• La soif du mal, The touch of evil, Orson Welles, 1958

    La soif du mal, The touch of evil, Orson Welles, 1958 

    Dans le projet initial Orson Welles ne devait pas être le metteur en scène. Il devait seulement interpréter le rôle de Quinlan. C’est Charlton Heston qui l’a imposé, allant ensuite jusqu’à réduire son salaire pour permettre à Welles de tourner des scènes supplémentaires. Sans l’intervention d’Heston, le film n’aurait sans doute pas été un film de Welles. Cela mérite d’être souligné puisque Touch of evil est un grand film noir et un très grand film de Welles. Des anecdotes il y en a eu pas mal sur ce film à commencer par le fait que Janet Leigh a tourné la quasi-totalité du film avec le bras dans le plâtre, ce qui demanda de faire des prouesses aussi bien à l’actrice qu’au photographe pour que cela n’apparaisse jamais à l’écran, bien que le spectateur attentif et averti puisse le remarquer. Quoi qu’il en soit non seulement ce film signa le retour de Welles à Hollywood en tant que metteur en scène, mais donna aussi un de ses meilleurs films, aussi bien du cinéma en général que de la catégorie du « film noir »[1].

      La soif du mal, The touch of evil, Orson Welles, 1958

    L’histoire est adaptée d’un roman de Whit Masterson qui était un des pseudonymes utilisés par deux écrivains prolifiques, Robert Wade et Bill Miller, qui signaient aussi sous le nom de Wade Miller. Ils œuvraient dans le noir, notamment dans les histoires de détective privé. De nombreux romans sont traduits en français, ils sont en général au-dessus de la moyenne du genre, sans pour autant atteindre l’excellence. Badge of evil est parmi les meilleurs de ces auteurs avec sans doute Une nuit pour tuer.  

    La soif du mal, The touch of evil, Orson Welles, 1958  

    Quinlan a un lourd passé avec Tanya 

    Vargas, un Mexicain, inspecteur des stupéfiants, vient de se marier. En voyage de noces avec sa femme il assiste dans la ville frontalière de Los Robles à une explosion meurtrière du côté américain. Linnekar un homme très riche est retrouvé mort. Vargas va se joindre aux policiers américains lors de l’enquête. Parmi ces policiers il y a le vieux Quinlan qui a une très forte réputation dans la ville. Rapidement Quinlan va remonter à Sanchez un petit vendeur de chaussures qui a une liaison avec la femme de Linnekar. Pratiquement sous les yeux de Vargas, Quinlan truque les preuves pour accabler le jeune Mexicain. Vargas se rebelle et va mettre en mouvement toute une stratégie pour démontrer la corruption de Quinlan. Mais entre-temps Grandi, un des parrains de la ville cherche lui aussi à gêner Vargas qui a fait emprisonner son frère au Mexique. Quinlan et Grandi vont s’allier et vont s’attaquer à la femme de Vargas pour tenter de la faire passer avec son mari comme une drogué de façon à avoir barre sur le policier mexicain. Celle-ci, cloitrée dans un motel à la sortie de la ville va être droguée, enlevée, quasiment violée. Mais Vargas démêlera les fils de cette sombre histoire et piégera Quinlan.

