• La femme au portrait, The woman in the windows, Fritz Lang, 1944

     La femme au portrait, The woman in the windows, Fritz Lang, 1944

    Même si cela n’a pas été toujours facile, Fritz Lang est, en 1944, un réalisateur reconnu et admiré. Mais c’est sans doute avec ce film, The woman in the windows, qu’il va s’imposer comme un des maîtres du cycle classique du film noir. C’est très certainement un des films noirs les plus commentés. Il est tourné la même année que Laura d’Otto Preminger, pratiquement en même temps. Si les deux projets semblent avoir été indépendants, ils ont pourtant des ressemblances formelles très intéressantes. Le tableau représentant une jeune et belle femme est le véritable point de départ de l’intrigue, ce tableau entraîne une forme de rêverie poétique qui va tourner au cauchemar, et ensuite, il va révéler les tensions entre l’homme et la femme comme l’expression d’une forme de guerre des sexes. Dans les deux cas ce sont des romans à succès qui ont été adaptés, et dans les deux cas le réalisateur a été rattaché au projet une fois que celui-ci a été formulé et décidé par les studios. Néanmoins comme Preminger et Lang sont des caractères forts, il ne faudrait pas penser que ce sont de simples commandes et qu’ils ne vont pas y ajouter leur touche personnelle. Les deux films rencontreront un succès critique et commercial très fort. L’ouvrage de Wallis, dont seulement deux livres ont été traduits en français, a servi de base à une adaptation somme toute assez fidèle, quoique des différences demeurent par exemple dans l’ouvrage de Wallis, Wanley lit des poèmes érotiques de la Grèce antique, tandis que dans le film il s’endort sur la lecture du Cantique des cantiques, poème sulfureux où la religion semble être contournée dans sa rigidité par un appel à une sexualité libérée. Notez qu’on a présenté Le cantique des cantiques, bien qu’il soit attribué à Salomon, comme écrit par une femme, parce que cet ensemble de poèmes parle plus d’amour charnel que de mariage, ce qui lui donnerait justement ce côté érotique très particulier. Par rapport au roman la fin a également été changée, moins tragique puisque par un artifice du scénario Wanley ne sera pas puni pour le crime qu’il a commis, elle est habituellement présentée comme un apport particulier de Lang[1]. L’ouvrage de Wallis sera adapté par Nunnally Johnson, un scénariste à succès, qui, de The grapes of warth de Ford à Dirty dozen d’Aldrich, accumulera les succès commerciaux dans presque tous les genres du cinéma américain. Mais comme il le reconnaitra, il adoptera de nombreux points de vue amenés par Lang. Il trouvait que de faire appel au rêve était une paresse scénaristique, mais il avoua avoir compris l’intention de Lang de ne pas punir un innocent pour avoir bu quelques verres de trop.  

