• Larceny, George Sherman, 1948

     Larceny, George Sherman, 1948 

    Bien que George Sherman ne soit pas un habitué du film noir, il est plutôt un réalisateur de westerns fabriqués à la chaîne, ce film nous intéresse d’abord à cause des acteurs. John Payne et Dan Duryea. Le premier n’a pas fait beaucoup d’incursion dans le genre noir, quoi que celles-ci ont été remarquées, mais le second est un pilier du genre. C’est un film noir presque totalement oublié, on se demande pourquoi. Si par certains aspects il se rapproche de trames très connues, comme Criss Cross de Robert Siodmak[1], on pourrait dire que ce dernier s’est inspiré justement de Larceny, et que c’est peut-être pour cette raison que Dan Durya reprendra le personnage de crapule qu’il incarne ici. Certains développements de l’intrigue sont surprenants, même si la fin nous parait plutôt bâclée et peu cohérente. Mais sans doute cela tenait aussi des exigences de la morale de l’époque. Ce n’est pas un film à gros budget, mais ce n’est pas non plus un film fauché. Le scénario est dû à William Bowers qui travailla beaucoup pour la télévision et le western, mais qui fut aussi à l’origine d’histoires pour le film noir particulièrement sophistiquées comme Pittfall[2], The mob[3] et Cry danger[4] réalisés par Robert Parrish. On dit également que sans être crédité au scénario, il travailla aussi sur Criss Cross, cité plus haut, ce qui renforce la proximité entre les deux films. Le point de départ du scénario est un ouvrage de Lois Eby & John C. Fleming qui a été traduit en français en 1949 sous le titre très explicite de Les femmes ça me connait. Le film s’inscrit dans le sous-genre du film d’escroquerie en bande organisée, bien que ce sous-genre donne plutôt souvent naissance à des comédies qu’à des drames. On reconnaîtra les thèmes de la fatalité et des séquelles de la guerre, mais cette fois traités avec un tel cynisme que cela en devient une critique sans complexe du mode de vie américain. 

    Larceny, George Sherman, 1948 

    Vanderline est un riche promoteur qui vient de se faire arnaquer de 250 000 $ par Ricky et Silky, deux complices en escroquerie qui lui ont fait vendre des participations dans une entreprise immobilière fantôme. Vanderline ne peut pas porter plainte parce que sur le plan de la loi, il est leur complice. Cette affaire rondement menée, incite les deux escrocs à monter une escroquerie de plus grande envergure encore. Il s’agira de séduire une riche et jeune veuve de guerre pour lui proposer de construire un mémorial à la gloire de son époux décédé. C’est Rick qui doit se faire passer pour un ami de ce dernier. Mais l’affaire est mal embringuée. D’abord parce que la régulière de Silky, Tory, le trompe avec Rick, et que celui-ci tente de s’en débarrasser, mais ensuite parce que Silky est extrêmement jaloux et violent. Rick part donc pour Mission city faire son travail de séduction, se loge à l’YAA, et se fait connaitre en tant qu’ancien de la Guerre du Pacifique. Il rencontre la veuve Deborah Clark qu’il séduit en lui proposant de sortir de son deuil et de faire quelque chose d’utile pour la mémoire de Jim son époux défunt. Elle ne demande évidemment qu’à marcher dans cette combine. Mais entre temps Tory qui avait été consignée à La Havane, a échappé à la surveillance des hommes de Silky. Elle débarque à Mission city et harcèle Rick de ses assiduités, menaçant de faire capoter l’affaire. Celui-ci pour faire avancer ses choses doit aussi séduire la secrétaire d’une agence immobilière. Silky débarque cependant avec ses hommes pour surveiller l’avancement des travaux si on peut dire. Rick doit jongler avec toutes ces femmes, mais surtout, il va commencer à culpabiliser de séduire la jeune veuve qui tombe amoureuse de lui. Cependant, il mène à bien l’affaire, mais au moment de conclure, Deborah découvre qu’il est avec Tory ! Elle est plus que dépitée, une bagarre s’ensuit, Tory sort un revolver, mais c’est elle qui va être tuée tandis que Deborah reste au sol assommée. Survient sur ses entrefaites Silky et ses hommes qui veulent tuer Rick pour toutes ses trahisons. Mais Rick a l’intelligence de trouver une parade et d’expliquer comment ils vont s’en sortir en achevant l’escroquerie et en faisant croire à Deb et à son père que c’est la jeune veuve qui a tué. Mais cette nouvelle escroquerie n’ira pas jusqu’au bout, la police, prévenue par Rick, débarque et tout le monde finira en prison, sans doute pour de longues années, Rick comprit. Il laissera derrière lui la jeune veuve désemparée. 

    Larceny, George Sherman, 1948 

    Vanderline comprend qu’il vient de se faire escroquer de 250 000 $

    Aucun des personnages de cette histoire n’attire la sympathie. Ils sont tous menteurs et prêts à se vendre les uns les autres. Rick, le « héros » est complètement négatif. Il trompe tout le monde, son complice Silky, et lui-même sans but autre que de tenter le diable et qu’il est encore plus cynique que son compère. S’il couche avec Tory, ce n’est pas tant qu’elle lui plait, au contraire, il la déteste, que parce qu’elle est la femme de Silky. C’est la naïveté de Deb qui va lui faire entrevoir la vacuité de son existence et de son manque de morale. Il n’est même pas certain qu’il ait un sentiment amoureux pour elle. Silky, c’est le jaloux, il sait très bien que Tory le trompe, mais il veut la prendre sur le fait. Il est jaloux d’ailleurs jusqu’à un certain point. La mort de Tory ne le remue pas tant que ça, et surtout dès lors qu’il verra la possibilité de retirer de l’argent de cette salade, il oubliera pour un moment la nécessité de se venger. Mais les « gens bien » ne sont pas épargnés par cette vision féroce et cynique de l’Amérique. Le cossu Vanderline se piège tout seul parce qu’il voulait gagner beaucoup d’argent, alors qu’il a en déjà un gros paquet. La naïveté coupable de Deb et de son père fait ressortir ce que sont les gens riches : ils vivent dans une bulle, ignorant les difficultés matérielles de l’existence pour les gens du commun. Et il apparaîtra que, dans la facilité de Rick pour la séduire, il y a aussi cette fausseté des sentiments qu’elle éprouvait pour son mari. Elle s’ennuie et construire un mémorial pour son époux est un excellent dérivatif, alors qu’il semble qu’elle ne l’ait pas vraiment connu, qu’elle n’en ait tout simplement pas eu le temps. Pire encore que de mentir aux autres, les protagonistes se mentent à eux-mêmes sur ce qu’ils sont et sur ce qui les déterminent. 

    Larceny, George Sherman, 1948 

    La fiancée de Silky se jette dans les bras de Rick 

    Le mode de représentation de ce sinistre ballet est le trio habituel. Sauf qu’ici nous avons deux trios, d’abord et principalement celui formé par Ricky, Silky et Tory. Silky n’est pas tout à fait un Othello, en vérité il semble principalement déçu par Rick en qui il aurait voulu avoir confiance comme en un ami, un frère. Tory sait cela, et elle attise la haine de Silky tout en déstabilisant Rick qui se sait dans son tort. Elle est malfaisante au dernier degré, menteuse, elle échafaude en permanence des combines qui finissent par la dépasser et lui retombent dessus, elle en mourra. Le second trio est celui que forme Rick, Tory et Deb. Rick ne sait pas ou ne peut pas choisir entre une oie blanche qu’il peut plumer, et une femme rouée et dangereuse qui lui fait peur parce qu’elle est imprévisible. Cette impossibilité de choisir le conduira finalement en prison. Au-delà de ça, il y a cette Amérique qui tente de se débarrasser des séquelles de la guerre. La célébration des héros est devenue un sport et un business, célébrée surtout par ceux qui ne l’ont pas faite ! Le discours niaiseux de Rick est applaudi par des très jeunes adolescents ou par des vieillards. Ce sont les seuls publics qui peuvent l’admirer. Qu’a fait Jim Clark pour mériter un mémorial ? Personne ne le sait, à part qu’il soit mort. Rick brode à l’infini sur ce thème avec astuce et détermination. 

    Larceny, George Sherman, 1948 

    Rick tente de faire comprendre à Tory qu’elle risque gros si Silky l’attrape 

    Le ton du film tranche sur le reste de la production de films noirs à la même époque, cela vient du fait que les dialogues ont une place décisive, c’est très bavard, et ceux-ci donnent un ton ironique à l’ensemble, mais cette ironie loin de nuire à la noirceur du propos au fond la renforce. Par exemple quand Rick est confronté à Madeline, une newyorkaise arrogante qui regarde un peu de haut la population provinciale de Mission City. Elle se croit très maline derrière ses lunettes, mais au bout du compte se fait embarquer dans les combines de Rick. Les dialogues soulignent ce jeu de rôles : personne n’est sincère et tout le monde habille ses sentiments d’un cynisme de pacotille. Cette surabondance de dialogue, si elle est très originale, freine tout de même l’action et George Sherman se retrouve plus attentif à ses personnages souvent filmés en gros plans qu’à l’action elle-même et aux décors. Cependant malgré ce manque de personnalité de la réalisation, le rythme reste soutenu. C’est très dense, et la plupart du temps le spectateur est pris au dépourvu dans les retournements de situations. 

