• Deux ou trois choses que je sais sur Jerry Lewis

    Deux ou trois choses que je sais sur Jerry Lewis 

    Jerry Lewis s’est éteint au mois d’aout 2017, et on s’est souvenu à ce moment là que c’était non seulement un grand comédien, un grand showman, mais aussi un très grand réalisateur. Ce dernier point est sans doute le moins connu. Rapidement il avait eu un succès immense avec le duo qu’il forma avec Dean Martin en 1946. Dans son travail de showman, il avait démontré qu’il maîtrisait parfaitement les mouvements de son corps, jouant de son allure dégingandée d’adolescent attardé, mais aussi qu’il était un grimacier de génie. Il était tellement célèbre dans le monde entier qu’il était devenu un personnage de bandes dessinées. D’abord avec Dean Martin, il illustra The adventures of Dean Martin and Jerry Lewis de 1952 à 1957, puis ce sont The adventures of Jerry Lewis qui prirent le relais et parurent de 1957 à 1971. Ces illustrés étaient destinés principalement aux enfants, traduites dans le monde entier, on en trouvait des adaptations en français, en italien, en japonais. Cela confirmait non seulement que dans le couple Dean Martin-Jerry Lewis, l’élément moteur était bien Jerry Lewis, mais aussi que son personnage touchait un public familial très large. Comme Chaplin dont il se considérait comme un disciple, avant lui, il a atteint l’universel. L’immense succès du duo sur scène l’amena rapidement au cinéma. C’est 1949 que Jerry Lewis devint acteur de cinéma à succès. Il tournait deux films par an en moyenne, mais il n’oubliait pas de continuer d’animer des shows dans les casinos de La Vegas et d’apparaître à la télévision. C’est aussi en 1949 que Jerry Lewis réalisateur tourna son premier film, un court métrage. En 1957, séparé de Dean Martin, il commence à produire ses propres films. Il va trouver un bon réalisateur pour le mettre en valeur, Frank Tashlin qui l’aide à affiner son personnage, à le porter au-delà des simples pitreries. Mais en 1960, il franchit le pas et devient réalisateur de ses propres histoires : c’est dès ce moment-là un auteur complet : scénariste, producteur, acteur et réalisateur.  

    Deux ou trois choses que je sais sur Jerry Lewis

    C’était un très gros travailleur, il ne semblait vivre que pour son métier, se dévouant à son public. Ce métier de réalisateur, il l’apprend en tournant. Dès son premier film, The bellboy, non seulement il avance des idées très modernes – le film est sonore, bien que quasiment muet – la mise en scène est précise et minutieuse. Bien plus imaginative et pointilleuse que celle d’Hitchcock par exemple. Le premier à s’en rendre compte c’est Robert Benayoun qui l’encense non seulement dans la revue Positif, mais dans un très bel ouvrage qui parait en 1972[1]. C’est d’ailleurs cet ouvrage qui va réveiller la critique française et qui par la suite va faire que c’est bien en France qu’on a cessé de regarder Jerry Lewis comme un simple amuseur de génie, mais aussi comme un très grand réalisateur. Sa manière de travailler était à l’époque révolutionnaire. D’abord parce qu’il tournait sous les yeux de son public. En effet il convoquait celui-ci à assister au tournage dans des gradins situés de par et d’autre du plateau. Ensuite parce qu’il contrôlait absolument tout, de la couleur aux décors, de l’habillement à la musique. Sa maîtrise devint telle qu’il fut engagé à donner des enseignements à l’University of South California à la fin des années soixante. Parmi ses élèves il y eut Stephen Spielberg et Martin Scorsese, ce qui n’est pas rien et qui témoigneront plus tard de son importance pour eux. C’est à cause de cette fréquentation que Scorsese engagera ensuite Jerry Lewis pour The king of comedy, un excellent Scorsese complètement négligé où Jerry affronte un autre monstre sacré, Robert de Niro.

      

