• L’ainé des Ferchaux, Jean-Pierre Melville, 1963

     L’ainé des Ferchaux, Jean-Pierre Melville, 1963

    C’est un vieux projet de Jean-Pierre Melville. A l’origine il devait le tourner avec Alain Delon qui finit par décliner parce qu’il était parti travailler aux Etats-Unis, c’est Belmondo qui le remplacera et qui imposera Melville aux producteurs. De même Melville avait approché Spencer Tracy pour le rôle de Dieudonné Ferchaux, mais cela ne s’est pas fait parce que selon Melville, les assurances refusaient de prendre en charge Spencer Tracy. C’est donc un projet qui mûrissait de longue date, mais qui a été de bout en bout contrarié, de même il n’a pas eu le budget qu’il voulait pour tourner aux Etats-Unis. Il bricolera avec des décors français et quelques prises de vue tournées par un assistant à New York même. En outre le tournage se passera très mal, Belmondo en venant aux mains avec le réalisateur colérique et capricieux après que celui-ci se soit conduit de très mauvaise manière avec Charles Vanel, l’humiliant jour après jour. Melville n’aimait pas trop son film, et le fait qu’il utilisa la couleur pour la première fois a sans doute troublé les critiques qui n’ont pas été très enthousiastes. Mais il faut partir du roman de Simenon. On sait que Melville n’en a retenu que la seconde partie, c’est-à-dire la déconfiture d’un homme naguère puissant, mais condamné à fuir la justice qui lui demande des comptes. Rapprochez cela du fait que Simenon écrit cet ouvrage en 1945, époque où son avenir est incertain car il est soupçonné d’accointances avec le régime nazi. Dieudonné Ferchaux devient alors le portrait de l’écrivain qui avait notamment écrit des textes antisémites avant la guerre, un homme sans scrupule qui écrase tout sur son passage et qui se retrouve au bord du précipice, dépouillé de ses moyens de défense. Le film au fil du temps a repris des couleurs, et de plus en plus de critiques lui trouvent des vertus, y compris dans le traitement de la couleur justement. Le projet s’est monté en même temps que se réalisait Le doulos. Et sans doute que ce rythme rapide entre les deux films ne convenait pas à Melville qui préférait toujours prendre son temps et peaufiner son travail. Mais il a sauté sur l’occasion parce qu’un financement se présentait et que le projet lui tenait à cœur. Melville méprisait ouvertement Simenon dont il considérait que dans l’abondance de son œuvre il n’y avait que deux ou trois perles. Mais enfin Melville a tellement dit de bêtises… Il prétendait aussi avoir complètement trahi la forme de l’histoire, mais qu’il en avait gardé la substance. Il avait d’ailleurs conscience que le film se passant en 1962 et le livre en 1945, il y avait forcément des mises à jour importantes à réaliser. Il abandonnera deux éléments : d’abord le fait que dans le roman Maudet coupe la tête de Ferchaux pour la vendre, et puis le fait qu’il en ait fait un ancien parachutiste, et un boxeur, ce qui décrit bien son goût pour l’aventure. 

