• La nuit de terreur, So dark the night, Joseph H. Lewis, 1946

    La nuit de terreur, So dark the night, Joseph H. Lewis, 1946

    C’est un film assez curieux, et sûrement pas ce que Joseph H. Lewis a fait de mieux. So dark the night intervient après le succès de My name is Julia Ross. Malgré les tentations, Joseph H. Lewis va rester sur des films de série B. Petit budget, une durée de tournage étriquée, vingt jours, et des acteurs peu connus ou habitués à jouer des seconds rôles. L’histoire est assez déroutante, hésitant entre enquête policière traditionnelle, tendance Hercule Poirot, et film noir axé sur des explications psychanalytiques assez alambiquées pour élucider la multiplicité des meurtres qui ne semblaient pas avoir de motif véritable, au fur et à mesure que les criminels potentiels passent les uns après les autres l’arme à gauche. Ce mélange des genres fait qu’il va manquer de solutions de continuité dans un film qui pourtant ne dure que 1 h 11. Il est aussi assez incongru de voir un policier du Quai des Orfèvres, une sorte de Maigret, partir en vacances avec son chauffeur ! 

    La nuit de terreur, So dark the night, Joseph H. Lewis, 1946 

    Léon manifeste de la jalousie à l’endroit de Cassin 

    Henri Cassin est un grand policier parisien un peu surmené qui a résolu de nombreuses affaires criminelles. Il part en vacances à Sainte- Margot, un petit village paisible où il compte se reposer. Il est très bien reçu, trop bien reçu peut-être. En effet la femme de l’aubergiste qui le loge a décidé que sa fille, Nanette, pourrait trouver en Henri Cassin un excellent parti. Nanette aime cette idée car elle trouve qu’elle n’a pas d’avenir dans ce petit village. Elle drague Cassin, pour ne pas dire plus. Mais elle a un fiancé, Léon, qui prend très mal cette idée. Henri Cassin dans un premier temps, eu égard le grand écart d’âge entre lui et Nanette, tente de dissuader la jeune fille. Mais bientôt, pris par le cadre bucolique du village, il va tomber amoureux de la jeune fille. Bientôt les fiançailles sont célébrées à l’auberge de Michaud. Léon vient interrompre cette félicité en se faisant menaçant, précisant que Nanette est bien sa promise, depuis qu’ils sont enfants. Quelques jours plus tard, Nanette disparaît. On ne la trouve nulle part, mais comme Léon aussi a disparu, on pense dans un premier temps à une fugue amoureuse.  Mais Nanette a été assassinée. Elle a été étranglée. Léon aussi est mort, et manifestement on a voulu faire croire à un suicide, mais le perspicace Cassin trouve un indice qui montre que ce n’est pas le cas. Il a été aussi assassiné. Dès lors commence dans ce paisible village une enquête difficile pour Cassin. Jusqu’à la femme de Michaud qui lui propose de partir avec elle pour Paris. Des lettres anonymes commencent à être distribuées, on se demande qui sera la prochaine victime. L’enquête piétine toujours. Bientôt c’est la femme de Michaud que Cassin soupçonnait, qui est à son tour étranglée. Pour faire avancer son enquête Cassin retourne à Paris. Là il fait dessiner le portrait-robot de l’assassin, mais c’est lui-même ! Il demande alors à son supérieur de le faire surveiller étroitement. Mais il s’échappe et retourne dans le village pour une ultime confrontation avec Pierre Michaud. Le commissaire Grande cependant consulte un médecin qui lui laisse entendre que sans doute Cassin souffre de schizophrénie. Alors que celui-ci tente d’étrangler le pauvre Michaud, le commissaire intervient et l’abat. Dans sa folie destructrice, il brise la large vitrine de l’auberge. 

