• Le balafré, Hollow Triumph, Paul Henreid, 1948

     Le balafré, Hollow Triumph, Paul Henreid, 1948

    Ce film est signé Steve Sekely, mais en réalité, c’est Paul Henreid qui l’a réalisé. Ce dernier en tant que producteur ne s’est pas entendu avec le réalisateur et l’a viré. Il avait, il est vrai aussi, des ambitions de mise en scène qui seront partiellement réalisées au cours d’une carrière contrariée par la Chasse aux sorcières, il était en effet classé comme rouge, comme Joan Bennett, et c’est ce qui fait que tous les deux eurent bien du mal à s’extraire des placards où on les avait confinés. Paul Henreid fit d’ailleurs parti de la petite troupe qui, avec Humphrey Bogart, Lauren Bacall, John Huston ou encore Richard Conte, organisa une marche sur Washington pour défendre les Hollywood Ten qui étaient menacés d’emprisonnement pour leur appartenance au Parti communiste américain. C’est un film Eagle Lion, donc un film avec un budget très moyen dont le sujet interroge l’identité et la question du double. Il va faire un détour vers la psychanalyse, se posant clairement la question de savoir si cette discipline est sérieuse ou non. Mais peu importe tout ça, une des principales raisons de voir ce film noir c’est la superbe photographie de John Alton. Nous sommes dans la haute période du film noir, il est emblématique de cette tension entre plusieurs des formes du film noir : le questionnement de l’identité est ici redoublé par une histoire de gangsters qui ont raté leur coup et qu’un ponte du crime organisé va tenter de rattraper parce qu’ils s’en sont pris à des intérêts qui les dépassent. Il y a donc une forme d’hybridation entre plusieurs sous-genres, le thriller psychologique, le film de gangster et l’usurpation d’identité. Même si ici le héros ne perd pas la mémoire, le film rappelle aussi bien Somewhere in the night de Joseph L. Mankiewicz[1] qui date de 1946 que The crooker way de Robert Florey qui sera tourné un peu après[2]. Le roman qui a servi de support au scénario est signé de l’obscur Murray Forbes qui, à ma connaissance n’a écrit que ce roman qui a été traduit en français, mais qui a éta aussi republié en anglais sous le titre de The big fake. Par contre le scénario a été écrit par une pointure, Daniel Fuchs, lui qui a travaillé sur des films importants comme Criss Cross un des chefs-d’œuvre de Robert Siodmak[3] et un des sommets du film noir, Jeanne Eagle, ou encore Panic in the streets d’Elia Kazan. Il avait reçu un Oscar pour Love or leave me de Charles Vidor en 1956, une histoire romancée à partir de la vie tumultueuse d’une chanteuse de jazz, Ruth Etting et d’un gangster qui l’avait poussée vers la gloire, deux personnages qui ont vraiment existé. 

