• Film noir et film B

      Film noir et film B 

    L’excellent ouvrage d’Arthur Lyons[1] sur le film B et le film noir met l’accent sur un point rarement abordé : le développement esthétique du film noir s’est réalisé grâce à des films à petit budget, relativement courts, avec des acteurs de seconde catégorie. Dans cette catégorie de films on retrouve évidemment des chefs-d’œuvre reconnus comme Detour d’Edgard Ulmer, ou les premiers films d’Anthony Mann et de Richard Fleischer. Arthur Lyons n’est pas un universitaire, c’est d’abord un auteur de très bons romans noirs qui mettent en scène le détective Jacob Asch dont les aventures ont été presque toutes traduites à la Série noire. Mais c’est aussi un amateur de films noirs et de série B. il est malheureusement décédé en 2008. Il a fondé aussi le Palm Springs Festival Noir qui est devenu à sa disparition le Arthur Lyons Festival Noir. C’est donc une voix très autorisée pour traiter de ce sujet. En effet, quand on parle du film noir, même si on sait distinguer les films de série A et ceux de série B, on ne pense pas que si les films de série B ont tenté de copier les films de série A, à l’inverse, leur capacité d’innovation a été telle que les films de série B ont influencé les films de série A. Plus encore on peut même avancer que leur redécouverte a clairement été la source d’un renouveau, pour le meilleur et pour le pire, du film noir dans les années quatre-vingts et quatre-vingts dix. On peut citer les frères Coen, Quentin Tarantino et même Martin Scorsese. 

    Film noir et film B 

    The narrow margin, Richard Fleischer, 1952  

    En vérité pour comprendre l’importance des films B dans le développement du film noir en tant que genre, il faut partir de leur forme économique singulière. Les films B qui apparaissent massivement dans les années trente, représentent la forme la plus populaire du cinéma : en ce sens que pour compenser les effets de la grande dépression sur le pouvoir d’achat des masses laborieuses, il a fallu ajouter des films supplémentaires au films de série A, des films qui complétaient la séance et qui duraient une heure, voire moins, l’ensemble, film A + film B, tournant autour de 3 heures. Mais si les films de série B vont investir massivement le film noir, ce n’est pas parce que ce créneau leur était réservé, en vérité il pouvait s’agir de n’importe quel genre, seulement les exigences de coût réduit forçaient les unités de production des films de série B à éviter les décors et les éclairages compliqués. De même il était plus facile d’utiliser des décors réels dans des films noirs que dans des westerns ou dans des films d’époque. Les films de science-fiction ont aussi été très importants quantitativement dans la série B, mais s’ils ont été moins bien appréciés pour leurs qualités esthétiques, cela vient sans doute que le genre se prête plus difficilement. Des films comme Invasion of the body snatchers de Don Siegel peuvent ainsi apparaître comme des œuvres mixtes, des films de science-fiction, avec une tendance qui les porte vers le noir. 

    Film noir et film B 

    Invasion of the body snatchers, Don Siegel, 1956  

    A partir d’un examen des films de série B, on peut voir aussi une influence du film d’horreur sur le film noir. Cette influence est très nette à partir des films produits par le très grand Val Newton. Val Newton est un des producteurs qui, avec Mark Hellinger, ont donné un vrai style au film noir. Du reste le parcours de ces deux grands producteurs montre que finalement le développement du film noir a été aussi pensé comme un mouvement et n’est pas seulement une création spontanée. Mark Hellinger, c’est The naked city et Brute force de Jules Dassin, mais c’est aussi The killers de Robert Siodmak. Tout comme celui-ci Val Newton décédera très jeune. Mais entre-temps il aura mis le pied à l’étrier à des cinéastes très importants pour le film noir, Jacques Tourneur, Mark Robson et même Robert Wise, leur permettant d’affirmer un style visuel nouveau, reconnaissable qui les conduira vers des films à plus gros budget. Entre 1942 et 1945, Val Newton produit sept films qui se situe dans l’entre-deux : The cat people, I walked with a zombie, The leopard man, tous les trois signés Jacques Tourneur ; puis The curse of the cat people et The body snatcher réalisés par Robert Wise ; et Isle of the dead puis Bedlam de Mark Robson. Val Newton s’impliquera dans l’écriture des scénarios de trois d’entre eux : The body snatcher, Beldlan et Isle of dead. The seventh victim de Mark Robson qui est un film noir, porte la marque d’ailleurs de cette influence latente du film d’horreur sur le film noir. The leopard man est du reste écrit à partir d’un roman de Cornell Woolrich, Black alibi qui est plus un roman noir qu’autre chose. Newton est tout de même un personnage assez extraordinaire, il a d’ailleurs inspiré le personnage de Jonathan Shields interprété par Kirk Douglas dans The bad and the beautiful de Vincente Minelli. 

