• L’étranger, Lo straniero, Luchino Visconti, 1967

     L’étranger, Lo straniero, Luchino Visconti, 1967

    C’est un film qui a mauvaise réputation depuis sa sortie. Adapté du célèbre ouvrage d’Albert Camus, c’est une production haut de gamme. Visconti à la réalisation, Marcello Mastroianni dans le rôle de Mersault. Pourtant Visconti était tout à fait qualifié pour cette adaptation, en effet, avec Ossessione il avait déjà porté à l’écran d’une manière remarquable un des ouvrages maîtres de la littérature noire. L’étranger est le roman qui a fait le plus pour la renommée d’Albert Camus. Lui-même racontait qu’il avait été inspiré des romans noirs américains. Le succès du roman a été immédiat, et depuis sa parution en 1942 il ne s’est jamais démenti, preuve que son style n’a pas vieilli. En vérité cela vient de la technique narrative choisie par Camus, l’ouvrage est écrit à la première personne et le récit est construit en flash-back à la manière des romans noirs américains. Des imbéciles comme François Truffaut qui n’en perdait jamais une pour dire des saloperies considérait que ce roman valait bien moins que n’importe quel roman de Simenon. Il est en effet à la mode dans la petite bourgeoisie, depuis Sartre, de dénigrer Camus qui venait d’un milieu très pauvre. Truffaut qui comme la plupart des auteurs de la Nouvelle Vague se situait très à droite et sans guère d’admiration pour la Résistance, n’entendait rien ni au style cinématographique, ni au style littéraire. Simenon a toujours été un auteur qui bâclait, mais son style plaisait assez à la petite bourgeoisie. Je n’ai évidemment pas besoin de défendre Camus qui est mort depuis longtemps, et encore moins son livre qui le fait très bien tout seul.

      L’étranger, Lo straniero, Luchino Visconti, 1967 

    Lorsque la réalisation de L’étranger est mise en route, l’ouvrage est déjà considéré comme un monument ce qui peut être intimidant. C’est Dino de Laurentis qui en avait acquis les droits. Plusieurs réalisateurs ont été proposés, on a parlé de Joseph Losey, de Mauro Bolognini. Il est curieux qu’aucun réalisateur français ne ce soit vraiment intéressé à un tel sujet. La veuve d’Albert Camus a arrêtée finalement son choix sur Visconti. Mastroianni n’a été aussi qu’un second choix. Auparavant Alain Delon – très lié à l’époque à Visconti – et Belmondo avaient été envisagés dans le rôle de Meursault. On regrettera évidemment que le film de Visconti soit très difficile à voir aujourd’hui, il n’en existe pas, à ma connaissance, de copie en DVD.

    L’étranger, Lo straniero, Luchino Visconti, 1967  

    Meursault aux funérailles de sa mère 

    L’histoire est bien connue. Meursault  qui vient d’enterrer sa mère avec une grande indifférence, va se trouver embringué, pour rendre service à une vague relation, dans le meurtre d’un Arabe sur la plage. Cela l’amène en prison et passant devant le tribunal il ne manifestera ni regret, ni émotion. C’est ce qui le condamnera à la peine de mort, les juges insistant sur le fait que lors de l’enterrement de sa mère il n’ait pas manifesté le moindre chagrin. A partir de cette brève intrigue, Camus développe une méditation sur l’absurdité et le chaos de la vie, le peu de choix qu’elle suppose. La solitude de Meursault n’est jamais compensée par ces personnages qu’il croise au hasard de ses déambulations. On a vu dans ce roman une sorte de conte philosophique, mais on peut y voir aussi une sorte de roman noir, Albert Camus ayant reconnu qu’il avait écrit ce texte dans un but de divertissement.

     L’étranger, Lo straniero, Luchino Visconti, 1967 

    Meursault a beaucoup de désir pour Marie 

    La première difficulté de l’adaptation cinématographique est que le texte est écrit à la première personne et au passé composé. Cela donne un style à la fois oral et mélancolique au récit, proche de la technique des grands romans noirs américains. Visconti utilise la voix off en partie pour essayer de rendre le style oral de Camus.

    Tout le récit de Camus étant fondé sur une sorte de tragédie solaire, Visconti allonge sans doute inutilement les scènes donnant l’image d’une chaleur accablante. Le film a été tourné en partie en Algérie, histoire de donner une sorte d’authenticité au film. Les plages, les rues d’Alger servent de décor. Mais tout cela ne suffit pas. Malgré tout le film présente des longueurs, ou plutôt des outrances. Les scènes du procès frisent le grotesque. Tout ce qui dans le roman passait à cause de la distance affichée entre le héros et le récit qu’il racontait, se trouve saturé d’effets.

     L’étranger, Lo straniero, Luchino Visconti, 1967 

    Sintès qui bat sa compagne attire tout le monde dans l’escalier 

    Probablement le film souffre de l’interprétation. Marcello Mastroianni n’est pas un personnage grave ou indifférent, ici il donne plutôt l’impression d’un autiste, un rien sautillant qui ne se rend jamais bien compte où il se trouve. Mais c’est lui qui est la vedette du film. Les autres rôles pourtant interprétés par de grands noms tournent rapidement à la bouffonnerie. Seul Georges Géret dans le rôle de Sintès arrive à tirer son épingle du jeu. Georges Wilson est carrément ridicule dans le rôle du juge d’instruction. Anna Karina trimbale sa jolie et fine silhouette sans beaucoup de conviction. Bernard Blier semble s’être trompé de film et croit jouer pour Dino Risi. On ne trouve guère de talent non plus à la prestation de Bruno Cremer dans le rôle du prêtre. Preuve qu’il fait chaud, les acteurs passent leur temps à s’essuyer le visage avec des mouchoirs. Visconti essaie de se rattraper en multipliant les effets esthétisants, comme par exemple cette stylisation de Meursault dans sa cellule.

     L’étranger, Lo straniero, Luchino Visconti, 1967 

    Meursault tire sur l’Arabe qui en voulait à Sintès 

    Luchino Visconti est un peu le spécialiste des adaptations littéraires un peu lourdes des grands romans, que ce soit Le guépard de Lampedusa, Ossessione d’après James M. Cain, Les nuits blanches de Dostoïevski et plus tard Thomas Mann avec Mort à Venise. C’est toujours un peu comme ça, chaque fois qu’on essaie d’adapter les chefs d’œuvre de la littérature mondiale, ça donne un côté un peu ampoulé à force de respect de l’œuvre romanesque.

    Ici Visconti est plus fidèle à la lettre qu’à l’esprit. Preuve que pour faire un bon film un bon scénario ne suffit pas. Il ne trouve jamais la bonne distance. Il est dommage que les caractères ne soient pas mieux en valeur ou encore que les décors naturels ne soient pas mieux utilisés. Mais sans doute cela vient du fait que Visconti ne cherche pas à tirer l’histoire du côté du naturalisme, il vise d’abord à mettre en valeur le côté méditatif. Mais ce faisant il rate son but parce que cela donne de la lourdeur, un côté didactique que l’ouvrage de Camus justement évitait. Les longs dialogues sur la foi avec le curé sentent l’amidon. 

    L’étranger, Lo straniero, Luchino Visconti, 1967  

    Meursault est troublé par le crime qu’il vient de commettre 

    Le film a été un assez joli fiasco. La critique a éreinté le film a sa sortie. Il semblerait qu’il ait également rencontré des problèmes financiers et que Marcello Mastroianni ait lui-même assuré une partie du financement. Le public n’a pas suivi, ni en France, ni en Italie. Peut-être que la dureté du public et de la critique  n’aurait pas été aussi forte si le texte de Camus n’avait pas été aussi connu. Mais c’est un texte que les adolescents étudient au lycée et que souvent on relie au fil des années. La force du style de Camus emportant toute réticence sur son passage. Certains ont voulu y voir un film raciste, résumant l’intrigue au meurtre d’un malheureux jeune Arabe par un pied-noir. Mais en réalité l’Arabe qui se fait tuer par Meursault n’est pas aussi innocent que ça, comme Sintès dont il est l’ennemi à  cause des raclées que celui-ci a mis à sœur qu’il prostitue plus ou moins. En vérité les conflits ethniques qui existaient sûrement au début des années quarante en Algérie ne sont pas la préoccupation de Camus, ni dans un sens ni dans un autre.

     L’étranger, Lo straniero, Luchino Visconti, 1967 

    Meursault en emprisonné

     L’étranger, Lo straniero, Luchino Visconti, 1967 

    Meursault reçoit la visite de Marie en prison

     L’étranger, Lo straniero, Luchino Visconti, 1967 

    Le procès se déroule dans une atmosphère accablante  

    L’étranger, Lo straniero, Luchino Visconti, 1967

    Pour ceux que cela intéresse, je signale la lecture de L’étranger par Albert Camus lui-même. Le rythme qu’il lui donne est assez inattendu et ouvre des perspectives intéressantes pour ceux qui aiment ce texte. Il y a une ironie sous-jacente qui manifestement a échappé à Visconti.

    L’étranger, Lo straniero, Luchino Visconti, 1967 

    « Le policeman, Fort Apache the Bronx, Daniel Petrie, 1981Le port de la drogue, Pickup on South Street, Samuel Fuller, 1953 »
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  • Commentaires

    1
    Vendredi 7 Avril 2017 à 10:37

    A 50 ans de la sortie du film "Lo straniero" (L'Etranger) de Luchino Visconti l'attention à cet ouvrage littéraire et cinématographique devrait redoubler. En vous remerciant pour vos notes précieuses qui viennent d'un spécialiste du cinéma noir. Toutefois je fais présent que certains de vos critiques au travail de Visconti ont besoin de révision. Vous écriviez "Visconti est plus fidèle à la lettre qu’à l’esprit. Preuve que pour faire un bon film un bon scénario ne suffit pas." Mais vous oubliez ainsi que le premier scénario de Visconti ne fut pas approuvé par la veuve du célèbre écrivain, Francine Camus, qui imposa la reconstruction cinématographique en suivant la lettre du texte. Pour cela le scénario fut révisé à six reprises. Pour cela les intuitions et les visions plus artistiques du réalisateur furent gelées, et en fut certainement déçu. Je le cite -se reporter au texte de la voix "L'étranger" (film) dans Wikipédia - là où il fait ce constat: " Mon interprétation et mon scénario de L'Étranger existent bien ; je l'ai écrit avec la collaboration de Georges Conchon, et c'est quelque chose de complètement différent du film. Il y avait là les échos de L'Étranger [de Camus, ndr], des échos qui, entendons nous, arrivaient jusqu'à aujourd'hui, jusqu'à l'O.A.S., jusqu'à la guerre d'Algérie ; c'était vraiment ce que signifie le roman de Camus, qui, dirais-je, prévoyait ce qui est arrivé et cette prévision qui se trouve dans le roman, je l'aurais concrétisée cinématographiquement". C'est une intuition profonde, car - et je me trouve tout-à-fait d'accord avec le grand réalisateur dans sa lecture - L'Etranger de Camus est aussi un sorte de procès intime à la colonisation française, dans l'expérience d'un Pied-noir symbolique et au même temps vécu personnellement (en tout cas après le drame de Sétif en 1945), dans le sens d'une perte de son âme, de sa vision humaine et religieuse, à partir d'une conquête idéale de civilisation, telle qu'elle avait été conçue au début. Le liens avec la mère, est donc le lien avec l'histoire passée et avec l'humanité perdue dans un hédonisme irréfrénable et la légèreté anxieuse et tendue de l'existence matérialiste, qui semble dominer tout. Mais les interrogations du chapelain restent et la tristesse de la déchirure humaine hante nos esprits.

    2
    Samedi 8 Avril 2017 à 09:10

    Merci pour ce commentaire très instructif. Le roman ayant été écrit en 1942, il est difficile de faire comme Visconti un rapport avec les événements de Sétif qui datent de 1945, soit après la Guerre. Y voir un procès de la colonisation me semble tout autant absurde. Ce n'est pas une question que les pieds-noirs, même ceux qui comme Camus militaient pour l'égalité entre européens et arabes se posaient. Mais peut-être est ce de cette mauvaise interprétation de Visconti que viennent les problèmes avec ce film. Pour ma part, connaissant très bien les milieux pieds noirs, et très bien Camus aussi, je ne crois pas une minute que cela soit dans les intentions de l'auteur. Maintenant je comprend bien que Visconti ait eu cette interprétation, mais alors on se trouve en porte à faux avec le roman. Est-ce cela qui a entraîné l'échec public et critique du film ? C'est bien possible. Visconti lui-même ne semble y avoir vu qu'un film de commande sans grand intérêt.

     

    3
    Jeudi 13 Avril 2017 à 19:30

    "Le cinéaste ne pouvait pas ignorer ce lien..." etc - (je m'excuse de la faute de frappe). 

     

    4
    Jeudi 13 Avril 2017 à 19:49

    Oui, M. Clement, les faits de Sétif sont postérieurs à ce roman de Camus, tout comme la guerre d'Algérie, toutefois ils ont leur poids dans les réflexions qu'on doit y faire.  La grandeur d'un auteur réside dans ses pressentiments, même obscurs et refoulés, ce qui donne d'autres reflets psychologiques à L'étranger. Le cinéaste ne pouvait pas ignorer ces liens socio-historiques et nul peut juger ce qu'il aurait réalisé avec son idée, empêché par le refus de la veuve de Camus de donner cours à toute lecture personnelle de L'étranger qui pourrait constituer un tiraillement idéologique. Elle avait des excellentes raisons, en disant de vouloir respecter la volonté de l'écrivain. Peut-être qu'il y a eu des difficulté de tournage qu'on a pas eu envie de dénoncer à l'époque. Le conflit arabo-israélien a surement eu son impact, et cela peut aussi expliquer pourquoi les scènes à la plage ont été tournées en Italie plutôt qu'en Algérie...

     

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    5
    Jeudi 13 Avril 2017 à 20:54

    L'idée de décolonisation de l'Algérie était étrangère à Camus. Son idée était plutôt de faire évoluer la situation pour que les Arabes aient plus de droits et marchent vers l'égalité, mais sûrement pas d'abandonner l'Algérie qu'il considérait comme une partie de la France. Si je ne m'abuse, c'est surtout Mastroianni qui voulait faire le film et Visconti traînait un peu les pieds. Il est vrai qu'au moment du tournage on en était encore aux mouvements d'indépendance nationaux comme vecteurs de progrès humain. 

    Si on a tourné une partie du film en Italie plutôt qu'en Algérie, c'est aussi parce que ce pays se dirigeait vers un système plutôt autoritaire et très pointilleux sur tout. La répression des tendances les plus socialisantes commençaient déjà à être féroce.

      • Vendredi 14 Avril 2017 à 03:02

        Tout à fait, je suis d'accord sur votre aperçu final. C'est pour cela que chaque lecture de l'Etranger suscite plusieurs échos. Merci pour l'échange de vues. 

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