• Crime et châtiment, Georges Lampin, 1956

    Crime et châtiment, Georges Lampin, 1956 

    Dostoïevski est un écrivain inspirant pour le film noir. Les adaptations cinématographiques de Crime et châtiment sont très nombreuses, déjà du temps du muet on compte celle du russe Vassili Gontcharov. Cette œuvre marquera profondément Robert Hossein, c’était ici son premier grand rôle au cinéma. Il en fera une adaptation théâtrale en 1975 et il récidivera en 2001. Ce gros roman a marqué la littérature mondiale et plus particulièrement Georges Simenon qui le citait comme une de ses références majeures. C’était aussi un des livres de chevet de Frédéric Dard. Ces deux écrivains ont beaucoup donné au roman noir et au film noir. Crime et châtiment introduit une approche psychologique qui va devenir dominante dans la littérature du XXème siècle, une approche subjective qui rend toutes les vérités relatives et qui sera une marque du film noir. Par delà le crime on essaie de comprendre le criminel et non pas de le juger. Parmi les adaptations marquantes de ce chef-d’œuvre, on peut citer celle de Pierre Chenal en 1935 avec Pierre Blanchar, ou celle la même année de Josef Von Sternberg avec Peter Lorre, et ces deux réalisateurs ont été aux fondements de la grammaire du film noir. Contrairement aux films précités, celui de Georges Lampin n’est pas une mise en images du roman ni précisément une transposition du roman de Dostoïevski dans le Paris plus ou moins délabré des années cinquante, il est plutôt inspiré par lui. Ce n’est pas tout çà fait la même chose. Mais l’esprit y est. 

    Crime et châtiment, Georges Lampin, 1956 

    René ramène le père Marcelin chez lui 

    René Brunel est un jeune étudiant pauvre qui tire le diable par la queue et qui doit emprunter de l’argent à l’usurière Madame Orvet. Dans le bistrot de Messonnier, il rencontre le père Marcelin qui a quitté sa maison parce qu’il a honte de sa misère et de sa pauvreté, mais aussi de sa fille Lili qui se prostitue pour donner de l’argent à sa famille. Il est un peu ivre et René va le ramener chez lui. Constatant la misère de la famille Marcelin, il va donner tout son argent. Mais quand René s’en va, le père Marcelin s’appuie sur la rambarde et celle-ci cède sous son poids. Il meurt en bas de la cage d’escaliers. René va prévenir sa fille Lili qui fait les quais. Pendant ce temps son ami Jean Fargeot va attendre sa mère et sa sœur Nicole à la gare. Cette dernière a été promise en mariage au riche antiquaire Monestier qui est aussi amateur de chair fraîche. René ne supporte pas cela et va tout faire pour la dissuader d’épouse le libidineux Monestier. René va revenir chez la vieille Orvet et va la tuer d’un coup de couteau. Il vole aussi les bijoux. La police est sur le coup, et va soupçonner à la fois René et un peintre qui travaillait dans l’immeuble. L’enquête est menée par le commissaire Gallet. Le peintre va craquer et va finir par avouer le meurtre qu’il n’a pas commis. Mais René commence à culpabiliser et a besoin de se confier à Lili qui lui conseille de se rendre à la police et d’avouer le meurtre. Entre temps Monestier a découvert la preuve du forfait de René et lui demande d’intervenir auprès de sa sœur pour la forcer à l’épouser. Du même coup il avoue aussi le meurtre de sa femme. Mais celle-ci est maintenant amoureuse de Jean Fargeot et ne veut plus entendre parler de mariage avec l’antiquaire, et cela d’autant qu’elle l’a surpris en train de draguer une toute jeune fille au bal. Le vicieux Monestier l’attire dans son magasin et tente de la circonvenir. Mais il va renoncer à abuser d’elle, commençant à se dégoûter lui-même face à l’innocence de la sœur de René. Celui-ci, ne trouvant pas de solution à ses tourments, se demande s’il va se suicider ou non. Monestier vient le voir et lui donne sa montre qui est la preuve de son crime. Puis l’antiquaire va sur les quais donne tout son argent à Lili et se suicide. René est maintenant libre, la police ne pourra plus l’inquiéter, il voudrait bien partir avec Lili, mais celle-ci refuse arguant qu’il va traîner toute sa vie ce remords. Elle lui propose tout l’argent que Monestier lui a donné et s’en va pensant qu’il ne retrouvera le bonheur que dans la foi, après avoir avoué son crime. René va finalement décider de se rendre au commissaire Gallet qui l’attendait, persuadé depuis le début qu’il était coupable. Cet aveu qui s’inscrit dans la logique chrétienne de la rédemption est pour lui un soulagement et il partira en prison.  