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    The leopard man, Jacques Tourneur, 1943  

    Les films de série B du fait de leur courte durée, doivent obligatoirement avoir des histoires relativement simples, de façon à na pas se lancer dans des explications trop confuses qui demanderaient de longues minutes pour résoudre une énigme ou boucler une histoire. Cette exigence va pousser les scénaristes et les réalisateurs à fabriquer des histoires d’une extraordinaire densité. Les budgets ne dépassent jamais 100 000 dollars, ils tournent plutôt autour de 37 000. Detour d’Ulmer qui est aujourd’hui considéré comme un classique n’aurait coûté que 15 000 $.  On rogne sur tout, les décors sont recyclés, les acteurs sont de seconde catégorie et peu nombreux. Plus encore on récupère des morceaux de films qu’on juge appartenir au passé pour les réinsérer dans des productions plus récentes. Par exemple le Dillinger de Max Nossek, produit par Monogram, va récupérer les scènes de hold-up tournées par Fritz Lang pour You live only once qui date de 1937 et qui était produit pour United Artists. Les films de guerre de série B procéderont un peu de la même manière en insérant des images réelles des conflits de la Guerre du Pacifique ou du débarquement. Egalement on utilise le plus possible des décors réels pour faire des économies, mais tout cet ensemble fait que les réalisateurs modifient leur approche du métier, aussi bien dans les éclairages que dans les mouvements de caméra. Notez que la plupart de ces studios vont se trouver en difficulté à partir du moment où la télévision va proposer une consommation d’images encore moins onéreuse. Ils disparaitront, se transformeront ou travaillerons pour la télévision. 

    Egalement pour des questions de coût, il est hors de question d’adapter des romans très côtés, on se contente le plus souvent de l’inspiration d’un scénariste à l’imagination fertile, capable d’écrire vite. Comme ce n’est pas beaucoup payé, il faut produire beaucoup pour gagner correctement sa vie. Certes de nombreux films de série B, noirs ou pas, ne sont même pas visibles, tellement ils sont mauvais, mais ce qui est extraordinaire, c’est le nombre de chefs-d’œuvre qu’on y trouve. C’est une mine inépuisable qu’on n’a jamais fini d’explorer. D’autant que ces films sont assez peu connus, parce qu’un grand nombre ne sont arrivés en France que tardivement, mais aussi parce que la critique ne s’y est intéressé que vers la fin des années soixante, lorsqu’on a réhabilité la culture populaire, dans les lettres comme au cinéma, auparavant, elle les trouvait trop vulgaire et sans qualité esthétique particulière. Ce dédain était évidemment la marque de la prégnance d’une culture académique et bourgeoise. 

     Film noir et film B 

    Raw deal, Anthony Mann, 1948  

    Les films noirs de série B qui sont très connus sont d’abord ceux qui ont été tournés par des metteurs en scène qui ensuite ont accédés à la série A. Par exemple Anthony Mann, Richard Fleischer, Don Siegel, et dans une moindre mesure Gordon Douglas et Mark Robson. Les réalisateurs spécialisés dans le film B et qui ont atteint un certain statut sont assez peu nombreux, par exemple Joseph H. Lewis ou Edgar G. Ulmer. Mais le fait qu’ils n’aient jamais œuvré dans la série A les a marginalisés du point de vue de l’histoire du cinéma. Et pourtant il est assez clair que l’œuvre de Joseph H. Lewis vaut très largement celle d’Hitchcock qui est pourtant le réalisateur le plus commenté de toute l’histoire du cinéma. Quoi qu’il en soit de leur notoriété, il est clair que ces réalisateurs ont fait preuve d’une extraordinaire inventivité dans un contexte très contraignant. Et il apparait évident qu’il y a finalement plus de liberté de ton dans ces films noirs de série B que dans les films de série A, que ce soit du point de vue scénaristique ou dans la mise en scène. Il est assez bien connu que la censure était moins regardante sur le contenu de ces films que sur celui de la série A. et c’est ici que les films noirs de série B vont avoir une influence décisive. En effet, au moment même où l’HUAC commence à vouloir purger le cinéma de ses éléments les plus subversifs, ceux-ci vont se réfugier dans la série B pour continuer à travailler, souvent sous des faux noms d’ailleurs, comme Dalton Trumbo qui signera le scénario magnifique de Gun Crazy du nom de Millard Kaufman, un scénariste bien réel qui rendit ainsi service. Un peu comme dans le film de Martin Ritt, The front. Daniel Mainwaring fut aussi dans le même cas. Ce qui ne l’empêcha pas de signer les scénarios de Out of the past de Jacques Tourneur, de Invasion of the body snatchers de Don Siegel ou encore le plus méconnu mais pourtant excellent The Phenix city story de Phil Karlson. 

    Film noir et film B 

    Detour, Edgar G. Ulmer, 1944  

    Une autre dimension du développement des films noirs par la série B est le développement des studios indépendants. En effet, les séances double bill avaient gagné du terrain dans les années trente. Tous les studios qui possédaient aussi des réseaux de salles importants s’y étaient mis. Il fallait donc produire de plus en plus de films de série B. les Majors n’arrivaient plus à répondre à la demande. En fait ils en avaient produit énormément, souvent d’ailleurs avec du personnel qui était utilisé dans les films de série A. on pouvait voir des acteurs comme Humphrey Bogart par exemple dans les deux types de formats : cela ne changeait rien pour eux puisqu’ils étaient déjà sous contrat de la Warner ou de la Fox. Mais cela ne suffisait plus. Il fallut donc se fournir ailleurs, c’est ce qui entraina le développement de Poverty row. Parmi ses studios relativement indépendants, il y avait Monogram Pictures, Republic Pictures ou encore Producers Releasing Corporation (PRC) qui donna entre autres films devenus célèbres le fameux Detour d’Edgar G. Ulmer. Eagle-Lion Films produisit aussi les premiers films noirs d’Anthony Mann, Railroaded, T-men ou l’excellent Raw Deal. 

    Film noir et film B 

    Phantom lady, Robert Siodmak, 1944  

    De l’avis de la plupart des réalisateurs qui ont travaillé pour les firmes Poverty Row, même si on était bien moins payé, même si on n’avait pas beaucoup de chance de sortir de ce système économique et d’accéder à une reconnaissance artistique, il y avait une moins forte pression, une plus grande liberté. Certains comme Joseph H. Lewis préféreront y faire leur carrière entière dans ce système[2].  D’autres évolueront vers la télévision ou vers les films de catégorie A, et dans ce cas là les films de série B auront servi à affermir leur style. 

    Film noir et film B   

    I wouldn’t be in your shoes, William Night, 1948 

    Film noir et film B

    Asphalt jungle, John Huston, 1950 

    Film noir et film B 

    The big combo, Joseph H. Lewis, 1955

    Film noir et film B

    The killing, Stanley Kubrick, 1956

     



    [1] Death on the cheap. The lost B movies of film noir, Da Capo, 2000.

    [2] Francis M. Nevins, Joseph H. Lewis, overview, interview and filmography, Scarecrow press, 1998.

     

     

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