    L’ainé des Ferchaux, Jean-Pierre Melville, 1963 

    Michel Maudet, ancien parachutiste doit abandonner le métier de boxeur sur une énième défaite. Désœuvré, il va se faire engager par Dieudonné Ferchaux qui a besoin d’un accompagnateur pour fuir en Amérique où il espère récupérer de l’argent qu’il y a caché. Maudet abandonne sa maitresse Lina, plutôt lâchement, après l’avoir volée. Commence alors un long périple qui les mène de New York à Miami. Les rapports entre les deux hommes commencent à changer, Maudet prend de plus en plus d’assurance, et à l’inverse Ferchaux devient de plus en plus dépendant de son factotum. Ils passent d’abord retirer une forte somme d’argent d’un coffre à New York puis descendent sur la Floride, l’idée de Ferchaux est de rejoindre Caracas où il a déposé une vraie fortune. Sur la route Maudet va faire ses preuves, si on peut dire, d’abord il boxe deux militaires dans un snack, ce qui plait à Ferchaux, puis il lui ment, en ne racontant pas que le FBI les a pris en chasse à cause d’une demande d’extradition, et puis il va prendre une autostoppeuse, alors que Ferchaux le lui interdit. Maudet a une relation avec la jeune fille. Pour reprendre la main Ferchaux balance les billets dans le vide, mais Maudet les récupère. Mais Angie l’autostoppeuse tente de s’emparer de l’argent et de s’enfuir avec un camionneur. Maudet les rattrape et récupère la mallette de billets, Angie se retrouvant abandonnée sur le bord de la route par tout le monde. Maudet et Ferchaux vont s’installer provisoirement non loin de la Nouvelle Orléans, sous l’œil intéressé de Jeff, un ancien prisonnier qui tient un bar. Mais Maudet commence à en avoir assez de jouer les nounous pour Ferchaux qui se dit très malade et qui a peur de mourir d’une crise cardiaque. Aussi fait-il une excursion jusqu’à La Nouvelle Orléans où il va rencontrer une danseuse de cabaret, Lou avec qui il aura une relation. De retour auprès de Ferchaux il décide de la voler et s’en va. Tandis qu’il retourne auprès de Lou, Jeff et le louche Suska vont tenter de dévaliser le vieux qui tente tant bien que mal de se défendre. Mais Maudet est revenu et les chasse après avoir cassé le bras à Jeff. Ferchaux meurt dans ses bras en lui confiant la clé du coffre de Caracas. Maudet aura le mot de la fin en affirmant ne pas vouloir de cet argent. 

    L’ainé des Ferchaux, Jean-Pierre Melville, 1963

    Michel Maudet perd son dernier match 

    Ceux qui n’aiment pas ce film, avancent souvent que le scénario est incohérent. Personnellement je ne trouve pas, sauf évidemment la fin qui est très elliptique, on ne comprend pas très bien pourquoi Maudet revient de la Nouvelle Orleans auprès de Ferchaux, à moins que ce soit pour la valise de billets sur laquelle il louchait depuis un bon moment. Il semble que certaines scènes manquent, et peut-être que cela provient du fait qu’après la dispute violente entre Belmondo et Vanel d’un côté et Melville de l’autre, les deux acteurs aient refusé de terminer le film. Les deux personnages principaux sont deux escrocs, un vieux et un jeune, et ils se reconnaissent en tant que tels. Melville pensait son film comme une histoire d’amour homosexuelle. En quelque sorte ça prolongerait Le doulos qui contient de nombreux éléments allant dans ce sens. Dans cette relation déséquilibrée, Maudet va prendre le pouvoir, rendre dépendant Ferchaux, et il finira par le voler, parce qu’il le méprise pour ses faiblesses. Il y a donc le déclin de Ferchaux qui symétriquement va être compensé par la montée en puissance de Maudet. Mais celui-ci n’est pas vraiment un homme de pouvoir, il est un perdant né. Il passe plus de temps à essayer de comprendre ses propres motivations, plutôt qu’à agir. Boxeur raté, il est aussi un criminel raté. Le film est construit pour montrer que finalement Maudet est un tendre, et que cette tendresse s’il ne la donne pas aux femmes, il la donnera finalement à un vieil homme qui ne la mérite pas. Melville disait que pour lui les hommes changeaient, n’étaient jamais les mêmes, et si cela leur donnait une certaine ambiguïté – d’où les indulgences relatives de Melville envers les anciens collaborateurs – cela permettait de les prendre en pitié. C’est bien ce que fait Maudet lorsqu’il décide de revenir une ultime fois auprès du vieil homme. Mais celui-ci a changé aussi en ce sens qu’il est affaibli et ne peut plus commander à qui que ce soit. C’est un univers de canailles, Maudet en est une, Ferchaux une autre, et à l’échelon inférieur il y a Jeff et Suska. 

