réactions du conducteur. Le tournage de la fameuse poursuite dura trois semaines. Steve McQueen qui était bon conducteur – il participa d’ailleurs à des courses de voitures et de moto – refusa de se faire doubler pour les cascades. Tout cela donne une grande vérité à l’ensemble[5]. Au final elle doit durer un peu plus de dix minutes. A côté de cette scène mythique, il y a également la scène finale dans l’aéroport quand les deux policiers cherchent à coincer Ross qui a pris le passeport de Renick. C’est une scène très étonnante sur le plan cinématographique. L’utilisation de la foule jusqu’au moment de la fusillade finale est remarquable. La photo de William A. Fraker est admirable et le montage serré permet de faire un film sans temps mort qui pourtant dure presque deux heures. Egalement l’intrusion du tueur aux cheveux gris dans l’hôpital et sa poursuite par Bullitt dans les sous-sols de l’édifice sont remarquablement bien filmées. L’éclairage à la manière des films noirs d’antan est renforcé par l’utilisation de l’écran large. D’autres références au film noir classique sont perceptibles dans l’utilisation des miroirs. A la fin on verra Bullitt se laver le visage, puis se regarder longuement dans un miroir, un peu à la manière de Silien dans Le doulos qui avant de mourir interrogeait sa propre identité dans un autre miroir. 

    Bullitt, Peter Yates, 1968 

    Le chauffeur de taxi met Bullit sur la piste de la fiancée de Ross 

    Contrairement à ce qu’on croit, le tournage ne s’est pas très bien passé. Il faut dire que Steve McQueen avait un caractère paranoïaque, difficile à supporter. Mais cela ne se voit pas. L’interprétation centrée autour de la personne de Steve McQueen est remarquable. Ce dernier occupe l’écran du début à la fin. Pratiquement muet, il est à la fois très cool et très moderne, et en même temps décalé, dur, solitaire. Il est excellent. Et c’est sans doute un de ses meilleurs rôles. Jacqueline Bisset est complètement sacrifiée. On dit qu’au départ le scénario lui donnait une place plus importante, mais que par la suite les producteurs ont réduit son rôle pour mieux faire ressortir les qualités spécifiques de Bullitt. Robert Vaughn est l’horrible Chalmers. Il est impeccable, avec ses petites lèvres pincées, ses vêtements ajustés contrastant avec ceux bien plus cool de Bullitt. Les seconds rôles sont très travaillés. On retrouve Robert Duvall du temps qu’il avait des cheveux dans le rôle du chauffeur de taxi. Simon Oakland, un des piliers du film noir classique, dans celui du capitaine Sam Bennett, et encore Don Gordon dans le rôle du fidèle et discret Delgetti. Donnant un coup de chapeau aux deux tueurs de l’organisation qui ne disent pas un mot. Ils ont des têtes à la fois passe-partout de cadres moyens, et en même ils sont très angoissants.   

    Bullitt, Peter Yates, 1968

    Bullitt a pris les tueurs en chasse 

    Le film dans son ensemble crée une esthétique assez nouvelle qui pourrait s’apparenter à une modernisation heureuse de la vie sociale. Ce n’est pas un film désenchanté, les rues sont propres et bien tenues. Tout va rentrer dans l’ordre, et les méchants seront littéralement détruits, Chalmers est marginalisé, et Bullitt va pouvoir sans doute écouter encore de la bonne musique de jazz en goûtant un repos mérité dans les bras de Cathy. Dans ce film la musique est remarquable, due à Lalo Schifrin, elle est interprétée par des musiciens de jazz de qualité. On dit que Shelly Manne et Bud Shank ont prêté leur concours. Lalo Schifrin avait dans les années soixante beaucoup de succès. Plus tard il en eut moins quand le rock et la pop music envahirent les supermarchés et les écrans. Il joue parfaitement des cuivres, mais sans aussi se servir de la contrebasse pour renforcer le suspense, comme dans les séquences tournées à l’hôpital. Le caractère cool du personnage de Bullitt fera école, Belmondo tentera de reprendre un peu ce style dans Peur sur la ville. Mais ça ne donnera pas grand-chose en dehors du pull-over à col roulé et des cascades qu’il réalisera lui-même sans doublure.    

    Bullitt, Peter Yates, 1968

    Parmi la foule, Bullitt et Delgeti cherchent Renick 

    C’est donc un très bon film, même un des films fondateurs du courant néo-noir. Son succès est mérité. Cinquante années après sa première sortie, il n’a pas pris une ride. Face à la production récente et sans saveur d’aujourd’hui, il s’est même encore bonifié. L’absence de message explicite avait été critiqué en France en 1968. Mais cela n’a pas empêché le public français de lui faire un triomphe.  

    Bullitt, Peter Yates, 1968

    Bullitt a abattu le fuyard

    Bullitt, Peter Yates, 1968

     



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/detective-prive-1966-a114844930 

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/police-puissance-7-the-seven-ups-philip-d-antoni-1973-a125478744 

    [3] San Francisco Noir: The City in Film Noir from 1940 to the Present, Little Bookroom, 2005. 

    [4] Don Siegel a beaucoup tourné à San Francisco, notamment la série des Dirty Harry.

    [5] Pour ceux qui veulent des détails sur cette fameuse poursuite, ils peuvent suivre ce lien http://www.motortrend.com/news/bullitt/

    « La nuit de terreur, So dark the night, Joseph H. Lewis, 1946Le point de non-retour, Point Blank, John Boorman, 1967 »
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