• Le désordre et la nuit, Gilles Grangier, 1958

     Le désordre et la nuit, Gilles Grangier, 1958

    C’est un des films qui ont fait beaucoup si on peut dire pour la réhabilitation de Gilles Grangier. Et au fil des années il a été de plus en plus apprécié, obtenant ainsi une reconnaissance tardive. Sans doute parce qu’il joue sur le trouble des relations entre les personnages principaux, un policier qui s’emmourache d’une droguée qui probablement se prostitue, mais qui au fond est relativement pure. Il y a aussi une pharmacienne, grande bourgeoise évidemment qui accumule les turpitudes. Et puis il y a le monde de la nuit et sans doute de la débauche. Mais on oublierait un peu le principal, c’est que la base du film c’est d’abord un roman de Jacques Robert. D’abord journaliste, puis chroniqueur judiciaire, il a écrit de nombreux ouvrages qui ont été adapté au cinéma, mais il a aussi produit de très nombreux scénarios. C’est lui qui écrivit le scénario de Marie Octobre, un succès mondial, et un véhicule pour Danielle Darrieux, ou encore 125 rue de Montmartre de Gilles Grangier. C’est un auteur à mon sens injustement oublié. Bien qu’il n’ait pas fait que du noir, c’est surtout dans ce genre qu’il est intéressant. Il a parfaitement intégré les fausses pistes et les ambiguïtés nécessaires. Sans doute restait il trop souvent enfermé dans des fins plutôt heureusement ou du moins insuffisamment ambigües, mais il avait incontestablement un style, cette capacité d’aller à l’essentiel. Il avait aussi écrit le scénario d’un bon film de Daniel Vigne, Les hommes, dans un registre un peu plus influencé par José Giovanni[1]. 

     Le désordre et la nuit, Gilles Grangier, 1958 

    Albert Simoni le patron de la boîte de nuit, L’œufest convoqué à un mystérieux rendez-vous au Bois de Boulogne. Il s’y rend en compagnie de sa maîtresse, la jeune droguée Lucky. Mais il va être assassiné. La police enquête. L’inspecteur Valois est chargé de l’affaire. Rapidement il va rencontrer Lucky dans la boîte de Simoni, l’Œuf. Elle semble une coupable idéale. S’ensuit une relation passionnée et brûlante, entre un homme vieillissant et une jeune débauchée, bien que Valois se rende rapidement compte que Lucky se drogue. Mais la police veut que l’enquête avance. Cependant on apprend que Simoni est le frère d’un homme important, un député qu’il faut ménager. La pression est mise sur Valois qui repousse toujours le moment de rendre son rapport. Celui-ci est très intrigué par Lucky que son père entretient et qui semble aussi se livrer au putanat. Néanmoins, il va tout faire pour freiner l’enquête parce qu’il est persuadé que Lucky est innocente. Entraîné dans le tourbillon des fêtes auxquelles se livre la bande, Valois va rencontrer une pharmacienne, Thérèse, qui doit donner les premiers soins à Blasco qui au cours d’une bagarre s’est fait ouvrir la peau du crâne. Mais Valois va comprendre que Thérèse et Lucky se connaissent, sans trop savoir comment. Les explications que les deux femmes lui donnent ne lui semblent pas convaincantes. La pression de sa hiérarchie va provoquer sa démission. Ayant embarqué avec lui Lucky, il va avoir un accident. Lucky disparaît. Il va la retrouver bientôt, quasiment séquestrée chez Thérèse. La confrontation est inévitable : Thérèse était en réalité la maîtresse de Simoni, et elle n’avait pas supporter que celui-ci l’abandonne. Valois va téléphoner ses conclusions à la police, puis il s’en va avec Lucky, il va l’emmener dans une clinique pour qu’elle y suive une cure de désintoxication, lui promettant qu’il se retrouveront au printemps. 

    Le désordre et la nuit, Gilles Grangier, 1958 

    Simoni semble préoccupé 

    Si la question de la résolution du meurtre est relativement anecdotique, l’analyse des relations dans un milieu très particulier, le monde de la nuit, est plus intéressante. Valois est un policier intègre, un homme mûr, et pourtant le voilà attiré par une jeune droguée qui se prostitue de temps à autre pour payer ses doses. Ce sont donc deux contraires qui s’attirent, et pour tous les deux il s’agit forcément d’une transgression des codes de leur propre milieu. C’est d’ailleurs Lucky qui drague Valois et qui l’emmène à l’hôtel ! Dans cette chambre d’hôtel de passe, il y aura un jeu de miroir intéressant qui interroge sur les identités de Valois et de Lucky. Sous ses apparences robustes, Valois n’est pas le moins incertain dans sa conduite. Il frise en outre une autre forme de transgression parce qu’il va délayer le plus longtemps possible le moment où il devra remettre son rapport, parce qu’il veut protéger Lucky. Certes il la croit innocente, mais il n’en sait rien du tout. Le lieu où se noue l’intrigue est une boîte de nuit, jazz, drogue, prostitution, c’est un concentré de tous les vices. Tout se passe dans les ombres de la nuit. Et c’est peut-être cela qui attire au fond le rigoriste Valois. Mais dans cette compénétration des milieux, voilà maintenant la pharmacienne, c’est une bourgeoise, presqu’une notable de quartier, qui est attiré par un voyou plus ou moins rangé des voitures. En outre, elle se livre à l’adultère, non par plaisir, mais par une attirance calamiteuse pour le vice et la nuit. 

    Le désordre et la nuit, Gilles Grangier, 1958 

    Valois va faire la connaissance de Lucky 

    Grâce à une très belle photo de Louis Page que Jean Gabin avait souvent employé, Grangier va recycler un certain nombre de tics du film noir. La manière de filmer l’orchestre de jazz comme une explosion de sensations, une transe, rappelle évidemment Phatom lady de Robert Siodmak[2]. Mais il y a ces jeux de miroir dans lesquels se dévoilent des identités multiples et incertaines. Ou encore cette déambulation de Valois dans les couloirs du Georges V. Les scènes où nous voyons Lucky et Valois marcher dans un Paris pluvieux sont aussi très réussies. Bien que tournées en studio, elles ont un vrai accent de vérité. Mais ça c’était aussi une des marques de fabrique de Gilles Grangier que de saisir une atmosphère et d’en rendre le côté populaire et grouillant. Cette agitation sera d’ailleurs mise en opposition avec le calme apparent de la vie que Valois mène à Maisons-Laffitte et qui, on doit en convenir, ne lui convient pas vraiment puisqu’il ira chercher des sensations nouvelles dans un hôtel de passe de seconde catégorie. La fin d’ailleurs est étrange puisque Valois va mettre Lucky à l’écart de toute l’agitation de la ville, dans une clinique, à la campagne.  

    Le désordre et la nuit, Gilles Grangier, 1958

    A l’hôtel Valois continue d’interroger Lucky 

    Le film s’est monté sur le nom de Jean Gabin. C’est bien lui la vedette de ce film. Il joue un rôle dont il a l’habitude, l’homme vieillissant qui tend à conserver sa virilité par des prises de décision parfois difficile. Il va curieusement retrouver le même type de rôle dans son film suivant, En cas de malheur, film où il sera opposé à une autre jeunesse, Brigitte Bardot. Ici c’est Nadja Tiller qui est Lucky, cette jeunesse en perdition. Mais le principe est le même : il s’agit d’un homme vieillissant qui va retrouver un coup de jeunesse en tombant amoureux d’une délinquante, sauf que cela ne se terminera pas de manière aussi dramatique que dans le film d’Autant-Lara. Gabin est toujours très bon dans ces rôles où sa force bourrue vise à masquer ses incertitudes. Nadja Tiller n’est pas une actrice très subtile et pour marquer les ravages de la drogue, elle en fait peut-être un peu trop. La toujours très excellente Danielle Darrieux incarne une pharmacienne qui tente de se protéger derrière des airs pincés qui sont la marque d’une classe sociale. Elle retrouve ici dans un second rôle Jean Gabin avec qui elle avait partagé le haut de l’affiche dans La vérité sur Bébé Donge. Beaucoup de seconds rôles sont inétressants : Roger Hanin dans celui de Simoni, François Chaumette dans celui du commissaire Janin, Paul Frankeur ou encore Robert Berri dans le rôle de Marqui.

     Le désordre et la nuit, Gilles Grangier, 1958 

    Valois sait que Lucky ment 

    Le film qui avait bénéficié d’un budget très solide, curieusement ne fut pas un très grand succès, pour un Jean Gabin s’entend. C’est seulement dans le film du temps que la critique va le redécouvrir, une fois qu’elle se sera débarrassée des a priori stupides de la Nouvelle Vague. Et maintenant elle se plait à le désigner comme une réussite d’un film noir à la française. Mais nous avons encore du chemin à faire, car comme nous l’avons vu au fil de ce blog, il y a eu de très belles réussites dans le genre en France, récemment nous avons parlé de La moucharde, mais il y en a bien d’autres[3], comme le film de Pagliero[4]. En tous les cas, Jean Gabin, mais aussi Gilles Grangier auront bien travaillé dans le film noir. 

      Le désordre et la nuit, Gilles Grangier, 1958

    Valois retourne voir Lucky  

    Le désordre et la nuit, Gilles Grangier, 1958

    Blasco a été blessé, Thérèse une pharmacienne étrange le soigne 

    Le désordre et la nuit, Gilles Grangier, 1958 

    Valois est venu chercher Lucky



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/les-hommes-daniel-vigne-1973-a117502408

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/les-mains-qui-tuent-phantom-lady-robert-siodmak-1944-a148583314

    [3] http://alexandreclement.eklablog.com/la-moucharde-guy-lefranc-1958-a158447328

    [4] http://alexandreclement.eklablog.com/un-homme-marche-dans-la-ville-marcel-pagliero-1949-a144320566

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