    La femme au portrait, The woman in the windows, Fritz Lang, 1944

    Richard Wanley est un professeur d’université qui enseigne la psychologie criminelle à Gotham university[2] et qui n’hésite pas à citer Sigmund Freud. Il est, dans sa partie, reconnu. Il a une réputation, une famille, des amis. Il est à l’abri du besoin. Pour cause de vacances, il emmène sa petite famille à la gare, restant tout seul à New York. Clairement il se sent libéré d’un poids. Il va se rendre à son club où il rencontre ses amis, le procureur Lalor, et le médecin Barkstane avec qui il boit un peu et fume des cigares. Il reste tout seul à lire Le cantique des cantiques jusqu’à assez tard. Il s’en va par les rues désertes pour regagner à pied son domicile. Mais en passant devant une galerie, il va s’arrêter pour admirer le portrait d’une inconnue exposée en vitrine. Il va cependant voir le portrait s’animer. Il reconnait à côté de lui le modèle qui a stimulé l’imagination du peintre. Il entame la conversation avec cette belle jeune femme qui le drague ouvertement. Après avoir été boire un verre, elle l’emmène chez elle pour lui faire voir des dessins d’elle. Mais quelques instants après, arrive un individu, Mazard qui manifestement entretient la jeune femme et qui se croit des droits sur elle. Il commence à la battre, Wanley va s’interposer, mais comme Mazard menace de l’étrangler, il est plus fort que lui, Alice va lui tendre une paire de ciseaux avec lesquels il va tuer son protagoniste. Dès lors ils ne savent plus quoi faire. Craignant pour leur réputation et des ennuis avec la justice, Wanley va décider de faire disparaitre le corps. Il dit alors à Alice qu’il va chercher sa voiture et qu’elle doit l’attendre. N’ayant manifestement pas confiance en lui, Alice lui demande de lui laisser en échange de sa patience son gilet. Elle s’arrange aussi pour lui subtiliser son porte mine. Mais Wanley revient, avec milles difficultés, il charge Mazard dans sa voiture et s’en va le déposer dans les bois. Il se fera remarquer au péage pour des questions de monnaie, et puis il se déchirera le costume et s’égratignera sur les barbelés. Mais il revient chez Alice. Ils pensent tous les deux qu’ils vont s’en tirer. Ils souhaitent ne pas se revoir. Wanley reprend ses habitudes, au club il discute avec le procureur Lalor qui lui explique de la financier Mazard a disparu. Alice téléphone le lendemain à Wanley pour lui dire qu’elle a appris sa promotion à l’université par le journal. Mais peu après on a retrouvé son cadavre. Lalor pense que l’enquête sera facile, et qu’ils cherchent une femme. On apprend aussi que les amis de Mazard le faisaient surveiller par une sorte de détective. Celui-ci va se présenter d’ailleurs chez Alice pour la faire chanter. Il explore son appartement à la recherche d’une preuve du meurtre, mais il n’en trouve pas. Il va réclamer 5000 $ à Alice sous peine de la dénoncer.  Celle-ci gagne du temps et lui dit de revenir le lendemain. Entre temps elle va téléphoner à Wanley. Ils se retrouvent pour mettre au point l’élimination du maitre chanteur. Elle va proposer 5000 $ à Tim, et lui verser du poison dans son verre pour qu’il décède lorsqu’il partira de chez elle. Mais Tim est malin, devant la nervosité d’Alice, alors que celle-ci a promis de partir avec lui, il va la frapper, la dépouiller et la mettre à l’amende, il récupère en même temps la montre de Mazard ce qui est bien la preuve de l’implication d’Alice dans sa disparition. Entre temps Wanley a dû assister la mort dans l’âme à la découverte du corps. Lalor lui ayant dit qu’ils avaient trouvé la maîtresse de Mazard, il craint de rencontrer Alice. Mais ce n’est qu’une fausse alerte. Ce n’est pas la bonne femme. L’élimination de Tim ayant échoué, Alice téléphone à Wanley qui, désemparé, s’empoisonne. Mais non loin de l’appartement des coups de feu éclatent. C’est la police qui a abattu Tim qui cherchait à fuir, probablement parce que les objets qu’il avait sur lui l’incriminaient maintenant dans le meurtre de Mazard. Heureuse de cette issue, Alice téléphone à Wanley qui est en train de mourir dans son fauteuil. Mais en vérité il s’était endormi au club sur Le cantique des cantiques. Soulagé il s’en retourne chez lui par les rues désertes, repassant une dernière fois devant le portrait qu’il a attribué à Alice, croisant sur le trottoir une prostituée, il prendra ses jambes à son cou, probablement pour retrouver la sécurité de sa petite famille.

