• La grande horloge, The big clock, John Farrow, 1948

    La grande horloge, The big clock, John Farrow, 1948 

    C’est un film noir très étrange, je crois qu’il est même unique en son genre. Non pas tant en ce qui concerne l’intrigue et son déroulement, mais dans le traitement graphique des décors et leur stylisation. Le scénario est de Jonathan Latimer, certainement un des auteurs de romans noirs le plus sous-estimé, mais aussi un scénariste de premier plan qui travaillait souvent avec John Farrow à cette époque. Le scénario est très fidèle au roman de Kenneth Fearing. Il avait été traduit en français par Boris Vian en 1947. Il y eut par la suite des rééditions multiples de cet ouvrage qui n’est pas un polar ordinaire. En effet Fearing était un personnage très particulier, un poète pour tout dire, un intellectuel, mais surtout très engagé à gauche, ce qui lui attira les foudres de l’HUAC au moment de la chasse aux sorcières. Il fonda également la Partisan Review une revue très à gauche qu’on a dite ensuite financée par la CIA – ce qui semble étonnant parce que la CIA s’occupait plutôt de financer des activités anti-communistes à l’étranger. Ce contexte particulier va expliquer pour partie le sens de The big clock. Et ce sens est très bien compris par Jonathan Latimer aussi bien que par John Farrow qui tous deux étaient classés très à gauche, même s’ils n’étaient pas membre du parti communiste. 

     La grande horloge, The big clock, John Farrow, 1948 

    George Stroud travaille pour les publications Janoth, un magnat de la presse, au département criminel. Il a réussi un joli coup en découvrant Fleming qui était en fuite. Janoth le félicite car il faut que le journal trouve de nouvelles manières de faire augmenter le tirage. George se dispute avec son patron, car celui-ci veut l’envoyer au-devant de Fleming alors qu’il aimerait bien partir en vacances avec sa femme à qui il a promis une vraie lune de miel. Il va affronter Janoth et celui-ci le vire. De colère George se retrouve à boire dans un bar en attendant d’aller rejoindre sa femme pour prendre le train. Mais dans le bar il rencontre une femme, Pauline York, la maîtresse de Janoth. Elle l’accroche et prétend monter contre Janoth une sorte de chantage. George refuse, mais Pauline l’a fait boire, et il perd la notion du temps. Ils se retrouvent à errer dans les rues de New York, juste au moment où ils achètent une peinture signée Patterson chez un antiquaire. De là ils rejoignent un bar où George est très connu. Ensuite George se retrouve chez Pauline, mais il s’endort. Il est réveillé par Pauline qui lui dit que Janoth va arriver et qu’il faut qu’il parte. Ce qu’il fait. En partant il aperçoit Janoth qui arrive. Celui-ci va avoir une violente dispute avec Pauline, et il la tue. Il s’en va chez Hagen son fidèle lieutenant en lui demandant de le couvrir. Ils vont trouver une solution bâtarde : tenter de faire porter le chapeau au mystérieux individu qui accompagnait Pauline dans ses pérégrinations nocturnes. Mais comme ils ne savent pas qui c’est, ils vont demander à George de le trouver ! celui-ci ne peut pas refuser, parce qu’il comprend que c’est la seule chance qu’il s’en sorte en trouvant le coupable avant tout le monde. Au fur et à mesure que l’enquête avance et se resserre autour de lui, George comprend que le meurtrier est Janoth. Mais il est piégé dans le building de Janoth, il ne peut même pas retrouver le chauffeur de taxi qui a conduit Janoth, l’homme de main de celui-ci l’a soudoyé pour qu’il ne parle pas. Avec l’aide de sa femme il va accuser Hagen pour que celui-ci réagisse et finisse par se détacher de Janoth. C’est ce qui se passe, Janoth tue Hagen et croyant fuir, il tombe dans la cage de l’ascenseur.

