• Le dos au mur, Edouard Molinaro, 1958, adapté de Frédéric Dard

    Le dos au mur, Edouard Molinaro, 1958, adapté de Frédéric Dard

    Les adaptations cinématographiques des ouvrages de Frédéric Dard n’ont pas toujours été à la hauteur de l’œuvre. Mais celle-ci est très intéressante et parmi les meilleures. Le dos au mur est basé sur Délivrez nous du mal, écrit en 1956 et publié au Fleuve noir. C’est selon moi le premier ouvrage de Frédéric Dard qui inaugure le cycle de ce que Dominique Jeannerod a nommé les romans de la nuit et qui va donner à son auteur cette réputation non usurpée de maître du roman noir. Cet ensemble de romans très courts, souvent écrits à la première personne, des romans un peu neurasthéniques, très noirs, qui se centrent sur la question de l’amour vu comme une maladie à laquelle on ne peut que difficilement échapper. Délivrez nous du mal se présente comme une confession, alternant le récit de ce qui a amené le héros en prison, et celui de l’attente d’une condamnation à mort qui sera éminente. La conduite de l’ensemble l’amènera finalement à accepter son sort. Le titre qui n’a pas été retenu pour l’adaptation renvoie à la culpabilité comme un des fondements de la civilisation chrétienne. Il est à mon sens plus parlant. En 1957 Frédéric Dard a obtenu le prestigieux Grand prix de la littérature policière, et en 1958, le très bon film de Robert Hossein, Toi le venin, a obtenu un grand succès public[1]. C’est dans un contexte très favorable que Gaumont va entreprendre la production de ce film. Frédéric Dard participe à l’écriture du film et des dialogues. 

    Le dos au mur, Edouard Molinaro, 1958, adapté de Frédéric Dard

    Jacques Decret, riche industriel, qui rentre trop tôt d’une partie de chasse, se rend compte que sa femme le trompe. Malade de jalousie, il va ourdir un plan diabolique pour se venger. Il va faire chanter les deux amants. Mais le but n’est pas seulement de mettre sur le grill sa femme Gloria, c’est aussi de faire croire à sa femme que c’est Yves Normand qui exerce ce chantage, donc de le détruire à ses yeux. Le couple aux abois va faire appel à des « copains » qui à leur tour vont menacer Jacques, mais celui-ci trouve les moyens de les détourner de leur mission. Pour rendre crédible son plan, il engagera un détective privé qui va remettre des billets dont Gloria a relevé les numéros, en se faisant passer pour un producteur de théâtre. Gloria croit alors que c’est Yves qui l’a fait chanter, elle va le tuer. Elle en appellera, en désespoir de cause, à son mari pour la sortir d’affaire. Celui-ci emportera le cadavre qu’il bétonnera dans le mur de son usine. Peu à peu Gloria se rapproche de son mari qui n’hésite plus à lui désigner l’endroit où se trouve le cadavre. Mais la nuit de Noël elle va comprendre que c’est bien Jacques qui a tout manipulé. Elle se suicidera après avoir dénoncé son mari à la police.

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    Le cadavre d’Yves Normand est retrouvé par Jacques Decret 

    Dans le roman de Dard, il y a deux aspects complémentaires : l’intrigue proprement dite qui rappelle la déconfiture de Jacques et le plan machiavélique que sa jalousie va lui dicter, et puis une longue méditation douloureuse sur la mort et l’amour, les deux étant liés par le crime. Les chapitres alternent la description de cette histoire qui l’y a amené et l’attente de la guillotine que Jacques finira par admettre. Seul le premier aspect qui met en œuvre l’ingéniosité de l’intrigue a été retenu dans l’adaptation. A mon sens cela affaiblit le propos, car en même temps qu’il s’agit d’un plaidoyer contre la peine de mort, c’est aussi une prise de conscience de la fragilité des êtres et de leur vanité d’exister. Le livre de Dard, excellemment écrit[2], est bien plus cruel qui montre un homme prenant un réel plaisir à se venger et à torturer sa femme. Il ne supporte pas que sa femme lui ait préféré un petit gigolo qui en outre se drogue. Dans le film au contraire on a l’impression que Jacques agit seulement pour retrouver l’amour de Gloria, ce qui rend sa démarche quelque part plus noble. Le nom du héros était Charles Blondoit dans le roman, il deviendra Jacques Decret.

    Mais, malgré ces modifications, cela reste un très bon film noir. C’est aussi le premier film d’Edouard Molinaro qui débuta sa carrière de cinéaste justement par le film noir, avant que de sombrer dans l’insignifiance cinématographique… et le succès commercial avec des comédies grand-public. Mais en 1958, il a encore de l’ambition sur le plan esthétique et il va être un des rares à intégrer clairement les codes du film noir américain qui à cette époque commence à obtenir une reconnaissance critique véritable. En 1959 il tournera encore Des femmes disparaissent d’après Georges Morris-Dumoulin, un film façon série noire, et l’excellent Un témoin dans la ville, sur un scénario attribué à Boileau et Narcejac. A chaque fois il accompagnait les images d’une musique de jazz d’excellente qualité. 

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    Jacques apprend que sa femme a une liaison 

    Le film est servi par une très belle photo de Robert Lefebvre qui a travaillé entre autres avec Henri Decoin, avec Jacques Becker sur Casque d’or ou encore avec René Clément sur Le château de verre. Mais évidemment cette photo ne serait rien si elle ne mettait en valeur le propos. Molinaro utilise en effet avec une grande précision la grammaire du film noir, les escaliers, les ombres qui absorbent dans les rues les passants indélicats, les stores vénitiens. Il y a bien sûr une spécificité française, avec les décors de l’usine ou ceux de la belle maison de Jacques. Le film joue sur cette opposition entre la réussite matérielle de Jacques, il est un grand industriel, il possède une belle voiture, une belle maison, et aussi, croit-il, une belle jeune femme, et sa déconfiture lorsqu’il a la révélation de la tromperie de Gloria. Car Gloria entretient une sorte de gigolo – cette figure reviendra dans de nombreux romans de Frédéric Dard – qui lui rappelle sa jeunesse et ses tentations aventureuses. Jacques représente la sécurité et le sérieux de l’existence, et Yves exactement l’inverse. C’est donc l’histoire d’un trio, un trio tronqué toutefois parce que l’amant apparait comme extrêmement creux. Il est seulement l’enjeu d’un affrontement entre Jacques et Gloria. Jacques ne sait toutefois pas pourquoi il se laisse aller à une telle jalousie. Aime-t-il Gloria ? Ne la considère-t-il pas seulement comme sa propriété ? Nous aurons la réponse à la fin du film seulement. C’est donc aussi un film sur la solitude. D’ailleurs Gloria, presque soumise, qui ne supporte pas d’être seule se rapprochera de son mari après que celui-ci aura coulé le corps de son amant dans le béton ! Dans le roman de Frédéric Dard, il y avait une amertume chez Jacques qui venait de cette relative insouciance de Gloria. Au fond de lui Jacques sait qu’il y a un malentendu : il ne sait pas qui est Gloria, il connait ses réactions, et pour cela il peut la manipuler comme il l’entend, mais au-delà il ne sait rien de ses espérances et de ses incertitudes. C’est bien cette impossibilité de la vie de couple qui va faire de lui un criminel, bien que finalement il sera condamné sans avoir tué personne !

     Le dos au mur, Edouard Molinaro, 1958, adapté de Frédéric Dard

    Gloria attend un coup de fil d’Yves 

    On remarque que l’achèvement de l’affaire se dénoue pendant la nuit de Noël, alors que le couple s’apprête à réveillonner bourgeoisement. Cette nuit de Noël qui a obsédé Frédéric Dard, il écrira plusieurs nouvelles sur le thème, sera aussi le cœur du drame du Monte-charge, et qui est une autre adaptation très réussie d’un ouvrage de Frédéric Dard[3]. La séquence du début qui nous montre comment Jacques va se débarrasser du corps est remarquablement bien filmée. Tout est silencieux, et la caméra va s’attarder sur les détails qui pourraient faire capoter l’entreprise. Cette scène est assez longue, mais elle installe le film justement dans sa noirceur : Jacques manipule le corps, le roule dans un tapis, le plonge dans le béton. C’est difficile et éprouvant pour un homme peu habitué, on le comprend, aux efforts physiques. Il y a là une justesse du découpage, comme du timing de l’opération.

    Le dos au mur, Edouard Molinaro, 1958, adapté de Frédéric Dard

    Jacques vient retirer le courrier à la poste 

    La distribution est assez étrange. Il y a Jeanne Moreau, habituée à cette époque au cinéma noir et au cinéma de Frédéric Dard, elle a tourné déjà dans M’sieur la Caille d’après Francis Carco sur un scénario de Dard, puis dans L’étrange Monsieur Steve qui est encore un scénario de Dard – signé pourtant Marcel G. Prêtre cette fois. Elle sera ensuite aspirée par la Nouvelle Vague et fera la carrière internationale que l’on sait. Mais elle reviendra vers Frédéric Dard dans l’adaptation de La vieille qui marchait dans la mer et qui sera sans doute son dernier grand rôle[4]. Elle est très bien, dans un registre assez connu, la femme adultérine et un peu grave qui lutte pour protéger son gigolo et sa propre insouciance. Plus étonnant est Gérard Oury. On oublie trop souvent qu’avant d’être un réalisateur à succès, il fut un acteur. En tant que réalisateur, il tournera La menace, une adaptation d’un ouvrage de Frédéric Dard, Les mariolles, puis en 1962 il connaitra le succès public avec Le crime ne paie pas, film pour lequel Frédéric Dard écrira un des sketches. Servi par un physique peu glamour, un peu mou, il incarne Jacques Decret, un industriel assez imbus de lui-même et de sa propre réussite, un petit bourgeois obstiné dans l’idée de vengeance qui ne comprendra que peu à peu l’enjeu de sa démarche. Il est excellent, c’est autour de lui et de sa subjectivité qu’est construit le film. Les seconds rôles sont bien, mais plutôt conventionnels. Philippe Nicaud est l’amant de Gloria, à la fois profiteur et insouciant. Un peu trop théâtral sans doute, mais il a peu de scènes importantes, on se demande comment un physique pareil pouvait susciter les passions. Il y a encore un très bon Jean Lefebvre, le détective privé un rien désabusé qui épaule Jacques dans ses curieuses entreprises, sans doute parce que lui aussi connait le même type de souci que son client. Et aussi Claire Maurier qui n’a pas fait la carrière qu’elle eut méritée, elle est excellente dans le rôle de l’ancienne maitresse d’Yves devenue patronne de bar, mais revenue de tout. Elle retrouvera Frédéric Dard en 1960 lorsque celui-ci réalisera lui-même Une gueule comme la mienne d’après un de ses romans.

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    Il fabrique des lettres anonymes 

    Ce film et l’équipe qui l’a réalisé, montre que vers la fin des années soixante, à côté de la Nouvelle Vague, il y avait une tendance à s’approprier les codes du film noir, tels que les américains les avaient développés. Cela donna quelques très bons films, dont Le dos au mur. Sur le tournage il y avait aussi Claude Sautet comme assistant réalisateur qui allait bientôt réaliser le magnifique Classe tous risques[5]. Claude Sautet avait aussi travaillé auparavant sur un scénario de Frédéric Dard, Le fauve est lâché, un film qui sera réalisé par Maurice Labro avec Lino Ventura. Cette nébuleuse du film noir à la française de cette époque désigne un courant nouveau qui concurrence la Nouvelle Vague dont les protagonistes sont de la même génération. Mais ils n’obtiendront pas la même reconnaissance critique, sans doute parce que le film noir à cette époque n’était reconnu comme un genre important que lorsque les Américains s’en occupaient ! C’est ce qui fait que, périodiquement, on redécouvre quelques perles de cette époque et qu’on en ressort étonné. Petite anecdote, lorsque Jacques va à la poste retirer le courrier, il se fait piéger grâce à une grosse enveloppe rouge. On retrouve cette idée dans un San-Antonio, La vérité en salade, idée reprise encore dans J'suis comme ça. Comme quoi Frédéric Dard savait recycler les bonnes idées.

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    Jacques attend Gloria

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    Gloria s’est suicidée

     

     


    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/toi-le-venin-robert-hossein-1959-a117526410

    [2] A cette époque c’est son livre je pense le mieux écrit, il y a une densité et une fluidité d’écriture qu’il n’avait pas su trouver jusqu’alors.

    [3] http://alexandreclement.eklablog.com/le-monte-charge-marcel-bluwal-1962-adapte-de-frederic-dard-a114844976

    [4] Notez qu’elle tournera aussi dans Trois jours à vivre de Gilles Grangier en 1958. Un très bon film noir adapté d’un roman de Peter Vanett que je soupçonne pour ma part d’être un pseudonyme oublié de Frédéric Dard.

    [5] http://alexandreclement.eklablog.com/classe-tous-risques-claude-sautet-1960-a114844830

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