    La femme au portrait, The woman in the windows, Fritz Lang, 1944 

    Richard Wanley est un professeur renommé de psychologie 

    Le récit est parfaitement développé en trois temps. Cette manière de faire va accroître la tension, mais aussi l’incertitude dans laquelle se trouve le héros. C‘est donc bien le point de vue de Wanley qui est présenté. La première partie se situe entre le départ de sa petite famille et la mort de Mazard. Autrement dit il s’agit d’une quête douloureuse de la liberté. Plus Wanley pénètre l’intimité d’Alice, et plus il se rapproche du drame. C’est l’irruption inattendue du riche financier au cœur d’un lieu calme et rassurant qui est le prix qu’il faut payer pour ses propres fantasmes. Le second temps c’est bien évidemment la complicité qui va se mettre en place entre Alice et Wanley pour une question de survie élémentaire, mais en même temps on comprend que cette complicité va un peu au-delà car en prenant les choses en mains, Wanley retrouve sa virilité – bien difficilement il est vrai – et va susciter l’admiration de sa partenaire. La preuve que Wanley retrouve son statut, c’est qu’Alice lui téléphone pour le féliciter de sa promotion, mais en fait elle le félicite de sa conduite pour s’être débarrassé proprement du corps de Mazard en les protégeant. Cette période très active de Wanley va se clôturer avec l’arrivée du nouveau rival, le cauchemardesque Tim. Celui-ci représente une menace pour tous les deux, et surtout il va remettre sur le tapis la virilité de Wanley parce qu’il prétend s’emparer de la femme par la force. Cette nouvelle épreuve va produire la déchéance de Wanley parce qu’au fond elle démontre son impuissance. Il a voulu être un mâle dominant, c’est raté. Cette troisième partie aurait pu se conclure par la mort de Tim et laisser donc toute ses chances à Wanley de retrouver son statut auprès d’Alice. Mais dans la confusion de son esprit, il abandonne la lutte et s’empoisonne. Seule la mort peut le délivrer de son impuissance. Cependant, la véritable fin de l’histoire étant qu’il a rêvé tout cela, on comprend qu’en réalité il a été incapable de faire autre chose que de rêver. On ne sait pas qu’elle est la pire des deux fins : cette incapacité à être l’amant d’Alice, ou celle de ne pas triompher de son rival. 

    La femme au portrait, The woman in the windows, Fritz Lang, 1944 

    Sa femme et ses enfants partent en vacances, il les accompagne à la gare 

    C’est un film extrêmement compliqué, moins dans sa structure narrative que dans ses intentions d’ailleurs. Très souvent ceux qui en font le commentaire commencent par la rencontre de Wanley avec le portrait d’Alice, puis avec Alice. Ce n’est pas juste. La scène importante est le départ de la famille de Wanley dont il se débarrasse à la gare. C’est si je puis dire le premier assaut contre la famille. Ce type de scène a été très souvent vu au cinéma. The seven years itch de Billy Wilder le reprendra sur le mode de la comédie amère en 1955. D’une autre manière dans Pitfall, André de Toth raconte la même chose, un homme mûrissant envoie en l’air sa sécurité familiale pour vivre sa vie, notamment une passion sexuelle[3]. On a souvent dit que le film noir remettait en cause le modèle familial proposé par l’american way of life. C’est encore le cas ici. Le thème principal du film c’est la transgression et cette transgression va très loin puisqu’elle pousse Wanley jusqu’à tuer. On va donc voir Wanley, un petit homme faible et conformiste se transformer pour retrouver sa virilité. C’est là que les choses vont se compliquer. Alice est certainement une prostituée, ce n’est pas dit, mais c’est suggéré, notamment par le décor dans lequel elle vit, une sorte de bonbonnière luxueuse et vulgaire. Et donc dans un premier temps nous avons un adultère – celui de Wanley – qui met en scène un trio : Alice, Wanley et puis Mazard. Wanley se débarrasse de son rival à coups de ciseaux. Il est assez facile de voir ce à quoi renvoie les ciseaux. Mais justement quand Wanley se bat avec Mazard, ils se roulent par terre ensemble et c’est Wanley qui le pénètre de plusieurs coups dans le dos. L’allusion à l’homosexualité latente de Wanley est évidente, d’autant que dans son club bourgeois, il ne fréquente par définition que des hommes. Mais ce premier trio va laisser bientôt la place à un autre trio, Tim, Alice et Wanley. Tim est le mâle dans toute sa force : il veut non seulement s’approprier l’argent d’Alice comme un vulgaire maquereau, mais il veut aussi son corps et qu’elle parte avec lui. Dans les deux cas le pivot est Alice, la femme comme un trophée d’une lutte à mort. Mais Wanley est faible, déjà il s’en est miraculeusement sorti contre Mazard, aussi va-t-il choisir le poison pour éliminer Tim. Le poison c’est considéré depuis la nuit des temps comme l’arme des femmes, l’arme des faibles. Devant son impuissance, Tim ayant éventé facilement la ruse, il renoncera. On remarque que si Alice est bien l’enjeu de cette lutte, Wanley ne la possédera jamais. Celui-ci a admis sa défaite bien avant de combattre physiquement Mazard et Wanley pour les détruire. Il discutera avec ses amis Lalor et Barkstane très précisément de cela, avançant en parlant du portrait que tous les trois ont vu du fait qu’ils seraient bien incapables de faire quoi que ce soit avec une si belle fille, ils se trouvent trop vieux. Wanley répétera aussi devant Alice qu’il n’a pas d’intention malsaine à son endroit comme pour s’en convaincre. Wanley se sent très seul, et d’autant plus seul qu’il s’est enfoncé dans une histoire scabreuse. Il va écrire à sa famille pour leur dire combien elle lui manque, mais il n’ira pas jusqu’au bout, trouvant sans doute dérisoire d’étaler ainsi des faux sentiments. Il jettera la lettre à peine ébauchée. 