    Crime et châtiment, Georges Lampin, 1956 

    La rampe de l’escalier a cédé et Marcelin s’est tué 

    L’écriture, la recréation devrais-je dire, est due à Charles Spaak. Beaucoup d’éléments de ce scénario empruntent à Dostoïevski. Mais ce n’est pas une transposition car les caractères sont un peu différents et il évite de sombrer un peu trop dans le sordide. D’abord parce que René, même s’il est révolté et tourmenté ne souffre pas de la faim, ni de la solitude comme Raskolnikov. Il est seulement pauvre, mais pas miséreux. C’est d’ailleurs ce qui lui permet de trouver de la pitié pour les autres plus que pour lui-même, notamment en tentant d’aider la famille Marcelin. De même la vieille Orvet apparaît moins sordide que l’usurière Ivanovna. Et du reste son assassinat sera moins sordide, ici un seul coup de couteau suffira contre des coups de marteau sauvagement assénés. Plusieurs thèmes cependant restent les mêmes. D’abord la nécessité de la rédemption, même si le crime a été commis avec l’excuse d’une saine révolte. René comme Raskolnikov est un révolté, déchiré par ses propres passions qu’il ne contrôle pas, au point de ne plus savoir qu’est-ce qu’elles peuvent bien être dans ce crime. Cette rédemption c’est aussi bien le passage à la vie adulte qu’une interrogation sur la vérité du mal. Lampin va d’ailleurs opposer deux criminels, René et Monestier l’antiquaire. L’idée est de renvoyer dos à dos celui qui avance de nobles raisons et celui qui ne cherche même pas à s’en trouver. Mais les deux criminels vivent le mal caché en eux comme une dimension intrinsèque de ce qu’ils sont fondamentalement. Ils cherchent le mal. Quand le peintre avoue le meurtre de la vieille Orvet, meurtre qu’il n’a pas commis, ce n’est pas seulement que les interrogatoires des policiers l’ont fatigué et qu’après l’aveu il pourra se reposer, c’est aussi qu’il possède en lui ce mal qui aurait pu le mener à tuer la vieille prêteuse sur gages. Le mal se trouve en dehors de la raison, et c’est pourquoi d’ailleurs René ne va pas pouvoir utiliser le butin de son crime. Sans le mal il ne peut y avoir de salut. La démarche est claire, croyant trouver le bonheur dans le crime, René comme Monestier ne peut le trouver que dans la rédemption. C’est Lili, le pendant de la Sonia de Dostoïevski, qui amènera René à accepter son sort et qui quelque part le fera renaître, mais Monestier n’aura pas cette chance d’avoir quelqu’un qui le comprenne et qui le révèle. Certes il mérite son sort, ayant été une crapule toute sa misérable vie, mais il a une excuse, il est laid et lâche. 

    Crime et châtiment, Georges Lampin, 1956 

    René prévient Lili de la mort de son père 

    Le film est construit autour de plusieurs personnages qui sont des caractères emblématiques, mais c’est René qui est le fil rouge et qui les relie entre eux parce qu’il est toujours en quête de vérité. Son parcours va l’amener à comprendre qu’il ne peut pas définir cette vérité contre le reste du monde et qu’au fond il n’est pas un surhomme. Le film de Lampin fait cependant ressortir ce qui était peut-être un peu moins visible dans le roman de Dostoïevski, l’importance de la femme comme rédemptrice de l’humanité, porteuse d’une spiritualité difficilement accessible aux hommes. Lili a beau être une prostituée, c’est elle qui représente l’avenir. D’abord elle est la critique radicale de l’argent et des rapports marchands, même si elle en gagne d’une douteuse manière. Ensuite elle est maternelle et accouche une nouvelle fois de René ! C’est la mère. Elle est là pour endormir la douleur de vivre et apaiser. Lili est aussi la conscience de Brunel, cette conscience qui le poursuit de partout où il va. Elle existe au-delà de l’ordre et des institutions qui elles sont représentées par des éléments masculins. Le commissaire Gallet dont les raisons de traquer le crime ne sont pas très claires, voire le répugnant Monestier qui n’existe que par son statut social et qui fait ses crimes en douce. Mais Lili n’est pas la seule femme admirable, il y a aussi la dévouée Thèrèse Marcelin, la mère, mais cette fois c’est une vraie mère qui doit protéger autant qu’elle le peut ses deux derniers enfants et qui se bat avec la misère matérielle de sa vie pour atteindre une certaine grandeur. Elle est l’opposé de son mari qui est faible et sans ressort. Et puis il y a aussi la sœur de René qui malgré ses hésitations va conserver toute sa dignité et refuser au chantage de Monestier qui sera fortement troublé par cette attitude. On a souvent souligné le rôle de la famille dans l’ouvrage de Dostoïevski, mais c’est plus précisément celui de la mère dont on retrouvera une trace chez Gorki par exemple, mais avec moins de passion pour le sordide. Car dans l’approche dostoïevskienne de la misère, celle-ci possède un sens positif parce qu’elle révèle ce que nous sommes précisément et surtout elle agit comme une critique d’une approche matérialiste de la vie sociale et collective. 

