• François Cérésa, Les princes de l’argot, Ecriture, 2014

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    François Cérésa s’est d’abord fait connaître du grand public par ses démêlées avec les héritiers de Victor Hugo qui lui avaient un procès pour avoir donné une suite aux Misérables en deux volumes, Cosette ou le temps des illusions et Marius ou le fugitif. Je ne jugerais pas de l’intérêt d’un tel projet ici, mais il me semble que le procès était un peu déplacé, ne serait-ce qu’à cause du fait que les personnages de Victor Hugo sont tellement entrés dans la légende qu’ils appartiennent un peu à tout le monde et sûrement pas à des héritiers un rien tatillons. Bien que ce soit une commande des éditions Plon, ce n’est pourtant pas si loin de son ouvrage sur l’argot qui vient de paraître, puisqu’on sait que Victor Hugo avait usé des formes argotiques dans son maître livre.

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    Des ouvrages sur l’argot il y en a beaucoup, des bons et des moins bons. Il y en a d’historiques, qui retracent l’évolution de ce langage des marges, ou encore qui mettent en scène des formes plus modernes de l’argot des banlieues. Dans les années soixante, il y avait eu une floraison de dictionnaires de spécialistes de la langue verte. Le Breton, Simonin, Boudard s’y étaient mis. C’était alors un phénomène sociologique, un peu comme si la France en pleine modernisation abandonnait ses racines populaires. Car évidemment, ce qui fait la richesse de l’argot et qui fascine, c’est la liberté que cette langue représente en s’affranchissant des règles de la bienséance grammaticale et linguistique. Il y  a donc une mélancolie dans ces ouvrages qui par ailleurs sont souvent très drôles. Ils ont en quelque sorte un côté anti-moderne.

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    En outre, l’argot a été le véhicule pour au moins deux genres littéraires particuliers : le roman noir à la française – Le Breton, Simonin, José Giovanni, San-Antonio et même Audiard dans ses débuts ; et ce qu’on appelle la littérature prolétarienne, par exemple Poulaille  qui publia en 1932, l’année même où parut Voyage au bout de la nuit ouvrage lui-aussi écrit en empruntant des formes argotiques, ces deux ouvrages étaient en concurrence pour le prix Goncourt qui revint finalement à Louis Mazeline. En ce qui concerne le roman noir, l’usage de l’argot tait une marque de fabrique de la Série noire, même si l’usage s’est répandu chez les autres éditeurs.

    Mais bien sûr il y a ceux qui maîtrisent l’argot parce qu’ils viennent du peuple et que cette langue a été leur pratique, et puis ceux qui s’inspirent de l’argot en le reconditionnant pour produire un effet dans le champ littéraire. C’est ce qui fait que selon moi Henri Poulaille est bien supérieur à Céline, quelle que soit la façon qu’on a de lire les deux offres. Poulaille vient effectivement du peuple, orphelin à treize ans, il venait d’une famille ouvrière qui militait pour le changement social. Céline a été marqué dans tous les sens du terme par ses origines petites bourgeoises : fils unique de boutiquiers, il en gardera le côté mesquin et avare.

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    Ce clivage est d’ailleurs aussi assez net chez les auteurs de romans noirs. Audiard par exemple cherche le bon mot, souvent au détriment de la justesse du vocabulaire et de l’histoire, cherchant à mettre systématiquement les rieurs de son côté, il sombrait le plus souvent dans la facilité. Ses histoires n’étaient d’ailleurs pas bonnes, ce n’était pas un faiseur d’intrigues. Ses polars des débuts du Fleuve Noir, on peut les oublier. Le Breton qui a vécu la rue et la misère, a bien sûr plus d’authenticité dans l’usage de la langue.

    Il en est de même de San-Antonio. Si dans ses débuts il s’inspire d’un argot un peu ancien qu’il emprunte à Carco qu’il adaptera au théâtre, et à Mac Orlan, il va se moderniser très rapidement au contact d’Albert Simonin qu’il fréquente en 1954 pour adapter au théâtre Le cave se rebiffe. Frédéric Dard est sans doute le plus typique de ces auteurs qui ont utilisé l’argot : si, dans un premier temps, c’est une facilité dans l’air du temps, cela lui permettra par la suite de s’ouvrir à une création intensive, notamment par ses fameux néologismes et ses calembours qui tout en ayant l’air un peu vulgaires, un peu simples, se révéleront très difficiles à imiter.

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    Le livre de Cérésa ne vise pas à l’exhaustivité. Il est découpé en chapitres qui à partir de quelques têtes d’affiche, Villon, Céline, San-Antonio, Boudard et quelques autres ont apporté leur pierre au développement et à la consolidation de la langue verte. C’est sans doute une erreur parce qu’on a l’impression que cette langue est coupée du peuple et qu’elle ne se développe que dans le génie et le travail intellectuel des auteurs. Or bien évidemment ce qui faisait de l’argot une langue vivante c’est que c’était une langue populaire, une langue qui ressortait d’une création libre et collective. ce qui ne veut pas dire que tous ces auteurs qui se sont inspirés de la langue verte n’avaient pas leur part de génie, mais ils étaient portés par leur immersion dans un quotidien, prolétaire ou voyou. C’est selon moi ce qui fait la différence entre Le pain quoditien et le très fabriqué Voyage au bout de la nuit. A ce qui s’offusqueraient que je tresse des lauriers à Poulaille pour mieux enterrer Céline, je leur rappellerais que ce que je viens de dire c’était aussi l’opinion de Céline qui trouvait son Voyage, très fabriqué. Il pensait que Mort à crédit était plus personnel et plus travaillé.

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    Mais laissons là ces vieilles querelles et revenons plutôt à l’ouvrage de Cérésa. L’idée serait de montrer la vigueur presque constante de la langue verte en parcourant au triple galop l’histoire de la littérature, de Villon à Renaud. Cérésa montre que cet argot pour évolutif qu’il soit est non seulement toujours un peu fabriqué, mais qu’il ne suffit pas à faire de la littérature s’il n’est pas en permanence une recréation et qu’il ne soutient pas d’autres ambitions que de jouer sur les mots et avec la langue. Il est évident que l’utilisation de l’argot ne doit pas être systématique car cela risque de faire disparaître la littérature derrière l’exercice linguistique.

    Cela donne des choix contestables, s’il n’y a rien à redire sur la mise en avant de San-Antonio et de Boudard, les choix d’Audiard et de Renaud sont moins bien justifiés. Il est bon aussi de rappeler que Boudard fut aussi un styliste de premier plan, même si son œuvre est assez inégale. Cérésa a bien connu Boudard, et c’est sans doute ce qui fait que son meilleur chapitre porte sur cet auteur à mon sens très sous-estimé. Frédéric Dard dont on connait surtout l’œuvre signée San-Antonio est bien sûr un auteur incontournable, mais peut-être plus par sa créativité que par son usage raffiné de l’argot. Mais on peut déplorer les manques, des auteurs de première importance dans l’usage de l’argot sont absent, à commencer par Robert Giraud, l’auteur du Vin des rues, co-auteur d’un dictionnaire d’argot de la Série noire, auteur aussi d’un dictionnaire Le Royaume d’Argot, paru chez Denoël en  1965. De même il y manque Jules Vallès pour son Dictionnaire d’argot qu’il avait publié en 1894. Que Carco et Mac Orlan soient absents n’est guère légitime. Non seulement ce sont des auteurs qui ont eu un immense succès, mais ils sont encore très lus aujourd’hui, et surtout d’un accès facile, je veux dire qu’on n’a pas besoin d’un dictionnaire pour s’y plonger

    Je trouve également qu’Auguste Le Breton est bien maltraité, alors que dans sa production abondante et très inégale – la série des Bontemps est mauvaise – il y a de très grands livres, notamment ses souvenirs, Deux sous l’amour. On trouve cette curieuse phrase à la page 180 : « Le Breton était exclusivement un auteur de polar. Cependant il a prouvé avec d’autres livres qu’il était aussi un auteur ». J’ai réfléchi longuement sur cet usage un rien baroque du mot « exclusivement ».

    Il aurait été important de montrer que les auteurs qui ont fait carrière grâce à l’argot sont aussi des autodidactes. C’est à partir de ce langage qu’ils ont pu se fabriquer un style personnel, ce qu’ils n’auraient pu faire dans le domaine d’une littérature plus académique. Mais également ces formes argotiques ont permis à un public populaire plus large d’accéder à la lecture. Il y a là une mécanique positive intéressante à dévoiler – Céline, auteur trop bourgeois, restant évidemment à l’écart.

    Je ne vais pas m’amuser non plus à relever les approximations concernant les auteurs dont Cérésa parle. Bref pour tout dire, si Les princes de l’argot n’est pas désagréable à lire, il est un peu paresseux et rate cette occasion unique qui lui était donné de faire connaitre une autre littérature, une littérature de la marge et des classes populaires.

     

    Bibliographie

     

    Alphonse Boudard, La méthode à Mimile, La jeune parque, 1970 – avec la collaboration de Luc Etienne

    Auguste Le Breton, Deux sous l’amour, Carrère, 1986

    Robert Giraud, Le vin des rues, Denoël, 1955

    Robert Giraud, Le Royaume d’Argot, Denoël, 1965

    Auguste Le Breton, Langue verte et noirs dessins, Plon, 1960

    Serge Le Doran, Frédéric Pelloud & Philippe Rosé, Dictionnaire San-Antonio, Fleuve Noir, 1993

    Henri Poulaille, Le pain quotidien, 1932

    Albert Simonin, Le petit Simonin illustré, Gallimard, 1957

    Jules Vallès, Dictionnaire d’argot, [1894], Berg International, 2007

     

    Sur cette collaboration voir le numéro 14 de la revue Temps noir, 2010.

    « Brigade spéciale, Roma a mano armata, Umberto Lenzi, 1976Il y a 20 ans disparaissait Guy Debord »
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