    La femme au portrait, The woman in the windows, Fritz Lang, 1944 

    Dans une vitrine il rencontre à la fois un portrait et son modèle 

    Le film noir a bâti sa spécificité sur l’ambigüité. C’est bien Wanley l’intellectuel, celui a lu Freud et qui l’enseigne qui représente cette ambigüité. Il vit en respectant l’ordre bourgeois, mais il ne rêve que de le transgresser. Tim au moins est beaucoup plus direct et moins hypocrite, il affiche clairement la couleur, c’est un prédateur, et il le dit. Mais Wanley dissimule ses instincts, sans doute comme ses amis. C’est peut-être ça qui le rend impuissant à satisfaire ses pulsions sexuelles. Pire encore, il réfléchit sur cette dissimulation. C’est à tel point qu’on peut se demander dans quelle mesure ce sont les pulsions de Wanley qui ont engendré le drame. C’est sans doute par référence à sa propre culpabilité que Wanley finalement ne reproche rien à Alice. En effet il aurait pu au contraire souligner la responsabilité de la jeune femme puisque c’est bien parce qu’elle est une femme entretenue qu’elle autorise Mazard à avoir des droits sur elle et donc à être jaloux au point d’avoir des envies de meurtre. Mais il ne dit rien et va se lancer dans une opération périlleuse pour tenter de restaurer l’ordre antérieur. 

    La femme au portrait, The woman in the windows, Fritz Lang, 1944 

    Wanley a tué Mazard à coups de ciseaux 

    Et Alice ? Elle apparaît à la fois comme un personnage clé, mais en même temps comme relativement indéterminé. Elle représente plus le désir masculin que la réalité d’une femme. C’est l’objet de la lutte sanglante entre les mâles. C’est sans doute comme cela qu’il faut comprendre sa mise en perspective par le portrait interposé. On ne sait pas vraiment qui elle est. Femme entretenue, certainement, demi-mondaine, probablement. Sans doute se tourne-t-elle vers Wanley parce qu’il représente plus la figure du père que celle de l’amant. On la sent prête à se confier à lui, elle lui montre les dessins qu’on a fait d’elle. Cependant, dès qu’elle va se sentir en danger, elle rompra cette complicité naissante en prenant ses précautions, elle exigera le gilet de Wanley, mais elle dissimulera son porte mine et la montre de Mazard. N’étant pas née de la dernière pluie, elle se méfie de la gent masculine, que ce soit de Mazard, de Tim et même de Wanley. Elle fera de même d’ailleurs avec Tim qui bien naïvement croit qu’il peut s’approprier Alice et son corps uniquement en exerçant la violence. Il vient que ce portrait est celui d’une femme en voie d’émancipation. C’est finalement elle plus encore que Wanley qui vit dans un univers hostile. Elle vient manifestement de la rue, et pourrait être tentée de se rapprocher du professeur comme une promotion sociale. Elle est le lien entre des classes sociales forcément antagoniques. Mais la rigidité des relations sociales va empêcher ce rapprochement. Au fond ce qui la sépare de Wanley ce sont les amis de celui-ci, Lalor et Barkstane. Ce sont eux les gardiens de la société, eux qui indiquent ce qui se fait et ce qui ne se fait pas. L’incompatibilité sociale entre Wanley qui la désire, et Alice, est représentée par cette scène où pour des raisons de sécurité ils se rencontrent dans le couloir d’un immeuble neutre et impersonnel, et où ils finissent par se tourner le dos. Wanley manque de courage, c’est évident aussi quand il accompagne Lalor pour inspecter les lieux où on a découvert le cadavre de Mazard, et où il craint de croiser Alice. Cependant Alice reste un personnage ambigu. Pour résoudre le problème de l’intrusion de Mazard, elle s’en remettra à l’intelligence de Wanley qu’elle pense supérieure à la sienne. Quoiqu’elle soit intervenue de manière décisive en lui tendant une paire de ciseaux – image de la femme castratrice – pour qu’il la débarrasse de Mazard. Notez que le titre américain, The woman in the windows est bien plus parlant que le titre français. En effet, on pourrait le traduire par La fille dans la vitrine – c’est du reste le titre d’un film excellent de Luciano Emmer La ragazza in vetrina qui traite explicitement de la prostitution – ce qui renverrait à ces femmes qui vendent leurs charmes en les affichant dans une vitrine sans rien donner du tout. D’ailleurs Alice apparaît au début comme quelqu’un de relativement froid et distant. Peut-être est-ce cela qui intrigue et attire Wanley ? Mais elle va vite s’animer ensuite dès qu’elle l’entraîne chez elle en lui prenant le bras comme s’ils étaient des vieux amis. Dans cette promenade nocturne étonnante Alice oscille entre le racolage le long d’un trottoir et la pression amicale pour entraîner Wanley chez elle, dans son antre, comme si elle en faisait une proie facile à dépouiller, et du reste elle le dépouillera… de son gilet ! 

