• Incident de frontière, Border incident, Anthony Mann, 1949

     Incident de frontière, Border incident, Anthony Mann, 1949 

    Après T-Men qui fut un grand succès, Anthony Mann ne va pas chômer. Il tourne Raw Deal avec à peu près la même équipe et qui sera un autre succès[1]. Puis il va remplacer un peu au pied levé Alfred L. Werker pour la réalisation du très bon He walked by night[2]. Bien que la certitude ne soit pas absolue, il semble bien qu’Anthony Mann ait tourné presqu’entièrement le film, et pas seulement les scènes qui se passent dans les égouts de Los Angeles. C’est Jean-Claude Messiaen qui avait révélé cette fausse supercherie dans son ouvrage sur Anthony Mann[3]. Puis il va travailler sur Follow me que va réaliser Richard Fleischer[4]. Et puis il va signer Border incident pour lequel la MGM va lui donner à peu près carte blanche. Anthony Mann racontait que le sujet provenait de la documentation qu’il avait réunie pour le tournage de T-Men. En effet on va retrouver les T-Men. John Higgins va être au scénario et John Alton derrière la caméra. Cette question des migrants illégaux est un sujet de réflexion depuis des décennies. Trump s’en était servi pour tenter de conserver son poste de président, il prétendait qu’il allait construire un mur et que les Mexicains paieraient. Mais ce sujet a donné lieu à de nombreuses œuvres de fiction, par exemple Borderline de Jerrold Freedman en 1981 avec Charles Bronson, ou The Border de Tony Richardson avec Jack Nicholson. Plus avant Joseph Losey avait tourné The lawless en 1950, sur un sujet qui mettait en cause le racisme anti-mexicain. Que ce soit avec compassion ou non, les Etats-Unis se sont toujours interrogés sur leurs voisins du Sud, beaucoup moins que sur ceux du Nord. La mondialisation et la prise du pouvoir au Mexique par les cartels de la drogue va relancer le débat. Mais très souvent le Mexique était vu dans le cinéma américain comme un pays un peu arriéré, mais comme ayant conservé une partie de sa pureté originelle, voir par exemple les films de John Huston, Under the vulcano, The treasure of the Sierra Madre ou The night of the Iguana. Ici il ne s’agit pas de l’attirance des Américains du Nord pour le Mexique, mais bien du contraire. Un peu plus tard en 1954 Herbert J. Biberman tournera un film semi-documentaire décrivant la misère dans laquelle les travailleurs mexicains étaient maintenus par les capitalistes américains. Si ce film devint une sorte de modèle pour le cinéma militant, il eut comme conséquence d’interdire à Biberman de continuer à travailler dans les circuits normaux. Evidemment en utilisant le véhicule du film noir, il était plus facile de faire passer des idées politiques et sociales. C’était un type de film inhabituel pour la MGM, mais Anthony Mann avait du succès et il fallait se mettre au goût du jour et faire du film noir. Il y avait aussi un avantage c’était que c’était moins cher que de produire des films historiques ou des comédies musicales. 

    Incident de frontière, Border incident, Anthony Mann, 1949 

    Les gangs dépouillent ceux qui passent la frontière 

    Des entrepreneurs peu scrupuleux emploient pour leur récolte dans des conditions lamentables une main d’œuvre mexicaine sans statut, sans papier. Ces braceros qui passent la frontière illégalement sont parfois attaqués par des bandits mexicains qui les dépouillent et les assassinent. Les polices mexicaine et américaine décident de coopérer pour démanteler ces réseaux. Il faut infiltrer le gang. D’un côté Pablo Rodriguez va se faire passer pour un bracero qui veut aller travailler aux Etats-Unis, et Jack Bearnes va se faire passer pour un trafiquant de permis de séjour. Pablo va partager la vie des migrants illégaux et se lier d’amitié avec un candidat au travail illégal, Juan Garcia. Il manque d’être découvert, mais une opération de la police mexicaine fait croire qu’il est poursuivi par la justice. Il va se retrouver au ranch de Parkson qui non seulement utilise les travailleurs mexicains, mais les loue à d’autres ranches. De son côté Bearnes, après s’être fait repéré volontairement par Hugo, le trafiquant de main d’œuvre, arrive jusqu’à Parkson et lui propose des permis de travail qu’il aurait volé. Mais les gangsters sont astucieux et emprisonnent Bearnes. Pablo tente de le délivrer. Ce sera peine perdue, Bearnes est démasqué et assassiné par Jeff Amboy, l’homme à tout faire de Parkson. Pablo gagne alors une ferme pour téléphoner à la police. Mais il est en vérité tombé sur la femme de Amboy qui menace de le tuer. Elle prévient Parkson qui comprend qu’il lui faut fuir. Mais les dissensions entre Parkson et Amboy se font jour, et en conduisant les travailleurs mexicains le long d’un corridor pour traverser la frontière, ils cherchent à les faire assassiner par les bandits qui rodent. Cependant les polices mexicaine et américaine sont prévenues et se mettent en mouvement. La bataille s’engage dans le corridor, les travailleurs mexicains prévenus par Pablo vont se rebeller, et au lieu de se laisser faire ils vont se révolter. Pablo va tuer Amboy. Parkson meurt également, Pablo va se battre avec Zopilote, un autre homme de main de Parkson, dans les sables mouvants, et il en sortira vainqueur, Juan Garcia l’aidant à se sortir de cette gangue qui menace de l’ensevelir. Pablo sera décoré par le gouvernement américain, et Bearnes le sera aussi de façon posthume par le gouvernement mexicain. 

    Incident de frontière, Border incident, Anthony Mann, 1949 

    Les polices mexicaine et étatsunienne veulent coopérer 

    Le scénario est dû à John Higgins qui a déjà beaucoup travaillé avec Anthony Mann. Le sujet des braceros est la conséquence d’un programme de coopération signé entre le Mexique et les USA en 1942 quand le pays ‘étant lancé dans la guerre manquait de main d’œuvre pour son agriculture intensive. On pourrait dire que c’était une manière plus ou moins consciente pour les Etats-Unis d’accélérer la modernisation du pays en transformant son agriculture en une industrie. Ce thème était déjà abordé par John Steinbeck dans East of Eden qui sera porté à l’écran en 1955 par Elia Kazan, mais regardait surtout cette évolution comme la conséquence de la spéculation. Le Bracero Program consistait à distribuer des permis de travail temporaires et d’une certaine manière cela offrait une protection pour les travailleurs saisonniers. Le scénario ici ne se pose pas la question de savoir pourquoi les travailleurs mexicains ont besoin d’aller travailler aux USA. C’est donc bien le point de vue étatsunien qui sera repris : l’agriculture a besoin de bras, donc il faut des travailleurs mexicains. En vérité on pourrait dire que cette possibilité pour les Mexicains de trouver un travail plus ou moins légal au nord de la frontière, a été un frein au développement économique du pays qui reste toujours encore dépendant de son puissant voisin. Mais le film ne rentre pas dans ces subtilités et tente de prendre le point de vue des travailleurs mexicains surexploités dans des sortes de camps de travail. Il y a donc bien un point de vue social et politique qui domine le film qui milite pour la légalisation des travailleurs immigrés. 

    Incident de frontière, Border incident, Anthony Mann, 1949

    Pablo Rodriguez observe le manège des passeurs 

    D’entrée de jeu le film reprend une forme semi-documentaire à la gloire des policiers de l’immigration des deux pays, et de ce fait occulte une réalité bien moins brillante qui est que même légalement employés, avec des permis de travail, les travailleurs mexicains sont surexploités et très mal payés. Autrement dit ce faux didactisme tourne à vide, sous couvert de dénoncer une situation abominable, il couvre l’exploitation des travailleurs, une situation que dénoncera quelques années plus tard Herbert J. Biberman dans Salt of the earth, film qui vaudra à son réalisateur les pires ennuis. D’après Max Alvarez la première mouture du scénario visait à faire de Juan Garcia, le bracero qui devient ami avec Pablo Rodriguez, le personnage central du film, mais c’était alors Eagle Lion qui devait produire le film, or en passant sous les fourches caudines de la MGM, cela semblait plus difficile[5]. Il ne semble être à peu près rien resté de l’histoire de Zuckerman sauf cette idée de coopération entre les deux polices. Le scénario a été remanié de nombreuses fois, et peut-être est-ce cela qui donne cet aspect bancal à l’ensemble. Car le film ne trouve jamais son unité. Certains ont avancé que dans cet œuvre Mann testait ses possibilités de passer au western, genre qui lui valut une énorme renommée. Mais ça ne tient pas trop debout. Certes il y a des décors de western, mais très peu, à part le passage de la frontière, quelques sombreros mais c’est tout.  

    Incident de frontière, Border incident, Anthony Mann, 1949 

    Bearnes tente de veiller sur les arrières de Pablo 

    Le scénario commence comme une enquête sur les filières illégales d’immigration, continue sur la coopération transfrontalière des polices, puis dérive vers les problèmes que les policiers rencontrent lorsqu’ils opèrent sous de fausses identités. Le tout est enveloppé de bons sentiments et des drapeaux mexicain et américain mêlés. Dans cette salade les personnalités des protagonistes se perdent et deviennent floues. Certes on comprend bien la peur de Pablo ou de Bearnes, mais cela ne va pas bien loin. Les personnages restent sans ambiguïté, on ne sent pas vraiment le problème d’endosser des fausses identités comme c’était le cas dans T-Men par exemple. A de rares exceptions près, la torture que subit Bearnes et son assassinat, on n’est guère concerné

    Incident de frontière, Border incident, Anthony Mann, 1949 

    Les travailleurs sont débarqués chez Parkson 

    Cette indécision explique sans doute les difficultés du tournage. La photographie de John Alton pour une fois n’a rien de remarquable, c’est même le contraire, il assombrit inutilement les décors censés représenter le désert, donnant un aspect très artificiel à l’ensemble. Tout se passe comme si sans lumière comme point de vue, l’assombrissement des images perdait son intérêt. Les séquences les plus réussies sont d’ailleurs celles qui se passe dans le village frontalier avec des enseignes lumineuses et des phares d’automobile. Mais les images donnent tout de même quelques indications sur l’inconscient de ce long métrage. Si on remarque les références à la religiosité des Mexicains, il y a aussi la traversée du désert et cette quête de la Terre Promise vers laquelle Pablo, tel un nouveau Moïse, va guider à rebours ses compatriotes. Comme s’il voulait signifier par là la vacuité de vouloir chercher fortune ailleurs que dans son propre pays. La traversée de ce corridor qui mène des USA au Mexique fait plus penser d’ailleurs à l’ouverture de la Mer Rouge ! 

    Incident de frontière, Border incident, Anthony Mann, 1949

    Hugo torture Bearnes pour obtenir les permis de travail

    A quelques exceptions près, on ne reconnait pas la patte d’Anthony Mann, mais il y a quelques scènes très réussies. D’abord la torture et l’assassinat de Bearnes. Dans cette dernière scène, on croit un moment que Pablo et Juan vont arriver à sauver l’agent de l’immigration. Mais non, il sera écrasé et fondu dans un champ de laitues, illustrant la parole biblique encore – « Homme, souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras en poussière » (Genèse 3, 19). L’autre séquence qui montre tout le savoir-faire d’Anthony Mann et de John Alton, est l’intervention de Bearnes qui protège les arrières de Pablo. Mais l’ensemble manque clairement de rythme et parait plutôt décousu, comme si Anthony Mann ne trouvait pas la bonne distance avec son sujet. Un des défauts flagrants du film est que cette histoire se passe dans des champs au grand soleil, mais tout reste sombre et nuiteux, alors que le soleil tue tout autant le travailleur que la nuit. Les seules scènes vraiment diurnes sont celles de la poursuite de l’homme de Parkson par la police et qui s’enfuit en traversant les champs.

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    Bearnes va être écrasé par Amboy 

    L’interprétation ne va pas vraiment relever l’ensemble. Certes pour une fois on fait jouer le rôle d’un Mexicain par un Mexicain. Le pâlichon Ricardo Montalban est en effet Pablo Rodriguez, il est très présent à l’écran, mais il manque singulièrement de charisme. Plus intéressant est George Murphy dans le rôle de l’agent Bearnes. Acteur très peu connu à la carrière assez restreinte, il est très bon. A côté de ces deux acteurs, on trouve quelques Mexicains de comédie qui surjouent les bandits cruels, ça frise la caricature. Mais cette image du bandit mexicain fruste, fourbe et ricanant sera ensuite récurrente dans les films américains, films noirs ou westerns, et notamment dans The treasure of the Sierra Madre de John Huston qui semble avoir servi de modèle pour le film d’Anthony Mann. Quelques autres acteurs font cependant bonne figure, Howard Da Silva dans le rôle de Parkson, dit Parky ou l’inévitable Charles McGraw dans celui de Jeff Amboy. 

    Incident de frontière, Border incident, Anthony Mann, 1949

    Pablo est démasqué 

    Que retenir de ce ratage ? D’abord il fut sanctionné par le public. Le film fut un échec commercial et peut-être pas parce qu’il mettait en scène un policier mexicain. La critique fut à sa sortie assez molle. C’est seulement aujourd’hui qu’on trouve très politiquement correct d’avoir dénoncé les méfaits des racketteurs sur les malheureux migrants. A la suite de cela Anthony Mann allait se séparer de John Higgins en tant que scénariste et finalement prendre une autre voie pour la suite de sa carrière.  c’est un des films les plus ennuyeux de Mann malgré quelques fulgurances, en dehors du Cid et de La chute de l’Empire romain bien entendu. 

    Incident de frontière, Border incident, Anthony Mann, 1949 

    Les travailleurs mexicains doivent franchir la frontière dans l’autre sens



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/marche-de-brutes-raw-deal-anthony-mann-1948-a179663906

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/il-marchait-dans-la-nuit-he-walked-by-night-alfred-l-werker-1948-a183579364

    [3] Jean Claude Messiaen, Anthony Mann, Editions universitaires, 1964.

    [4] http://alexandreclement.eklablog.com/l-assassin-sans-visage-follow-me-quietly-richard-fleischer-1949-a130454460

    [5] The crime films of Anthony Mann, University Press of Mississipi, 2013.

     

     

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