• Gas-oil, Gilles-Grangier, 1955

     Gas-oil, Gilles-Grangier, 1955

    Au début des années cinquante, les histoires de camionneurs se portaient très bien. Elles représentaient à la fois l’émancipation des prolétaires puisqu’ils devenaient indépendants de leur patron, ou de leur commanditaire pour ceux qui avaient la chance de posséder un camion, au moins le temps du trajet, mais en outre ils participaient de la modernisation du pays après la Libération, comme une reconquête des territoires que les Allemands avaient pillés et à moitié détruits. Les romans et les films qui mettent en scène des routiers il y en a eu beaucoup. Par exemple, il y a l’excellent roman de Frédéric Dard, Batailles sur la route[1]. Gabin tournera après Gas-oil un autre film où il incarne un camionneur : Des gens sans importance avec Henri Verneuil. Il y a beaucoup de films de camionneurs, sans doute parce qu’ils représentaient à une époque une avancée vers la liberté. Hollywood avait lancé cette mode avec They drive by night de Raoul Walsh en 1940[2] ou le très bon Thieves' Highway de Jules Dassin en 1949. Cette tendance se maintiendra au moins jusque dans les années soixante-dix avec Convoy de Sam Peckinpah en 1978. A cette liste non exhaustive, on pourrait ajouter Le salaire de la peur de Henri-Georges Clouzot qui obtint la Palme d’or en 1953, et son remake Sorcerer en 1977 sous la direction de William Friedkin.  

    Gas-oil, Gilles-Grangier, 1955

    Gas-oil est adapté d’un ouvrage de Georges Bayle publié à la Série Noire sous un tire, Du raisin dans le gaz oil qui sent son Marcel Duhamel à une lieue. De Georges Bayle on ne sait pas grand-chose, si ce n’est ce qu’en dit le regretté Claude Mesplèdes dans son Dictionnaire des littératures policières[3]. Orphelin, il a exercé trente-six métiers et vécu trente-six misères, il fut notamment docker sur le port de Marseille. Il a publié en dehors de ce premier roman deux autres ouvrages, un recueil de nouvelles dans la collection blanche de Gallimard, Le pompiste et le chauffeur, et un autre roman Les déserteurs, toujours chez Gallimard en 1958. Et puis c’est tout, ces autres textes ont été refusés par tous les éditeurs de la place, et ils ont sans doute fini au feu. Mais par contre ce qui est certain c’est que Georges Bayle a bien été routier et connait donc le métier de l’intérieur si on peut dire. Son premier roman a été un bon succès, et c’est bien entendu pour cela que le cinéma s’y est intéressé. Les déserteurs auraient dû être adapté par Julien Duvivier et puis cela ne s’est pas fait. En tous les cas c’est clairement un auteur populiste – au sens qu’on donnait à cette forme de littérature brute – voire prolétarien. C’est peut-être ce parfum d’authenticité qui a attiré Jean Gabin sur ce projet. Le tragique en moins, Georges Baile fait penser un peu à Jean Amila par la description des milieux prolétaires.

    « De kilomètre en kilomètre, Chape stoppait, descendait de la cabine, frottait vigoureusement le pare-brise pour décoller le givre, enduisait la glace d'alcool à brûler. Cela le retarda énormément. Après la plaine de Laumières, le camion échappa à la brume. Chape poussa un soupir de satisfaction, alluma une cigarette, se cala bien sur sa banquette et monta sans souci la côte de Séverac. Chape, les pieds gelés, la goutte au nez, le col de sa canadienne remonté jusqu'aux oreilles, conduisait distraitement en pensant à des choses futiles qui l'intéressaient. »

     Gas-oil, Gilles-Grangier, 1955 

    Chape va chercher une cargaison de palettes 

    Jean Chape est un routier qui a la chance de travailler à son compte, il a acheté un beau camion tout neuf qu’il n’a pas fini de payer. Pour cela il travaille beaucoup, secondé par Ragondin père et fils. Il se lève tôt. Basé près de Clermont-Ferrand, il fait de longues distances, jusqu’à Paris, traversant l’Auvergne. Alors qu’il effectue un nouveau voyage, une bande de voyous dirigée par René Schwob agresse des transporteurs de fonds et les tue. Ce hold-up sanglant est sensé leur rapporter 50 millions. Mais, un des membres de la bande, Antoine Scoppo, va étouffer le butin et ne plus reparaître. Les gangsters sont frustrés et décident de retrouver l’indélicat. Mais ils ne pourront pas lui mettre la main dessus. Un soir de pluie, Chape va l’écraser alors qu’il vient de tomber en sortant de sa voiture. Chape prévient la gendarmerie qui le soupçonne d’avoir bu. Cependant il se retrouve en chômage technique parce que la loi met son camion sous séquestre. Cela va lui donner un peu de temps pour s’occuper de sa maîtresse, l’institutrice du village, Alice. Mais l’accident a donné des idées à la bande qui pense que c’est Chape qui a pris l’argent. Ils vont le traquer, puis lui envoyer la veuve de Scoppo. Mais s’il affirme ne rien avoir trouvé dans la voiture, les gangsters ne le croient pas. Ils iront jusqu’à fouiller sa maison de fond en comble. Au bout de ce moment de ce manège, Chapa va réagir et défier la bane, épaulé par ses amis routiers. La femme de Scoppo va s’en aller, mais elle va être arrêtée à la consigne de la gare de Clermont-Ferrand. C’est elle en effet qui a tué son mari pour s’approprier le butin. La police a éventé l’affaire. Entre temps Cape qui a récupéré son camion va tendre un piège à la bande avec l’aide des routiers. Ils vont les coincer, mais Alice a prévenu les gendarmes qui vont les arrêter et les mettre au frais. 

    Gas-oil, Gilles-Grangier, 1955 

    Les gangsters ont été floués, Scoppo a embarqué le magot 

    Comme on le voit, le thème du prolétaire qui travaille fièrement s’entrecroise avec celui d’un hold-up qui tourne mal. Il y a donc une opposition frontale entre les gangsters qui ne rêvent que de gagner de l’argent malhonnêtement et les routiers qui sont habitué au dur labeur. Cette opposition se redouble d’une opposition entre les routiers qui sont naturellement solidaires et qui viendront à bout, grâce à cette solidarité, de cette bande de crapules, et les gangsters qui passent leur temps à se trahir les uns, les autres. Incidemment on peut voir aussi une opposition entre la vie simple et transparente des travailleurs de la province et les complications de la vie parisienne. La morale est clairement dans le camp du travail. Les personnages féminins, Alice et la femme de Ragondin d’un côté, et la veuve Scoppo de l’autre sont dans la même opposition. Alice éduque les enfants et la femme de Ragondin fait du bien autour d’elle par sa cuisine ! Les personnages sont donc très tranchés, le juge d’instruction et les gendarmes qui sont méprisants envers le peuple, accusant Cape de boire plus que de raison, représentent une forme de stupidité face au bon sens des prolétaires. Ceux-ci sont d’abord des gens simples. Par exemple Cape et Alice vivent à la colle, mais pas sans morale puisqu’ils ont des sentiments forts entre eux. 

    Gas-oil, Gilles-Grangier, 1955 

    Les gendarmes et le juge d’instruction cuisinent Chape 

    C’est donc en creux une peinture des gens ordinaires, de la France profonde et morale, honnête et paisible, porteurs de valeurs comme la solidarité et l’engagement dès lors que l’un des leurs se trouve dans l’ennui. La convivialité c’est celle du bistrot ou du restaurant où tous les caractères se rejoignent pour former un bloc solide et quelque part rassurant. Il y a un ordre, et cet ordre ne vient pas de l’extérieur, il est porté par le groupe. Alice en sera l’émanation qui inculque la discipline aux enfants qu’elle doit éduquer. Nous sommes dans les années cinquante, et l’instituteur ou l’institutrice s’ils ne sont pas des notables sont des piliers de la communauté qui sont écoutés et respectés. Le film ne s’attarde pas sur les gangsters, ni sur leurs motivations, ni sur leur psychologie, il nous suffit de savoir qu’ils sont mauvais, et donc par contrecoup que Chape et ses amis sont bons. 

