• L’ile de l’épouvante, Cinque bambole per la luna d'agosto, Mario Bava, 1970

     L’ile de l’épouvante, Cinque bambole per la luna d'agosto, Mario Bava, 1970

    Un des aspects des plus importants du giallo, c’est le choix des titres, ils sont très souvent énigmatiques et à eux seuls sont déjà empreints d’une poésie singulière. A l’inverse les titres des poliziotteschi sont plus explicites, raides comme des rapports de police. Cette différence – mais il y en a d’autres – montre que globalement le giallo s’est pensé comme un genre un peu à part comme segment du film noir. Le titre en français est complètement plat, bien trop réaliste pour accrocher le regard, en traduisant de l’italien c’est Cinq poupées pour la lune d’août. Le titre renvoie encore à Sei done per l’assassino, autre film important de l’œuvre de Bava. Si cela donne un petit parfum d’érotisme, ces cinq « poupées » confrontées à la lune d’août nous plongent déjà dans les abysses d’une réflexion sur les pulsions cachées qui vont mettre en mouvement une sarabande effrénée sur une île isolée de la Méditerranée. On est d’emblée dans le triptyque Sea, Sex and Sun, auquel il faudra ajouter la mort. Cela a été dit et répété, ce n’était pas un projet de Mario Bava, il aurait été contacté seulement deux jours plus tôt pour remplacer un réalisateur défaillant, alors que tout était déjà bouclé, le scénario, le casting, et même la musique. Le scénario ne lui plaisait pas, il n’eut guère l’opportunité de le modifier, mais il avait besoin d’argent pour régler ses arriérés d’impôt, et peut être est-ce pour cette raison qu’il dira qu’il s’agissait là de son plus mauvais film. Curieusement c’est un film qu’on tente maintenant de réhabiliter depuis des années, même si le public reste toujours assez circonspect. La trame de ce film est une nouvelle variation sur le thème des Ten little niggers d’Agatha Christie avec comme principe un groupe de personnages tout plus ou moins antipathiques qui vont être assassinés à tour de rôle, jusqu’à ce qu’on découvre que le véritable assassin est celui auquel on ne s’attendait pas. Si on se souvient que le nom giallo désigne tout d’abord en Italie un roman à énigme, souvent en vase clos, à cause des couvertures des romans policiers édités par Mondadori, alors ce film est un vrai giallo. De même il y a dans le roman anglais de type Agatha Christie une sorte d’humour noir qui, tout en étant particulièrement niais, va se retrouver précisément dans Cinque bambole per la luna d’agosto.  

    L’ile de l’épouvante, Cinque bambole per la luna d'agosto, Mario Bava, 1970

    Une jeune femme marche sur la plage 

    Dans une villa, sur une île apparemment déserte, quatre couples sont réunis. Ils donnent une petite fête où l’alcool coule à flots et où tous semblent vouloir se livrer à une partouze géante sous les yeux d’une toute jeune femme qui les observe. En vérité ils sont là pour tout autre chose que la bagatelle, ils veulent négocier avec le savant Fritz Farrell l’achat d’une licence pour exploiter la découverte d’une nouvelle résine. Mais celui-ci prétend avoir des objectifs plus nobles et dit se moquer de l’argent. La belle Marie trompe son époux avec l’homme à tout faire de la villa, Jacques. Trudy qui est officiellement l’épouse du savant est fortement attirée par Jill qui est la femme de George Stark. Les choses commencent à se gâter quand Jacques est assassiné. Comme ils ne peuvent pas rejoindre le continent, le yacht qui doit venir les chercher passera plus tard, ils le suspendent dans la chambre froide pour qu’il ne se décompose pas. C’est ensuite Marie qui est sauvagement assassinée, puis les meurtres s’enchainent. Jill s’est suicidée dans sa baignoire, tandis que Stark et Chaney se battent pour un chèque d’un million de dollars et qu’ils cherchent tous la fameuse formule. De meurtre en meurtre il ne reste plus que Davidson, Trudy et Stark. Davidson abat Stark puis va affronter Trudy. Ce sont eux qui ont organisé tous ces meurtres, mais ils s’entretuent sous les yeux d’Isabel qui est là pour ramasser le pactole après avoir téléguidé l’hécatombe. Dans un ultime rebondissement, elle rendra visite en prison à Fritz qui n’est pas mort, simplement congelé, il a été arrêté pour avoir tué un autre savant et lui avoir volé sa formule. 

    L’ile de l’épouvante, Cinque bambole per la luna d'agosto, Mario Bava, 1970 

    Marie réalise une sorte de strip-tease 

    Effectivement l’intrigue ne vaut pas un clou et les rebondissements sont tellement improbables qu’on s’en désintéresse un peu. Les admirateurs de ce film le reconnaissent biens volontiers, ils vont mettre l’accent sur les thèmes sous-jacents à l’intrigue et sur les formes visuelles qui les accompagnent. Par exemple il est souvent fait allusion à une critique de la modernité. Cette modernité c’est la maison, mais aussi la cupidité et l’hédonisme affiché. La contrepartie, c’est la solitude. Pour cela on a pensé qu’il y avait dans ce film une influence de Michelangelo Antonioni, particulièrement Il crido et L’Avventura qui met en scène aussi une île. Cette solitude est parallèle à l’ennui qui habite les personnages. Bien sûr, Bava n’appuie pas lourdement sur le message à la manière du cinéma d’auteur, il le traduit par les images, ou par les couleurs. Mais si tout cela est juste, il n’est pas certain que le spectateur s’intéresse à ces personnages désincarnés qui ne présentent aucune positivité, ni aucune excuse. C’est ici qu’on touche un point central de la critique cinématographique : détailler la forme c’est certainement très bien, mais oublier l’histoire c’est ôter du plaisir à regarder une œuvre, aussi élaborée soit elle puisque les sentiments disparaissent. Et ne faire que disserter sur cette disparition, outre que cela détruit le point de vue moral, finit par provoquer l’ennui. 

    L’ile de l’épouvante, Cinque bambole per la luna d'agosto, Mario Bava, 1970 

    Les femmes entre elles 

    Dans le contexte très politisé de l’Italie de la fin des années soixante, la critique de la marchandise est bien représentée dans le film. y compris en ce qui concerne les relations sexuelles puisque les différents protagonistes se livrent presqu’ouvertement à une forme d’échangisme ou de partouze géante, on verra même Nick encourager sa femme à coucher avec le savant pour lui voler la formule. C’est une petite communauté, avec ses « valeurs » si on veut. Mais la désigner comme étant isolée du reste du monde peut aussi signifier qu’elle est en voie de disparition, surtout que ses membres passent leur temps à s’entretuer. Les survivants, l’un est en prison et l’autre est en fuite. Ils peuvent bien se livrer à toutes les turpitudes que leur permet l’argent, ils ne sont pas heureux. Jill se suicidera, ce qui est une manière d’admettre la défaite de sa caste et la sienne propre. C’est volontairement que ces gens apparaitront comme vulgaires et faux, portant des masques sur leur visage, mais aussi des perruques ! C’est d’ailleurs une des maniaqueries de Mario Bava d’ajouter des perruques à ses acteurs, voire de les teindre en blond ou en roux pour les déréaliser. Le film est censé se passer sur une île, et les protagonistes portent des noms anglo-saxons, mais les acteurs sont incapables de donner le change, ils sont tout, sauf anglo-saxons ! Tout se passe comme si Bava montrait ouvertement qu’il se moque de la vraisemblance picturale de l’œuvre pour en chercher une vérité, ailleurs, plus discrète et plus difficile à débusquer. 

    L’ile de l’épouvante, Cinque bambole per la luna d'agosto, Mario Bava, 1970 

    Le professeur brûle sa formule 

    La maison dans laquelle le drame se déroule dans une villa très moderne est située face à la mer, sur un promontoire rocheux. Elle ressemble dans sa conception même à celle que Curzio Malaparte s’était faite construire à Capri. C’était la maison d’un auteur nihiliste, célèbre en Italie, parfois moquée pour ses extravagances, elle reflétait bien la grandiloquence de cette modernité invasive. Comme le film avait été bouclé avant même que Bava ne s’y intéresse, il est assez douteux qu’il ait choisi lui-même les décors. Cependant il y a sa patte dans la manière dont ces décors sont filmés. Le film s’est tourné prés d’Anzio, et pas du tout sur une île, cette plage est semble-t-il la même que celle de La frusta e il corpo[1]. L’extérieur de la villa aurait été en réalité une peinture sur verre, donc un faux décor, une tromperie. Tandis que les intérieurs auraient été filmés dans deux maisons différentes. Bava va tirer partie des décors. D’abord en utilisant la mer, ce qui nous ramène au thème de l’eau dont la fluidité annonce un grand nettoyage, thème qui sera repris dans le film suivant, Ecologia del dellito, avec d’ailleurs le même thème de l’isolement, ce n’est pas une île, mais une baie, mais le principe est exactement le même. L’homme est face à la nature et doit se déterminer par eux-mêmes. Mais la mer va permettre aussi de filmer des crépuscules bleutés dont la froideur renvoie au manque de cœur des personnages. Bava va s’essayer à un nouveau travail sur les couleurs, après avoir travaillé le rouge, il travaille le bleu, probablement sous l’influence de Melville dont Le samouraï avait été remarqué de ce point de vue. 

    L’ile de l’épouvante, Cinque bambole per la luna d'agosto, Mario Bava, 1970

    Marie découvre le cadavre de Jacques 

    Si la maison parait entourée d’une nature tout à fait avare et hostile, son intérieur va jouer aussi un rôle important. Le grand salon représente un lieu de vie commun, normalement un endroit où la vérité devrait se faire jour. Mais dès le début il est marqué par l’usage du mensonge avec le faux meurtre de Marie, dite Punk. C’est donc le lieu où on ment. A la fin du film, il y a une scène étonnante qui montre dans le salon justement l’escamotage des corps qui sont censés avoir été drogués et qui soudainement disparaissent lorsque l’équipage du yacht vient chercher ceux qui restent. Les escaliers vont jouer aussi un rôle très important. Et c’est ce qui relie ce film au film noir du cycle classique. L’escalier en colimaçon qu’on le monte ou qu’on le descende signifie cette capacité à pénétrer les méandres tortueux de l’âme humaine. Mais les escaliers permettent de relier les différents niveaux de la conscience et des caractères. Il y a cette séquence particulièrement habile, des billes qui dévalent les escaliers, consécutivement à la bagarre entre Stark et Chaney. Et ces billes vont rejoindre la malheureuse Jill qui s’est suicidée dans son bain, comme s’il s’agissait d’une conséquence de cette haine entre les deux hommes. 

    L’ile de l’épouvante, Cinque bambole per la luna d'agosto, Mario Bava, 1970

    Le cadavre git sur la plage 

    Parmi les personnages du film il faut revenir sur celui d’Isabel. C’est une jeune fille qui a l’apparence de l’innocence.  Il rappelle le fantôme de Melissa dans Operazione paura[2]. D’emblée il est énigmatique, il n’appartient pas au groupe de la villa, il semble arrivé de nulle part. Il est à la vérité l’image du destin, mais en même temps sa jeunesse et sa fausse innocence le rapproche de l’enfant maléfique, cette figure qui va faire flores avec des films comme The exorcist de William Friedkin. Et du reste ce personnage se révélera comme peut être le pire de cet ensemble de criminels rassemblés sur l’île. Quand on l’aperçoit elle intrigue, au point qu’on la dirait venir de la mer. On trouvera dans Ecologia del dellito un personnage un peu similaire 

    L’ile de l’épouvante, Cinque bambole per la luna d'agosto, Mario Bava, 1970 

    Isabel déplace le cadavre 

    Dans la manière de mettre en scène, on va retrouver un certain nombre de tics de Bava. D’abord ces cadavres qui sont enveloppés dans du plastique, puis suspendus dans la chambre froide. Comme disait Baudelaire : les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs. Bien entendu cela rappelle les mannequins de Sei done per l’assassino. Mais il m’est apparu que la proximité avec Invasion of the Body Snatchers le célèbre film de Don Siegel, réalisé en 1956. Dans ce dernier film nous avions des cosses venues d’ailleurs, qui contenaient des formes humaines sans âme et qui pouvaient éclore dans certaines conditions pour remplacer les vrais humains. Cette fable visait à dénoncer l’invasion programmée des rouges sans qu’on connaisse vraiment les buts véritables au-delà de la prise de contrôle de la planète. Mais ici elle va fonctionner à l’envers ! Ce sont les humains qui sont enfermés dans un sarcophage du fait de leur inexistence même ! Ils sont déshumanisés même dans la mort, apparentés à de vagues morceaux de viande. Ils retournent au néant dont ils n’auraient jamais dû s’évader. En renversant cette perspective, c’est le capitalisme et le monde de la marchandise qui est dénoncé. 

    L’ile de l’épouvante, Cinque bambole per la luna d'agosto, Mario Bava, 1970

    Marie a été sauvagement assassinée 

    La mise en scène est très recherchée, presqu’expérimentale. On lui a reproché d’utiliser un peu trop le zoom. Si on comprend bien pourquoi il l’a fait, recherchant un effet de distanciation avec le sujet, cela ne provoque pas vraiment un malaise existentiel chez le spectateur, mais plutôt un agacement. Parfois quand on reproche l’utilisation du zoom c’est parce qu’il s’agit d’une sorte de travelling paresseux qui déforme la profondeur de champ. Et très souvent ce reproche est peu fondé. Le zoom est une technique comme une autre, ni bonne, ni mauvaise en soi. Elle fait partie de la grammaire du cinéma moderne, mettant l’accent tantôt sur le plan d’ensemble, tantôt sur un détail. La scène orgiaque d’ouverture utilise des zooms frénétiques sur Edwige Fenech. Cela a été salué par les admirateurs de Bava. Pour ma part je trouve que cela donne un aspect clinquant. Certes il s’agit de dénoncer la vulgarité de cette débauche, mais ces mouvements incessants nuisent souvent à l’intrigue, vous me direz qu’ici il n’y en a pas, mais tout de même c’est elle qui supporte les effets de style et qui les justifie. 

    L’ile de l’épouvante, Cinque bambole per la luna d'agosto, Mario Bava, 1970 

    Jill s’est suicidée 

    La mise en scène souffre d’un déséquilibre dans le scénario. En effet la première moitié du film ne contient qu’un seul cadavre, et encore celui-là on ne sait pas pourquoi il a été tué puisqu’il n’appartient pas au cercle de ceux qui veulent s’approprier la fameuse formule. Tous les autres se trouvent dans la seconde partie ce qui entraîne une forme de trépidation qui jure par opposition au relatif calme de la première partie. C’est typique des scénarios bâclés, du reste la scène finale pour surprenant que ce soit le retournement ressuscite le malheureux savant Fritz. C’est évidemment absurde car on ne comprend pas comment il peut retrouver un semblant de vie normale après avoir été congelé pendant plusieurs jours. Mais d’un autre côté on peut dire que cela renforce la dimension absurde de cette fable. Il y a un aspect d’ailleurs assez grotesque dans le film qui est constamment souligné par la musique stridente et assez insupportable de Piero Umiliani. Ça ressemble parfois à du Fellini. 

    L’ile de l’épouvante, Cinque bambole per la luna d'agosto, Mario Bava, 1970 

    Trudy veut enregistrer sa confession 

    C’est un casting de pauvre, c’est-à-dire des acteurs de second rang, la plupart habitués aux films de genre. C’est un des rares rôles dramatiques d’Edwige Fenech, elle bifurquera ensuite vers la comédie grivoise où elle fera fortune. Elle joue ici une sorte de nymphomane, Marie. Elle a de l’abattage en plus d’un physique très sensuel. Elle tient bien son rôle. Elle est certainement la plus remarquable dans cette distribution avec Maurice Poli, l’autre acteur français du film. C’est un acteur excellent qui malheureusement n’a eu que des rôles médiocres à servir. Il est pourtant très bien dans le rôle de Nick qui est aussi le mari de Marie ! Le reste c’est plutôt terne, à commencer par la princesse Ira de Fürstenberg qui faisait l’actrice pour compenser son ennui. Elle incarne Trudy, sans éclat. Le couple Davidson interprété par Howard Ross, un acteur de second plan du western spaghetti, et Helena Ronee, est totalement fade. Teodoro Corrà en fait des tonnes dans le rôle du machiavélique George Stark. Et William Berger est comme à son ordinaire totalement terne dans le rôle de Fritz Farrell. Ely Galleani ne relève pas le niveau, même quand elle perd son innocence pour se révéler la plus perverse des garces. 

    L’ile de l’épouvante, Cinque bambole per la luna d'agosto, Mario Bava, 1970

    Jack a tué Nick 

    Si bien entendu on peut broder sur le style de Bava à l’infini, avec de bonnes idées de mise en scène, le film reste dans l’ensemble raté et donne raison non seulement à Bava qui le trouvait mauvais, mais aussi au public qui le bouda.  

    L’ile de l’épouvante, Cinque bambole per la luna d'agosto, Mario Bava, 1970

    Lisa vient voir Fritz en prison 



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/le-corps-et-le-fouet-la-frusta-e-il-corpo-mario-bava-1963-a212750157

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/operation-peur-operazone-paura-mario-bava-1966-a212828869

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