• LA DEGENERESCENCE DU CINEMA AMERICAIN DEPUIS 1980

    Quelques films intéressants par ci par là laissent croire que le cinéma américain a encore quelque chose à voir avec l’art. Il n’en est rien. Depuis au moins trois décennies il ne cesse de s’effondrer. Ce mouvement est comme une lame de fond qui emporte même des réalisateurs aussi doués que Martin Scorsese dont les derniers films sont des fiascos artistiques. C’est une vérité tout autant intrigante qu’évidente. Comment expliquer cela ?
    La première idée qui vient à l’esprit est que le cinéma est un reflet de l’époque. Si l’époque est merdique et peu dynamique sur le plan social, alors le cinéma sera merdique et mollasson. Le cinéma américain a connu deux grands périodes de créativité : les années trente et quarante, et ensuite la fin des années soixante et le début des années soixante et dix. Cette dernière période est souvent très sous-estimée quantitativement et qualitativement. Les années cinquante furent des années d’un cinéma globalement très conventionnel, mais on y trouvait cependant de nombreux réalisateurs américains qui arrivaient à tirer leur épingle du jeu. Preuve que les studios n’avaient pas achevé leur chasse aux sorcières.
    Le cinéma qui a accompagné la contre-révolution reaganienne est une machine de guerre, un rouleau compresseur, qui lamine toute velléité de rébellion ou de simple critique sociale. Le cinéma américain a changé au début des années quatre-vingts dans deux sens :
    - d’abord la glorification sans nuance de l’argent et de la culture des « gagnants » ;
    - ensuite, le système de production des films lui-même qui s’est identifié à cette culture débile.
    Si vous voulez comprendre comment le cinéma américain est devenu dégénérescent, lisez l’ouvrage de Charles Fleming, Box-office qui vient d’être traduit aux éditions Sonatine. Cet ouvrage est centré principalement sur le producteur Don Simpson, mort en 1996 à la suite de ses excès en tout genre.

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    Don Simpson - Jerry Bruckheimer - Michael Bay

