• L’ART DE ROBERTO SAVIANO

    Gommora

    On connait Roberto Saviano depuis que la Camorra lui a fait une publicité inattendue en le condamnant à mort. Jusqu’alors il n’était qu’un jeune journaliste parmi tant d’autres. Mais en 2006, il publie un ouvrage Gomorra qui traite des menues combines de la Camorra. Le livre va rencontrer un énorme succès, un succès mondial, des millions d’exemplaires seront vendus. Il sera adapté à la scène et à l’écran toujours avec un grand succès. Le film de Matteo Garrone est d’ailleurs excellent. Cet ouvrage traitait dans le détail des menues combines de la Camorra, du traitement des déchets dangereux à l’immobilier, en passant par la haute-couture.

    Des ouvrages sur la mafia, il y en a eu beaucoup, souvent même des ouvrages courageux dénonçant la criminalité hors du commun de cette entreprise, ses collusions avec les pouvoirs politiques. Mais aucun n’a eu ce retentissement. La principale raison de son succès est que Saviano est un véritable écrivain, c’est-à-dire qu’il ne se contente pas seulement de dénoncer et de présenter des faits. Il démythifie la mafia, il la touche dans ce qu’elle a de plus profond, et pour cela il utilise un style froid et précis, démontant les ressorts de sa malfaisance dans une soif d’argent et de pouvoir illimitée.

    Roberto Saviano a un projet précis, et il sait comment le mener. Au fond il comprend que si la mafia a pu prospérer pendant aussi longtemps, c’est aussi parce qu’elle était la productrice de mythes particulièrement efficaces. Le succès énorme et durable du Parrain, le film de Coppola, le démontre à l’envie. L’héroïsme est du côté de la mafia. Et peu importe si pour cela il faut transgresser les lois et la morale ordinaire. Cette mise en œuvre de figures épiques est un soutien à la fois idéologique et culturel à la mafia. Certes la mafia ne se combat pas seulement en mettant en œuvre de nouvelles figures héroïques, il faut des lois et des hommes déterminés. Mais le combat contre elle trouve sa justification dans la résistance à la peur, dans l’opposition d’une morale collective à la lâcheté individuelle des mafieux de tout acabit. C’est pour cela qu’un des puissants piliers de la lutte contre la mafia – mais on pourrait dire la même chose de la lutte contre la corruption du régime sarkozyste – est de démystifier le pouvoir de l’argent, car non seulement l’argent corrompt les consciences, mais il devient un but en soi qui nous éloigne de la vérité. Ce n’est pas sans raison que Saviano signale combien la mondialisation des échanges, les mécanismes de l’Union européenne, mais aussi toutes les formes de déréglementation sont favorables à l’extension de la criminalité organisée. Une partie de son projet signifie que pour combattre la mafia et plus généralement les pouvoirs de l’argent, il faut travailler à leur dévalorisation sur le plan culturel : il faut que ces formes de pouvoir ne provoquent plus le désir. Le moyen est de produire de nouveaux mythes, de nouvelles formes héroïques – ce qui par parenthèse était aussi le projet de Guy Debord. Et que ce soit contraint ou forcé, Saviano y est arrivé à travers sa propre personne.

     

     

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    Cette façon d’écrire et de penser, est détaillée dans La beauté de l’enfer qui est un recueil d’articles. Roberto Saviano ne s’embarrasse pas de nuance : à l’évidence il y a le bien et le mal. Ces deux camps sont nettement définis. Lutter contre la mafia c’est lutter contre le mal. Tant pis, si on est le plus faible, mais la seule manière de vivre c’est de résister. C’est dans cet ouvrage qu’il élabore un parallèle discret entre la boxe et l’écriture. Pour lui la seule écriture qui compte est celle du combat. Même si on prend des coups, on doit avoir le courage de résister et de dénoncer. On peut dire que la vie de Saviano est exemplaire en ce sens. Mais il n’est pas le seul et lui-même fait le lien entre sa propre existence sous protection policière et les déboires de Taslima Nasreen ou ceux de Salman Rushdie. Roberto Saviano se range lui-même dans ce camp, non pas pour en tirer gloire, mais surtout pour montrer qu’il n’est pas seul à se battre et qu’il est possible de vivre sans baisser les bras.

    C’est une littérature engagée que revendique Saviano. Mais qu’est-ce que ça veut dire engagé ? Seulement que Saviano a le désir d’écrire le roman des vaincus. C’est le point de vue des perdants qui l’intéresse, pas celui des gagnants, qu’ils soient de la mafia ou d’autres milieux affairistes. Car ce point de vue est l’affirmation du refus d’un monde hiérarchique et frelaté où les hommes se mesurent les uns aux autres.

    Mais l’engagement est évidemment une prise de risque : « car la vie n’est qu’un bien perdu quand on ne la pas vécue comme on aurait voulu » disait le poète Eminescu. Quiconque n’est pas menacé de mort fait une littérature inutile, la fin de son ouvrage La beauté et l’enfer, reprend les articles que Saviano a écrit sur cette forme de résistance par le livre et par les mots. On notera au passage qu’il accorde une plus grand efficacité à la forme romanesque, qu’à l’essai ou au reportage. C’est donc aussi une forme de réhabilitation de la littérature car c’est en construisant des phrases, en jouant avec les mots, qu’on réhabilite le sens, qu’on fait apparaître ce qui n’est pas directement sensible. Comme on s’en rend compte, Saviano n’est pas du genre à épiloguer sur la mort de la littérature, ni sur la nécessité de faire évoluer les formes stylistiques vers leur décomposition pour créer de la nouveauté. Il y a une sorte d’éternité dans la forme littéraire car elle est au service de ce combat pour l’émancipation.

    Il serait erroné cependant de croire pour autant que Saviano n’a pas de style. C’est un homme cultivé qui a beaucoup lu et qui a fait des études de philosophie solides. Au passage il nous parle de ses influences, Camus, Primo Levi, etc. Toujours des hommes qui ont résisté, qui ont témoigné, qui se sont mis au service de la vérité. Sous l’apparence d’un style froid et documentaire, il y a aussi une sorte d’humour noir qui traverse son œuvre.

    Bref, au-delà de l’aspect scandaleux de la trajectoire de Roberto Saviano, vous pouvez être assuré que c’est un vrai écrivain dont on parlera encore longtemps, à moins qu’il ne se fasse tuer par la Camorra avant.

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