    L’ainé des Ferchaux, Jean-Pierre Melville, 1963 

    Une petite annonce l’attire 

    Tout à fait dans la lignée du Doulos, si les femmes sont souvent très naïves, elles paraissent moins fourbes et plus sincères et de ce fait se mettent moins facilement en danger, enfin d’une manière définitive. Que ce soit Lina ou Lou, elles apportent quelque chose de précieux à ces mâles qui ne savent pas trop ce qu’ils font dans leur agitation. Elles sont maternelles, à l’écoute, et sans ambition. Car ce qui ronge Maudet et Ferchaux, c’est bien leur ambition démesurée qui les amène au bord du précipice, confondant leur goût pour la combine avec celui de la liberté. Sans doute Maudet est-il plus mélancolique parce qu’il voit ce qu’est devenu Ferchaux, et qu’il craint de devenir comme lui, un homme seul et sans amour. Pour le personnage de Ferchaux Melville disait s’être inspiré d’Howard Hugues puisqu’on sait que celui-ci avait plus ou moins disparu des radars de la vie civile pendant des années. Sauf évidemment que Hugues ne fuyait pas vraiment la justice, c’était un reclus volontaire qui par la suite se fera manipuler par le clan des Mormons qui l’entourait. Notez que le frère de Ferchaux se suicide quand la police arrive, et cette idée sera reprise dans Un flic. Il vient que si on ne veut pas tomber dans les mains de la police il faut se suicider. Et d’une certaine manière, c’est ce que fait Ferchaux. Qu’il tente de boxer, de séduire, ou de s’approprier de l’argent, Maudet semble toujours à la recherche de sa virilité.  

    L’ainé des Ferchaux, Jean-Pierre Melville, 1963

    Lina attend Michel, mais ce dernier ne reviendra pas 

    La structure narrative du film contient d’abord une voix off, comme dans de nombreux films noirs, cependant celle-ci est moins destinée au spectateur qu’au narrateur lui-même, c’est une méditation. Le premier tiers du film ce sont deux histoires, celle de Maudet et celle de Ferchaux, qui vont se rejoindre inexorablement dans l’affrontement.  Ensuite ça prend l’allure d’un road-movie, d’une fuite continue. Puis la troisième partie s’oriente vers la décomposition du couple et l’abandon. L’ensemble est excellement filmé. D’entrée, le générique se déroule sur le match perdu par Maudet. C’est un emprunt en moins dramatique à The set-up de Robert Wise, cinéaste que Melville aimait beaucoup. Et il avait raison bien sûr. Dans son studio il se repassait les films de Robert Wise en boucle, il les connaissait par cœur. Notez que Boisset sera l’assistant de Melville sur ce film, et il raconte dans ses mémoires comme Melville l’entraînait au bout de la nuit pour visionner ses films préférés[1]. Le film a été tourné aux studios de la rue Jenner que Melville possédait. Mais il y a quelques extérieurs très bien choisis, comme le pont de Grenelle ou quelques scènes de la vie américaine. Cependant il n’évite pas toujours le cliché, notamment en ce qui concerne les rapports entre les noirs et les blancs. Le racisme est pour lui la seule identité du Sud. Pour ce film Melville utilise un écran plus large qu’auparavant, c’est du 2,35 :1. Et la couleur bien sûr. Il est aidé par la photographie d’Henri Decae, son photographe habituel, qui le suivait depuis Le silence de la mer et qui va travailler ensuite sur Le samouraï et sur Le cercle rouge. Comme l’a souligné fort justement Denitza Bantcheva[2], il y a un travail très particulier sur les couleurs qui dans de nombreuses scènes anticipe sur l’usage qu’en fera le film néo-noir, des couleurs pastellisées, mais avec des contrepoints violents utilisant le rouge – la casquette de parachutiste, ou les fleurs – ou le jaune. Cet effort qu’on peut voir comme une tentative de revenir à un certain réalisme, est passé un peu inaperçu, et c’est ce qui explique qu’ensuite, à partir du Samouraï Melville s’orientera vers des gris bleutés. Également on verra une belle utilisation des prises de vue réalisées aux Etats-Unis, sans les acteurs principaux, mélangées avec des prises de vue réalisées en France sur l’autoroute de l’Esterel. Ça fonctionne plutôt bien. Il y a aussi cette façon de changer les angles de prises de vue dans les dialogues plutôt nombreux entre Maudet et Ferchaux. Il y a moins de prouesses techniques cependant que dans Le doulos. Mais l’ensemble est très solide. J’aime bien aussi la façon dont les escaliers et les miroirs sont filmés. 

    L’ainé des Ferchaux, Jean-Pierre Melville, 1963 

    Les exigences de Ferchaux intéressent Maudet

    Le film s’est donc bâti autour de Belmondo. Je le trouve meilleur que dans Le doulos, plus mature, moins cabotin. Il est très crédible dans le rôle d’un boxeur déchu, un raté qui possède pourtant encore l’énergie de la jeunesse. Il fait une belle paire avec Charles Vanel qui est excellent dans le rôle de Ferchaux. On sait que Vanel ne s’est pas entendu avec Melville, et qu’il est sorti très amer de ce tournage, mais pourtant c’est un de ses meilleurs rôle dans les années soixante. Il incarne très bien tour à tour le César vaniteux et cynique, puis le vieil homme décati qui cherche à communiquer la pitié que sa propre situation lui inspire. C’est un beau duo. Pour une fois les femmes sont mieux servies. D’abord il y a Michèle Mercier dans le rôle de Lou, la danseuse de cabaret complètement ratée elle aussi qui manifeste une nostalgie du pays à travers la façon dont elle materne et écoute Maudet. Elle est excellente et Melville soulignait qu’elle n’avait pas eu une carrière à la hauteur de son talent. Il y a un petit rôle pour la jeune Stefania Sandrelli, une actrice que j’aime beaucoup et qui par la suite trouvera des grands rôles chez Ettore Scola ou chez Bertolucci. Elle a une présence remarquable. Melville ne l’aimait pas et lui avait fait couper les cheveux pour l’humilier. Et puis il y a Malvina Silberberg que Melville n’aimait pas non plus mais qui ajoute beaucoup de mélancolie à cette histoire. Andrex est le manager de Maudet qui regrette d’avoir misé sur lui. 

    L’ainé des Ferchaux, Jean-Pierre Melville, 1963

    Les pleurnicheries de Ferchaux agacent Maudet

    Le film n’a pas été un échec commercial, et même en France il a fait plus d’entrées que Le doulos. Par contre les critiques l’ont plutôt boudé, et ce n’est que récemment qu’on en réévalue l’intérêt. Même s’il n’est pas parfait, je le trouve très bon, éloignant Melville de sa froideur dans la description de ses personnages. Ferchaux comme Maudet sont des personnages tourmentés, donc peut-être plus humains. C’est un film qui circule sous le label René Château. La copie n’est pas extraordinaire, et le film mériterait une version Blu ray pour mieux saisir le jeu des couleurs. 

    L’ainé des Ferchaux, Jean-Pierre Melville, 1963

    Michel partage le lit de la danseuse Lou 

    Terminons par une anecdote singulière racontée par Boisset dans ses mémoires. Dans ce film il y a une scène où, dans un snack au bord de la route Ferchaux et Maudet s’arrêtent pour casser une croûte. Maudet met en marche un juke-box avec une chanson de Sinatra. Deux jeunes marines rentrent à leur tour et détestant cette musique, l’arrête, ce qui provoque une bagarre avec les deux militaires. Pour cette scène Melville voulait deux véritables Américains. Il envoie son assistant, Yves Boisset, trouver dans Paris deux figurants capables de tenir ce rôle. Boisset ramène deux américains très jeunes, une vingtaine d’année. Mais le second ne plait pas à Melville qui lui dit qu’il n’est pas un vrai Américain. Une dispute s’ensuit, et le jeune homme est mis à la porte avec force insultes. Quelques années plus tard, Boisset retrouvera celui-ci au hasard d’un festival de film à Belgrade. C’était Robert de Niro ! Melville s’est donc privé non seulement d’une confrontation qui eut été mémorable entre de Niro et Belmondo, mais il s’est privé aussi d’avoir été le premier metteur en scène au monde à avoir fait tourner de Niro ! Lors de ses retrouvailles fortuites avec de Niro, celui-ci se remémorera Melville comme un sale con et un imbécile !

     

    L’ainé des Ferchaux, Jean-Pierre Melville, 1963 

    Jeff et Suska profite de l’absence de Michel pour agresser Ferchaux



    [1] Yves Boisset, La vie est un choix, Plon, 2011.

    [2] Denitza Bantcheva, Jean-Pierre Melville, de l’œuvre à l’homme, Le revif, 2007

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