    Certes, ce n’est pas Don Simpson, ni son comparse Jerry Buckheimer qui ont inventé la connerie à Hollywood, mais ce sont eux qui l’ont élevé au stade d’œuvre d’art si on peut dire. Armés d’un grand cynisme et d’un niveau culturel très faible, Don Simpson et Jerry Buckheimer représentent la génération « rock » à Hollywood. Leur personnalité étant adaptée au niveau culturel de la masse, il n’est pas étonnant qu’ils aient rencontré le succès.
    Le plus arrogant et probablement le plus stupide de ces sinistres individus était Don Simpson. Non content de passer son temps à se droguer et à consommer des putes, il dépensait sans compter en médicaments et en chirurgie esthétique : une injection de collagène de ci, une liposuccion de là, ou encore des opérations autant ruineuses qu’imbéciles pour se faire allonger la bite, aves les conséquences dévastatrices que ce type d’opération peut avoir. Mais le pire était probablement qu’il pontifiait, prétendant avoir découvert la recette magique pour générer des blockbusters comme s’il en pleuvait. C’est ce qu’il appelait le « High Concept ». Le « High Concept » définit un film au scénario le plus simpliste possible : c’est le parcours initiatique d’un héros ou d’une héroïne jeune qui poursuit un « rêve » (comme devenir une grande danseuse ou un super pilote d’avion) et qu’un ainé (un vieux sage, ou un grand frère) va révéler à lui-même. Le succès (le plus souvent monétaire) est au bout de la quête !
    La mise en œuvre de cette sorte de cauchemar américain a généré des milliards de dollars et une kyrielle de films nuls. Au-delà du simplisme des films, ceux-ci sont conçus comme de longs clips publicitaires pour la chaine MTV. Visant explicitement un public d’adolescents, ils s’adaptent directement à leurs pulsions primaires et vulgaires. Le principe de Don Simpson est de dicter pratiquement aux jeunes ce qu’ils doivent penser et aimer au cinéma. Le principe même est idiot. Mais par contre il faut pour faire du succès avoir une bonne connaissance des désirs louches des adolescents, il faut être quelque part comme eux. Ce qui pose forcément un problème quand on a plus de quarante ans !
    Ce qui est le plus fascinant dans tout ça, ce n’est pas tant que Don Simpson ait fait son beurre sur le créneau du film idiot pour adolescents mal dans leur peau, mais plutôt que son « High Concept » soit devenu la norme à Hollywood. En effet son associé, son complice devrait-on dire, Jerry Bruckheimer continue de plus belle, notamment avec la série des « Pirate des Caraïbes » ou celle de « Benjamin Gates ». Tout le monde veut un morceau de ce magnifique gâteau. Et cette tentation entraîne finalement le peuple d’Hollywood : si tous n’en meurent pas, tous en sont malades. N’est-ce pas pour ça que les films de Scorsese ne perdent plus d’argent ? Mais n’est-ce pas pour ça qu’ils ont aussi de moins en moins d’intérêt ?
    Le cinéma a toujours été une industrie populaire et à ce titre il a toujours produit des films confortant le spectateur dans sa propre inculture. Mais ce qu’il y a de nouveau dans les années quatre-vingts, c’est que le système Simpson-Bruckheimer a vampirisé l’ensemble du système des studios. On peut le remarquer à l’effondrement de la qualité des films de Scorsese : plus ceux-ci ont du succès, et moins ils ont un contenu fort. Un peu comme si Scorsese avait sur le tard préféré faire du fric selon le principe du « High Concept » que de faire du cinéma. Certes, les films de Scorsese ne sont pas encore tombés aussi bas que ceux de Simpson-Bruckheimer, mais depuis Gangs of New-York, ils intègrent plus des effets visuels que de subtilités scénaristiques.
    Dans le même temps que le « High Concept » semble être devenu la référence, il n’y a plus de films a contenu social à Hollywood. Or par le passé, cette industrie avait la capacité de générer des films plus ou moins engagés, basés sur l’existence de petites gens. Au moment où les super-héros ont pris le pouvoir sur les studios, l’humanisme hollywoodien a disparu.
    Au moment de la grande dépression et du New Deal, Hollywood s’était emparé de la crise économique et de ses dégâts dans la société pour en faire un sujet de réflexion, des cinéastes aussi divers que William Wellman, Frank Borzage ou John For s’y sont attelés. Le film noir a donné une coloration étonnante sur l’envers du rêve américain. A la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, on trouvait des films sur la classe ouvrière, sur le Viêt-Nam, ou encore sur un réexamen de la condition dans laquelle les Etats-Unis avaient été créés. De grands acteurs comme Paul Newman ou Robert Redford, s’impliquaient dans cette vision artistique du cinéma. Des réalisateurs comme Robert Mulligan ou Martin Ritt pouvaient viser un public populaire, sans viser en dessous de la ceinture. Bref, le cinéma avait une fonction critique qu’il a complètement perdue aujourd’hui. Tout se passe comme s’il devenait incongru de viser un public populaire avec des sujets qui le concernent. Depuis le début des années quatre-vingts, le marché du film populaire de qualité est laminé. Certes on y trouve de belles exceptions comme "Danse avec les loups" ou "Stanley et Iris", mais c’est l’exemple qui confirme la règle.
    Cette dégénérescence a de nombreuses raisons, chacune confortant l’autre. D’abord la classe ouvrière a disparue et a part quelques franges bien particulières des pays développés, et on se trouve dans une période de surconsommation. Et comme les logements sont devenus de plus en plus confortables, les adultes ne vont plus au cinéma, massivement le public du cinoche a entre 3 ans et 20 ans. Cette prise du pouvoir des adolescents sur ce qu’il faut bien appelé « la culture » produit de sacrés ravages, à commencer par tous ces créatifs qui courent après le public : Don Simpson se prenait d’ailleurs pour un artiste.
    Le second point est que la déréglementation des marchés financiers a permis la création de liquidités tellement abondantes qu’Hollywood ne sait plus qu’en faire. Mais également la contre-révolution conservatrice amenée sur le plan politique par l’affreux couple Reagan-Thatcher, a mis sur le devant de la scène l’idéal d’enrichissement. Le mot d’ordre est devenu depuis le début des années quatre-vingts : faire le plus de fric possible. C’est bien ce qu’ont compris les Don Simpson et les Bruckheimer. Ce dernier est d’ailleurs considéré maintenant comme l’homme le plus riche d’Hollywood, loin devant Spielberg. Cette frénésie d’enrichissement cynique a déclassé les valeurs culturelles et dans l’indigence générale de la production américaine, des réalisateurs médiocres comme le fascisant Clint Eastwood, Quentin Tarantino qui n’a rien à dire sur rien, ou le lénifiant et pleurnichard Steven Spielberg, sont apparus comme des « artistes ».
    Dans le même temps, le peuple d’Hollywood a transformé le bottin mondain de Los Angeles en une chronique des faits divers : on ne compte plus les acteurs, les actrices et les metteurs en scène qui sont compromis dans des affaires criminelles sordides. Jamais la consommation de drogue et d’alcool n’a été aussi importante chez toutes ces vedettes, comme le nombre de décès d’overdose n’a jamais été aussi élevé que depuis les années 80. Et d’ailleurs c’est bien d’un usage extravagant de stupéfiants qu’est mort Don Simpson. L’ineffable Jerry Bruckheimer a produit "Bad Boys I" et II. Mais tout le peuple d’Hollywood s’est transformé en bad boys et bad girls ! C’est la conséquence d’une identification aux personnages créés par le système.
    Cette folle machine broie tout sur son passage, et plus personne ne la contrôle. On ne compte plus parmi le peuple d’Hollywood les membres de la secte de l’Eglise de scientologie. Tom Cruise y est encore, John Tavolta, aussi, mais Don Simpson y a été faire un tour également. Dès lors il n’est pas étonnant de voir que les films produits à Hollywood depuis une vingtaine d’années ressemblent plus à de sinistres cauchemars qu’au rêve américain.
    Cette course à l’enrichissement frénétique et dévergondé, s’est appuyée aussi sur la transformation du modèle de financement et de rentabilisation des films. En effet, c’est la manne de la vente des films en K7, puis en DVD, la multiplication des passages à la télévision qui a généré des recettes que les vieux moguls d’Hollywood, du temps de son âge d’or, n’auraient pas osé imaginer. Les sommes se sont démultipliées aussi quand, au travers de la mondialisation qui a ouvert de nouveaux et fructueux marchés, il est apparu que les Etats-Unis allaient devenir le seul producteur de normes culturelles pour le monde entier et le « High concept » est tout à fait adapté à ce nivellement par le bas. Le malheur est que cette production de normes « intellectuelles » formate à long terme les esprits, leur ôtant toute autonomie et toute velléité critique.
    Cette mauvaise habitude de viser les gros budgets pour favoriser des recettes extraordinaires, entraîne une dévalorisation concomitante des autres productions. La profession ne se vit plus aujourd’hui que dans l’inflation des budgets. Par exemple le dernier film de Jean-Pierre Jeunet, Micmacs à tire-larigot a coûté plus de 25 millions d’euros, mais il n’est guère probable qu’il rembourse ne serait-ce que la moitié de ses investissements. Avatar, le dernier navet du médiocre James Cameron a eu un budget de 250 millions de dollars, bien plus que l’abominable "Titanic". Cette montée des financements comme mode de vie, va ruiner à terme la production de films en en tuant la diversité possible.
    Il est très difficile de dire à quoi ressemblera le cinéma dans quelques années. Ce qui est certain, c’est que la créativité a déserté Hollywood. Le plus probable est que la fracture cinématographique va s’élargir encore : d’un côté une masse de spectateurs consommant des effets spéciaux, des dérivés de jeux vidéos ou de bandes dessinées, de l’autre une poignée de cinéphiles vieillissants communiant autour de la célébration des mythologies de la classe moyenne inférieure, créneau sur lequel on trouve aussi bien Woody Allen que le cinéma français.

