• Frédéric Dard et Marcel E. Grancher (suite)

     

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    Marcel Grancher parle de Frédéric Dard dans Le temps des pruneaux. Comme on l’a vu, dans cet ouvrage publié juste après la guerre, il traite son jeune confrère avec beaucoup de condescendance, même s’il lui reconnait déjà du talent. Une partie de ces souvenirs est reprise dans Adieu Machonville, ouvrage publié en 1974. Mais près de quarante années ont passé. Et maintenant Dard est au faîte de sa gloire, aussi Grancher va se prévaloir de ses liens d’amitiés avec lui.

    A travers cet ouvrage ouvertement réactionnaire, Grancher déteste les conséquences de Mai 68, accompagnant ses gémissements de longues tirades comme quoi avant c’était bien mieux, on trimait dur, mais on était joyeux, il va émailler le récit de ses souvenirs de dédicaces de personnes plus ou moins célèbres, histoire de bien signifier qu’il est un homme important reconnu par ses pairs en littérature. C’est bien à ce titre qu’il exhibe une dédicace et une lettre de Frédéric Dard qui, fidèle  en amitié, ne manquait pas de prendre de ses nouvelles, et de lui envoyer ses ouvrages.

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     Grancher produira un autre ouvrage de souvenirs, recueil d’anecdotes plutôt, en 1975. On y apprend que c’est Grancher qui a reçu chez lui Simenon lors de la fameuse conférence que ce dernier donna au théâtre des Célestins. Comme on le sait, c’est à cette occasion que Dard rencontra Simenon et qu’il discuta longuement avec lui. J’en parle dans L’affaire Dard/Simenon. Dans une lettre que je cite dans ce livre de Simenon à Dard, le père de Maigret laisse entendre qu’il a passé une grande partie de la nuit avec son jeune confrère. Grancher nous précise :

    « Georges Simenon, venu pour faire une conférence au théâtre des Célestins, dîne à la maison, ravi de trouver en ma femme une de ses compatriotes.

    Après le repas, nous l’emmenons faire un tour dans les rues chaudes.

    –  Pas mal votre beaujolais, déclare le père de Maigret, assez bien arrangé. Mais chez nous en Belgique, nous avons des boissons très bonnes…

    Et de nous préparer – et d’ingurgiter – un horrible mélange de genièvre et de bière…

    Nous revenons au beaujolais. Puis pour faire plaisir à notre hôte, nous retournons, au bière-gin… Jusqu’à l’aurore. Le lendemain, la conférence s’en ressent… »

    C’est après la conférence que Dard pourra parler à Simenon, car il n’a pas été invité au repas donné par Grancher, mais en outre, Simenon rejoindra ensuite Grancher et d’autres amis non identifiés pour terminer la nuit avant de reprendre le train.

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    Si on relit Le crique Grancher, on se rend compte d’une asymétrie un peu gênante. A l’évidence dans cet ouvrage publié en 1947, mais écrit en 1946, Dard est encore plein d’admiration pour Grancher, et il est plus que certain que celui-ci l’a fortement influencé pour ses goûts des blagues plus ou moins douteuses, pour cette façon aussi de raconter ses souvenirs en jouant les affranchis. Souvent se sont d'ailleurs les mêmes, ce qui me fait penser que cet ouvrage de Dard est inspiré par celui de Grancher, mais qu’il est aussi en quelque sorte une rectification de ce que celui-ci a écrit. Sous la plume de Grancher qui se flatte d’être lui aussi un écrivain à forts tirages, il y a beaucoup de condescendance. Ce qui me rappelle assez justement la relation que Simenon avait avec Dard : d’un côté le maître, de l’autre l’apprenti plus ou moins maladroit, un peu gauche, un peu benêt. Tandis que du côté de Dard, il y a beaucoup d’admiration.

     