    La femme au portrait, The woman in the windows, Fritz Lang, 1944 

    Wanley a accompagné le procureur Lalor sur les lieux de la découverte du corps 

    Le film va jouer sur la définition d’une réalité qui se révèle bien aléatoire. Il n’y a pas que le fait d’avoir rêvé. Dès le début nous avons un jeu sur la peinture, ou plutôt d’un portrait. Alice semble physiquement sortir du tableau, donner la vie à une image, mais on note que ce portrait est lui-même enfermé derrière une vitrine, signifiant la difficulté d’y accéder. Il y a bien trois niveaux de perception de l’image : d’abord le portrait perçu au-delà de la vitrine, ensuite le reflet trompeur d’Alice dans cette même vitrine, et enfin Alice elle-même qui apparaît au côté de Wanley, et preuve de sa matérialité, elle va lui prendre le bras pour l’emporter. Et donc tout de suite va se poser la question du rapport entre l’image qui la représente et la réalité de son existence. On peut se demander si Wanley ne préfère pas plutôt cette image à la réalité faite de chair et de sang de la jeune femme. De même il y aura de longues scènes avec des jeux de miroir dans l’appartement d’Alice, à la fois pour démultiplier les possibilités d’interprétation, mais aussi pour introduire une distance presqu’infranchissable entre Wanley et la femme. C’était déjà le cas dans Laura, le policier qui enquête sur la disparition de Laura s’endort devant son tableau. Mais ici Wanley ne s’endort pas devant le tableau, il crée une histoire et un rêve à partir de ce qu’il en a entrevu. Nous sommes donc aussi dans la perspective des mensonges de l’art, ces mensonges qui aident finalement à supporter les vicissitudes de la vie, mais aussi de la transfigurer au point de l’empêcher d’exister autrement qu’à l’état de fantasme. Le tableau est donc cette mise à distance non seulement de la réalité, mais celle qui existe entre les personnages : au lieu de les rapprocher, il les éloigne : c’est cet objet inanimé qu’est le tableau qui les empêche de se rencontrer véritablement. Le fait que la même année deux films reprennent cette idée est aussi une manière de repositionner le cinéma par rapport aux autres formes artistiques. En effet le 7ème art a longtemps été considéré comme un art inférieur à l’écriture ou à la peinture. Et ce que nous voyons dans la première rencontre entre Wanley et Alice, c’est une image derrière une vitrine qui va s’animer peu à peu, affirmant de fait la supériorité du cinéma sur la peinture parce que le cinéma s’anime et rend les personnages vivants. Nous sommes à la fin de la guerre, les puissances de l’Axe sont battues de partout, il est temps de repartir de l’avant, et l’émergence d’une nouvelle forme de représentation, le cinéma, est nécessaire à cet emballement. La peinture est restée enfermée dans les musées, réservée à une élite, le cinéma au contraire s’adresse aux foules denses des formes urbaines nouvelles. Pour toutes ces raisons, le film noir entretient un rapport compliqué avec la peinture[4], non seulement parce qu’il utilise des tableaux comme des éléments décisifs de l’intrigue, mais aussi parce que dans ses formes il emprunte des constructions d’images à des peintres modernes[5], il se pense obligatoirement comme une esthétique nouvelle, il est concomitant de l’émergence de la cinéphilie[6]. La même idée sera reprise d’ailleurs dans le film suivant de Lang, Scarlet street qui peut apparaître comme une version tragique de The woman in the windows.