    Une partie de ces enseignements se retrouve à la base d’un livre extraordinaire, mais trop peu connu, The total film-maker, paru en 1971, un livre que tous les apprentis réalisateurs devraient lire[2]. Parmi les films réalisés par Jerry Lewis dont la maitrise technique est absolue, il y en a quelques-uns qui atteignent la perfection, par exemple, Cinderfella en 1960, et peut être plus encore The ladies man en 1961. Dans ce dernier film Jerry se sert d’un décor unique qui est censé représenter un pensionnat de jeunes filles. La manière dont c’est filmé rappelle en plus virtuose Rear window d’Hitchcock. En effet il va se servir de longs plans séquences pour circuler entre les étages, la grue lui permettant d’atteindre tous les coins et les recoins dont il a besoin. L’invention filmique est ici constante, on verra par exemple Jerry Lewis se démultiplier dans une séquence aussi jubilatoire qu’absurde, fuyant à travers les escaliers une salle remplie de jeunes femmes. Plus encore, il mêlera aussi une vision extérieure à l’histoire, comme un double regard sur le système hollywoodien. Il y a tellement de scènes impressionnantes dans ce film qu’on ne peut pas en faire la recension. Sans doute ce film évoque la saturation et la crainte de Jerry Lewis vis-à-vis de la gent féminine qui le poursuit et qui le poursuivra toute sa vie. Et donc il les démultiplie, les fait défiler dans un ballet absurde et magnifiquement réglé.  S’il fut couvert de gloire et d’argent, Jerry Lewis n’aura pas toujours de la chance. A 34 ans, sur le plateau de Cinderfella, il aura sa première crise cardiaque. D’autres accidents suivront, ce qui explique peut-être qu’il ait atteint son apogée en tant que réalisateur avec The ladies man en 1961. En tant que réalisateur il connaitra un énorme échec avec The day the clown cried en 1972. Film qu’il fut incapable d’achever bien que ce soit un de ses projets qui lui tenait le plus à cœur. Des morceaux de ce film circulent sur Internet[3], et certains avancent qu’il serait presqu’achevé et presque visible. On connait le thème, c’est l’histoire d’un clown raté qui est déporté et qui va emmener les enfants à la chambre à gaz avec lui. Ce thème sera repris plus tard avec un énorme succès par Roberto Begnini en 1997 sous le titre de La vita e bella. Le peu qu’on en connait laisse pourtant entrevoir quelque chose d’excellent. Dans ce film il engagea aussi le grand et génial Pierre Etaix[4] qu’il considérait comme un des plus grands acteurs comiques de tous les temps… et il n’avait pas tort.  

    Deux ou trois choses que je sais sur Jerry Lewis

    Bien évidemment cette très longue carrière n’a pas été sans faux pas. En tant qu’acteur, en 1983 il tournera Retenez moi où je fais un malheur avec Michel Blanc et on le verra même dans un film de Philippe Clair, Par où t’es rentré ? On ne t’a pas vu sortir en 1984. Mais il a fait aussi des apparitions éblouissantes en tant qu’acteur dans King of comedy de Scorsese où il se retrouve en face de Robert de Niro pour se parodier lui-même. Il disait que ce rôle qui a été salué comme une performance, ne lui avait coûté aucun effort, tant il lui collait à la peau. On le retrouve aussi dans un rôle secondaire, mais très dense, aux côtés de Johnny Depp dans le film d’Emir Kusturica, Arizona dream en 1993. Là encore, sa performance fut unanimement saluée. Il joue le rôle de l’oncle Leo, qui décédera d’une crise cardiaque.  

    Deux ou trois choses que je sais sur Jerry Lewis

    Jerry Lewis a écrit aussi deux autres ouvrages : le premier, en 1982, Jerry Lewis in person est une sorte d’autobiographie, où il raconte ses origines, mais aussi ses propres difficultés face à l’antisémitisme américain qui sévissait avant-guerre dans ce pays[5]. Et puis en 2006, il publia un ouvrage sur sa relation avec Dean Martin. Il n’a pas hésité à sous-titrer cet ouvrage d’un A love story très étonnant[6]. Evidemment il n’y avait pas de relation homosexuelle entre les deux hommes qui étaient plutôt connus comme des « hommes à femmes » comme on dit. Mais il y avait certainement une relation d’amour entre deux partenaires qui s’étaient construits en même temps. Bien entendu, ils s’étaient fâchés pendant longtemps. Mais leurs retrouvailles organisées par Frank Sinatra lui-même se réalisèrent en public avec quelques larmes à la clé comme il se doit.  

    Deux ou trois choses que je sais sur Jerry Lewis

    Jerry Lewis s’en est allé, et il nous laisse un peu orphelin quelque part. Il nous reste son héritage : on peut revoir ses films autant qu’on le voudra, c’est non seulement un remède contre la morosité, mais c’est aussi une grande leçon d’humanité.



    [1] Bonjour Monsieur Lewis, Eric Losfeld, 1972.

    [2] Cet ouvrage magnifique est traduit en français sous le titre de Quand je fais du cinéma, chez Buchet-Chastel en 1972.

    [3] Voir par exemple https://www.dailymotion.com/video/x4h1f0s 

    [4] Lui aussi eu son lot de déconvenues et n’eut pas la carrière que méritait son talent.

    [5] Il a été traduit en français sous le titre de Dr Jerry et Mr Lewis, Stock, 1983.

    [6] Traduit en français en 2006 chez Flammarion.

    « Bob le flambeur, Jean-Pierre Melville, 1955La mort n’était pas au rendez-vous, Conflict, Curtis Bernhardt, 1945 »
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