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    François Cérésa s’est d’abord fait connaître du grand public par ses démêlées avec les héritiers de Victor Hugo qui lui avaient un procès pour avoir donné une suite aux Misérables en deux volumes, Cosette ou le temps des illusions et Marius ou le fugitif. Je ne jugerais pas de l’intérêt d’un tel projet ici, mais il me semble que le procès était un peu déplacé, ne serait-ce qu’à cause du fait que les personnages de Victor Hugo sont tellement entrés dans la légende qu’ils appartiennent un peu à tout le monde et sûrement pas à des héritiers un rien tatillons. Bien que ce soit une commande des éditions Plon, ce n’est pourtant pas si loin de son ouvrage sur l’argot qui vient de paraître, puisqu’on sait que Victor Hugo avait usé des formes argotiques dans son maître livre.

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    Des ouvrages sur l’argot il y en a beaucoup, des bons et des moins bons. Il y en a d’historiques, qui retracent l’évolution de ce langage des marges, ou encore qui mettent en scène des formes plus modernes de l’argot des banlieues. Dans les années soixante, il y avait eu une floraison de dictionnaires de spécialistes de la langue verte. Le Breton, Simonin, Boudard s’y étaient mis. C’était alors un phénomène sociologique, un peu comme si la France en pleine modernisation abandonnait ses racines populaires. Car évidemment, ce qui fait la richesse de l’argot et qui fascine, c’est la liberté que cette langue représente en s’affranchissant des règles de la bienséance grammaticale et linguistique. Il y  a donc une mélancolie dans ces ouvrages qui par ailleurs sont souvent très drôles. Ils ont en quelque sorte un côté anti-moderne.

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    En outre, l’argot a été le véhicule pour au moins deux genres littéraires particuliers : le roman noir à la française – Le Breton, Simonin, José Giovanni, San-Antonio et même Audiard dans ses débuts ; et ce qu’on appelle la littérature prolétarienne, par exemple Poulaille  qui publia en 1932, l’année même où parut Voyage au bout de la nuit ouvrage lui-aussi écrit en empruntant des formes argotiques, ces deux ouvrages étaient en concurrence pour le prix Goncourt qui revint finalement à Louis Mazeline. En ce qui concerne le roman noir, l’usage de l’argot tait une marque de fabrique de la Série noire, même si l’usage s’est répandu chez les autres éditeurs.

    Mais bien sûr il y a ceux qui maîtrisent l’argot parce qu’ils viennent du peuple et que cette langue a été leur pratique, et puis ceux qui s’inspirent de l’argot en le reconditionnant pour produire un effet dans le champ littéraire. C’est ce qui fait que selon moi Henri Poulaille est bien supérieur à Céline, quelle que soit la façon qu’on a de lire les deux offres. Poulaille vient effectivement du peuple, orphelin à treize ans, il venait d’une famille ouvrière qui militait pour le changement social. Céline a été marqué dans tous les sens du terme par ses origines petites bourgeoises : fils unique de boutiquiers, il en gardera le côté mesquin et avare.

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    Ce clivage est d’ailleurs aussi assez net chez les auteurs de romans noirs. Audiard par exemple cherche le bon mot, souvent au détriment de la justesse du vocabulaire et de l’histoire, cherchant à mettre systématiquement les rieurs de son côté, il sombrait le plus souvent dans la facilité. Ses histoires n’étaient d’ailleurs pas bonnes, ce n’était pas un faiseur d’intrigues. Ses polars des débuts du Fleuve Noir, on peut les oublier. Le Breton qui a vécu la rue et la misère, a bien sûr plus d’authenticité dans l’usage de la langue.

    Il en est de même de San-Antonio. Si dans ses débuts il s’inspire d’un argot un peu ancien qu’il emprunte à Carco qu’il adaptera au théâtre, et à Mac Orlan, il va se moderniser très rapidement au contact d’Albert Simonin qu’il fréquente en 1954 pour adapter au théâtre Le cave se rebiffe. Frédéric Dard est sans doute le plus typique de ces auteurs qui ont utilisé l’argot : si, dans un premier temps, c’est une facilité dans l’air du temps, cela lui permettra par la suite de s’ouvrir à une création intensive, notamment par ses fameux néologismes et ses calembours qui tout en ayant l’air un peu vulgaires, un peu simples, se révéleront très difficiles à imiter.

