• Ce que savait Jennie, Gérard Mordillat, 2012


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    Dans les milieux révolutionnaires, il y a toujours eu une opposition très forte entre ceux qui usaient des formes apparentes portées par la bourgeoisie – le roman, le réalisme – et ceux qui pensaient qu’au contraire on ne pouvait sérieusement envisager de renverser le capitalisme sans renverser aussi les formes et le langage que celui-ci a développés dans le monde des représentations artistiques. C’est bien pour cette raison que les surréalistes ont rejeté aussi bien le naturalisme à la Zola que le réalisme socialiste. D’ailleurs ils n’appréciaient pas plus la littérature prolétarienne. Dès lors qu’on se présente comme un ennemi résolu de la bourgeoisie et du capital, il est obligatoire de se positionner dans ce débat. Aujourd’hui il est vrai que le système littéraire en France est très verrouillé autour de la question de la forme. C’est-à-dire que si on n’a pas les capacités de présenter son travail comme une œuvre originale de par sa forme, on ne peut avoir la prétention d’exister en tant qu’écrivain. C’est cette tendance qui permet périodiquement de saluer Céline « malgré tout » comme un immense écrivain, y compris dans ses écrits nazis. C’est ce qui permet de laisser croire que des écrivains aussi ennuyeux que Robbe-Grillet, ou plus près de nous le sinistre Houellebecq, sont tout à fait novateurs. Autrement dit s’il s’agit de critiquer le mode de vie bourgeois est-il plus conséquent de l’attaquer dans sa réalité de tous les jours ou de le critiquer dans ses formes ? Personnellement je pense que la première manière est plus juste, à condition qu’elle s’appuie bien sûr sur des manières  de construire et de présenter une œuvre littéraire qui s’écartent de la morale bourgeoise et de son langage. C’est en ce sens que  les écrits d’Henri Poulaille ou de Marguerite Audoux me paraissent mille fois plus puissants que toute l’œuvre de James Joyce et de Céline réunies. Parce que sans entrer dans le jeu de la décomposition des formes ils utilisent tout de même un langage en rupture avec la bourgeoisie et son académie.

    On peut étendre cette analyse au cinéma et se poser la question suivante qu’est-ce qui est plus important pour le développement des idées et de la sensibilité révolutionnaire : les films réalistes italiens qui ont touché des millions de personnes à travers le monde, ou les films de la mouvance lettristes et surréaliste ? On notera que sur ce point la position de Guy Debord était des plus ambiguës, puisqu’il critiquait aussi bien ceux qui attaquaient le réalisme-socialiste au nom de la forme, tout en fabriquant des petits films clandestins et hermétiques qui restent encore aujourd’hui inconnus du grand public.

    Gérard Mordillat est un des rares écrivains et cinéastes à persévérer dans la voie d’une pratique de la fiction visant à la fois une interprétation de la réalité immédiate et un renforcement de la conscience de classe. Ses personnages sont principalement issues des classes inférieures, des ouvriers, mais aussi, étant donné la décomposition de la classe ouvrière, des déclassés. C’est cette démarche qui m’intéresse chez lui, même si souvent le résultat n’est pas à la hauteur de l’ambition. Je partage tout à fait cette empathie.

     

     

    Jennie est de ceux-là. Elle nait dans une famille faite de bric et de broc, sans savoir qui est son père. Sa mère, Olga, vit avec un autre homme, Mike, qui lui a fait un autre enfant. Ce Mike-là est un prolo plutôt instable, il fait aussi de la moto et se tuera devant toute la famille et les amis réunis le jour de son anniversaire. Slimane va remplacer Mike et lui aussi fera des enfants à Olga : enfants dont s’occupe Jennie. Un nouveau drame va surgir : Olga et Slimane se tuent dans un accident d’auto. Les enfants vont être dispersés dans des familles d’accueil et Jennie cherchera à les réunir pour aller voir la mer.

    Le principal intérêt de l’ouvrage se situe dans la description du mode de vie de gens déclassés, rejetés au bout du monde, dans cette maison jamais finie de se construire entre deux voies de communication. Par les temps qui courent, il va de soi que de choisir comme héroïne une fille comme Jennie qui n’a aucun talent, aucune chance, mais qui ne possède comme qualité que sa seule révolte, c’est s’éloigner des tendances de la littérature d’aujourd’hui, cynique et nombriliste qui domine le marché. Mordillat est attiré par ce qu’on nommait jadis la littérature prolétarienne dont on a parlé ci-desssus. Mais son ouvrage sur Jennie n’en fait pas partie. Ce n’est d’ailleurs pas parce que Mordillat ne serait pas un ouvrier, mais bien plutôt parce qu’il ne trouve pas un style d’écriture qui fasse partager les sensibilités des personnages mis en scène : son style se veut neutre et ses dialogue ne permettent guère de vérifier les manières différentes de penser de la classe prolétaire. L’ouvrage est trop saturé de références littéraires, à commencer par le titre : Ce que savait Jennie renvoie à Ce que savait Maisie d’Henry James. Jennie devrait être ainsi une héroïne d’un nouveau genre, la figure de la rébellion sans concession, un peu comme l’était Ivich dans les romans de Sartre de la série Les chemins de la liberté.

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    C’est cet aspect qui est raté, probablement parce que le découpage réalisé par Mordillat, avec des sautes de plusieurs années dans le temps, ne permet pas de s’attacher à la personnalité de son héroïne. Le roman est écrit bien trop vite. Jennie n’est pas construite, elle nous reste hélas étrangère, malgré ses coups de gueule et ses coups de poings. Il n’arrive guère à nous la rendre sympathique. Ce désintéressement du lecteur vis-à-vis de Jennie est d’ailleurs renforcé par les détails scabreux que Mordillat utilise et qui rende encore plus les personnages opaques. Dans l’écriture, Mordillat confond trop souvent la provocation et la critique de la morale bourgeoise. Ainsi les envolées, par personnage interposé, contre les curés tombent le plus souvent à plat. Certes il est toujours bon de critiquer les curés, mais il est clair qu’aujourd’hui l’Eglise catholique en France n’a plus le pouvoir de soutenir vraiment le capitalisme et donc que son  rôle peut être mis sur le même plan que celui de ces chefs d’entreprise flamboyants qui n’en font qu’à leur tête et qui détruisent tout sur leur passage.

    Au-delà de cet aspect, à mon sens mineur, il y a un côté assez crépusculaire dans la représentation de cette classe ouvrière qui part en miettes sous les coups de boutoir du capitalisme sauvage triomphant. C’est ça qui est le mieux réussi chez Mordillat. Mais c’est ça aussi qui est désespérant pour le lecteur car l’ouvrage est au-delà du pessimisme, dans l’impossibilité de transformer le monde dans un sens positif.



     

    « Roger Le Taillanter, Les derniers seigneurs de la pègre, Julliard, 1985Monsieur Flynn, Being Flynn, Paul Weitz, 2012 »
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