• J’aurais ta peau, I, the jury, Harry Essex, 1953

    J’aurais ta peau, I, the jury, Harry Essex, 1953 

    Si on doit s’intéresser à ce film, c’est pour plusieurs raisons, d’abord parce que c’est une des rares adaptations du prolifique romancier Mike Hammer. Ensuite parce qu’Harry Essex est un scénariste qui a beaucoup fait dans le film noir. Mickey Spillane est considéré comme un auteur fascisant, chasseur de rouges et machiste, en somme à la source du film noir dégénéré, reprenant les codes d’un genre qui appelle plutôt à la critique sociale, il en fait un motif du conservatisme social. Mais au-delà de l’histoire proprement dite, il y a les caractères et les images qui parfois la contredisent. Robert Aldrich, homme de gauche, s’était débrouillé pour retourner la problématique et en avait tiré avec Kiss me deadly un film fort intéressant[1] . I, the jury est le premier roman de Mickey Spillane, publié en 1947, son succès fut considérable, il se vendit dans le monde entier à des millions d’exemplaires et lui assurera une rente jusqu’à la fin de sa vie en déployant les aventures de son détective Mike Hammer. Ce héros dur et violent sera aussi l’objet d’une série télévisée au début des années quatre-vingt, avec Stacy Keach dans le rôle du célèbre détective. I, the jury a fait l’objet de deux adaptations, celle d’Harry Essex en 1953 et celle de Richard T. Effron en 1982 avec Armand Assante. Le film d’Harry Essex est produit par Victor Saville qui portera l’année suivante un autre ouvrage de Mickey Spillane à l’écran, The Long Wait, en français, Nettoyage par le vide avec Anthony Quinn. Harry Essex quant à lui n’a pas beaucoup réalisé de films, mais il a écrit des scénarios très intéressants, par exemple Bodygard de Richard Fleischer[2], ou The creature from the black lagoon, film culte de Jack Arnold, Dragnet de Jack Webb, The lonely man d’Henry Levin, et puis il est parti travailler pour la télévision, sur des séries comme The intouchables ou encore Bat Masterson. Mais ici l’intérêt de ce film est outre qu’il permet à Mickey Spillane de pénétrer le milieu du cinéma, le fait que la photographie soit signée du maître John Alton. Film oublié, sans droits, abandonné de tous, la Film Noir Foundation devrait bientôt nous offrir une version restaurée de ce film, mais pour l’instant on doit se contenter des médiocres copies qu’on trouve sur le net. 

    J’aurais ta peau, I, the jury, Harry Essex, 1953

    Jack, le meilleur ami de Mike Hammer qui lui avait sauvé la vie pendant la guerre a été abattu alors qu’il enquêtait sur un trafic de bijoux. Mike est décidé à le venger, bien que son ami Pat, un policier, tente de le dissuader de rendre la justice lui-même. La femme de Jack, une toxicomane, a sombré dans la dépression. Avec sa secrétaire Velma Mike va enquêter sur des personnages louches, en commençant par un couple homosexuel, le riche collectionneur Alan Reed et le jeune Hal Kines. Ceux-ci ont des alibis, mais Mike les surprend en train de se disputer. Il continue son enquête auprès d’une psychanalyste, la belle Charlotte Manning, sous le charme de laquelle il va tomber. Il va diriger ses pas vers la nouvelle résidence de Kines qui loge dans un hôtel où se trouvent également deux étranges jumelles, dont Eileen qui tente de le séduire. Mais il résiste en s’enfuyant ! Il va fouiller la chambre de Kines et comprend qu’il est de mèche depuis longtemps avec Reed. Il découvre ensuite que celui-ci est à la tête d’un réseau de loterie à numéros. Kines et la sœur jumelle de Kines sont éliminés tous les deux, puis ensuite, c’est le tour de Bobo, un drôle de père Noël qui passe son temps à fournir des informations fausses. Le gang de Reed tombe alors sur Velda et Mike qu’il torture pour retrouver les bijoux. Mais la police intervient opportunément. De tous ces meurtres, on n’arrive toujours pas à retrouver l’arme. Puis c’est Reed qui va être tué. Et encore Myrna. Mike comprend alors que l’exécutrice des meurtres est Charlotte la psychanalyste qui obtient des informations en utilisant l’hypnose ou le penthotal. Il va chez elle et découvre les bijoux qu’elle avait volés. Charlotte comprenant qu’elle est découverte va tenter de séduire Mike et de le tuer. Mais il est plus rapide qu’elle et la crève apparemment sans état d’âme. 

    J’aurais ta peau, I, the jury, Harry Essex, 1953

    Mike se rend chez Charlotte Manning 

    La trame du livre qui est précisons le très mal écrit, est à peu près respectée, encore que le livre est plus violent et plus explicite que le film, notamment en ce qui concerne par exemple les homosexuels, Mike Hammer étant ouvertement homophobe comme on dit aujourd’hui : si Spade se moque d’eux, Hammer veut plutôt les détruire car il les voit comme une menace. L’intérêt de ce film n’est pas dans l’histoire proprement dite, et les rebondissements ne doivent pas faire illusion. Il se trouve dans le fait que les codes du film noir de détective sont repris et alignés les uns à la suite des autres comme une sorte de catalogue et de figure imposées. Le début et la fin suivent la même logique que The maltese falcon, le film qui lança la carrière de réalisateur de John Huston, mais aussi qui ouvrit le cycle classique du film noir, sans parler du faut qu’il fit d’Humphrey Bogart la grande vedette qu’on sait. Au début donc il se lance dans une opération vengeresse contre ceux qui ont assassiné son ami, avec la culpabilité que celui-ci lui avait sauvé la vie, et puis, à la fin, il va éliminer la femme dont il est amoureux, mais qui est une criminelle. Il y a une gradation entre The maltese falcon et I, the jury puisqu’en effet dans le premier film Sam Spade envoie seulement la belle en prison, tandis qu’ici Mike Hammer la tue carrément de sang-froid.  Quand Hammer corrige l’homosexuel Kines, c’est une répétition de la correction que Sam Spade offre à Joel Cairo. Ça va tellement loin, qu’on retrouve Elisha Cook jr. dans les deux films dans des seconds rôles un peu similaires. La différence va se faire en deux sens, d’abord dans le fait qu’Hammer contrairement à Spade copine avec la police. Le détective privé devient alors un auxiliaire de la justice. Ensuite dans le fait que la violence est plus évidente et montrée. C’est une forme de dégénérescence du film noir dans la mesure où on masque l’absence de renouvellement derrière une surenchère de la violence. Dans ce parallèle entre les deux films ajoutons que le lot de bijoux dans I, the jury joue un peu le même rôle que le faucon maltais. 

    J’aurais ta peau, I, the jury, Harry Essex, 1953 

    Le bureau de Mike est dans l’immeuble Bradbury 

    Ce qui est frappant dans ce film, si on le compare à ceux qui ont été tirés des ouvrages de Chandler ou d’Hammett qui mettent en scène également des détectives, ou par exemple l’excellent The dark corner[3] d’Henry Hathaway, c’est que Mike Hammer se comporte sans trop de logique, plein de ressentiment hystérique, il ne garde jamais son sang-froid et s’gite dans tous les sens sans méthode, comme si cette politique de la brute était suffisante, comme si c’était là une critique des « détectives de gauche » qui passent un peu trop leur temps à agir. Il n’apparait pas très malin en vérité et tombe facilement dans tous les pièges. Selon les codes de Mike Hammer, c’est très féminin de réfléchir seule la puissance grossière est efficace puisqu’il gagne aussi bien contre les femmes qui sont toutes vouées à la disparition que contre les homosexuels. Plus encore que dans sa chasse ultérieure aux rouges, Mike Hammer est fasciste dans sa brutalité à vouloir restaurer un ordre hiérarchique qui le rassurerait sur ce qu’il est. Ce n’est pas un hasard si la police est ici présentée comme toujours en retard, trop respectueuse des droits des voyous. Il s’agit donc bien ici d’un détournement des codes du film noir de détective. Il accompagne le retour à l’ordre à l’aide d’une chasse aux sorcières qui va épurer le cinéma et particulièrement le film noir[4]. Le plus étrange sans doute, c’est que Mike Hammer sera un peu plus tard victime d’un détournement sous la griffe de Robert Aldrich avec Kiss me deadly, film dans lequel il est démonté cette même logique fascisante qui va s’incarner dans la guerre froide. Ces allers-retours entre une vision de gauche et une vision fascisante du film noir montre qu’au-delà de l’histoire proprement dite, c’est bien la manière de la raconter qui compte, les images qu’on voit, ou la façon de construire les caractères. Le film d’Harry Essex va se révéler bien poreux de ce point de vue. Je ne sais pas s’il en était conscient, mais il a clairement préparé le terrain à Robert Aldrich. 

    J’aurais ta peau, I, the jury, Harry Essex, 1953

    Mike tente de comprendre Reed 

    Si je me tourne vers les rapports hommes-femmes, je vois qu’en réalité le machisme de Mike Hammer, du moins dans ce film, est plutôt parodique, tant il est enfantin. Mike Hammer, bien que manifestement attiré par les femmes qu’il rencontre, apparaît d’abord comme très peureux face à elles. Ce sont elles qui sont entreprenantes et jamais lui. Face à l’exubérante Eileen d’ailleurs qui ne demande qu’à se faire baiser, il prendra piteusement la fuite en s’acagnardant au fond du canapé. C’est elle, munie d’une sorte de stick, qui tient le manche dans sa main et pas lui ! Velma sa secrétaire, plus discrète, est également en demande de sexe, mais Mike Hammer ne la comprend pas, il sera ligoté devant elle, comme pour énoncer clairement son impuissance à la satisfaire. C’est la police qui le délivrera,  et qui par sa présence l’empêchera de triompher pour récupérer la femme. Quant à Charlotte Manning, il est incapable de la baiser aussi, devant elle il prendra également la fuite, prétextant les nécessités de son enquête, et il ne la transpercera qu’avec les balles de son revolver, substitut phallique s’il en est. Et il l’a tue au moment où elle se déshabille ! Dans ces rapports inversés entre la femme et l’homme, il y a bien entendu le désir de stopper la féminisation rampante de la société qu’on pressent clairement dans le film noir et plus généralement dans le déplacement de la femme au cœur de la vie urbaine. Mais cette restauration est trop tardive et se révèle impossible, l’économie et l’enrichissement de la société a fait son œuvre. Dans cette suite d’images, on voit alors que ce sont bien les femmes qui prennent le pouvoir, même si quelques accidents de parcours vont retarder cette prise de pouvoir. La passion maladive de Mike Hammer à venger son ami – là où Sam Spade disait ne faire que son devoir – le renvoie à son combat contre l’homosexualité. Ce qui l’amène non seulement à se refuser aux femmes, mais aussi à s’interroger lui-même sur les symboles phalliques qui parsèment le film, avec cette étonnante image du détective manipulant la prothèse de Jack qui lui servait à palier l’absence de son bras ! Il faut oser ! 

    J’aurais ta peau, I, the jury, Harry Essex, 1953

    Eileen veut se faire sauter par Mike 

    Sur le plan formel, on ne peut pas dire qu’Harry Essex apporte beaucoup, la subtilité du récit et le dévoilement de ses intentions profondes doit plutôt, selon moi, à la superbe photographie de John Alton. Ne comptez pas non plus sur Harry Essex pour des mouvements de caméra savants. L’ensemble est assez statique. Les scènes d’enfilade de couloirs on les a déjà vues cent fois, même si ici elles sont parfaitement magnifiées par les ombres d’Alton. Quelques scènes sont cependant très bonnes, celles qui se passent notamment à l’intérieur du Bradbury building où Mike Hammer est censé avoir son bureau. Notez que le détective Philip Marlowe sera lui aussi locataire du Bradbury building dans Marlowe de Paul Bogart en 1969. C’est un passage presqu’obligé pour bien faire comprendre que nous sommes à Los Angeles et pas ailleurs. Mais ici la manière de filmer le Bradbury building semble beaucoup plus avoir été inspirée par M de Joseph Losey avec ses plongées vertigineuses[5], ou éventuellement par D.O.A. de Rudolph Maté[6].  Les deux films que je viens de citer ont été tournés juste un peu avant I, the jury. Ils avaient été photographiés par l’excellent Ernest Laszlo. La quête de Mike Hammer dans une sorte de brouillard nuiteux, ou encore les séances de torture avec les gangsters sont plus particulièrement dans le style de John Alton. Les images de Mike Hammer dans le brouillard sont bien le reflet d’une perte radicale de repères. Il erre dans la ville, en attendant un signe qui le remettra dans le droit chemin. Le budget est très étroit, c’est ce qui explique aussi que presque tout soit fait en studio dans une atmosphère plutôt sombre. Essex va user aussi des vieilles ficelles du film noir, caméra subjective et voix off, celle de Mike Hammer qui a l’air de parler essentiellement pour masquer son désarroi et son incompréhension. 

    J’aurais ta peau, I, the jury, Harry Essex, 1953

    La bande des trafiquants sont à la recherche des bijoux 

    Si le budget est très faible, on ne peut pas dire que la distribution fasse illusion et la compense. Le héros, présent de bout en bout à l’écran, c’est Biff Elliot, obscur acteur cantonné essentiellement dans des petits rôles très secondaires. Bien qu’il ne soit pas très costaud pour le rôle de Mike Hammer, son air en permanence ahuri lui va finalement très bien ! Il est affublé d’un curieux chapeau et d’un curieux manteau de pluie qui lui donne l’allure d’un pauvre garçon à la limite de la clochardisation. Preston Foster, un habitué du film noir des années cinquante, incarne le policier Pat, ami de Mike Hammer. Trop passif sans doute, il à l’aire de s’ennuyer férocement. Peggy Castle dans le rôle de Charlotte Manning par contre est très bien, et on s’étonne qu’elle n’ait pas fait par la suite une meilleure carrière, elle a une vraie présence, surtout en face du pâle Biff Elliot. Margaret Sheridan dans le rôle de Velda aurait mérité il me semble un petit peu mieux, elle avait tout ce qu’il fallait pour faire une carrière elle aussi, mais elle ne tournera que quelques films. On remarquera aussi l’indispensable Elisha Cook jr dans le rôle de Bobo déguisé en Père Noël. 

    J’aurais ta peau, I, the jury, Harry Essex, 1953

    C’est au tour des voyous de se faire interroger méchamment 

    Le film avait été tourné en 3-D, mais le procédé capota avant sa sortie et on dut se contenter d’une version normale. Ce n’est sans doute pas un très grand film, mais il faut le voir tout de même. Il serait bon qu’on en ait à disposition une version un peu meilleure que celle qui se traine sur Internet. Le film fut méprisé par la critique, exagérément sans doute, celle-ci applaudissant souvent à des imbécillités sans nom. Je n’ai pas d’information sur le box-office, mais le public a dû suivre suffisamment puisque Victor Saville qui avait produit I, the jury, produisit et réalisa My gun is quick une nouvelle aventure de Mike Hammer, et entre temps Rober Aldrich avait réalisé Kiss me deadly. Il existe un remake tourné en 1982 par Richard T. Heffron avec Armand Assante, mais ce n’est pas franchement mieux, c’est même pire ! 

    J’aurais ta peau, I, the jury, Harry Essex, 1953

    Après la mort de Myrna, Mike veut faire toute la lumière 

    J’aurais ta peau, I, the jury, Harry Essex, 1953

    Charlotte tente de séduire une fois de plus Mike 

    J’aurais ta peau, I, the jury, Harry Essex, 1953

    Mike a tué Charlotte



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/en-quatrieme-vitesse-kiss-me-deadly-robert-aldrich-1955-a114844878

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/bodyguard-richard-fleischer-1948-a114844714

    [3] http://alexandreclement.eklablog.com/l-impasse-tragique-the-dark-corner-henry-hathaway-1946-a119711390

    [4] http://alexandreclement.eklablog.com/les-sorcieres-de-hollywood-thomas-wieder-philippe-rey-2006-a114844820 et http://alexandreclement.eklablog.com/ayn-rand-et-la-conception-du-cinema-hollywoodien-au-moment-de-la-chass-a114844816

    [5] http://alexandreclement.eklablog.com/m-joseph-losey-1951-a127760466

    [6] http://alexandreclement.eklablog.com/mort-a-l-arrivee-d-o-a-rudolph-mate-1950-a131692032

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  • Commentaires

    1
    Lucjs
    Lundi 22 Novembre 2021 à 09:29

    Bonjour,

    Pour info, des sous-titres français sont disponibles ici :

    https://www.opensubtitles.org/fr/subtitles/8565810/i-the-jury-fr

     

    2
    Lundi 22 Novembre 2021 à 14:04

    Merci, quoi que ça n'améliore pas la version que j'ai qui est assez pourrie... hélas

    3
    Lucjs
    Dimanche 19 Décembre 2021 à 18:06

    Le stick que tient Eileen est un gratte-dos et à propos de symboles, on notera aussi à 16' la cuisse de poulet que tient Charlotte ; et dans les deux cas, c'est Mike qui passe l'objet à la femme.

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