    La nuit de terreur, So dark the night, Joseph H. Lewis, 1946 

    Cassin recherche des indices 

    On ne cherchera pas la vraisemblance de cette histoire. Mais le traitement de cette histoire qui oppose un village paisible et en dehors du temps à un intrus, un policier, aurait très bien pu être tournée par Hitchcock lui-même. On l’imagine assez bien ajouter son humour anglais particulier, ses petites blagues de garçon de bains qui ne me font pas beaucoup rire, avec un policier un peu sautillant qui ne comprend pas grand-chose à ce qui se passe. On a rapproché aussi cette histoire d’un roman d’Agatha Christie, Le meurtre de Roger Ackroyd, avec un Hercule Poirot retiré à la campagne. Donc le premier thème qui s’avance est celui de la violence qui se cache derrière la façade d’un village sans histoire. Cette menace est renforcée directement par les esclandres récurrents de Léon qui ne supporte pas que sa promise lui passe sous le nez. Et puis ça se passe en France, le pays des crimes passionnels et des relations amoureuses compliquées. Et puis dans le dernier tiers du film on s’éloigne des formes compassées des enquêtes à la Hercule Poirot justement, et on s’enfonce dans quelque chose de plus glauque. En effet le surmenage de Cassin l’a rendu schizophrène au point de subir un dédoublement de la personnalité, accompagné de perte de mémoire. 

    La nuit de terreur, So dark the night, Joseph H. Lewis, 1946 

    Cassin s’est mis lui-même sous surveillance

    A côté de ce thème dominant il va y en avoir plusieurs autres. D’abord cette maladie féminine de ne pas se contenter de ce qu’il y a à portée de la main, mais de désirer plutôt ce qui est loin et brillant. La mère comme la fille seront punies de de ces désirs insensés. On notera que dans ce film, ce sont les femmes qui se comportent sur le plan sexuel comme des prédatrices en jetant leur filet sur le malheureux Cassin. Ensuite, il y a le fait que le policier à force d’enquêter sur des criminels affreux, il a résolu plus de 100 affaires nous dit-on, se trouve contaminé par cette engeance. Mais comme il reste un policier intègre, il doit se combattre. Cette histoire d’un homme qui enquête sur lui-même est un vieux truc du roman noir ou du film noir, comme dans Confidential report d’Orson Welles par exemple. Le dédoublement de la personnalité, ça doit commencer sans doute à Robert L. Stevenson avec L’étrange cas du Docteur Jekill et de Mister Hyde qui remonte à 1886 tout de même. Enfin, et curieusement, même si c’est vu à travers un regard hollywoodien, le film s’inscrit dans une opposition entre la capitale, Paris, et la campagne, Sainte-Margot, un village qui n’existe pas. Cette opposition c’est la marche de la civilisation quia mène aussi avec elle le crime. La capitale est le lieu de l’intelligence et du raffinement, la campagne est celui d’une forme de barbarie, représentée par le bossu qui est en même temps le mesdsager du destin, celui qui amène les mauvaises nouvelles. 

    La nuit de terreur, So dark the night, Joseph H. Lewis, 1946 

    Cassin retourne à l’auberge 

    Tout cela ne fait pas que le scénario tienne debout pour autant. Et le film recèle de nombreuses caricatures de ce que pouvaient être la France et Paris dans ces temps-là. Joseph H. Lewis n’avait jamais été en France bien sûr, et ses idées de décors reposaient sur des images qu’il avait trouvé dans des guides touristiques. Mais cela donne un cadre étrange pour une histoire de dédoublement de personnalité. Le film est cassé en deux parties très inégales, en durée et en intensité. La première est cette longue présentation du contexte qui va jusqu’à la disparition de Nanette, et la seconde est la descente aux enfers d’un policier modèle. C’est évidemment la deuxième partie, la plus courte, qui va permettre à Joseph H. Lewis de donner toute la mesure de son génie. L’idée est en effet de traduire dans des formes visuelles singulières, et une esthétique particulière, cette schizophrénie. Il y a bien entendu les fenêtres plus ou moins étroites à travers lesquelles l’action est filmée. Cette façon également de mettre à l’avant-plan des formes et des objets menaçants. Les ombres de la nuit et les points lumineux renvoient directement à l’enfermement mental de Cassin. On remarque que la première partie est filmée plutôt dans un rythme lent, avec des panoramiques qui saisissent le village ou la campagne pour leur donner cet aspect reposant. Au fur et à mesure que l’enquête avance, le rythme s’accélère, et Lewis va utiliser de plus en plus des mouvements de caméra qui saisissent l’espace en plongée, avec une large profondeur de champ. La dissonance se retrouve aussi dans l’utilisation des accents. Une partie des dialogues est en français, pour donner une couleur locale, mais aussi pour mieux scinder la personnalité de Cassin qui s’adresse en permanence à deux langages différents. Les scènes musicales où on voit Nanette chantées accompagnée de musiciens étranges, sont particulièrement soignées dans une sorte de réalisme poétique à la française justement. 