    Le balafré, Hollow Triumph, Paul Henreid, 1948  

    John Muller est un prisonnier intelligent qui a étudié la psychanalyse en prison. Lorsqu’il sort de taule après plusieurs années de détention il ne rêve que de rattraper le temps perdu et de faire un grand coup. Il réunit les anciens membres de son gang qui ont végétés pendant son absence, et il leur propose un gros coup. L’idée est de braquer une salle de jeu appartenant à un ponte du crime organisé pour un butin estimé à 200 000 $. Ils doivent braquer la caisse, puis s’enfuir tandis qu’un des complices éteindra les lumières en coupant le courant pour les protéger. Tout semble se passer bien, mais un grain de sable va compliquer les choses. Alors que Marcy va couper le courant, un membre du cercle de jeu surgit et lui tombe dessus. Une bagarre a lieu qui retarde l’évacuation de la bande. La bande de Stansyck rattrape deux des membres du gang et les fait parler. Ils avouent travailler pour Johnny Muller. Dès lors la chasse est ouverte. Johnny doit fuir et se cacher. Il arrive ainsi à Los Angeles. Mais un jour il croise un petit bonhomme, un dentiste nommé Swagron qui lui dit qu’il est le portrait craché d’un éminent psychanalyste nomme Bartok. Sauf que ce dernier a une cicatrice qui lui barre la joue. Echappant encore une fois aux tueurs de Stansyck, il cherche une solution et pense la trouver en prenant la place du docteur Bartok, un homme en apparence riche et élégant. Johnny va rencontrer Evelyn sa secrétaire qui est troublée par la ressemblance et qui semble amoureuse du docteur Bartok. Johnny va séduire Evelyn, pourtant une femme en apparence froide et distance. Puis il va se transformer en Bartok. Il apprend ses dossiers, revoie des ouvrages de psychanalyse, apprend à contrefaire sa voix et à imiter sa signature. Il va ensuite se faire une cicatrice similaire après avoir prix une photo de Bartok dans la rue. Il va annoncer à Evelyn qu’il part pour Paris. Mais il n’en est rien, il se fait embaucher dans un garage où Bartok gare sa voiture. Il va le tuer et prendre sa place après avoir fait disparaitre le corps. Il arrive à donner le change à tout le monde, y compris à Evelyn qui a très mal vécu sa rupture avec Johnny. Cependant, il va être retrouvé par son frère qui en venant le voir au cabinet pour lui signaler qu’il ne craint plus rien, Stansyck ayant été emprisonné pour fraude fiscale, mais cela va faire comprendre à Evelyn qu’il est Johnny Muller et donc qu’il a tué Bartok, en même temps qu’il l’a t. Dégouté de tout, elle décide de tout quitter et de partir à Honolulu. Johnny se propose de la rejoindre. C’est ce qu’il va tenter de faire, mais Bartok était un joueur, il devait beaucoup d’argent à Maxwell qui envoie deux tueurs sur sa piste. Ils vont le tuer alors qu’il s’apprêtait à retrouver Evelyn sur le bateau. 

    Le balafré, Hollow Triumph, Paul Henreid, 1948

    John Muller sort de prison après plusieurs années d’internement 

    Le thème qui chapeaute l’ensemble est la traditionnelle substitution d’identité. Mais c’est un peu plus compliqué que ça. En effet John Muller devient Bartok, contraint et forcé. Pour échapper aux tueurs de Stansysk. Il va s’appliquer à contrefaire la signature pour accéder à ses comptes, puis il va prendre sa voix, et ensuite il va prendre Evelyn qui semblait promise à son patron. On peut penser d’ailleurs que c’est dans ce film que se trouve la source du roman de Patricia The talented Mr Ripley publié en 1955 qui donnera ensuite le superbe film de René Clément, Plein soleil en 1960, et qui lancera la carrière d’Alain Delon. Mais Johnny Muller change-t-il d’identité pour échapper à ses poursuivants ou pour obtenir le statut du docteur Bartok et la femme qui va avec ? Très intelligent, il va pourtant se tromper en reproduisant la cicatrice du mauvais côté, comme s’il voulait conserver la preuve qu’il n’est pas Bartok, mais Muller. Certes le scénario ne vise pas à une vérité de type documentaire, mais cette bévue démontre principalement l'ambiguïté du caractère de Muller. Ce dernier affronte plus ou moins directement le docteur Bartok, un peu comme dans la nouvelle d’Edgar Poe écrite en 1844, William Wilson qui sera portée à l’écran par Louis Malle en 1968 avec Alain Delon, et où le héros porte lui aussi une cicatrice sur la figure. Le thème du double est donc présent. Ce thème en général, par exemple chez Stevenson, Strange case of Dr Jekill & Mr Hyde qui date de 1886, oppose le bien et le mal. Ce n’est pourtant pas le cas ici. En effet John Muller est un criminel, c’est certain, mais le docteur Bartok est un tricheur, antipathique, imbus de lui-même, dévoré par le démon du jeu, il ne parait s’intéresser à personne. Il est moins sympathique que Muller. Il use et abuse de sa position sociale. Bartok et Muller ne sont pas deux faces de la même pièce, mais deux parasites sociaux, le premier ayant bénéficié de conditions propices à son élévation sociale, tandis que le second a eu plus de mal à s’imposer. 

    Le balafré, Hollow Triumph, Paul Henreid, 1948

    Avec sa bande, John Muller organise le braquage d’une salle de jeu 

    Le scénario est un peu paresseux, pas assez travaillé, mais il contient beaucoup de très bonnes idées. Si John Muller et Emil Dvorak sont des individus ambigus avides de pouvoir, Evelyn n’est pas elle-même très claire. Dès la première rencontre avec John Muller elle l’embrasse à pleine bouche, croyant qu’il s’agit du docteur Bartok ! Elle va tomber pourtant amoureuse de John, sans trop se poser de question sur cette étrange ressemblance. Mais si elle est désespérée quand Muller prétend rompre avec elle, elle ne semble pas très heureuse de le retrouver sous les traits de Bartok ! Elle ne parait pas vraiment affectée par l’assassinat du docteur, elle est plus préoccupée par le fait que Muller l’ait trompée en lui faisant croire qu’il était Bartok. Evelyn est en fait le double de Muller, c’est une dure à cuire qui passe son temps à masquer ses sentiments et ses déceptions. Mais elle est rattrapée comme lui par sa solitude et veut croire en l’amour. Les deux personnages sont seuls, ils le sont par la force des choses, mais aussi parce qu’ils sont incapables de se faire confiance l’un à l’autre. Passons sur cette idée de cicatrice qui change de côté et qui finalement ne sert pas à faire progresser l’action, d’autant que Muller est présenté comme quelqu’un d’intelligent et méticuleux. Comment aurait il put laisser échapper cela ? 

    Le balafré, Hollow Triumph, Paul Henreid, 1948 

    Le dentiste Swangron croit reconnaître le psychanalyste Emil Bartok 

    Un des autres aspects de ce film un peu étrange, c’est la question de l’argent, Bartok est riche parce qu’il a abusé de la crédulité de ses clients, et c’est sans doute pour cela que l’argent qui lui brule les doigts, finit sur les tapis verts de Maxwell. Muller est riche lui aussi puisqu’il a récupéré la totalité du butin, mais comme il doit rester caché, il ne peut pas en jouir. Il y a au passage une critique larvée de la psychanalyse. On comprend à demi-mot que cette science est surtout le prétexte pour des escrocs tirés à quatre épingles de prendre de l’argent à de vieilles rombières qui vivent dans l’ennui. 

    Le balafré, Hollow Triumph, Paul Henreid, 1948 

    John Muller tente de voir si son frère n’a pas été suivi par les hommes de Stansyck 

    Muller a aussi un frère, Frederik, très convenable qui lui conseille de se ranger, et qui veut l’aider dans ce sens. Non seulement il ne comprend pas Johnny qui rêve d’aventure et de grandeur, mais en le recherchant, il provoquera indirectement sa perte. L’opposition n’est plus alors comme le pense dans un premier temps entre le sophistiqué docteur Bartok et le voyou Muller, mais entre les deux frères. Frederik apparaissant comme un allié naturel de la loi et l’ordre pour poursuivre Johnny. Du reste on serait bien en peine de trouver un personnage positif dans cette histoire. Muller s’il ne vaut pas mieux, ne vaut pas moins que les autres, et il trouve en lui quelque chose de pathétique qui fini par nous le rendre attachant. Il a au moins pour lui, vis-à-vis des membres de son gang comme des truands qui exploitent des cercles de jeu, le goût du risque et de l’aventure, bien plus que la volonté de faire fortune. 

    Le balafré, Hollow Triumph, Paul Henreid, 1948

    John Muller s’enfuit 

    La réalisation, due à Paul Henreid, doit aussi beaucoup à la photographie de John Alton. C’est un film très sombre où va beaucoup jouer la science des éclairages, aussi bien en ce qui concerne les petites lumières qui se baladent comme des étoiles au-dessus de la tête des misérables humains, que par le trouble d’une image volontairement brumeuse qui accentue les ombres de la nuit. Il y a des plans magnifiques, notamment quand Johnny fuit les tueurs qui ont retrouvé sa trace à Los Angeles. Il y a très peu d’extérieurs, le principal c’est du studio. Mais on utilisera quelques plans de rue, puis le téléphérique de Bunker Hill, avec cette contre-plongée qui rend encore plus inconfortable cette fuite sans fin. Certes Henreid n’est pas Anthony Mann ou Siodmak et ça manque parfois un peu de rythme, il n’a qu’une science limitée des déplacements de caméra, mais dans l’ensemble c’est bien filmé et les plans d’ensemble donne de la profondeur aux relations entre Evelyn et Johnny. Remarquez qu’à New York pour s’enfuir Johnny emprunte l’escalier de secours pour descendre, alors qu’à Los Angeles il prend le téléphérique pour monter, ce contraste suffit semble-t-il a opposé l’architecture des deux villes à laquelle chaque fois Muller tente d’échapper. 

    Le balafré, Hollow Triumph, Paul Henreid, 1948

    En prenant le téléphérique de Bunker Hill, John Muller échappe à la mort 

    Outre les scènes de fuite, on admirera la scène finale quand Johnny se fait coincer dans la foule par les deux tueurs de Maxwell alors qu’il est à deux pas d’embarquer et de rejoindre Evelyn qui l’attend désespérément. Mais il aura déçu tout le monde jusqu’au bout, car il mourra sans que personne ne s’inquiète de son cadavre, et sans qu’Evelyn le sache. Il y a aussi cette très belle scène un peu lunaire où Johnny attend que la voie soit dégagée pour se débarrasser du corps de Bartok, et soudain il voit s’arrêter devant lui un homme qui voudrait bien l’aider. Ça se passe sur un pont, et celui-ci est filmé en enfilade, ce qui fait encore plus ressortir les lumières rares et mystérieuses de la nuit. 

    Le balafré, Hollow Triumph, Paul Henreid, 1948

    John a finalement séduit Evelyn, mais il doit la quitter 

    Le film a été construit autour de la personnalité de Paul Henreid dans le double rôle de Muller et de Bartok. Présent de bout en bout, il est excellent, et arrive à jouer différemment les deux rôles par sa démarche ou le maintien de son dos. Il endossera to :ut aussi bien le costume de l’employé du garage. Evelyn c’est Joan Bennett. Ce film intervient pour elle entre Secret beyond the door de Fritz Lang[4] et The reckless moment de Max Ophuls[5], deux films noirs importants. Abonnée au film noir, c’est sans doute là qu’elle a donné le meilleur d’elle-même. Bien que son rôle ici soit assez étroit, elle est très bien dans ce mélange de passion et de froideur. Le reste de la distribution n’est pas très important. John Qualen est le dentiste Swangron, il apporte ce côté un peu burlesque et décalé qui permet au film de respirer. On reconnaitra Eduard Franz dans le rôle du petit frère pleurnichard qui tente d’imposer sa morale. La maitresse de Bartok, Virginia, est jouée par Leslie Brooks, sans grand relief. 

    Le balafré, Hollow Triumph, Paul Henreid, 1948

    John s’est fait engager dans un garage 

    Dans l’ensemble c’est un très bon film noir qui vaut le détour, c’est visuellement un régal. Le film est aujourd’hui libre de droit, il a été réédité récemment en Blu ray aux Etats-Unis par la petite firme The film detective, firme spécialisée dans la reprise et la restauration de films dont les droits sont tombés dans le domaine public. On a reproché à ce film d’être renommé en français Le balafré. Mais il a été aussi exploité aux Etats Unis sous le titre de The scar, la balafre. On se souvient aussi que Daniel Fusch est à l’origine du scénario de The gangster, un autre film noir, où le personnage central est un gangster mélancolique et balafré. L’idée d’utiliser Le balafré en Français renvoie aussi à Al Capone, du reste comme Al Capone, Stansyck tombera comme Capone à cause des accusations de fraude fiscale.  

    Le balafré, Hollow Triumph, Paul Henreid, 1948

    Evelyn est troublée par le comportement de celui qu’elle croit être le docteur 

    Le balafré, Hollow Triumph, Paul Henreid, 1948

    Evelyn à découvert que le docteur est John Muller 

    Le balafré, Hollow Triumph, Paul Henreid, 1948

    John dit qu’il rejoindra Evelyn sur le bateau  

    Le balafré, Hollow Triumph, Paul Henreid, 1948

    Maxwell a envoyé des tueurs au docteur Bartok



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/quelque-part-dans-la-nuit-somewhere-in-the-nigh-joseph-l-markiewicz-19-a191321586

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/le-passe-se-venge-the-crooked-way-robert-florey-1948-a118348930

    [3] http://alexandreclement.eklablog.com/pour-toi-j-ai-tue-criss-cross-robert-siodmak-1949-a148583914

    [4] http://alexandreclement.eklablog.com/le-secret-derriere-la-porte-secret-beyond-the-door-fritz-lang-1947-a174131370

    [5] http://alexandreclement.eklablog.com/les-desempares-max-ophuls-1949-du-roman-au-film-a114844544

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