• L’étrange Monsieur Steve, Raymond Bailly, 1957

    L’étrange Monsieur Steve, Raymond Bailly, 1957 

    C’est une des faces un peu cachée du talent de Frédéric Dard. En effet pendant de longues années il a signé des ouvrages sous le nom de Marcel G. Prêtre avec qui il était très lié, alors que celui-ci n’en avait pas écrit une seule ligne. Autrement dit Frédéric Dard a fait le « nègre » pour quelqu’un de moins connu que lui, ce qui n’est tout de même pas banal ! Quand Frédéric Dard a commencé à écrire pour le compte de Marcel G. Prêtre, il se contentait de mettre en forme les histoires que celui-ci lui racontait. C’est ainsi que naquit probablement le très curieux Calibre 475 express qui raconte des histoires de chasses africaines auxquelles Marcel G. Prêtre aurait participé[1]. Puis il continua à écrire des romans où se mêlaient des histoires très sentimentales et des aventures africaines, profitant sans doute des connaissances que ce même Marcel G. Prêtre avait de ce continent. Il continua par la suite à écrire sous ce nom des romans policiers puis d’espionnage. Il s’intéressera à la comédie policière comme La chair à poisson[2] porté à l’écran sous le titre de Dans l’eau… qui fait des bulles[3]. Il avait également transformé son roman, Batailles sur la route publié en 1949 sous son nom[4], roman qui se situait au moment de l’épuration, en un  roman d’aventures en Amérique du Sud, et il l’avait signé Marcel G. Prêtre ! Il l’intitulera Deux visas pour l’enfer et sera publié en Suisse chez Gessler et Cie. Prêtre était suisse et c’est sans doute lui qui amenait l’éditeur pour écouler les surplus de production de Frédéric Dard.

    En 1956, Frédéric Dard publie sous le nom de Marcel G. Prêtre La revanche des médiocres aux Editions de l’Orangerie. C’est cet ouvrage, le quatrième signé Prêtre, qui va être adapté par Frédéric Dard et Raymond Bailly en 1957, sans qu’on sache trop ce que l’un et l’autre ont réellement fait, même si pour ma part je pense que c'est une oeuvre purement dardienne. L’ouvrage aura plusieurs rééditions, dont l’une sous le titre de L’étrange monsieur Steve, sans doute pour appuyer la sortie du film, et une plus curieuse au Fleuve Noir en 1983, sous le titre Pigeon vole. On note cependant qu’il est assez difficile de connaitre précisément le travail de Dard sous le nom de Prêtre, car si presque tous les romans signés Marcel G. Prêtre sont manifestement de la plume de Dard ; il semblerait que Prêtre ait tout de même amené dans certains cas les histoires que Dard ne faisait que mettre en forme. La difficulté est encore plus grande parce que Marcel G. Prêtre s’est aussi associé avec d’autres écrivains et a publié sous des pseudonymes très nombreux comme François Chabrey ou Frank Evans.  Mais il va de soi qu’un ouvrage comme La peau des autres, publié en 1964 sous le nom de Marcel G. Prêtre[5] ne peut avoir été écrit que par Frédéric Dard, bien que ce titre ne soit pas reconnu officiellement comme une de ses œuvres.

      L’étrange Monsieur Steve, Raymond Bailly, 1957

    Georges est un médiocre employé de banque qui est promis à une vie grise et à un mariage tout aussi gris avec Mireille. Il va être repéré par le louche Steve qui vit de combines qui le plus souvent lui attire des ennuis. Georges est ébloui par son aisance matérielle et son élégance, mais aussi par sa voiture et sa femme Florence. Celle-ci est chargée de le séduire. Le but est de forcer la main à Georges afin qu’il participe au hold-up de sa propre banque. Denis, l’homme de main de Steve, est chargé de le rendre raisonnable. Le hold-up a bien lieu, mais Georges est blessé. Sur le lit d’hôpital où il se remet de ses blessures, il décide de rompre avec Mireille, et de ne plus retourner travailler à la banque. Steve va l’embaucher pour monter une arnaque sur les champs de course. Il s’agit de miser tout de suite après que l’arrivée est connue et quand il reste encore quelques secondes dans un PMU pour le faire. Les affaires marchent bien, mais Steve se révèle trop gourmand et rançonne le pauvre Georges. Georges cède toujours, d’autant plus facilement qu’il est amoureux de Florence, et qu’il croit que c’est là le meilleur moyen de rester proche d’elle. Toujours plein d’imagination, Steve décide de réaliser un hold-up au casino de Forges-les-Eaux. Alors que tout est en place, Georges se prend au jeu et gagne une petite fortune à la table de roulette. Le hold-up rate, Georges s’enfuit, avec à ses trousses Denis et Steve. Il retrouve Florence et part avec elle pour Le Havre d’où il compte prendre un bateau pour échapper à la vindicte de Steve. Tout semble se passer pour le mieux, mais Steve va intervenir auprès de Florence et la décider à revenir vers lui. Celle-ci vole la valise de Georges pleine de monnaie. Georges est excédé, il rejoint Steve et Florence sur le quai et affronte enfin Steve. Dans la bataille, Steve est tué avec son propre pistolet, mais la police arrive et arrête le malheureux Georges.