    Par contre dans les deux témoignages, de Dard et de Grancher, on retrouve la même admiration pour un autre personnage singulier, Edmond Locard, auquel Dard dédicacera plusieurs de ses ouvrages et qu’il a sûrement connu par l’intermédiaire de Grancher. Mais pour le reste ? Il n’est pas certain que Grancher ait beaucoup aidé Dard justement quand il en avait le plus besoin. Plus étrange encore, lorsque Dard va le voir, ce doit être en 1950, puisque Grancher signale que Dard vient juste de s’installer à Paris, donc avant que ce dernier ait rencontré le succès, Grancher le présente comme un écrivain qui est maintenant reconnu. Il ne précise pas à quoi il fait allusion. Or, jusqu’au milieu des années cinquante Dard est un besogneux, qui certes commence à gagner un peu d’argent en multipliant les écrits et les supports, mais qui est bien loin d’être reconnu comme il l’aurait mérité. Peut-être Grancher fait-il allusion au fait que Dard publie énormément sous des pseudonymes divers et variés ? car en effet, entre 1946 et 1956, la bibliographie officielle de Dard est étrangement mince. Il n’aurait publié que quelques ouvrages, ce qui ne paraît pas correspondre à sa manière, ni à ses besoins matériels. Car si à l’époque il est possible de vivre de sa plume, cela ne peut passer que par une production abondante, les tirages ne sont pas aussi mirobolants que ça, et les droits d’auteurs pas très élevés surtout pour des ouvrages au format du livre de poche, vendus à des prix modiques. C’est une période qu’il faudrait pouvoir explorer plus avant, mais les témoignages manquent. Pour l’instant les pistes que j’ai pu suivre se sont révélées guère satisfaisantes.

     

    Un dernier point en ce qui concerne les rapports entre Grancher et Dard. Dard a obtenu quatre prix littéraires dont deux grâce à Grancher, le premier est le prix Lugdunum pour Monsieur Joos, et le second est le prix Rabelais pour L’histoire de France vue par San-Antonio. Ces deux prix ont été fondés par Marcel Grancher et il  est clair que cela lui faisait plaisir de les distribuer à son jeune confrère.

     

    La lecture du Cirque Grancher, justement donne un éclairage un petit peu différent des relations entre les deux écrivains. A l’évidence il y a beaucoup d’admiration chez Dard pour la vitalité et l’esprit d’entreprise de son aîné. L’ouvrage est écrit en 1947, donc juste après la Libération et quelques temps après la publication du Temps des pruneaux. Frédéric Dard s’auto-édite aux éditions de Savoie, là encore il suit la voie que lui a indiquée Grancher.

    L’ouvrage est indispensable si on veut comprendre les années de formation du jeune Frédéric Dard. Grancher est celui qui l’introduit dans le milieu littéraire lyonnais. Dard navigue entre toute une série d’auteurs plus ou moins célèbres, plus ou moins brillants et souvent il a bien du mal à nous dire en quoi ces auteurs sont intéressants. De fait les années Grancher sont d’abord des années de liberté pour Dard. Il découvre un mode de vie un peu bohème, un peu marginal, il apprend avec eux à boire, à manger, à faire des blagues. Bref le jeune homme un peu timide et rêveur s’émancipe. En même temps, il commence manifestement à prendre ses distances avec Grancher, pour cette raison, s’il lui reconnait le fait qu’il l’ait introduit dans le milieu littéraire, il le resitue dans un ensemble, une nébuleuse, de figures drôles et marginales, Grancher est un pivot.

     

     

    Il lit beaucoup, particulièrement ses collègues lyonnais. Mais il aussi Pierre Mac Orlan et Francis Carco qui vont l’influencer très fortement. Il cite aussi Céline qu’en ces temps il appelle « le discutable Céline » ce qui veut dire qu’il a déjà pris son parti de séparer le « bon » Céline, celui du Voyage et de Mort à crédit, du mauvais Céline le militant antisémite. Il tiendra cette position toute sa vie du reste. Toute cette fiévreuse activité va permettre à Frédéric Dard de préciser son style et son projet littéraire qui n’est qu’en formation. Dard fréquente Dazergues et Grancher abondamment, deux écrivains qui produisent énormément, le premier utilisant un grand nombre de pseudonymes. A l’évidence ce sont bien eux qui éduqueront Dar dans ce sens : un écrivain se doit d’écrire et publier sans se poser de question. Ils sont à l’inverse des littérateurs qui peaufinent leurs textes. L’exemple de Simenon renforce cette nécessité.

    Mais c’est aussi à cette époque qu’il commence à s’intéresser à la peinture, la plupart des peintres qu’il cite n’ont pas laissé un trop grand nom dans les mémoires.

    Si les souvenirs de Grancher et Dard sont communs aux deux hommes, si on ne trouve guère de contradictions factuelles entre les deux témoignages, l’ouvrage de Dard est bien mieux écrit et plus soigné que celui de Grancher.

    Après son arrivée à Paris, Dard va espacer ses relations avec Grancher, sans pour autant cesser de lui faire part de ses succès. Mais maintenant Dard a d’autres ambitions. 

     

     

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