• Edward Anderson, Il ne pleuvra pas toujours, Rieder, 1938

    Edward Anderson est justement célèbre – quoi que célèbre soit un bien grand mot – pour Des voleurs comme nous dont deux adaptations ont été portées à l’écran[1]. Mais avant cela, il avait écrit un autre roman, Hungry men, titre traduit en français par Il ne pleuvra pas toujours. Hungry men ce sont plus prosaïquement des hommes affamés. Cet ouvrage paru en 1937 avait été publié en français chez Rieder en 1938. Preuve qu’on avait rapidement compris l’importance et la force de ce texte.

      Edward Anderson, Il ne pleuvra pas toujours, Rieder, 1938

    Je passe sur le fait que la couverture de l’édition 10/18 est hideuse, après tout, c’est le texte qui nous importe. D’après ce qu’on sait d’Edward Anderson, Hungry men est la transcription de la propre errance d’Anderson lui-même pendant la Grande Dépression. C’est une succession de petits chapitres qui racontent la vie d’un trompettiste nommé Axel Steckel à la recherche de quelque chose : il ne cherche pas forcément du travail, car il n’y en a plus, mais il faut bien manger et donc se procurer de la monnaie. Il va y avoir deux aspects : d’un côté la démonstration de la dureté de la crise qui fait que tous les jours les pauvres sont de plus en plus pauvres, réduits à la mendicité. Et de l’autre, il y a que cette vie d’errance est aussi une vie de liberté. Les rencontres sont nombreuses, des amitiés se nouent dans les trains, sur la route. On retrouve d’ailleurs cette idée de liberté dans tous les ouvrages de vagabonds de cette époque aux Etats-Unis, que ce soit Jim Tully[2] ou Tom Kromer[3]. On voit donc que le statut de vagabond est ambivalent parce que cette liberté se paye aussi de beaucoup de souffrance. Sur la route les risques sont élevés, principalement parce que la police et les édiles chassent par tous les moyens ces vagabonds qui leur renvoient une très mauvaise image de ce qu’est l’Amérique. La répression est souvent violente. Pour un oui ou pour un non, le hobo risque la prison, et dans les trains il peut risquer la mort quand les compagnies demandent à leurs hommes de les chasser. Parfois il peut y avoir un peu d’espoir quand Axel va à New York pour rencontrer Gohlson in personnage qu’il croit influent mais qui ne lui servira à rien. Les filles sont aussi prises dans la tourmente d’une société qui se désagrège. Axel aura une liaison avec Corinne une jeune femme qui penche dangereusement vers la prostitution.

    Prendre le train sans payer bien sûr est une manière de se donner à croire qu’on a un but dans la vie. Mais la plupart du temps cela n’aboutit qu’à une errance sans fin. De camp en camp, de ville en ville, il n’y a pas de solution. Parfois Axel trouve un petit emploi de rien du tout, notamment lorsqu’il travaille sur un bateau comme serveur et cuisinier, mais il n’y reste pas. Non seulement c’est mal payé et les horaires sont longs, mais il faut se plier à une hiérarchie idiote.

     Edward Anderson, Il ne pleuvra pas toujours, Rieder, 1938 

    Edward et Polly Anderson 

    Le récit d’Anderson a aussi une forme initiatique. Comme dans Nous sommes tous des voleurs, il nous fait part de ses remarques sur l’Amérique et le faux modèle qu’elle vend. Axel s’il a une mauvaise opinion du capitalisme et de ceux qui le servent, va évoluer de l’indifférence à la révolte et devenir socialiste. Pour lui il n’y a pas d’autre voie en dehors du socialisme pour résoudre les problèmes de gaspillage de la société. Car en effet il décrit une Amérique riche, mais une Amérique qui entretient la pauvreté sciemment, préférant crouler sous les crises que de partager ses richesses. Mais les hommes ont faim, s’étirent sur des files très longues devant les rares distributions de nourriture gratuites. Il participera ainsi à une émeute contre les autorités qui gèrent les fonds des marins, mais la répression sera terrible. En même temps il décrit aussi la prise de conscience d’Axel face à la ségrégation raciale dans le sud. Même s’il ne se rapproche pas vraiment des « nègres », c’est comme ça qu’il les appelle, il comprend combien ils sont traités scandaleusement comme des sous-hommes. Axel est jeune et résistant, mais malheur au vagabond vieillissant qui tombe malade, la mort le guette très facilement. Cependant, la forme de l’ouvrage n’incite pas à l’optimisme. Axel semble finir par renoncer au combat pour le socialisme, pour lequel il n’aura eu qu’un emballement passager. Devant la police il reconnaitra s’être battu pour ne pas avoir voulu jouer avec son petit orchestre de vagabonds L’internationale, se félicitant de ne pas soutenir des rouges.  

    Edward Anderson, Il ne pleuvra pas toujours, Rieder, 1938

    Jack London est un peu le père spirituel d’Edward Anderson, mais lui traitait d’une autre crise, celle de 1893. Il en tira une série de récits publiés sous le titre de Les vagabonds du rail[4]. Si en France on pense souvent les crises à partir de la Grande Dépression des années trente et à l’action énergique de Franklin Roosevelt, on oublie très souvent que la fin du XIXème siècle avait été une succession de crises violentes depuis au moins 1876. En 1893 Jack London participera à la marche d’une véritable armée de chômeurs, on dit qu’ils étaient plus de 100000 à aller sur Washington pour inciter les pouvoirs publics à réguler les marchés comme on dit aujourd’hui et à injecter de l’argent dans les travaux publics.

    Le récit d’Anderson est direct, comme ceux de Jack London, donnant une place importante aux dialogues, ce qui est sans doute le mieux pour faire ressentir les sensations de ces vagabonds. Il n’y a pas de vraie continuité dans le récit, et pour cause, l’errance d’Axel n’est pas très organisée, ni très déterminée, elle avance au coup par coup, selon l’humeur d’Axel ou selon les rencontres qu’il fait sur le trimard. Il y a tout de même quelque chose de spécifiquement américain, quelque chose qu’on ne ressent pas par exemple en lisant les récits français de vagabonds comme Ceux du trimard de Marc Stéphane[5]. On pourrait appeler ça l’amour de la liberté, cette impossibilité native de se fixer quelque part, ce qui est en contradiction avec le modèle américain construit sur la sanctification de l’institution familiale.

     Edward Anderson, Il ne pleuvra pas toujours, Rieder, 1938 

    Evidemment on peut préférer Nous sommes tous des voleurs, l’autre roman d’Edward Anderson, parce que c’est une fiction plus construite, avec un principe narratif qui va de la rencontre entre Keetchie et Bowie, jusqu’à la fin et la mort de Bowie. Les ressorts sont plus dramatiques et l’intrigue plus soutenue. Mais sans doute Hungry men est peut-être plus vrai. En tous les cas c’est vraiment un ouvrage qui mérite le détour et qui a participé à cette émancipation de la littérature des codes bourgeois. Pour ceux qui veulent aller plus loin, il y a l’ouvrage suivant : Patrick Bennett, Rough and Rowdy Ways: The Life & Hard Times of Edward Anderson, Texas A & M University Press, 2000 



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/des-voleurs-comme-nous-thieves-like-us-edward-anderson-la-manufacture--a114844518 et http://alexandreclement.eklablog.com/les-amants-de-la-nuit-they-live-by-night-de-nicholas-ray-des-voleurs-c-a114844772 

    [2] Les vagabonds de la vie [1924], Le sonneur, 2016. L’ouvrage a été adapté à l’écran par William Wellman, avec Wallace Berry et Louise Brooks en 1928.

    [3] Les vagabonds de la faim [1934], Christian Bourgois, 2000.

    [4] En anglais l’ouvrage s’appelle The road. Il a été récemment republié par Gallimard dans une nouvelle traduction sous le titre Le trimard, en 2016 dans la collection La pléiade.

    [5] Le cabinet du pamphlétaire, 1928, Il a été republié en 2012 par les éditions de l’arbre vengeur.

    « Les cahiers Frédéric Dard 2018Jacques Deray, Par un beau matin d’été, 1965 »
    Partager via Gmail

    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :