• Frédéric Dard et Marcel E. Grancher

     

    grancher-Dard-1.jpg

    Frédéric Dard fréquenta longuement Marcel E. Grancher qui le considérait comme son secrétaire. C’est d’ailleurs grâce à lui que Dard obtint le premier prix de sa carrière littéraire, le prix Lugdunum pour Monsieur Joos en 1941. On connaît bien le témoignage de Frédéric Dard sur sa relation avec Grancher et sa bande par l’ouvrage qu’il publia en 1947 sous le titre Le cirque Grancher aux éditions de Savoie qu’il avait fondées. Mais on sait moins ce que pensait lui-même Grancher du jeune Frédéric Dard. On peut s’en faire une idée à travers la lecture d’un ouvrage de souvenirs que Grancher publia aux éditons Lugdunum en 1946, à la sortie de la guerre, intitulé, Au temps des prunaux. Cet ouvrage a beaucoup d’intérêt pour la connaissance de la personnalité du jeune écrivain. Grancher qui a fait la Première Guerre mondiale pour laquelle il a été décoré est un authentique résistant. Né en 1897, il était donc l’aîné de Dard et surtout il était auréolé de son passé militaire. Il porte donc un regard un peu condéscendant sur son jeune confrère. En outre, il est engagé très tôt dans le rensignement militaire.

    On reconnaîtra à la lecture de cet ouvrage aussi des passages qui inspirèrent Dard pour l’écriture d’un des tous premiers San-Antonio, Les souris ont la peau tendre : il s’agit des missions que mène Grancher en Belgique dans la région d’Ostende. Il est également certain que c’est dans la fréquentation de Grancher que Dard a affermi ses analyses politiques qui l’orientèrent vers un sentiment plutôt germanophobe dont on trouve les traces justement dans les premiers San-Antonio.

    L’ouvrage est illustré de quelques photographies et on pourra voir Frédéric Dard accompagné de Dazergues, Grancher et de Clos-Jouve lors d’un déplacement en bande de l’équipe des éditions Lugdunum.

    Marcel Grancher avait fondé les éditions Lugdunum, mais également un journal, Le mois à Lyon, qui accueillit également quelques articles du jeune Frédéric Dard. A la fin des années quarante, il se mit au goût du jor et écrivit quelques romans policiers inspirés du style « Série noire », au même moment où les premiers San-Antonio commençaient à avoir du succès au Fleuve Noir. En 1964, Grancher écrira un roman qui porte comme titre La fin des haricots, alors que le même titre avait servi pour une aventure du commissaire San-Antonio en 1961.

    On ne sait pas très précisemment jusqu’où la collaboration entre les deux hommes a été. C’est un champ à explorer. Le fils de Marcel Grancher, Jacques, créa également une maison d’édition, La pensée moderne, qui accueillit plusieurs ouvrages de Dard sous pseudonyme : Plaisirs de soldats sous le nom de Leopold Da Serra en 1953, Guerriers en jupons sous le nom d’Antonio Giulotti en 1954 et Sergent Barbara, sous le nom de William Blessing en 1955.

    On donne ci-après deux extraits de l’ouvrage de Grancher.

     grancher-Dard-2.jpg

    L’équipe Lugdunum en déplacement à Grenoble

    De gauche à droite, Frédéric Dard, Max-André Dazergue, Marcel E. Grancher, Henry Clos-Jouve

     

    1er extrait, pages 134-136

    Quant à Lucien Farnoux-Reynaud, le brillant chroniqueur du Gaulois et du Crapouillot, il demeurait fort digne en toutes circonstances et conservait son monocle vissé sous l’orbite, même quand l’immense boulanger Serratrice le soulevait, tête en bas et pieds en l’air, en le secouant comme un sac de farine. Cher Lucien, charmant et spirituel camarade, d’humeur toujours égale, que de joie n’apporta-t-il pas, lui aussi, à notre petite bande ! Une nuit qu’il traversait le pont de la Guillotière en compagnie de mon secrétaire, Frédéric Dard – lequel venait d’obtenir le Prix Lugdunum pour son remarquable roman : Monsieur Joos et continuait à fêter ce succès – un coup de vent emporta le chapeau de Farnoux. Dans le noir, ce qui est l’occasion ou jamais de le dire, les deux compères se précipitèrent à la poursuite du facétieux couvre-chef.

    - Je l’ai ! s’écria bientôt Frédéric Dard.

    - Comment ? s’étonna Lucien, à l’autre bout du pont. Je l’ai aussi…

    Il fallut bien se rendre à l’évidence : ils avaient récupéré deux chapeaux : celui de Farnoux été celui d’un passant inconnu. Les deux amis s’en retournèrent à la « Maison de la Presse », afin d’arroser ça… Or, quand Dard avait bu, il était obsédé par une idée fixe : engueuler le long Kléber Haedens, qui pontifiait, à ces heures-là, dans le salon de bridge. Il n’eut garde d’y manquer, discuta, but encore et, finalement, rentra chez lui en assez bel état, non sans avoir causé quelque esclandre.