    Films produits par Don Simpson

    1983 : Flashdance (producteur) d’Adryan Line.
    1984 : Le flic de Beverly Hills (producteur) de John Landis.
    1984 : Thief of Hearts (producteur) de Douglas Day Stewart
    1986 : Top Gun (producteur) de Tony Scott.
    1987 : Le flic de Beverly Hills 2 (producteur) de Tony Scott.
    1990 : Jours de tonnerre (Days of Thunder) (acteur et producteur) de Tony Scott.
    1994 : Tel est pris qui croyais prendre (producteur) de Ted Demme.
    1995 : Bad Boys (producteur) de Michael Bay
    1995 : USS Alabama (producteur) de Tony Scott
    1995 : Esprits rebelles (producteur) de John N. Smith.
    1996 : The Rock (producteur) de Michael Bay

    Films produits par Jerry Bruckheimer

    1975 : Adieu ma jolie
    1977 : Il était une fois la Légion
    1980 : American Gigolo
    1980 : Le Solitaire
    1982 : La Féline
    1983 : Flashdance
    1984 : Le Flic de Beverly Hills
    1986 : Top Gun
    1987 : Le Flic de Beverly Hills 2
    1990 : Jours de tonnerre
    1994 : Tel est pris qui croyait prendre
    1995 : USS Alabama
    1995 : Bad Boys
    1995 : Esprits rebelles
    1995 : Rock
    1997 : Les Ailes de l'enfer
    1998 : Ennemi d'État
    1998 : Armageddon
    2000 : Le Plus beau des combats
     2000 : Coyote Girls
    2000 : 60 secondes chrono
    2001 : Pearl Harbor
    2001 : La Chute du faucon noir
    2002 : Bad Company
    2003 : Veronica Guerin
    2003 : Kangourou Jack
    2003 : Pirates des Caraïbes, la malédiction du Black Pearl
    2003 : Bad Boys II
    2004 : Le Roi Arthur
    2004 : Benjamin Gates et le Trésor des Templiers
    2006 : Déjà Vu
    2006 : Pirates des Caraïbes : Le secret du coffre maudit
    2007 : Pirates des Caraïbes : Jusqu'au bout du monde
    2007 : Benjamin Gates et le Livre des secrets
    2009 : Confessions d'une accro au shopping
    2009 : G-Force
    2010 : Prince of Persia : Les Sables du temps
    2010 : L'Apprenti sorcier
    2011 : Pirates des Caraïbes, La fontaine de Jouvence
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