     La grande horloge, The big clock, John Farrow, 1948 

    George Stroud tente d’échapper à la surveillance des gardiens 

    Avec des rebondissements constants, l’intrigue est solide et soutient l’attention en permanence. Mais derrière cette apparence se cache une métaphore du capitalisme prédateur. En voyant ce film on pense aussi bien à Citizen Kane qu’à Scandal sheet de Phil Karlson sur un scénario de Samuel Fuller, qu’à Park row de ce même Samuel Fuller. Le film explore donc la face noire d’un magnat de la presse. Ce tyran est aussi un criminel, et Hagen son complice dans cette œuvre de mort. Le temps c’est de l’argent selon la devise de l’abominable Benjamin Franklin, c’est comme cela que compte Janoth, et c’est pourquoi son immeuble est couronné d’une série d’horloges qui donnent l’heure de tous les coins du monde. Le capitalisme repose clairement sur a maîtrise et le découpage du temps[1]. Toutes les minutes sont comptées et celui qui perd du temps est mis à la porte. La corruption c’est de l’argent et Janoth s’en sert, mais cela passe aussi par la corruption du temps de ses employés, il vole le temps des époux Stroud. Le temps c’est la plus-value, tous les marxistes vous le diront. Au-delà de l’aspect criminel du magnat, et donc du capitalisme, il y a la crainte qu’il inspire à tous ses employés. Mais en même temps ses employés espèrent bien à l’image du sinistre Bill qui se fait maltraiter mais qui masse son patron presqu’avec amour, des retombées en argent ou en attention. Pauline cherche à faire chanter Janoth. Et après tout, si George se retrouve au service de Janoth, c’est bien qu’il espérait en tirer des bénéfices. Masi George représente aussi la conscience de classe. Dès le départ on le voit contester la toute puissance de Janoth en se moquant de lui devant tout le monde, et en moquant aussi ceux qui le craignent. Il est donc dans la position du révolté qui n’attend qu’une occasion pour passer à l’attaque. La morale de l’histoire est qu’il vaut mieux renoncer à la richesse et ne pas vivre à genoux. Contrairement à ce qu’on a dit, ce n’est pas un film léger, bien au contraire, l’oppression est permanente et va être renforcée par la façon dont en permanence George doit éviter d’être reconnu par les témoins qui l’ont vu avec Pauline. Ce n’est pas du Hitchcock. Pendant longtemps George échappe à Janoth parce que les témoins en guise solidarité mentent ouvertement pour le protéger car ils ont compris la nocivité de Janoth. 

    La grande horloge, The big clock, John Farrow, 1948 

    Le conseil de rédaction attend dans la crainte le terrible Janoth 

    Sans doute le plus important réside dans la réalisation elle-même. D’abord, il y a cette structure en flash-back qui nous montre que George est prisonnier de la grande tour dans un endroit vide et aseptisé, sans aspérité. On va donc utiliser astucieusement la pénombre de l’immeuble plongé dans le silence de la nuit. Mais ces ombres sont liées particulièrement à l’architecture des lieux. C’est une tour très haute, un symbole arrogant du capitalisme flamboyant. A l’intérieur, la hauteur des plafonds donne encore plus de poids à l’écrasante autorité de Janoth. Il y a ensuite cette rationalisation des lieux, étage par étage, qui ne laisse aucune place à la fantaisie. Et puis il y a ce design art déco qui accentue le côté tapageur de la richesse de Janoth. La photo est signée Daniel Fapp, mais en réalité elle semble devoir beaucoup à John Seitz. Le noir et blanc met particulièrement en valeur la flamboyance des décors qui représentent une menace permanente. L’immeuble est une réalité labyrinthique dans laquelle s’il est facile de se cacher, il est aussi facile de s’y perdre. 

