• La rue rouge, Scarlet Street, Fritz Lang, 1945

     La rue rouge, Scarlet Street, Fritz Lang, 1945

    C’est en apparence un remake de La chienne de Jean Renoir qui date de 1931. Si on voulait du reste retrouver les origines du film noir dans le film réaliste français, il faudrait se souvenir que Fritz Lang réalisa deux remakes à partir des films de Jean Renoir, Scarlet Street, d’après La chienne et Human desire d’après La bête humaine (1938). Mais pour ce qui nous concerne on peut dire aussi que Scarlet street est un remake de The woman in the window. La chienne est un roman à succès parue en 1930, il a été écrit par un auteur complètement oublié depuis – sauf pour ce titre – qui avait l’air d’une sorte de Céline, peut-être un peu moins enragé. Ecrivant dans la presse collabo pendant l’Occupation, il avait commis en 1938 un ouvrage antisémite, Histoire d’un petit juif. Peut être visait il un succès à la Céline qui l’année précédente avait cassé la barraque avec Bagatelles pour un massacre. Il est vrai que Renoir qui l’adapta une première fois était lui aussi antisémite, comme son père sans doute. Dans une interview à L’aurore, Henri Jeanson rappelait qu’il avait choisi de s’établir aux Etats-Unis parce qu’il trouvait que les Juifs avaient tué le cinéma en France[1] ! L’anecdote ne manque par de piquant puisqu’on sait que les studios d’Hollywood étaient tous tenus par des Juifs. En vérité Renoir était parti à cause de la guerre et il voulait éviter d’y être mêlé. C’est encore plus étrange puisque Fritz Lang était d’origine juive, et Edward G. Robinson – né Goldenberg – était aussi un juif pratiquant. C’est pourquoi il est sans doute erroné de croire que Fritz Lang en adaptant La chienne connaissait le roman et le personnage qui l’avait écrit. Mais il avait connu Jean Renoir à Paris et savait très bien que La chienne avait été un énorme succès au cinéma. Fritz Lang venait de créer sa propre société de production en 1945 avec Joan Bennett et son mari, et il était pressé de trouver un sujet à monter. Je n’ai pas une passion folle pour l’œuvre de Renoir, et La chienne est un film qui a très mal vieilli. C’est boursoufflé et prétentieux, ce qui me renforce dans l’idée que Lang s’est plus emparé de l’idée pour faire une sorte de remake tragique de The woman in the windows plutôt qu’un film qui rendrait hommage à Renoir.    

    La rue rouge, Scarlet Street, Fritz Lang, 1945

    Christopher Cross est un petit employé de banque qui fête ses 25 ans de bons et loyaux services. Son patron donne un banquet en son honneur, et pour le remercier lui offre une très belle montre. Après cette petite fête, il va regagner son domicile. Mais sur le chemin il va croiser un homme qui bat une femme. Chris se précipite au secours de la jeune femme et d’un coup de parapluie, il assomme la brute. Pendant qu’il part à la recherche d’un policier, Kitty se relève, mais Johnny est parti. Chris va raccompagner la jeune femme chez elle. Elle prétend être artiste, et croit que Chris est un peintre très riche. Tout va se jouer sur ce quiproquo. Chris est très mal mariée, sa mégère de femme a été mariée dans le temps avec un policier qui, croit-on est mort noyé pour sauver une personne. Cette femme tyrannique le brime sur tous les plans, elle l’empêche de peindre, de recevoir ses amis chez lui. Il va se tourner vers Kitty qui est amoureuse de Johnny un bon à rien qui l’exploite sans vergogne. Celui-ci va lui demander de se faire donner du pognon par Chris qu’ils croient riche. Mais Chris n’a pas d’argent. Pour s’en procurer, il va d’abord voler sa femme qui a encaissé la prime d’assurance pour la disparition de son mari, puis il volera sa propre banque. Il installe Kitty dans un appartement luxueux où il entrepose ses toiles et son matériel de peinture. Mais Johnny qui est toujours à court d’argent, va vendre les toiles de Chris. Curieusement elles plaisent, et un galeriste   propose de les acheter très cher. Johnny fait croire que c’est Kitty qui les a réalisées. Chris se rend compte que ses toiles ont disparu, mais il n’en veut pas à Kitty qui dit qu’elle les a vendues parce qu’elle avait des problèmes d’argent. Les toiles sont exposées, mais Adèle, la propre femme de Chris les aperçoit et croit que c’est Chris qui copie une peintre célèbre ! Johnny mène maintenant la grande vie grâce aux toiles de Chris. Mais dans sa vie va réapparaitre le vrai mari d’Adèle qui n’est pas mort et qui veut le faire chanter. Chris voit là une manière de se débarrasser de sa femme pour s’en aller épouser Kitty. Tout se passe bien, sauf qu’en arrivant chez Kitty, il l’aperçoit dans les bras de Johnny. Celui-ci en allé, il va revenir chez Kitty qui se moque de lui. Il la tue. Mais comme entre temps Johnny s’était disputé avec elle, c’est lui qui va être arrêté et condamné. Chris s’est fait aussi virer de la banque car ses vols ont été découverts. Il va devenir un vrai clochard, tentant même de se suicider. 

    La rue rouge, Scarlet Street, Fritz Lang, 1945 

    Chris a ramené un policier, mais Johnny est parti

    C’est moins percutant que le précédent film de Lang, The woman in the windows, et en même temps c’est un peu plus compliqué. On retrouve le thème de l’homme faible accablé et dominé par les femmes. Ici aussi il sera question de s’en débarrasser. Opportuniste et solitaire, il a épousé une vraie mégère, sa logeuse qui le martyrise, l’obligeant à faire la vaisselle, à peindre dans la salle de bains, etc. Croyant lui échapper il se tourne vers Kitty qu’il croit avoir sauvé des griffes de Johnny, manifestement son maquereau. Mais il tombe de Charybde en Scylla, Kitty va l’exploiter sans vergogne, le poussant à voler, lui subtilisant même son identité en lui volant ses peintures. Il va évidemment finir par se révolter, d’abord en se débarrassant de sa femme, puis ensuite en assassinant Kitty et en envoyant son maquereau à la chaise électrique. C’est que cet homme-là en a trop subi. Humilié dans tous les compartiments de sa vie, il finira même par tenter de se suicider. On voit donc que cette œuvre n’a pas une once de cynisme contrairement à La chienne de Renoir. C’est le portrait d’un rêveur qui va se rendre compte au fur et à mesure que sa vie est sans espoir. Dans un premier temps il se cachera volontairement sur ce qu’est Kitty, et aussi sur ce qu’est Johnny, tant il veut préserver ses illusions. Et pourtant son intuition ne le trompe pas. Sa rencontre avec Kitty est la chose la plus heureuse qui lui soit arrivée dans la vie. Il découvre en lui-même cette capacité à aimer d’une manière désintéressée, sans se poser de questions. Replié sur lui-même, il laisse tout passer. Il sera très étonné d’ailleurs d’avoir assommé le grand Johnny avec son parapluie. Cet acte de courage est incongru dans son existence. Il s’appelle Christopher Cross, en abrégé Chris Cross. Criss Cross en anglais possède plusieurs sens, mais tous ce sens se rejoignent pour signifier le passage d’un lieu à un autre, la transgression ou la transformation. Chris justement est trahi, et cette trahison va le transformer en un tueur cynique et jaloux. On le verra d’ailleurs se rendre à l’exécution de Johnny qu’il sait innocent, pour jouir de son triomphe. C’est sans doute cela qui va donner la clé du film : c’est une lutte à mort entre deux mâles pour prendre possession de la femme. Peut importe qu’elle ait choisi Johnny. Elle est l’objet du combat.

      La rue rouge, Scarlet Street, Fritz Lang, 1945

    Chris hésite à voler sa banque 

    Dans ce contexte le personnage féminin, contrairement à ce qu’il était dans The woman in the windows, est absolument sans ambigüité. Kitty, même s’il la bat et lui pique son pognon, aime Johnny, elle l’a dans la peau. Et donc toutes les misères qu’elle fera endurées à Chris ne sont que la conséquence de cette prise de position. Elle n’a aucun mystère à révéler. A l’intérieur du triangle, elle est le lien entre Johnny et Chris. Là va se déployer un étrange ballet : Johnny évite le plus possible de se retrouver en face de Chris, et celui-ci manifeste une grande méfiance à son endroit. Cette simple opposition entre le grand blond sans scrupule et le petit brun complétement coincé est le cœur du film. C’est donc une relation homosexuelle qui ne dit pas son nom et à laquelle Johnny se refuse. Il acceptera pourtant indirectement l’argent de Chris comme une femme entretenue en se p ayant une belle voiture sur son compte. L’élément féminin c’est Chris, on le verra avec un tablier en train de faire la vaisselle. Il est à la recherche de son pénis. On le verra d’abord s’emparer d’un grand couteau avec lequel il découpait des tranches de foie, et en menacer Adèle qui prend peur. C’est la première phase de la révolte. La deuxième viendra lorsqu’en s’emparant du pic à glace, il tuera Kitty. Cela lui permettra au moins de recouvrer sa   virilité. Adèle quant à elle on suppose qu’elle récupérera son ancien mari réapparu miraculeusement et qu’elle s’appliquera  à le martyriser comme elle a martyrisé Chris.

     La rue rouge, Scarlet Street, Fritz Lang, 1945 

    Il va prendre les actions de sa femme pour les vendre 

    Chris est socialement un être inférieur, perdu au cœur de la mégalopole. Même si son patron le traite bien en lui faisant cadeau d’une belle montre, il est bien son employé plutôt soumis. Sa condescendance ira même assez loin puisqu’il se permettra de   ne pas porter plainte contre un employé qui l’a tout de même volé. Chris est un homme vieillissant et solitaire, c’est pourquoi il est content que ses toiles se vendent bien, même si Kitty le vole ouvertement, il atteint par ce biais une reconnaissance inattendue. Le thème de la peinture est encore plus présent que dans The woman in the windows. Mais ici il est décalé vers le peintre, l’artiste, et sa misère, l’incompréhension dont il est entouré.  Sa femme et sa protégée n’ont aucune idée de ce qu’il exprime à travers ses toiles. Il est probable que cette métaphore concerne Lang qui toute sa vie courra après une reconnaissance, même quand il avait atteint une grande renommée. Ce qu’exprime Chris à travers sa peinture naïve, c’est ce qu’il ne peut pas exprimer avec des mots ou avec son corps. C’est l’amour dira-t-il. Dans le film il sera fait allusion aussi au fait que les meilleures toiles de Chris sont ses dernières, soit celles qu’il a peintes en étant amoureux de Kitty.  

    La rue rouge, Scarlet Street, Fritz Lang, 1945

    Dans le silence de la nuit, Chris attend qu’il n’y ait plus personne 

    La réalisation de Fritz Lang est très appliquée, peut être plus que dans The woman in the windows. Il y a des emprunts assez n ombreux aux autres films noirs, et donc aux siens également.  La scène o ù l’on voit Kitty se faire peindre les ongles par Chris sort évidemment de Double indemnity proposé l’année précédente par Billy Wilder. Le film cependant souffre de déséquilibres importants. La première partie est très longue. La seconde partie s’anime et retient un peu plus l’attention, les rebondissements se multiplient et on s’écarte du vaudeville pour aller vers le noir, bien noir. Je trouve que c’est dans cette partie que le talent de Lang est plus évident. Il utilise alors parfaitement l’image de Milton Krasner, avec de beaux noirs profonds comme des tombeaux. Si la scène introductive du repas célébrant les 25 ans de bons et loyaux services de Chris est très bien organisée et filmée, avec une profondeur de champ qui est amplifiée en filmant la scène en plongée, c’est dans les scènes finales qu’il donne le meilleur. Par exemple dans le train qui mène Chris vers le lieu d’exécution de son rival quand il va se trouver confronté aux journalistes qui lui expliquent à quel point la culpabilité finit toujours par submerger un assassin, même s’il s’en tire devant un tribunal. J’aime aussi beaucoup les scènes qui se passent à la banque quand, dans la solitude de la pénombre vespérale, Chris tente de voler, puis vole son patron. Là aussi Lang utilise la plongée, puis un léger mouvement sur l’avant pour se rapprocher du malheureux Chris. Quand celui-ci passe devant la vitrine où ont été exposés ses œuvres, il n’y a plus rien à admirer, ses tableaux ont été vendus, et donc Lang utilise un travelling arrière qui va permettre à Chris de se fondre dans ce qu’on pense être une nuit de Noël. Comme dans sa précédente œuvre, Lang film tout en studio, ça rend parfois la forme un peu étriquée. Ce sont des choses qu’on ne fait plus depuis longtemps, on préfère toujours des décors naturels où la vie a un peu plus de chance de se manifester, réservant les plateaux aux seuls intérieurs. 

    La rue rouge, Scarlet Street, Fritz Lang, 1945 

    Kitty se fait peindre les ongles des pieds par Chris 

    L’interprétation est dominée par le même trio que celui de The woman in the windows. Sans doute ici Robinson a-t-il la part plus belle. Il va user de tout son savoir-faire et démontrer qu’il était un acteur sublime. Par exemple, on le verra très à l’aise et enjoué dans le petit déjeuner qu’il prend au début du film avec Kitty, puis, défait et vouté lorsqu’il comprend à quel point Kitty s’est moquée de lui. Il joue très bien de sa petite taille. Lang s’amuse à le filmer face au policier immense qu’il rencontre au début du film, ou encore face au mari revenant qu’il retrouve au coin d’une rue d’une manière si inattendue. Joan Bennett est la perverse Kitty, un peu innocente toutefois, perdue dans ses rêves frelatés de grand amour avec Johnny dont elle accepte de devenir la chose. Son rôle est différent de celui du précédent film de Lang où elle était d’abord une femme forte qui avait appris à se débrouiller toute seule. Ici elle est dépendante de Johnny. C’est peut-être pour cela qu’elle est moins éclatante ici. Mais elle est très bien et met bien en valeur les hésitations de son personnage, car quelque part elle a un peu honte de ce qu’elle fait subir à ce malheureux Chris. Et puis il y a Dan Durya dans le rôle de Johnny. Il a pratiquement le même costume et le même chapeau que dans The woman in the windows. S’il a fait une large partie de sa carrière dans des rôles de crapules et de sournois, on dit que dans la vie réelle il était tout l’inverse, bon mari, bon père de famille, il n’a jamais alimenté les gazettes toujours à la recherche d’un scandale. Il parait qu’il s’occupait aussi beaucoup de son jardin. Sa fin de carrière – il est mort à 61 ans – a été très difficile sur le plan matériel. Peut-être était il trop marqué par ses rôles de canaille ? En tous les cas, c’est incontestatblement un des acteurs majeurs du film noir, j’ai eu l’occasion plusieurs fois de le souligner, et il en fait encore la démonstration ici. Le reste de la distribution ne vaut pas vraiment le coup d’être commenté. Rosalind Ivan dans le rôle d’Adele en fait peut-être un peu trop. Mais dans l’ensemble c’est très bien.  

    La rue rouge, Scarlet Street, Fritz Lang, 1945

    Le mari d’Adèle est réapparu 

    Le titre du film Scarlet street est une allusion à la prostitution et donc à la Bible où on parle de la rue rouge. Lang ne voulait pas reprendre le titre de Renoir, La chienne, qui en anglais aurait pu être traduit pas The bitch. C’était trop violent pour les censeurs et puis cela l’aurait sans doute aussi relié trop précisément à Renoir. Le film eut aussi pas mal de succès, mais moins toutefois que The woman in the windows, peut être à cause de l’effet de répétition, on a l’impression d’avoir déjà vu le même film. Peut-être l’a-t-on trouvé trop long dans sa première partie ? Peut-être que de revoir le même trio dans des rôles un peu similaires rendait le chaland méfiant ? Longtemps ce film ne se trouvait que dans des copies médiocres, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Wild Side a republié The woman in the windows et Scarlet street dans un ensemble Blu ray d’excellente qualité, avec bonus et livret comme on fait maintenant. La qualité de l’image HD fait redécouvrir le film sous un nouvel angle, film qu’à vrai dire j’avais un peu négligé dans mon jeune âge.

    La rue rouge, Scarlet Street, Fritz Lang, 1945

    Dans le train qui le mène à Sing-Sing pour assister à l’exécution de Johnny, Chris va converser avec les journalistes  

    La rue rouge, Scarlet Street, Fritz Lang, 1945

    Johnny va être execute  

    La rue rouge, Scarlet Street, Fritz Lang, 1945

    Devant la galerie qui expose ses œuvres Chris passe comme un clochard  

    La rue rouge, Scarlet Street, Fritz Lang, 1945

    Lang dirigeant Robinson et Bennett



    [1] L’aurore, 5 novembre 19638.

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