     La femme au portrait, The woman in the windows, Fritz Lang, 1944 

    Tim, le détective va faire chanter Alice 

    Le film est, à cause de ses décors en tout petit nombre, volontairement claustrophobique. Il y a deux principaux décors, l’appartement d’Alice, et le club masculin où se retrouvent Wanley et ses amis comme des comploteurs. Ces deux décors sont en opposition frontale. L’appartement est fortement éclairé, décoré de miroirs et de bibelots féminins, le club est sombre, éclairé par une lumière tamisée, meublé de fauteuils dans lesquels on s’enfonce comme dans un cercueil. On a donc d’un côté un univers violent, vivant et sensuel, et de l’autre l’exact contraire, tout est calme, et ce n’est pas pour rien que Wanley s’endort en rêvant d’être ailleurs. Cette relative clôture de l’espace entraine forcément que Lang doit multiplier les angles de prise de vue pour éviter le côté théâtre filmé, et il y arrive parfaitement. Il utilise aussi souvent le plan en pied, malgré la toute petite taille d’Edward G. Robinson. Lorsque celui-ci se trouve au milieu de ses amis, il est filmé plutôt en plongée de façon à moins insister sur sa faiblesse, car si Wanley est un homme faible dans l’univers très fortement sexué de l’appartement d’Alice, ailleurs, à l’université ou à son club, il est respecté et reconnu comme un personnage important du fait de son savoir. Tim est par contre filmé en mouvement notamment quand il investit l’appartement d’Alice. Il est grand, et Lang utilise très bien les mouvements de ses longs bras pour envahir encore un peu plus l’espace et prendre indirectement possession d’Alice. Il est très mobile, furette de partout sans demander l’autorisation, chose que Wanley ne se serait sûrement pas permis étant donné sa retenue expliquée par son formatage. Il y a quelques autres décors qui sont importants. D’abord le bois dans lequel Wanley a perdu le cadavre de Mazard. Mais de ce bois on ne verra rien, la première visite de Wanley se passe la nuit et sous la pluie, et la seconde est rapidement écourtée, Wanley se repliant dans la voiture de Lalor pour s’y enfermer et s’exclure. C’est du studio, Lang ne s’intéresse que rarement aux décors naturels, le coin de rue où habite Alice, ou la rue où se trouve le club et la galerie où est exposé le portrait de la jeune femme, sont réduits à leur plus simple expression. Même de la gare de New York où Wanley est sensé emmener sa femme on ne verra rien, de l’université, à peine la plongée sur un amphithéâtre. Ce parti-pris renforce sans doute l’isolement de Wanley et des différents protagonistes de l’histoire. Une scène étonnante est la scène du réveil de Wanley : celui-ci s’endort chez lui après avoir pris son poison, revêtu de sa veste d’intérieur, et il se réveille dans le même plan dans son club, revêtu de sa veste de costume ! Cela a été rendu possible par le fait que Robinson portait deux vêtements l’un sur l’autre, et que pendant que Lang filmait son visage en très gros plan, des techniciens enlevaient sa veste d’intérieur. On a salué cette séquence comme un exploit, le genre de prouesse dont aurait été fier Hitchcock, mais cela n’apporte pas grand-chose sur le plan narratif. 