    Larceny, George Sherman, 1948 

    Rick va séduire Madeline pour lui faire lire des messages 

    George Sherman qui passait pour un réalisateur très conventionnel et très conservateur multiplie ici les remarques sarcastiques sur le mode de vie américain, comme par exemple le portrait de Charlie le manager de l’YAA où l’hypocrite Rick est descendu. Ou encore cette scène où on voit Deb s’enthousiasmer pour les élucubrations lugubres de Rick, lorsqu’ils visitent la propriété qu’ils se proposent d’acheter. Il suffit que Rick face un dessin au sol avec un morceau de bois pour que celle-ci soit conquise ! La grossièreté avec laquelle Rick drague tout ce qui porte une jupe est également étonnante. Certes il prend des précautions avec Deb, et pour cause, elle appartient à la haute société. Mais pour la serveuse de la cafétéria ou la secrétaire de l’agence immobilière qui joue les émancipées, il n’y va pas par quatre chemins. C’est du rentre-dedans comme on ne dit plus, sans détour, promettant la lune, la fortune et la félicité dans le même mouvement ! Sherman insiste aussi sur le misérabilisme de la fin de l’année. Tout cela habille le suspense, on veut savoir jusqu’au bout comment Rick s’en sortira, quelle sera son ultime pirouette

    Larceny, George Sherman, 1948 

    Silky croit que Tory est à Mission City 

    Comme je l’ai dit, Sherman n’était pas un habitué du film noir. Et même si ici il recycle quelques éléments de sa grammaire, il a beaucoup de mal à donner de la vie aux espaces clos, ou à articuler ceux-ci avec des décors d’ensemble urbains. Il va se reposer sur une solide direction d’acteurs. Ceux-ci sont tous excellents. John Payne n’a jamais été si bon, lui qui a plutôt un visage de bois, il arrive à exprimer beaucoup. Trop souvent habitué à des rôles entiers où il est quelconque, je pense à ses westerns, il est meilleur dans ambiguïté par exemple dans The crooked way[5], ou Kansas city confidential de l’excellent Phil Karlson. Dans The boss, il tiendra un rôle tout autant cynique[6]. A ses côtés il y a d’abord Dan Duryea. Lui aussi est impeccable, tour à tour charmeur et menaçant, jaloux et calculateur. Si Joan Caufield dans le rôle de la naïve Deb n’a rien de remarquable, on n’en dira pas autant de Shelley Winters. Dans le rôle de la garce Tory, elle est remarquable d’abattage. A cette époque elle était encore jolie, sexy même, l’alcool sabotera son physique, mais certainement pas ses capacités d’actrice qu’elle conservera jusqu’à la fin. Du côté féminin on remarquera encore Dorothy Hart dans le rôle de Madeline. Elle est très bonne, spirituelle et d’une grande beauté, on comprend assez mal pourquoi elle n’a pas fait une meilleure carrière, sans doute était elle trop engagée politiquement, et puis elle avait eu des histoires avec Mary Pickford pour un film qu’elle avait refusé. Ici son rôle est bref mais elle ne passe pas inaperçue, elle reprend le style de femme à lunette qu’on avait déjà vu avec Dorothy Malone dans The big sleep d’Howard Hawks. Elle se retirera d’Hollywood au début des années cinquante. Encore une si belle femme que les studios auront bien maltraitée. Parmi les autres petits rôles, on repérera Percy Helton dans le rôle de Charlie le manager de l’YAA. On l’a vu dans des rôles similaires des dizaines, voire des centaines, de fois. Il est un peu le pendant d’Elisha Cook jr. 

    Larceny, George Sherman, 1948 

    Madeline fait croire à Deb qu’il faut qu’elle se presse d’acheter le terrain 

    Ce film est aujourd’hui quasiment introuvable dans une copie un peu propre, et c’est très dommage car il a beaucoup de qualités cinématigraphiques. On attend un producteur de Blu ray courageux qui nous restitue ce film dans ses qualités premières. Eddie Muller l’avait présenté à San Francisco dans un de ses festivals de films noirs, comme un pendant de Pitfall c’est assez bien vu, non pas parce que l’histoire se ressemble, mais parce qu’on y trouve la même ironie grinçante et le même désespoir[7]. Certes ce n’est pas du Siodmak, mais c’est tout de même le haut du panier en matière de film noir. Cet ostracisme vis-à-vis de ce film tient sans doute au fait qu’il a été produit pour une double séance et que les acteurs étaient considérés comme des seconds choix. 

    Larceny, George Sherman, 1948 

    Deb surprend Tory dans les bras de Rick 

    Larceny, George Sherman, 1948 

    Tory menace de tuer Rick et Deb


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