    La soif du mal, The touch of evil, Orson Welles, 1958 

    Quinlan pense que Sanchez est coupable 

    A partir de cet argument Welles dresse le portrait mélancolique d’un homme de loi qui sombre dans le chaos, blessé par la vie, il se raccroche à son pouvoir dont il use et abuse, ayant résolu un très grand nombre de crimes. Quinlan est obèse et vieillissant, presque plus rien ne le rattache à la vie, si ce n’est la satisfaction d’avoir raison. D’ailleurs à la fin du film on apprendra que Sanchez a fini par avouer le meurtre, alors que Vargas pensait que l’intuition de Quinlan ne reposait que sur son racisme primaire. Mais au-delà c’est l’affrontement entre un flic mexicain soucieux de respecter les rigueurs de l’enquête policière et de l’autre un vieux cheval de retour américain qui ne s’embarrasse pas des subtilités du code pénal. Comme toujours dans les films de Welles il y a des multiples lectures. Et c’est ainsi qu’à travers une forme d’errance dans une galerie de tableaux grimaçants, revient un passé douloureux pour Quinlan, non seulement sa femme a été étranglée et il n’a pas eu la satisfaction de retrouver lui-même le meurtrier qui est mort sur le front en Europe, mais il traîne une sorte d’amour rentré pour la fascinante Tanya qui est à la fois son refuge et l’ miroir de sa déconfiture physique et morale. Car Quinlan est usé, une sorte de roi Lear dans une petite ville mal famée sur la frontière, et cette vieillesse ne peut plus être enrayée. Le personnage de Vargas dans sa rigidité morale est finalement plus terne, et du reste Welles nous amène à le condamner moralement pour sa conduite obtuse : en effet tout à sa volonté de détruire Quinlan, il en oublie sa femme qui court effectivement un grand danger.

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    Susie commence à avoir peur dans son Motel 

    Comme à son habitude, Welles sème tout au long de son film des figures grotesques et menaçantes. Ça frise parfois l’exagération avec les mimiques du veilleur de nuit. Mais ce faisant il montre par là toute la fatuité de notre agitation à la surface de notre globe terrestre. Les minauderies de Susie apparaissent tout aussi fausses que les attitudes des petits voyous venus pour la torturer. Grandi est tout autant ridicule avec sa perruque qui menace à chaque instant de le quitter, c’est un gangster rusé mais borné, criminel, mais peureux. Welles met également aussi l’accent sur les difficultés que les autres policiers ont à admettre que Quinlan est pourri jusqu’à l’os. C’est un curieux récit où l’idée même de frontière tient un rôle déterminant : on ne sait plus très bien de quel côté on se trouve, et d’ailleurs Grandi précise bien que si son frère est mexicain et emprisonné de l’autre côté de la frontière, lui, il est un bon américain. Vargas lui-même perd ses repères, il se refuse à enquêter sur le sol américain, mais il ne peut tenir cette gageure bien longtemps. La frontière c’est bien le lieu où tout devient flou, jusqu’à Quinlan qui va lui aussi passer la frontière et qui se révèlera être un dangereux criminel malgré son badge. Il n’y a ni bons Mexicains, ni bons Américains. La pourriture est des deux côtés, comme si elle était produite par la frontière.

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    Vargas cherche dans les archives des preuves de la corruption de Quinlan 

    Toutes ces intentions convergent pour faire du scénario une excellente histoire complexe à souhait. Mais la réalisation est aussi exceptionnelle. A m’évidence, Welles recycle toute la grammaire du film noir : mais ne dit-on pas que Citizen Kane a été une des inspirations du cycle du film noir ? La majeure partie des séquences sont filmées de nuit à travers des rues sombres et sordides, des fenêtres mal éclairées, des lumières blafardes. La scène d’ouverture qui dure environ cinq minutes et qui n’est constituée que d’un long plan séquence où les mouvements de grue permettent de modifier en permanence les angles des prises de vue, mais aussi d’introduire des personnages au fur et à mesure des besoins. Cette manière de saisir la continuité de l’action utilise à la fois la profondeur de champ, mais aussi la plongée et la contre-plongée. Rien que pour avoir imaginé ce plan-là, il est certain que Welles était un très grand réalisateur. D’autres figures de la manière de filmer de Welles se retrouvent dans le film, les gros plans bien sûr qui saisissent les grimaces au vol, les ombres qui semblent courir après les personnages, les rattraper et les dépasser. Si la scène finale tire un petit peu en longueur, elle est sauvée finalement par l’apparition lunaire de Tanya qui vient jeter un dernier regard sur Quinlan, on comprend que malgré toutes les avanies qu’elle a subit, elle a dû l’aimer. Il y a une tendresse dans les rapports entre Quinlan et Tanya[2] qui n’existe pas entre Vargas et sa femme qui ont à l’inverse des relations polies mais sans plus. Le film a quelque chose de Shakespearien et annonce clairement le Falstaff qui, abandonné de tous, obèse et malade, finit sa vie dans l’isolement le plus accablant. 