    La femme au portrait, The woman in the windows, Fritz Lang, 1944 

    Alice et Wanley vont se rencontrer dans un endroit neutre 

    La distribution est excellente, à commencer par Edward G. Robinson qui incarne Wanley. C’était une grande vedette à cette époque, et ce depuis les années trente. C’est un des grands acteurs du film noir. Il sera d’autant plus intéressant d’ailleurs que lorsque les studios le banniront pour cause de trop grande proximité avec les communistes, il s’investira dans des films noirs à petit budget, avant de rebondir en fin de carrière dans des grosses productions. Ici il s’éloigne des rôles de gangsters qui ont fait sa réputation et inaugure ici un certain nombre de rôles d’intellectuels, ou de policiers qui réfléchissent avant que d’agir, comme par exemple dans The stranger d’Orson Welles en 1946. Il dira par la suite qu’il n’a pas aimé ce rôle, comme il n’a pas aimé celui que Lang lui donnera pour Scarlet street. Sans doute ne le trouvait il pas assez positif et viril. Notez qu’en 1944 on le verra aussi dans Double indemnity, un autre chef d’œuvre du film noir, mais là il gagnera sa bataille contre son subordonné, coupable de meurtre. Il y a ensuite Joan Bennett. Elle a peu tourné de films noirs. C’était déjà une grande vedette avant la guerre, mais juste avant The woman in the window, elle va tourner pour Preminger Margin of error. Elreprésente ce qu’il y a de plus engagé à gauche à Hollywood. Elle tournera trois films avec Fritz Lang, dont The scarlet street et Secret beyond the door. Elle tournera aussi le film de Max Ophuls, The reckless moment. Elle fera encore une apparition dans Highway dragnet, un petit film noir à petit budget de Nathan Juran. Il est probable que ce soit l’HUAC qui l’ait marginalisée. Elle est ici excellente. Et puis il y a Dan Durya, rien que pour lui il faut voir ce film. Abonné aux rôles de mauvais garçon, dans les westerns comme dans les films noirs, le voilà dans la peau de Tim le maître chanteur. C’est un acteur incroyable qui savait tout faire. Il n’apparait qu’au dernier tiers du film, mais son rôle est déterminant et dans son affrontement avec Alice, on en oublie presque Edward G. Robinson ! Cette distribution se reformera pour Scarlet street. Il y a encore Raymond Massey dans le rôle du procureur un peu rigide qui croit un peu trop à ses capacités d’enquêteur. En vérité il pataugera jusqu’à la fin. 

    La femme au portrait, The woman in the windows, Fritz Lang, 1944 

    Il est difficile de tromper Tim et celui-ci évente le piège, récupère l’argent et la preuve du meurtre de Mazard 

    La réception critique fut très bonne et le public fut au rendez-vous. Ce succès permis d’ailleurs à Fritz Lang de monter sa propre entreprise de production qui produire d’ailleurs The scarlett street. Curieusement et pendant de longues années son ne pouvait voir ce film que dans des copies médiocres, sans parler des copies qu’on pouvait voir dans les ciné-clubs. Mais maintenant, c’est un des avantages de la numérisation, on le trouve dans une copie impeccable chez Wild Side. Il n’existe pas à ma connaissance de copie Blu ray sur le marché français, mais vu la qualité de la photographie de Milto Krasner, le film le mériterait amplement, d’autant que la nuit est omniprésente dans le film, stimulant les contrastes d’un excellent noir et blanc. Comme on l’a compris, The woman in the window est non seulement une œuvre majeure du film noir, mais c’est aussi une œuvre décisive dans la filmographie de Fritz Lang. 

    La femme au portrait, The woman in the windows, Fritz Lang, 1944 

    La police a tué Tim dans une impasse 

    La femme au portrait, The woman in the windows, Fritz Lang, 1944 

    Sortant de son club, Wanley va retrouver le portrait qui l’a fait rêver 

    La femme au portrait, The woman in the windows, Fritz Lang, 1944

    Fritz Lang sur le tournage de The woman in the window avec Joan Bennett



    [1] Lotte H. Eisner, Fritz Lang, Cahiers du cinéma, Cinémathèque française, 1984.

    [2] C’est évidemment un emprunt curieux à la bande dessinée mettant en scène les aventures de Batman.

    [4] Hitchcock utilisera la peinture d’Hopper comme référence à la construction de l’image dans Psycho (1960) par exemple, mais le portrait que Judy Barton va admirer au musée dans Vertigo (1958) signale aussi que cette image va jouer un rôle clé dans l’intrigue. On peut citer aussi Shockproof (1949) de Douglas Sirk qui va dans ce sens.

    [5] Jean Foubert, « Edward Hopper : film criminel et peinture », Transatlantica, 2 | 2012

    [6] Laurent Jullier, Jean-Marc Leveratto, Cinéphiles et cinéphilies, Armand Colin, 2010

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