    Crime et châtiment, Georges Lampin, 1956 

    Jean Fargeot est venu attendre la mère et la sœur de René à la descente du train 

    Dostoïevski est avec Emile Zola un peu le parrain du roman noir et donc par ricochet du film noir. Cet auteur fut très important pour Simenon ou pour Frédéric Dard dans la manière personnelle avec laquelle ils aborderont le roman noir, mais il a été aussi très lu par la jeune littérature américaine de l’entre-deux-guerres. Ce n’est pas seulement la question de la subjectivité et de la psychologie des personnages, c’est aussi celle de la fascination pour le crime, ou le crime comme nécessaire révélation de l’être : l’homme n’existe tout simplement pas sans le mal. René est un criminel en puissance qui abrite ses pulsions meurtrières derrière une morale de la révolte. Monestier n’a pas ce type d’illusion, mais Monestier ne peut pas se racheter, et il le sait. Lorsque René aura enfin avoué son crime, ce n’est pas seulement un soulagement, ce sera une révélation, il se comprendra lui-même et aura droit au rachat peu importe d’ailleurs que cette révélation s’inscrive dans une forme religieuse. Cette criminalité est tellement enfouie que l’ami le plus proche de René, Jean Fargeot ne sera pas capable de le comprendre et n’admettra pas qu’on puisse le soupçonner. Cette opposition entre l’être et le paraître – René dira qu’il n’est pas un voleur – ce que la société présente de vous et ce que vous êtes vraiment. Quand le peintre André Lesur avoue finalement un crime qu’il n’a pas commis, c’est bien parce qu’il aurait pu le commettre et qu’il s’y reconnaît en retrouvant les mots justes pour décrire ses propres pulsions meurtrières. Quant au commissaire Gallet, il vit lui-même du crime et le comprend comme s’il l’avait commis. Il sera d’ailleurs le seul à s’intéresser aux élucubrations philosophiques de René Brunel. 

    Crime et châtiment, Georges Lampin, 1956 

    René est effrayé d’avoir tué la vieille Orvet 

    Georges Lampin était un cinéaste d’origine russe, et il avait déjà porté à l’écran L’idiot de Dostoïevski avec Gérard Philippe, mais en en donnant une version qui se voulait plus illustrative, en restant plus près du texte et en en faisant une sorte de film à costumes. En évitant le sordide à la Dostoïevski, et en gommant quelque peu le message chrétien Lampin va clairement faire de Crime et châtiment un film noir. Dès l’ouverture du film le générique du film va se dérouler sur un large panorama de la ville, puis un chiffonnier va grimper des escaliers qui semblent en colimaçon pour se retrouver dans une ruelle tortueuse enserrée entre deux murailles de pierres. C’est l’image à la fois de la prison et d’une nécessaire montée vers le ciel. Les escaliers joueront un rôle décisif, aussi bien pour dissimuler René aux yeux des potentiels témoins, que pour précipiter Marcelin vers le sol à travers les étages. Evidemment il y aura tout un jeu d’ombres magnifiées par l’excellente photo de Claude Renoir. Cette quête d’identité de René sera accompagnée aussi d’un jeu de miroir dans l’étroit logement du jeune étudiant. Bien que le film soit tourné en studio Lampin choisit quelques décors naturels très significatifs, notamment cette approche des quais de la Seine qui ressemble à un parcours parmi les ombres ou les morts. Lili est déjà morte quelque part et elle attend, Monestier quand il la rencontre dans les ténèbres est déjà passé de l’autre côté. C’est le Paris d’après guerre, avec ses immeubles encore délabrés et ses taudis.  

    Crime et châtiment, Georges Lampin, 1956 

    Le commissaire Gallet cherche des renseignements auprès du patron du bistrot 

    Lampin a très souvent de très belles idées d’angle de prises de vue, il connaît aussi la valeur d’un plan général pour mettre en opposition les caractères, comme quand René rencontrera pour la première fois le commissaire Gallet chez Messonnier. La séquence de Fargeot à la gare est très belle également et donne de l’espoir. Il a également une bonne compréhension des volumes en filmant en plongée ou en contre-plongée. Cependant Lampin manque souvent de rythme en ce sens que les tête-à-tête sont trop souvent filmés en champ-contre-champ et en gros plans, ce qui fait disparaître la signification de l’image au profit du son.  Il manque aussi souvent de mouvements de caméra. Mais la scène du bal est très bien filmée et possède une belle densité. Retenons aussi la scène des funérailles de Marcelin dans l’église. 

    Crime et châtiment, Georges Lampin, 1956 

    La police a arrêté le peintre et pense tenir le coupable 

    La distribution est éblouissante. Bien que Gabin soit la tête d’affiche, il n’a qu’un rôle secondaire, il n'apparait que dans la seconde partie du film. Tout tourne en vérité autour de Robert Hossein en René Brunel qui se révèle ici excellent acteur pour ce premier grand rôle et qui porte le film sur ses épaules. Certes il a encore un peu quelques raideurs corporelles, mais il est habité par le rôle, le visage émacié, fiévreux, rongé par la culpabilité, il reste pourtant assez sobre. Derrière lui, c’est Bernard Blier dans le rôle du sinistre Monestier qui est vraiment remarquable. Beaucoup moins cabotin que ce à quoi il nous habituera par la suite, il étale sa méchanceté comme une excuse à ses turpitudes. On le verra également danser ! Marina Vlady est Lili. C’était déjà une grande vedette à l’époque, mais ici elle est un peu en retrait, et si elle illumine par sa beauté angélique le film, elle reste assez passive. En tout elle tournera 8 films avec Robert Hossein. Gabin fait du Gabin, et dans le rôle de Gallet, il ressemble un peu trop au commissaire Maigret, mais en plus philosophe, on est un peu étonné que celui qui restait la plus grande star française ait accepté de rôle somme toute modeste. Dans des petits rôles on aura encore Lino Ventura qui avait le statut de débutant à cette date. Ici il est Messonier le bistroquet. Il a déjà, malgré la brièveté se son rôle, cette présence si forte qui va lui permettre de devenir ensuite une des grandes stars du cinéma français. Julien Carette est excellent dans l’interprétation du père Marcelin. Il est pathétique mais sans excès pour un acteur qui avait souvent tendance à trop cabotiner. 

    Crime et châtiment, Georges Lampin, 1956 

    Gallet est venu voir René chez lui 

    Gérard Blain est Jean Fargeot, l’ami de René. Lui aussi débutait. Son rôle est bref mais bien typé, quelques années plus tard il retrouvera Gabin dans Voici le temps des assassins de Duvivier. Ulla Jacobson dans le rôle de la sœur de René est assez insignifiante, sans doute parce qu’elle ne parlait pas la langue française et qu’il fallut la doubler. C’est un peu étonnant pour cette actrice qui avait été si troublante dans les films de Bergman. On reconnaitra aussi Marie-José Nat dans un petit rôle où elle se fait draguer par le libidineux Monestier. Comme on le voit les futures vedettes des années soixante sont là. Mais il y a aussi pour les encadrer des solides seconds rôles. Yvette Etiévant toujours remarquable dans le rôle de la pauvre femme Marcelin. Gaby Morlay également dans le rôle de la mère de René et puis Roland Lesaffre dans celui du peintre injustement accusé par la police. 

    Crime et châtiment, Georges Lampin, 1956

    Monestier tente de faire chanter René 

    Le film fut, sans être un triomphe, un bon succès commercial et critique et lança définitivement la carrière d’acteur de Robert Hossein. Convenons qu’il a très bien passé les années, sans doute justement parce que Lampin en a fait un film noir plutôt qu’une illustration pointilleuse d’un grand roman. La réédition récente de cet excellent film en Blu ray permet d’ailleurs de mieux apprécier la mise en scène mais aussi la photographie de Claude Renoir. Il est assez étonnant que Lampin n’ait pas poursuivi dans la veine du film noir pour lequel il avait des dispositions. 

    Crime et châtiment, Georges Lampin, 1956

    René a avoué à Lili le meurtre de la vieille Orvet 

    Crime et châtiment, Georges Lampin, 1956 

    Avant de se suicider Monestier donne tout son argent à Lili 

    Crime et châtiment, Georges Lampin, 1956 

    De sa fenêtre René regarde Lili

    « Robert Hossein, dernier hommageSan-Antonio international, sous la direction de Loïc Artiaga & Dominique Jeannerod, Presses universitaires de Limoges, 2020. »
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