    Gas-oil, Gilles-Grangier, 1955 

    Dans le routier où Chape a ses habitudes, les plaisanteries vont bon train 

    Gilles Grangier excelle, bien avant Claude Sautet, dans la réalisation de scènes de groupe, des petites communautés regroupées autour d’un repas, d’un apéritif, dans le partage du temps qui passe et de l’amitié. Ce qui fait le prix du film, on pourrait dire que ce sont les scènes qui cassent le rythme et qui le sortent du film d’action. Par exemple le repas chez les Ragodin, ça ne fait pas avancer l’intrigue, ni même mieux comprendre la psychologie des personnages, mais ça nous approche de ce que peut être le bonheur simple de gens simples. Il filme tout cela en évitant les gros plans, et en usant beaucoup de la profondeur de champ ce qui ajoute de la vie et de la densité. Ou encore les scènes qui se préoccupent de la manière dont Chape et Alice se comportent quand ils vont se coucher, non pas comment ils copulent, ça ne nous regarde pas, mais comment ils se tiennent dans le lit au moment de l’endormissement. Gilles Grangier se délecte aussi de décrire le travail et ses instruments. Il tirera de très belles diagonales des usines que visite Chape ou des camions pris en enfilade. Le clou est la chasse finale de la Vedette des truands par les camions. Cette manière de les coincer sera reprise d’ailleurs plus tard dans le film d’Alain Corneau, La menace, en 1977. Tout soudain l’univers des truands se rétrécit jusqu’à disparaitre, privés d’espace et bientôt destinés à la prison. Contrairement à beaucoup de ses autres films Grangier utilise les décors naturels.

    Gas-oil, Gilles-Grangier, 1955  

    Chape est plutôt désabusé qu’on lui ai confisqué son camion 

    L’interprétation est un atout très fort pour ce film. C’était la deuxième collaboration entre Gilles Grangier et Jean Gabin après La vierge du Rhin, dans ce dernier film, le métier mis en valeur c’était le monde de la batellerie. Mais le principe était le même, à travers une intrigue policière, il s’agissait d’un affrontement à mort entre le monde du travail et le monde de l’argent malhonnêtement gagné. Et chaque fois Gabin, acteur populaire, coqueluche du prolétaire, relève le défi. Gabin est bien sûr très bon, mais peut-être un peu plus que dans ses autres rôles il déploie une palette plus complexe dans le jeu, il est moins statique et moins mutique. Peut-être cela vient-il du fait que dans le film il joue le rôle d’un homme amoureux qui vit une relation très paisible avec Alice que le soutient. Après Touchez pas au grisbi, Jean Gabin retrouvait Jeanne Moreau, elle avait muri entre temps. Elle est plutôt pas mal, sauf que bien sûr, et contrairement à ses habitudes elle ne peut pas dominer son partenaire masculin. Elle arrive même à ajouter une touche de tendresse. Si tous les seconds rôles sont plutôt bons, on remarquera plutôt Ginette Leclerc dans le rôle de la veuve Scoppo. Grande habituée des rôles de garce, elle est d’un naturel convaincant. Roger Hanin fait ce qu’il savait faire à cette époque, le truand ténébreux et mauvais. Et puis on retrouve des habitués de Gilles Grangier comme Marcel Bozzuffi dans le rôle du fils Ragondin, Robert Dalban dans celui d’un donneur d’ordre ; Félix. Quand Dalban apparait, Jean Lefebvre n’est pas loi, et de fait il est là, dans un tout petit rôle de chauffeur de bus. Mais on ne peut pas tous les citer. On remarquera la présence de Jacques Dinan dans le rôle du bistroquet Sernin. Il y a tout un art de trouver des gueules de prolétaires et de petits français qui se lèvent tôt le matin pour aller gagner leur bœuf. 

    Gas-oil, Gilles-Grangier, 1955 

    La veuve tente de tirer les vers du nez de Chape 

    Le film fut un très bon succès commercial, même pour un Gabin, il dépassa les 3 millions d’entrées. Il tient très bien la route, c’est le cas de le dire ! C’est d’ailleurs ce film qui a permis ensuite, une fois la mode de la Nouvelle Vague passée, de redécouvrir Gilles Grangier et de ne plus le traiter en « chien crevé ». Jean Gabin reprendra presque tout de suite après un rôle de routier dans un film bien plus dramatique d’Henri Verneuil, Des gens sans importance film qui ne connaitra pas un grand succès commercial mais qui lui aussi a été réapprécié au fil du temps. Bref les qualités de ce film sont suffisamment forte pour qu’on le voit ou qu’on le revoit.

     Gas-oil, Gilles-Grangier, 1955 

    Chape a décidé d’affronter la bande de René  

    Gas-oil, Gilles-Grangier, 1955 

    Les camions vont coincer toute la bande qui finira sous les verrous

     

     


    [1] Dumas, 1949.

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/une-femme-dangereuse-they-drive-by-night-raoul-walsh-1940-a114844900

    [3] Tome 1, Joseph K., 2003.

     

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