    La nuit de terreur, So dark the night, Joseph H. Lewis, 1946 

    Cassin attend Michaud 

    L’interprétation est curieuse. D’abord parce qu’elle compte des acteurs français ou d’origine française, Micheline Cheirel, Eugène Borden. Mais il y a un mélange curieux des accents, surtout pour nous Français, Steven Geray est Hongrois, Egon Brecher, tchèque, Ann Codee d’origine hollandaise. Physiquement, ce sont des acteurs au physique plus qu’ordinaire qui n’ont jamais eu de rôles très importants ailleurs. Steven Geray tient ici le rôle de sa vie en incarnant Henri Cassin. C’est un acteur au physique plutôt ingrat, qu’on a vu dans des dizaines de films. Ici il réussit une performance, en ce sens qu’il change de personnalité. Dans la première partie, c’est une sorte de clown un peu lunaire, amusant et enjoué, ensuite, il devient une personne inquiétante et sombre. Micheline Cheirel – Cheirel est l’anagramme de Leriche qui était son véritable patronyme – incarne la frivole Nanette. Elle non plus n’a pas fait une carrière extraordinaire. Mais elle a tourné plusieurs films à Hollywood, notamment le fameux Cornered[1] d’Edward Dmytryk, film dans lequel elle s’était retrouvée avec Steven Geray. Elle n’a pas vraiment le physique d’une folle ingénue, mais compense par une application évidente cette difficulté. Il faut dire qu’elle avait déjà la trentaine et qu’elle incarnait ici une jeune fille de 18 ans. Elle arrêtera d’ailleurs sa carrière peu après. Ensuite il y a le couple Michaud, formé par le très bon acteur Eugene Borden qui joue ici les pères jaloux, soucieux de l’avenir de sa fille. Il faut le voir pleurer au milieu du village quand il s’agenouille devant la croix. Sa femme est incarnée par Ann Codee, une vétérante qui a eu son heure de gloire dans des rôles de petites françaises. Elle est ici la mère intéressée et sans scrupule. Elle est excellente dans cette scène, où après la mort de sa fille elle va tenter de séduire Cassin. Ce difficile assemblage d’acteurs d’origines diverses montre à l’évidence que Joseph H. Lewis était aussi un excellent directeur d’acteurs.

    La nuit de terreur, So dark the night, Joseph H. Lewis, 1946 

    Cassin est vaincu 

    Ce n’est pas un film noir marquant, et surtout pas un des meilleurs Joseph H. Lewis. Néanmoins on garde une attention soutenue jusqu’à la fin. Mais surtout le réalisateur montre qu’il était sur le plan formel un véritable maître dans sa capacité à traduire des idées et des émotions par des formes visuelles singulières. S’il avait été employé par des grands studios, il aurait pu avoir accès à des scénarios plus solides et moins bâclés. Techniquement on peut dire sans se tromper qu’il était d’un niveau au moins égal à celui d’Hitchcock qui par contraste apparaît comme un réalisateur surestimé. 



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/pris-au-piege-cornered-edward-dmytryk-1945-a132760520

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