    La grande horloge, The big clock, John Farrow, 1948 

    George Stroud démontre à Janoth comment il a fait pour trouver Fleming 

    On y trouve de très belles scènes, notamment l’ouverture qui voit George tenter d’échapper à la vigilance du gardien, mais aussi le conseil de rédaction dans une scène tellement magnifique qu’elle inspirera les frères Coen pour leur The hudsucker proxy. D’autres scènes du film des frères Coen s’inspirent de The big clock, dans l’utilisation de l’immeuble massif, comme un symbole phallique planté au milieu de la ville. Les scènes de foule, aussi bien la visite de la tour par les touristes que l’évacuation de l’immeuble pour tenter de trouver le fameux Jefferson Randolph, sont parfaitement filmées en plongée ou avec de larges panoramiques qui donnent une belle profondeur de champ, accentuant le poids de l’architecture. Il y aussi beaucoup de virtuosité dans le jeu de cache-cache auquel doit se livrer George pour échapper à sa propre enquête ! c’est bien l’art d’un vrai cinéaste que d’aller au-delà de l’histoire proprement dite en utilisant le langage particulier des images et de leur enchaînement. 

    La grande horloge, The big clock, John Farrow, 1948 

    Hagen demande à Stroud de découvrir qui est Jefferson Randolph 

    Le film est construit sur l’opposition de deux caractères, Janoth est incarné par Charles Laughton qui est méconnaissable dans le rôle de cette crapule manipulatrice. Il en devient même émouvant quand il se livre sans retenue à Hagen qui est le seul à pouvoir le sortir de ce mauvais pas. Il joue aussi bien les patrons autoritaires, que l’amant déçu et humilié par Pauline. George Stroud est le héros, une sorte de faux coupable, c’est Ray Milland qui l’interprète. C’est un acteur qu’en général je trouve un peu fade, mais ici il est très bien, comme s’il s’était réveillé pour ce film avant de replonger dans le coma. John Farrow a donné le rôle de l’épouse fidèle à sa propre femme, la belle Maureen O’Sullivan, anciennement femme de Tarzan qui avait délaissé les plateaux pour s’occuper de sa famille nombreuse – elle a eut en effet 7 enfants avec John Farrow ! Dont Mia Farrow. Il y aussi de très bons seconds rôles. Elsa Lanchester qui incarne la peintre un peu dérangée Louise Patterson. Harry Morgan dans le rôle de l’inquiétant Bill qui ne parle jamais, l’âme damnée de Janoth qui espionne peu discrètement George et qui ne craint aucun coup tordu. 

    La grande horloge, The big clock, John Farrow, 1948 

    Dans l’ombre de la grande horloge Stroud guette 

    Le film a fait l’objet de deux remakes inutiles et poussifs, No way out de Roger Donaldson, en 1987, l’histoire ayant été dépaysée dans l’antre des services secrets américains, et Police python 357 d’Alain Corneau, en 1976. Curieusement ce sont les frères Coen qui dans un style comique et parodique ont le mieux saisi l’importance du film de John Farrow dans l’hommage appuyé qu’ils lui ont rendu dans The hudsucker proxy. Certains prétendent que ce n’est pas un vrai film noir. Certes le héros s’en sort à son avantage, et il n’y a pas de femme fatale pour le perdre. Cependant, outre qu’il va être victime de la fatalité, il est aussi manipulé par une femme qui ne rêve que de vengeance. Il y a aussi cette oppression de la ville et de la verticalité de l’architecture qui en fait vraiment un film noir. C’est donc un très bon film noir qui a passé avec les honneurs l’obstacle des années.  

    La grande horloge, The big clock, John Farrow, 1948

    George explique à sa femme pourquoi il risque d’aller en prison   

    La grande horloge, The big clock, John Farrow, 1948

    Les époux Stroud incriminent Hagen pour le faire réagir  

    La grande horloge, The big clock, John Farrow, 1948  

    La grande horloge, The big clock, John Farrow, 1948

    Deux images de The hudsucker proxy des frères Coen (1994)



    [1] Jacques Le Goff, Temps de l’église et temps du marchand, Les annales, 1960, pp. 417-433.

    « Bunny Lake a disparu, Bunny Lake is missing, Otto Preminger, 1965Police sur la ville, Madigan, Don Siegel, 1968 »
    Partager via Gmail

    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :