• Le limier, Sleuth, Joseph L. Mankiewicz, 1972

     Le limier, Sleuth, Joseph L. Mankiewicz, 1972

    Cet ultime film de Mankiewicz est une sorte d’hommage à sa propre anglophilie. Cette anglophilie que les britanniques moquait tout de même un peu. Mankiewicz aurait sans doute voulu être un metteur en scène de théâtre et si possible anglais ! Hollywood ne fut pour lui qu’une suite ininterrompue de frustrations. Sleuth est donc pour lui le véhicule idéal, c’est d’abord une pièce de théâtre anglaise à succès avec seulement deux acteurs, faite de rebondissements très nombreux destinés à perdre le spectateur dans ses spéculations, la progression repose d’abord sur le langage. Bien que le nom de Mankiewicz n’apparaisse pas en tant que scénariste et dialoguiste, il est certain qu’il a travaillé le scénario pour le rendre plus subtil si on peut dire. Ainsi Milo dans la pièce était un demi-juif, ce qui donnait d’ailleurs un côté trop lourdement raciste au personnage de Wyke. Celui-ci garde son racisme, et même son antisémitisme, mais il est plus discret en faisant de son ennemi Milo un fils d’immigré italien. Il m’apparait assez évident que les deux personnages principaux, Milo Tindle et Andrew Wyke, sont aussi les deux faces d’une même personne, et cette personne est ironiquement Mankiewicz lui-même ! En effet, le personnage de Wyke qui passe son temps à peaufiner des dialogues « brillants » et des rebondissements, c’est bien lui. C’est lui encore qui met en scène cette sorte de jeu scabreux. Mais c’est lui aussi qui est Milo puisque Milo est ce fils d’immigré qui veut devenir anglais, comme sans doute Mankiewicz, fils d’immigrés juifs polonais, le voulait aussi. Cette double référence fait sans doute de Sleuth l’œuvre la plus personnelle du réalisateur. C’est un des rares films pour lesquels il n’a pas annoncé des difficultés insurmontables avec les producteurs. Ça s’est bien passé, même si Laurence Olivier avait du mal à mémoriser son texte. Il y a aussi un point qui n’est jamais souligné quand on parle de ce film, c’est la mise à distance que Mankiewicz va opérer avec ses propres fantasmes face à la « culture » anglaise. Wyke est en effet un écrivain de romans à énigme. Il a le portrait d’Agatha Christie dans son bureau. Il est très fier de ce statut et des millions de livres qu’il a vendus. Mais le roman à énigme est passé de mode au début des années soixante-dix. C’est considéré comme un exercice de style très vain, artificiel, et le roman noir comme disait Raymond Chandler a jeté le roman à énigme dans le caniveau. Wyke est un homme du passé, snob, plutôt imbuvable, il écoute des vieilles chansons s’attache à des vieux objets, et tolère difficilement le monde modern représenté par Milo. Mais n’est-ce pas le portrait de Mankiewicz qui à cette époque de sa vie se retrouve marginalisé à Hollywood ? 

    Le limier, Sleuth, Joseph L. Mankiewicz, 1972 

    Milo est invité chez le richissime Wyke, aristocrate vieillissant qui écrit des romans policiers à succès. Il lui explique qu’il est au courant de la relation que Milo entretient avec sa femme. Et sachant que celle-ci veut partir avec Milo, et que Milo est fauché, il lui propose d’effectuer un faux cambriolage afin que celui-ci puisse partir avec 170 000 £, tandis que lui-même touchera l’argent de l’assurance. Milo, propriétaire par ailleurs de deux boutiques de coiffeur, se méfie, mais l’attrait du gain est le plus fort. Wyke va proposer à Milo de se déguiser et de laisser des indices pour la police, afin d’égarer celle-ci. Il déguise Milo en clown, puis une fois que le faux cambriolage est exécuté, il menace de tuer Milo qui a peur et se met à pleurer. Quelques temps après, Wyke reçoit la visite de l’inspecteur Doppler qui signale que Milo a disparu et que certains indices font qu’il a bien été la dernière personne à le voir. L’inspecteur Doppler parait convaincu que Wyke a tué Milo. Il va découvrir dans le jardin un monticule de terre qui laisse entendre qu’on y a enterré quelque chose. En outre, il a trouvé les habits de Milo roulés en boule dans une armoire de Wyke. Cette fois l’écrivain prend peur et craint de se retrouver en prison. C’est à ce moment-là que Milo révèle qu’il s’est déguisé en policier. Mais il lui signifie que les choses sérieuses vont maintenant commencer. Milo prétend avoir assassiné Lea, la maitresse de Wike, et qu’il a caché des indices dans la maison. Il annonce qu’il a prévenu la police et que Wyke ferait bien de retrouver ses indices avant la police s’il ne veut pas finir en prison.  Wyke se met à chercher les indices qu’il finti par trouver, mais Milo lui indique alors que tout ça n’était qu’un jeu et qu’en fait il s’est moqué de lui avec l’aide de sa maitresse à qui il n’arrive plus à faire l’amour. Il va chercher le manteau de fourrure de la femme de Wyke, mais celui-ci l’abat d’une balle dans le dos. La victoire de Wyke n’aura pas lieu, parce qu’à ce moment-là, la police arrive. 

    Le limier, Sleuth, Joseph L. Mankiewicz, 1972 

    Milo rejoint Wyke dans son labyrinthe 

    L’idée de départ est donc la pièce d’Anthony Schaffer qui entre autres choses à signé le scénario de Frenzy l’avant-dernier film d’Hitchcock. Par-dessus tout domine un parfum de lutte des classes entre le vieil aristocrate impuissant et riche et le jeune et fougueux coiffeur qui représente l’avenir. C’est très marxiste cette idée de la jeunesse qui pousse les positions installées à se défaire. Mais cette lutte des classes se produit à travers la position de chacun dans la société : Wyke est impuissant, il ne lui reste plus que le langage pour exister. Milo est au contraire un homme actif et entreprenant, l’inverse d’un intellectuel, c’est son pragmatisme qui lui donne l’avantage. On voit dans la suite de l’histoire que ce refus d’intellectualiser a un rapport direct avec sa sexualité. Il se présente comme l’amant ardent qui ne perd pas son temps comme Wyke à ratiociner. Mais il va tout de même se laisser impressionner par les raisonnements de Wyke et finir par se lancer dans une compétition. Milo va avouer que lui ne joue pas pour jouer, mais pour gagner, tant il a à prendre sa revanche sur la vie. Wyke le rabaisse sur le plan du raisonnement, et c’est sur ce terrain que Milo va se mesurer à lui pour lui démontrer qu’il est meilleur que lui aussi sur ce terrain. 

    Le limier, Sleuth, Joseph L. Mankiewicz, 1972

    Le portrait de la femme de Wyke est aussi celui de la maîtresse de Milo 

    Il se passe alors quelque chose d’étrange car si dans la deuxième partie du film Milo va démontrer qu’il est un meilleur meneur de jeu que Wyke, ce dernier va finir par devenir pragmatique et assassiner Milo ! Au fil de l’intrigue, ils ont donc échangé un peu leur personnalité. Mais ils vont être tous les deux perdants, comme si la morale de l’histoire était qu’on ne peut pas d’émanciper de ce que l’on est. Milo va mourir, et Wyke va se retrouver en prison. Le combat va se nouer autour de la question de la virilité. Si on comprend que Milo fait jouir la femme de Wyke, alors que celui-ci est impuissant, ce dernier possède le pouvoir monétaire. Il est riche et donc il pense que cela peut compenser ses faiblesses physiques. Il va ébranler le raisonnement de Milo dès le départ en disant que son épouse est très dépensière et attachée aux biens matériels. Milo le croit, et c’est pourquoi il accepte le scénario scabreux que lui propose l’écrivain. Et puis ce qui l’appâte c’est de détruire l’univers de Wyke, déranger sa maison et ses objets. A ce jeu il croit qu’il peut gagner contre le monde des objets qui maîtrise l’écrivain. Mais en réalité les objets inanimés qui ricanent dans leur coin sont bien plus forts que Milo et Wyke. On suppose qu’ils seront encore là après la conclusion de cette farce macabre. Ils donnent parfois cette impression de ne plus obéir. 

    Le limier, Sleuth, Joseph L. Mankiewicz, 1972 

    Wyke entraîne Milo à la cave pour trouver un déguisement 

    Si les femmes sont un enjeu de pouvoir, on ne les verra jamais et on ne saura rien d’elles autre que ce que nous en disent Milo et Wyke. Deux hommes restent face à face, et c’est ce qui autorisera le médiocre Kenneth Branagh à faire un remake du film de Mankiewicz en le ramenant à une histoire d’homosexualité rentrée. Mais c’est bien plus qu’un abus, car si les deux hommes finissent par apprécier chacun leur qualité dans le jeu qu’ils jouent, ils restent des ennemis. Cependant leur confrontation a ceci de particulier qu’elle les oblige à s’interroger sur les femmes dont ils se croient amoureux et qu’ils finissent par dénigrer. Ils seront tous les deux d’accord sur les défauts de la femme de Wyke. Pire encore, la maîtresse de l’écrivain les surprendra tout autant. Bref en jouant ce jeu sinistre, ils en viennent à perdre les repères qu’ils ont patiemment construits au fil des années. Dans ce contexte les femmes apparaissent comme des objets de fantasme, mais des créatures bien peu réelles. Enjeu d’une lutte pour l’affirmation de soi, elles servent de prétexte pour raviver les tendances meurtrières des deux protagonistes. Bien entendu, ils vont mettre des formes pour réfréner ces tendances barbares, mais elles sont bien là et bien présentes. 

    Le limier, Sleuth, Joseph L. Mankiewicz, 1972

    Milo a trouvé la boîte aux bijoux 

    Mankiewicz disait qu’il ne voulait pas que la mise en scène en elle-même soit remarquable, qu’elle se fasse discrète derrière la violence des affrontements. C’est réussi, doublement réussi. D’abord parce qu’en effet la réalisation ne prétend pas étaler sa science et laisse la place aux dialogues et aux numéros d’acteur, mais aussi parce qu’elle insuffle une grande fluidité dans une histoire qui autrement ressemblerait à du théâtre filmé. C’est filmé dans un décor unique, où l’étalage du luxe et la grande diversité des objets accumulés permet de circuler curieusement dans des espaces étroits, sans ressentir de sentiment de claustrophobie. Evidemment Mankiewicz multiplie les angles de prise de vue pour éviter le sempiternel champ-contrechamp. Mais plus encore il va beaucoup utiliser les mouvements de grue, par exemple lorsque Milo cherche son chemin pour rejoindre Wyke dans le jardin labyrinthique qui est lui-même truqué puisqu’il comporte une fausse entrée. Ou quand Milo balance le manuscrit de Wyke au quatre vents. En permanence il trouve de l’espace, même lorsqu’il filme par deux fois la cave pour aller y chercher des déguisements.  

    Le limier, Sleuth, Joseph L. Mankiewicz, 1972 

    Milo a dispersé les pages du nouveau manuscrit de Wyke 

    L’interprétation est excellente. Le rôle de Milo permet à Michael Caine de montrer quel grand acteur il fut. Il était encore jeune, et la façon dont il tient tête à Laurence Olivier semble nous indiquer qu’il y avait entre les deux acteurs une forme de rivalité latente au-delà de leur rôle. C’est en effet Michael Caine qui se taille la part du lion. D’abord parce que le rôle de Milo est plus complexe que celui de Wyke qui reste enfermé dans sa suffisance. Mais ensuite parce qu’il joue à la perfection l’inspecteur Doppler. Certes, il est assez facile de le reconnaitre derrière le déguisement, mais c’est par sa démarche, sa manière de rejeter son corps en arrière qu’il donne une personnalité à Doppler qui soit différente de celle de Milo. C’est peut-être son plus grand rôle au cinéma. Laurence Olivier est moins bon, il cabotine un peu trop, même si cela va assez bien avec le personnage de vieux cuistre imbus de lui-même qu’il interprète. Mankiewicz disait qu’il s’était très bien entendu avec les deux acteurs et qu’eux-mêmes manifestaient un grand respect l’un envers l’autre. 

    Le limier, Sleuth, Joseph L. Mankiewicz, 1972 

    Wyke prétend tuer Milo 

    C’est un très bon film, même si, selon moi, ce n’est pas le meilleur de Mankiewicz. Par moment l’exercice de style parait un peu vain, et les dialogues bien trop encombrants. On peut aussi le voir comme une critique du roman à énigme, Milo dira que le genre de roman qu’écrit Wyke n’intéresse que les bourgeois ou les aristocrates déchus, mais que c’est vide de sens pour le reste de la population. C’est aussi une méditation sur le théâtre mis en parallèle avec le cinéma, on verra de nombreux tableaux représenter des scènes de théâtre jusqu’à la fin Mais Mankiewicz semble se refuser de trancher. Comme s’il avait fallu attendre le dernier film du réalisateur pour qu’enfin il avoue son amour pour les deux médias. La femme qui est l’enjeu de la lutte entre les deux hommes et dont on voit brièvement la photo puis le portrait, c’est Joanne Woodward qui devait plusieurs fois tourner pour Mankiewicz, mais ça ne s’est jamais fait. Evidemment quand on connait le film avant de le revoir, le côté « brillant » des dialogues n’impressionne plus beaucoup, mais enfin il y a bien autre chose et le savoir-faire de Mankiewicz devient alors évident. Le film qui avait un petit budget, a eu beaucoup de succès aussi bien auprès des critiques que des publics. Curieusement, c’est en France qu’il a le moins bien marché, peut-être c’est ce côté trop british qui a rebuté le public. Le remake très inutile de Kenneth Branagh a été un four complet, confirmant que ce dernier n’était qu’un poseur et pas grand-chose d’autre, et que Jude Law n’avait pas beaucoup de talent. On avait réembauché Michael Caine pour interpréter une nouvelle mouture de Wyke. Quoi qu’il en soit, le film de Mankiewicz se suffit bien à lui-même et devrait contribuer un peu plus à une redécouverte de l’œuvre de Mankiewicz.  

    Le limier, Sleuth, Joseph L. Mankiewicz, 1972

    L’inspecteur Doppler enquête sur la disparition de Milo 

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    Milo explique à Wyke comment il s’est moqué de lui 

    Le limier, Sleuth, Joseph L. Mankiewicz, 1972

    Cette fois Milo est bien mort 

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