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    Florence séduit Georges 

    Le livre, comme les premiers ouvrages signés Marcel G. Prêtre, est un des jalons importants qui vont conduire Dard vers ce cycle très particulier dans son œuvre et que Dominique Jeannerod nomme fort opportunément les romans de la nuit[6], et qui seront publiés sous son nom au Fleuve Noir, dans la collection « Spécial police » à partir du Dos au mur et qui forment une véritable unité jusqu’à Quelqu’un marchait sur ma tombe en 1963. Pendant longtemps d’ailleurs cette veine « noire » concurrencera fortement la saga de San-Antonio. Mais le succès colossal de celui-ci poussera Frédéric Dard à changer de perspective et à se détacher peu à peu du « roman noir ».

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    Steve va entraîner Georges dans la délinquance 

    Le premier problème est que c’est un film qui a du mal à se situer, il hésite entre la comédie et le drame, entre le film noir et le policier. La réalisation de Raymond Bailly, qui en dehors de cela, n’a pas fait grand-chose, reflète ces hésitations. Georges est un homme faible qui va finir par se révolter. Il subit l’ascendant de Steve, mais dans le premier tiers du film le réalisateur en rajoute sur sa gaucherie un peu niaise, au point que le scénario ressemble d’assez près à La bande à papa, un autre scénario de Frédéric Dard tourné en 1955 par Guy Lefranc avec Fernand Raynaud. Et puis lorsque Georges décide de mal tourner, on hésite encore entre une romance impossible qui met en scène les sentiments qu’il a pour Florence, et la déchéance d’un homme qui roule à sa propre perte. Mais la trahison de Florence va remettre en selle l’idée d’une tragédie bien noire. C’est en réalité la personnalité de Georges qui donne son sens au film. Celle de Steve n’est jamais vraiment approchée. On comprend juste qu’il est tout à fait organisé pour arnaquer les uns et les autres et que seul l’argent qu’il aime dépenser l’intéresse : même sa propre femme ne l’émeut guère quand elle se fait sauter par le misérable Georges. Florence non plus n’est pas très claire dans sa démarche. Aime-t-elle Georges, est-elle lâche au point de le trahir ou encore aime-t-elle finalement Steve ? Nous n’en saurons rien.

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    Denis est chargé de surveiller Georges 

    Comme on le voit c’est encore d’un trio dont il s’agit, forme qui intéressait particulièrement Frédéric Dard vers cette époque, aussi bien dans ses ouvrages qu’il commençait à signer de son nom au Fleuve noir, que dans ses scénarios pour le cinéma. Comme dans Le dos au mur, il y a bien une lutte féroce entre deux mâles pour s’approprier une femelle. Ici il semble que ce soit plutôt le pâle Georges qui est jaloux de Steve qui lui se sert seulement de Florence. En vérité Georges est celui qui envie Steve : il lui envie sa voiture, sa femme et son autorité. Il est donc assez difficile de trouver Georges sympathique, tout au plus il fait pitié. Plutôt joli garçon il abuse des faiblesses que les femmes peuvent avoir pour lui. Il est donc tout à fait dans la lignée de Jésus la Caille[7], mais aussi des personnages faibles que développera plus tard Frédéric dans des romans comme Des yeux pour pleurer[8] ou Rendez-vous chez un lâche[9] qui sont encore de nouvelles déclinaisons sur l’enfer d’un trio amoureux qui s’oriente carrément vers le crime. Si on compare le livre avec le film, les deux histoires sont très proches, sauf la fin qui se passe sur la Côte d’Azur et qui rappelle l’ambiance des Kaput[10]. L’écriture de Frédéric Dard donne un aspect bien plus sombre à l’ensemble, en effet dans le roman Georges mourra misérablement de la main de Steve, ayant même raté sa volonté de vengeance, après avoir été abandonné et dévalisé par Mariette (Florence dans le film). Il y a un aspect neurasthénique dans le livre qui a disparu dans le film. Le Georges du livre est hanté complètement par sa propre médiocrité qu’il n’arrive jamais à dépasser. Mais cela vient sans doute du fait que le roman est écrit à la première personne, et donc s’évite les allers-retours entre les différents protagonistes de l’affaire. Dans le film Georges n’est pas cruel avec Mireille, il est juste aspiré par les charmes vénéneux de Florence. Alors que dans le livre il manifeste tout son mépris pour elle et pour sa famille. Autre modification mineure, Monsieur Steve est dans le film secondé par un couple de domestiques, ce qui fait pencher un peu l'histoire du côté de la comédie policière.

     L’étrange Monsieur Steve, Raymond Bailly, 1957 

    Durant le hold-up, Georges a été blessé 

    C’est filmé d’une manière assez plate, et même le port du Havre qui est pourtant un décor exceptionnel apparaît tout rabougri. Bailly ne sait guère se servir de la profondeur de champ, et cela affecte complètement la dramaturgie. Par exemple le hold-up dans la banque de Georges ne recèle aucune émotion. Il y avait aussi également la possibilité de filmer d’un peu plus près la vie quotidienne d’un petit employé de bureau, mais là encore c’est réduit à juste quelques petites allusions, le décor de la chambre, ou encore l’étonnement de Georges face aux largesses de Steve. Par exemple Bailly aurait pu s’attarder un peu plus sur les relations entre Mireille et Georges, en quelque sorte montrer ce qu’il y a de vivant chez cette sorte de prolétariat de la banque. Les relations entre Georges et les autres employés sont aussi un peu caricaturales.

     L’étrange Monsieur Steve, Raymond Bailly, 1957

    En attendant Georges, Steve et Denis jouent aux échecs 

    La distribution est assez curieuse, mais typique des films noirs de cette époque. Le premier rôle est porté par Philippe Lemaire qui avait déjà tourné dans le très méconnu film de Jean-Pierre Melville, Quand tu liras cette lettre, en 1953[11], mais qui avait aussi été la vedette d’une adaptation du Jésus la caille de Francis Carco par Frédéric Dard. Dans ce dernier film réalisé par André Pergament, il jouait encore le rôle d’un homme faible qui se laisse prendre en mains par les femmes. Il y avait déjà Jeanne Moreau comme partenaire. Ce n’est pas tant qu’il soit mauvais acteur, mais Philippe Lemaire avait une voix difficile et une diction à l’ancienne. Armand Mestral interprète Steve, avec une très grande facilité, il est le margoulin besogneux et néfaste qui pose des problèmes à tous ceux qui ont le tort de le rencontrer et de le croire intéressant. Jeanne Moreau n’est pas tellement rayonnante. Elle est un peu livrée à elle-même dans un rôle ambigu qu’elle n’assume pas vraiment. Et puis il y a Lino Ventura dans le rôle de Denis. Ce n’est peut-être pas encore le Lino Ventura qu’on va connaitre, mais il a une présence et une aisance qui marque et qui surtout tranche avec les autres acteurs un peu plus théâtraux, en quelque sorte il donne un côté plus moderne au film. Son rôle est assez bref, mais il va bientôt avec le personnage du Gorille devenir l’immense vedette que l’on sait. De Frédéric Dard, il tournera encore Sursis pour un vivant sous la direction de Victor Merenda en 1958 et Le fauve est lâché, sous celle de Maurice Labro en 1959 et quelques autres titres plus cachés. 

     L’étrange Monsieur Steve, Raymond Bailly, 1957

    Au casino de Forges-les-Eaux, Georges gagne une petite fortune 

    On remarque que le film emprunte aussi à Melville, en plus de sa vedette principale, la scène qui fait de Georges un gros gagnant du casino et qui est inspirée de Bob le flambeur. C’est le même schéma un gain inespéré qui fait rater un hold-up bien rôdé et bien pensé[12]. Au final c’est une œuvre un peu ratée qui gâche un scénario qui aurait pu donner quelque chose de très dramatique.

    L’étrange Monsieur Steve, Raymond Bailly, 1957

    Georges et  Florence veulent prendre un bateau au Havre

     

     


    [1] 1954, Editions du Château

    [2] 1957, Editions Au bouquin d’or.

    [3] 1960, réalisation de Maurice Delbez, avec Louis de Funès.

    [4] Editions Dumas, republié en 2004 chez Fayard.

    [5] Edition Ramoni.

    [6] Préface à Frédéric Dard, Romans de la nuit, Omnibus, 1954.

    [7] Porté à l’écran en 1955 par André Pergament sous le titre de M’sieur la Caille, d’après le roman de Francis Carco. Notez que le titre a été changé passant de Jésus la Caille à M’sieur la Caille sous la pression de l’Eglise catholique. http://alexandreclement.eklablog.com/le-cinema-de-frederic-dard-m-sieur-la-caille-1955-andre-pergament-a114844978

    [8] Fleuve Noir, 1957.

    [9] Fleuve Noir, 1959.

    [10] http://alexandreclement.eklablog.com/kaput-reedite-dans-l-edition-originale-a126146154

    [11] C’est pour moi un film très sous-estimé, d’abord par Melville lui-même qui passera son temps à le dénigrer. http://alexandreclement.eklablog.com/quand-tu-liras-cette-lettre-1953-a114844948

    [12] L’ouvrage datant de 1956, et le film de Melville ayant été tourné en 1955, il est impossible que ce soit Melville qui se soit inspiré du livre de Frédéric Dard, il semble donc bien que ce soit l’inverse.

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