    Le lendemain me parvint, portée par exprès, une lettre d’Henri Béraud :

    « Votre secrétaire, y lus-je en substance, étant ivre, a brisé cette nuit les vitres de ma voiture. J’en demeure fort surpris, nonobstant nos divergences d’opinions actuelles, étant donné nos relations passées et je vous serais obligé… »

    Je fis comparaître Dard :

    - Tu as démoli la voiture de Béraud ?...

    Mon secrétaire passa la main sur un front moite qui, visiblement, lui faisait mal.

    - Moi ?... Je ne crois pas… Hier, j’avais un peu bu… Mais je m’en souviendrais…

    Une rapide enquête m’apprit alors la vérité ; il s’agissait, en réalité, non pas de mon secrétaire, mais d’un vague publiciste que j’avais employé quelques années auparavant et qui avait quitté mon service en m’emportant quelque menu monnaie. La veille, étant ivre, il s’était présenté sous mes auspices à la Maison de la Presse et y avait fait du scandale. Puis, comme on l’éconduisait, il s’était vengé en brisant les vitres d’une voiture stationnant devant la porte, en l’occurrence celle de Béraud. L’affaire n’eut donc pas de suite et elle serait au demeurant sans intérêt si, m’étant renseigné sur la situation de mon ex-employé, je n’avais pas été informé qu’il occupait de hautes fonctions, à Grenoble, où il dirigeait la propagande du mouvement « Compagnons ». Or, je l’avais appris depuis qu’il avait quitté mon service, le casier judiciaire de l’individu en question s’ornait de sept ou huit condamnations toutes pour détournements ou vols qualifiés. Il me sembla que l’on avait le recrutement facile à Vichy !

     

    2ème extrait, pages 199-201

    Le lendemain, ce fut le barman de « Comoedia ». Il me rencontra place des Célestins :

     - Vous devriez ficher le camp…

    - Pourquoi ?

    - Parce que vous êtes sur la liste de la Gestapo…

    - Encore !...

    Vous ne voulez pas me croire ?... Je le tiens d’un client de chez nous qui est bien placé pour le savoir. La preuve, c’est que nous, à « Comoedia », nous sommes sur la même liste.

    L’avenir devait lui donner raison : la police allemande allait opérer à « Comoedia » le même jour qu’elle se présenta chez moi. Bref, j’en étais arrivé à un état psychique tel que je ne fus pas surpris le moins du monde quand, à quelques jours de là, déjeunant au restaurant des Sports à Quincieux, avec quelques amis, je vis déboucher sur le pont suspendu, pédalant comme André Leducq soi-même, mon secrétaire Frédéric Dard :

    - Que peut-il te vouloir ?... demandèrent mes convives.

    J’avais tout de suite réalisé :

    - Les boches ont dû venir me chercher…

    C’était bien ça… J’en eus la conviction intime avant que Fred n’eut ouvert la bouche.

    - Ils sont venus pour m’arrêter ?...

    L’auteur de L’équipe de l’Ombre soufflait tellement qu’il ne pouvait plus parler. Et puis, l’émotion…

    - Oui… Deux… De grands malabars, larges comme des armoires. C’est pour Fascicule bleu…

    - Ah !...

    La chose n’était pas faite pour me surprendre, le livre en question, que je m’obstinais à maintenir en vente, n’était pas tendre pour les Allemands, on le verra par la suite. Au reste, quelque temps auparavant, le libraire Fays, de la rue Victor Hugo, m’avait prévenu de ce qu’un capitaine boche de la Gestapo s’était présenté chez lui pour acheter l’ouvrage.

    - Ils sont porteurs d’un long télégramme, venant de Paris, précisa Fred… Ils m’ont demandé des tas de détails sur l’imprimeur, le chiffre du tirage, la date d’édition. Je leur ai dit que vous étiez en voyage jusqu’à samedi… Il faudra que vous vous présentiez dès votre arrivée avenue Berthelot…

    La Gestapo occupait depuis peu le local de l’Ecole de Santé Militaire, dont les sous-sols devaient par la suite devenir tristement célèbres.

    - Ils peuvent toujours y compter !...

    - Alors, je vais prendre le maquis, moi aussi. Parce qu’ils étaient mauvais… Ils voulaient m’emmener…

    - Non ?...

    Mon secrétaire me conta l’histoire par le menu. Cela s’annonçait assez mal. Il fallait aviser et, tout d’abord, cesser de coucher chez moi. Un trévoltien s’offrit à me loger pendant la première nuit, et mon ami Roger D… qui connaissait un type se vantant d’avoir avenue Berthelot ses grandes et petites entrées, proposa de se renseigner entre-temps afin de me faire savoir si c’était grave ou non.

    A quatorze heures, le lendemain, Roger m’appelait :

    - C’est très mauvais… Ils veulent vous arrêter toi, ta femme et ton fils… Barbier a dit qu’il tenait à te mettre lui-même la main au collet… Fichez le camp…

    Le temps de bourrer une valise et de prendre nos vélos : le soir nous couchions chez le bon Joannès Veuillet, ancien conseiller municipal socialiste de Neuville :

    - Ca tombe bien, me dit-il. Dans huit jours nous devons partir pour les gorges de la Sioule, l’ami Barraud et moi. Vous allez venir avec nous…

     

    « The big night, Joseph Losey, La grande nuit,1951Frédéric Dard et Marcel E. Grancher (suite) »
    Partager via Gmail

  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :