• L’ombre d’un doute, Shadow of a doubt, Alfred Hitchcock, 1943

     L’ombre d’un doute, Shadow of a doubt, Alfred Hitchcock, 1943

    C’est en revoyant ce film célèbre chez les cinéphiles qu’on comprend mieux pourquoi Hitchcock n’a jamais pu faire de film noir, même si certains éléments de ses films peuvent s’apparenter au genre. Et encore nous n’avons pas droit ici aux pitreries habituelles du réalisateur comme dans le médiocre Suspicion, son fameux humour anglais qui est si difficile à supporter. Raymond Chandler disait pour le roman noir, qu’il se différenciait du roman anglais à énigme par cette capacité qu’il avait de se projeter dans le désordre de la rue, et que c’est en cela qu’il lui était supérieur[1]. Hitchcock est au film noir ce qu’Agatha Christie est aux romans de Chandler ou d’Hammett, quelque chose de vieillot et de poussiéreux. Mais il y a des amateurs qui souvent sont plus portés à admirer la forme que le fonds – du moins cette suprématie du fonds sur la forme leur évite justement de se poser la question de savoir pourquoi ils se délectent d’histoires aussi saugrenues. Pour célébrer leur étonnement, ils sont prêts à admettre toutes les invraisemblances et à célébrer tous les codes de la bourgeoisie triomphante. Hitchcock disait lui-même qu’il se moquait du réalisme de l’histoire qu’il filmait, mais comme il se moquait aussi du réalisme psychologique des personnages, et qu’il disait ne pas vouloir délivrer de message, au bout du compte on se demande ce qu’il peut bien rester de ses films. Et cela d’autant plus que ses maniaqueries stylistiques se sont beaucoup usées au fil des années au point qu’on ne finit par ne voir plus qu’elles. Je me suis toujours méfié de ceux qui passent leur temps à dissocier le fonds de la forme. En effet, non seulement la forme doit être toujours adéquate au fonds, mais en outre elle reflète inconsciemment les désirs d’une époque, les aspirations d’une société particulière. C’est bien pourquoi les œuvres de fiction contrairement à une idée reçue ne peuvent pas être un simple ressassement. 

     L’ombre d’un doute, Shadow of a doubt, Alfred Hitchcock, 1943 

    Charlie est heureuse de voir son oncle 

    Charlie Oakley est traqué par la police de New York. Déjouant les filatures, il va se réfugier dans une petite ville de Californie du Nord, Santa Rosa, chez sa sœur. Dans cette famille très provinciale où il ne se passe rien, il est attendu avec beaucoup d’impatience, surtout par la jeune Charlie, sa nièce, à qui on a donné son prénom en son honneur. L’oncle Charlie semble avoir beaucoup d’argent et reste très évasif sur ses activités. Mais il est venu avec des cadeaux pour toute la famille. Il va déposer ensuite une forte somme d’argent à la banque où travaille son beau-frère, tout en faisant des blagues douteuses sur la banque en général. Tout va bien si ce n’est que le comportement de l’oncle Charlie interpelle, notamment quand il fait disparaitre des morceaux du journal. Bientôt arrive ne ville deux soi-disant enquêteurs du gouvernement qui s’intéresse à la famille Newton et donc aussi à l’oncle Charlie. Celui-ci refuse de les rencontrer, et défend qu’on le photographie. La jeune Charlie commence à se poser des questions, et bientôt elle apprend que les soi-disant enquêteurs ne sont rien d’autres que des policiers qui cherchent à arrêter l’oncle Charlie qui serait en réalité un tueur en série qui dépouillerait des vieilles femmes fortunées. Et plus la jeune Charlie est amoureuse du policier Graham et plus elle va chercher des preuves de la culpabilité de son oncle. La bague que l’oncle Charlie lui avait offerte semble avoir appartenue à une femme disparue dont les journaux ont parlé, mais dont le policier l’a entretenue. Elle va en trouver aussi la preuve à la bibliothèque municipale et dès lors elle va vouloir faire partir son oncle car elle ne peut pas le livrer à la police à cause des relations affectives que sa mère entretient avec lui. Peu à peu, elle va passer de l’admiration à la répulsion pour cet oncle naguère attendu comme le messie. Bientôt l’oncle Charlie va lui avouer ses crimes et même les justifier d’une sorte de philosophie nihiliste. Il semble cependant que l’oncle Charlie veut se débarrasser de sa nièce, il a mis en place un plan diabolique pour l’enfumer dans le garage avec toute sa famille. Seul le hasard la tirera de ce mauvais pas. Mais bientôt, au grand étonnement de la jeune Charlie, les policiers vont renoncer à poursuivre son oncle, ils pensent avoir découvert le meurtrier du côté de Philadelphie et celui-ci se serait suicidé comme un aveu de sa culpabilité. La voie est libre pour l’oncle Charlie qui prétend s’installer dans la petite ville, ce qui crée un malaise profond avec sa nièce. Et puis d’une manière inattendue, sans doute parce que l’oncle Charlie a décidé de suivre une riche veuve jusqu’à San-Francisco, il quitte la maison. Tout le monde l’accompagne au train, mais au moment de partir, l’oncle Charlie retient sa nièce et va essayer de la jeter sur la voie au moment où le train démarre. C’est cependant l’oncle qui va passer sous un train. Les obsèques de Charlie ont lieu, tout le monde pleure beaucoup, l’enterrement est magnifique, et on comprend que la nièce va sans doute se marier avec le policier sans dévoiler son secret. 

    L’ombre d’un doute, Shadow of a doubt, Alfred Hitchcock, 1943 

    Charlie porte le déjeuner à son oncle 

    Six personnes ont travaillé sur ce scénario, construit à partir d’un synopsis de six pages de l’écrivain Gordon McDonell qui n’a pas pu continuer à travailler avec Hitchcock au motif qu’il devait partir à la guerre. C’est un peu difficile à imaginer qu’avec tout ça on arrive à un résultat qui ne tienne pas debout. On se perd d’ailleurs en conjectures sur la signification d’un tel projet. Certes on voit bien qu’il y a une opposition frontale entre cet homme venant de New York, par essence la ville criminelle, et la paisible bourgade endormie sous la satisfaction d’une vie vide de sens et d’émotion. Ceux qui adorent ce film, et ils sont nombreux, considèrent qu’Hitchcock trouve un grand sujet en montrant que derrière une apparente paisibilité de la vie sociale, derrière les volets de la respectabilité, le crime rôde. Mais c’est un argument bien mince qui après tout se retrouve forcément dans n’importe quelle enquête d’Hercule Poirot ou de Mis Marple. C’est même le principe suranné du drame bourgeois. L’autre aspect est ce rapport incestueux qui se développe entre les deux Charlie. Et il est vrai que c’est plus intéressant, quoique la fin moralisatrice plombe finalement cette dimension. Hitchcock disait toujours, dans ses entretiens avec Truffaut notamment, que le fameux code Hays le forçait à donner une fin conforme à la morale bourgeoise qui tendait à défendre la famille et le mode de vie américain. Mais rien n’est plus faux car à la même époque les maîtres du film noir faisaient des films bien plus audacieux face à cet impératif. Ce n’est pas tant que le héros négatif soit détruit qui est gênant, mais plutôt la manière dont sa mort remet tout en place dans la petite ville, comme s’il n’y était jamais venu. Il est impossible de voir dans ce film une quelconque critique sociale. C’est même le contraire. La jeune Charlie qui au départ prie que quelque chose de violent et d’inattendu se passe pour que sa vie enfin change et qu’elle connaisse des émotions nouvelles, faisant preuve d’un nihilisme contrarié, va à la fin épouser le fade inspecteur de police qui du reste ne brille pas par sa perspicacité. Alors qu’elle avait affirmé sa gémellité avec son oncle, la voilà qui au nom de la morale le trahit sans trop de difficultés. On ne sait pas trop comment elle vivra avec son terrible secret. 

    L’ombre d’un doute, Shadow of a doubt, Alfred Hitchcock, 1943 

    L’oncle Charlie guette les “enquêteurs » du gouvernement 

    Le portrait du criminel qui, disait Hitchcock, lui avait été inspiré par des assassins bien réels dont le fameux Landru, est un peu mieux construit. L’oncle Charlie aussi se présente comme un nihiliste qui juge que le monde est entièrement mauvais, et que lui-même ne fait que le débarrasser de ces riches veuves qui n’ont jamais travaillé de leur vie et qui sont indûment couvertes de diamants. Au départ il vient à Santa Rosa pour s’y cacher. Mais peu à peu il va être pris par son atmosphère lénifiante au point de vouloir y rester. Et s’il veut y rester, c’est parce qu’il s’est attaché à la famille de sa sœur et plus particulièrement à sa nièce avec qui il n’osera pas aller jusqu’à une relation sexuelle plus implicite. On comprend bien que cette petite ville paisible lui a ôté le goût du meurtre, jusqu’au moment où, se rendant compte que sa nièce le hait, il décide de s’en aller pour reprendre ses pérégrinations meurtrières, ayant des vues semble-t-il sur une nouvelle riche veuve qui a eu le malheur de passer à sa portée. Entre temps on aura eu droit à une explication psychologisante de la part de sa sœur. Quand il était petit garçon, Charlie était tranquille et paisible, il lisait beaucoup, puis il a eu un accident, et le coup qu’il a reçu sur la tête l’a transformé. Si les policiers ne brillent pas vraiment par leur perspicacité – c’est toujours un thème récurrent chez Hitchcock – le père de Charlie et son copain Herbert semblent complètement abrutis, passionnés qu’ils sont par des histoires de détective à la Agatha Christie. Ils n’apportent quasiment rien au film, ils sont juste là pour faire la démonstration du fameux humour hitchcockien qui parait aujourd’hui terriblement daté. Mais après tout c’est toute la famille Newton qui sombre dans la caricature, notamment les deux derniers enfants qui sont en démonstration de leur espièglerie, sans que cela ne nous émeuve beaucoup. L’apparente subversion du personnage de l’oncle Charlie est bien plus que compensée par celui de la jeune nièce qui remet les choses à leur place pour nous faire sombrer dans un moralisme très convenu.

      L’ombre d’un doute, Shadow of a doubt, Alfred Hitchcock, 1943

    Charlie est outré des accusations des policiers 

    La réalisation est plus sérieuse que son sujet. Certes on retrouvera toujours des formes maniaques, comme des mouvements de grue qui se veulent très significatifs – dans la bibliothèque la hauteur vertigineuse de la prise de vue est apparentée au regard de Dieu, ou des plans obliques destinés à montrer combien le chaos s’est installé dans la maison. De la même façon il multiplie les scènes dans les escaliers comme source d’un mystère latent. C’est parfois un peu chichiteux. Mais on a toujours droit avec Hitchcock à très peu de spontanéité dans la mise en scène. Le point fort est bien sûr d’avoir utilisé le décor réel de Santa Rosa. Ça nous éloigne des décors de carton-pâte et des transparences bancales des précédents films d’Hitchcock. Si Suspicion est aujourd’hui invisible, c’est sans doute aussi à cause de cette mauvaise maîtrise des décors. Donc le fait que le film ait été tourné en décors naturels est un gros avantage et donne un côté plus moderne à ce film. Il y a beaucoup d’astuces pour faire de la ville un véritable personnage. Si la fin de l’histoire est médiocre, cela tient aussi à la façon dont elle est tournée. C’est absolument peu convaincant. Mais les bagarres et l’action en général n’ont jamais été le fort d’Hitchcock, c’est pourquoi le plus souvent il multiplie les gros plans et les angles de prise de vue, pensant donner du rythme grâce à sa science du montage. L’ensemble est soutenu par la belle photo de Joseph Valentine, c’est encore plus net dans les dernières versions en Blu ray.

     L’ombre d’un doute, Shadow of a doubt, Alfred Hitchcock, 1943 

    A la bibliothèque ses soupçons ne font qu’augmenter 

    L’interprétation sauve tout de même le film de l’ennui et fait que contrairement à Suspicion on le regarde jusqu’au bout. Le grand Joseph Cotten qui est un acteur extraordinaire, incarne le mélancolique Charlie, il est excellent ici, passant d’une forme de dépression nerveuse lorsqu’il est allongé dans son lit au début du film, à une forme d’exaltation quand il tente de convaincre sa nièce de ne rien faire pour le dénoncer. Il incarne une sorte de double figure, d’un côté un homme aimable et spirituel, très soigné de sa personne et attentionné, et de l’autre un homme froid et cynique, déterminé à tuer pour sauver sa peau. Et puis il y a Teresa Wright qui trouve ici son meilleur rôle au cinéma. Sans doute n’a-t-elle pas fait une meilleure carrière à cause de sa petite taille et peut être de son côté trop lisse. Mais ici elle est tout à fait étonnante. Au fur et à mesure que le film avance, elle se dégage de sa naïveté latente et devient une femme rouée et finalement aussi cynique que son oncle, du moins est-elle tout autant manipulatrice. MacDonald Carey dans le rôle du policier amoureux de la jeune Charlie n’est pas très convaincant, son physique lui-même pose problème. On se demande comment la fine et spirituelle Charlie pourrait s’attacher à un être aussi frustre. La sœur de l’oncle Charlie est interprété par la très solide Patricia Collinge. Elle est excellente, à la fois sobre et émouvante. Hume Cronyn a un petit rôle assez anodin, celui d’Herbert, mais il est juste là pour faire sourire le spectateur par ses confusions aussi bien que par sa petite taille. 

    L’ombre d’un doute, Shadow of a doubt, Alfred Hitchcock, 1943 

    Charlie veut tuer sa nièce 

    Si ce film marque assurément une étape dans l’évolution de la technique hitchcockienne, et s’il est moins ennuyeux et moins daté que la majeure production du « maître », il laisse tout de même un goût d’inachevé et passe difficilement le cap des années. Mais cela a été un grand succès critique et public, au point qu’il a suscité un remake aussi inutile que tardif en 2013 sous le titre de Stoker, sous la direction de Park Chan-Wook. Cette version modernisée n’a pas eu beaucoup de succès.

    L’ombre d’un doute, Shadow of a doubt, Alfred Hitchcock, 1943

    L’ombre d’un doute, Shadow of a doubt, Alfred Hitchcock, 1943

     

     


     



    [1] The simple art of murder, The Atlantic Monthly, December 1944.

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  • Commentaires

    1
    Lundi 14 Mai 2018 à 12:39

    Vous parlez d’Agatha Christie, et une question me trotte dans la tête : qu’est-ce que cela donnerait si Alfred Hitchcock et Agatha Christie réalisaient un film ensemble ! Concernant votre article, je considère « L’ombre d’un doute » comme un film romantique et non de suspense !

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