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    Susie aime entendre la voix de Vargas 

    L’interprétation est évidemment dominée par Orson Welles, tour à tour « ogresque » et pathétique, sournois et touchant, encombré de lui-même, pourrissant dans son obésité. Il a à peine 43 ans, mais il s’est donné l’allure d’un vieillard. Je ne suis pas certain de comprendre sa passion pour cette manière de s’enlaidir jusqu’à ne pas se ressembler, comme si les personnages qu’il incarnait vers cette époque était plus sa vérité que son enveloppe physique elle-même. En tous les cas au fil des années Welles deviendra un personnage obèse comme celui qu’il donnait à voir dans ses différentes transformations. Comme toujours Welles s’est cru obligé aussi de maquiller ses autres acteurs. Heston est curieusement frisoté, moustachu, et de ce fait il apparait bien moins comme un héros indestructible que comme un fonctionnaire obstiné et hargneux. Marlène Dietrich incarne une curieuse Tanya, affublée d’une perruque improbable qui l’a rend méconnaissable, bien que ce soit elle qui dise à Quinlan qu’il ne l’avait pas reconnue. Akim Tamiroff, un vieux complice de Welles est le ridicule Grandi. Janet Leigh est très bien dans le rôle de Susie, jouant elle-même avec ses peurs, coincée dans un motel au bout du néant, elle a l’air de s’entraîner pour le film d’Hitchcock ; Psycho.

     La soif du mal, The touch of evil, Orson Welles, 1958 

    Vargas retrouve sa femme droguée 

    A l’heure actuelle il existe plusieurs versions de ce film. En effet Welles n’avait pas eu droit au final cut et avait adressé un mémo furieux pour exiger que le film soit monté comme il l’entendait. Jusqu’à une date récente on ne pouvait voir ce film que dans la version répudiée par Welles. Et pourtant c’est comme ça que nous l’avons appréciée, et c’est dans cette version que le film fut décrété chef d’œuvre. On l’a cependant depuis restauré au plus près de ce qu’aurait aimé Welles. Cette nouvelle version est celle qu’on trouve maintenant en Blu ray. C’est celle que je viens de revoir. Malheureusement cette version donne une image 1 – 1,85, alors que l’image initiale est 1 – 1,37 ! Décidemment on peut dire que Welles n’a pas de chance avec les studios, mais il n’a pas de chance non plus avec ceux qui ont voulu restaurer son film.

    La soif du mal, The touch of evil, Orson Welles, 1958  

    Quinlan et Grandi veulent se venger de Vargas 

    Mais laissons là ces jérémiades. Quelle que soit la version visionnée, Touch of evil est un des plus beaux films de Welles et un des plus beaux films noirs qu’on ait pu tourner.  Welles a été un de ces réalisateurs incontournables de la cinéphilie d’après la Seconde Guerre mondiale, comme Bergman et quelques autres, sans doute bien plus que Ford et Hitchcock qui n’ont jamais eu son indépendance d’esprit et ses fulgurances. L’ouvre de John Ford s’est affadie justement après la guerre et celle d’Alfred Hitchcock a sombré très souvent dans la facilité commerciale et le tape à l’œil. Malgré ses difficultés et ses mensonges, Welles sur le plan artistique est toujours resté quelqu’un d’intègre, et cela ajoute encore un peu à son génie.

     La soif du mal, The touch of evil, Orson Welles, 1958 

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    La soif du mal, The touch of evil, Orson Welles, 1958

     


    [1] Je rappelle que ce film est classé 6ème dans la liste IMDB des 100 meilleurs films noirs.

    [2] Les rapports entre Quinlan et Tanya ressemblent en moins bavards à ceux de Johnny et Vienna dans Johnny Guitar qui date de 1954.

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