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    Le livre de Cérésa ne vise pas à l’exhaustivité. Il est découpé en chapitres qui à partir de quelques têtes d’affiche, Villon, Céline, San-Antonio, Boudard et quelques autres ont apporté leur pierre au développement et à la consolidation de la langue verte. C’est sans doute une erreur parce qu’on a l’impression que cette langue est coupée du peuple et qu’elle ne se développe que dans le génie et le travail intellectuel des auteurs. Or bien évidemment ce qui faisait de l’argot une langue vivante c’est que c’était une langue populaire, une langue qui ressortait d’une création libre et collective. ce qui ne veut pas dire que tous ces auteurs qui se sont inspirés de la langue verte n’avaient pas leur part de génie, mais ils étaient portés par leur immersion dans un quotidien, prolétaire ou voyou. C’est selon moi ce qui fait la différence entre Le pain quoditien et le très fabriqué Voyage au bout de la nuit. A ce qui s’offusqueraient que je tresse des lauriers à Poulaille pour mieux enterrer Céline, je leur rappellerais que ce que je viens de dire c’était aussi l’opinion de Céline qui trouvait son Voyage, très fabriqué. Il pensait que Mort à crédit était plus personnel et plus travaillé.

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    Mais laissons là ces vieilles querelles et revenons plutôt à l’ouvrage de Cérésa. L’idée serait de montrer la vigueur presque constante de la langue verte en parcourant au triple galop l’histoire de la littérature, de Villon à Renaud. Cérésa montre que cet argot pour évolutif qu’il soit est non seulement toujours un peu fabriqué, mais qu’il ne suffit pas à faire de la littérature s’il n’est pas en permanence une recréation et qu’il ne soutient pas d’autres ambitions que de jouer sur les mots et avec la langue. Il est évident que l’utilisation de l’argot ne doit pas être systématique car cela risque de faire disparaître la littérature derrière l’exercice linguistique.

    Cela donne des choix contestables, s’il n’y a rien à redire sur la mise en avant de San-Antonio et de Boudard, les choix d’Audiard et de Renaud sont moins bien justifiés. Il est bon aussi de rappeler que Boudard fut aussi un styliste de premier plan, même si son œuvre est assez inégale. Cérésa a bien connu Boudard, et c’est sans doute ce qui fait que son meilleur chapitre porte sur cet auteur à mon sens très sous-estimé. Frédéric Dard dont on connait surtout l’œuvre signée San-Antonio est bien sûr un auteur incontournable, mais peut-être plus par sa créativité que par son usage raffiné de l’argot. Mais on peut déplorer les manques, des auteurs de première importance dans l’usage de l’argot sont absent, à commencer par Robert Giraud, l’auteur du Vin des rues, co-auteur d’un dictionnaire d’argot de la Série noire, auteur aussi d’un dictionnaire Le Royaume d’Argot, paru chez Denoël en  1965. De même il y manque Jules Vallès pour son Dictionnaire d’argot qu’il avait publié en 1894. Que Carco et Mac Orlan soient absents n’est guère légitime. Non seulement ce sont des auteurs qui ont eu un immense succès, mais ils sont encore très lus aujourd’hui, et surtout d’un accès facile, je veux dire qu’on n’a pas besoin d’un dictionnaire pour s’y plonger

    Je trouve également qu’Auguste Le Breton est bien maltraité, alors que dans sa production abondante et très inégale – la série des Bontemps est mauvaise – il y a de très grands livres, notamment ses souvenirs, Deux sous l’amour. On trouve cette curieuse phrase à la page 180 : « Le Breton était exclusivement un auteur de polar. Cependant il a prouvé avec d’autres livres qu’il était aussi un auteur ». J’ai réfléchi longuement sur cet usage un rien baroque du mot « exclusivement ».

    Il aurait été important de montrer que les auteurs qui ont fait carrière grâce à l’argot sont aussi des autodidactes. C’est à partir de ce langage qu’ils ont pu se fabriquer un style personnel, ce qu’ils n’auraient pu faire dans le domaine d’une littérature plus académique. Mais également ces formes argotiques ont permis à un public populaire plus large d’accéder à la lecture. Il y a là une mécanique positive intéressante à dévoiler – Céline, auteur trop bourgeois, restant évidemment à l’écart.

    Je ne vais pas m’amuser non plus à relever les approximations concernant les auteurs dont Cérésa parle. Bref pour tout dire, si Les princes de l’argot n’est pas désagréable à lire, il est un peu paresseux et rate cette occasion unique qui lui était donné de faire connaitre une autre littérature, une littérature de la marge et des classes populaires.

     

    Bibliographie

     

    Alphonse Boudard, La méthode à Mimile, La jeune parque, 1970 – avec la collaboration de Luc Etienne

    Auguste Le Breton, Deux sous l’amour, Carrère, 1986

    Robert Giraud, Le vin des rues, Denoël, 1955

    Robert Giraud, Le Royaume d’Argot, Denoël, 1965

    Auguste Le Breton, Langue verte et noirs dessins, Plon, 1960

    Serge Le Doran, Frédéric Pelloud & Philippe Rosé, Dictionnaire San-Antonio, Fleuve Noir, 1993

    Henri Poulaille, Le pain quotidien, 1932

    Albert Simonin, Le petit Simonin illustré, Gallimard, 1957

    Jules Vallès, Dictionnaire d’argot, [1894], Berg International, 2007

     

    Sur cette collaboration voir le numéro 14 de la revue Temps noir, 2010.

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    Les vieux bandits qui sont passés à travers la prison et les règlements de compte finissent toujours par avoir envie de se raconter. Jon Roberts, né Riccobono, apparenté à une famille mafieuse importante qui travaillait pour les Gambino, n’échappe pas à cette règle. Il va le faire sous le contrôle d’un journaliste, Evan Wright, spécialisé dans les sujets scabreux mais qui nous laisse entendre que Jon Roberts enjoliverait un peu l’histoire. D’ailleurs les origines mêmes de Jon Roberts sont floues, l’ouvrage laisse même entendre qu’il aurait aussi des origines juives.

    Jon Roberts est décédé, quelques mois après la publication de son livre. Mais Hollywood, Mark Walhberg plus précisément s’intéresse au personnage qui pourrait ainsi apparaitre à l’écran. S’il s’agit d’adapter American desperado, l’entreprise sera assez difficile car il faudra bien couper des pans entiers de cette biographie qui en français fait dans les 700 pages.

    C’est donc une histoire de mafia, mais sans rien de romantique, ni de glamour. Au contraire, tout y sordide. C’est d’ailleurs cet aspect sordide qui fait que Jon Roberts peut justifier son propre retournement en faveur de la police. Le sens de l’honneur ici n’est même pas évoqué, même pour plaisanter. Il y a seulement des rapports de force et chacun essaie de tirer son épingle du jeu.

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    Le public a appris l’existence de Jon Roberts d’abord dans le documentaire Cocaïne cowboys qui mettait en scène d’une manière très fouillée l’existence de réseaux qui distribuent la coke aux Etats-Unis, avec tous les crimes qui vont naturellement avec. C’est sans doute cela qui a mis Evan Wright sur sa piste. Il n’est pas le seul. Aux Etats-Unis certains considèrent Jon Roberts comme un modèle, c’est le cas de certains rappeurs qui aiment mettre en scène cette sorte de nihilisme qui s’abime dans la surconsommation de drogue, de flingues, de femmes ou de n’importe quelles marchandises.

    Le principe de ce genre de livre est toujours un peu le même, il décrit les origines du « héros », puis les raisons plus ou moins réelles qui l’ont fait dérapé et qui l’ont transformé en bête sauvage. Bien que Jon Roberts ne veuille pas qu’on le plaigne, il est évident que sa confession s’apparente aussi à une autojustification de ce qu’il a été. Evidemment il a commencé petitement par l’exercice un peu désordonné de la violence et du racket. Il nous explique qu’il a suivi l’exemple de son père qui lui-même gérait des paris et rackettait. Mais s’il était le fils et le neveu de membres relativement éminents de la mafia, il semble que cela ne lui servit à rien et qu’il dut refaire le chemin pour se faire une petite place dans le monde du crime.

    Entre temps il fera un tour de piste au Vietnam où il perfectionnera sa propre violence, développant une indifférence vis-à-vis de la mort et de la souffrance. De là à laisser entendre que cette guerre horrible a déterminé la carrière future de Jon Roberts il  n’y a qu’un pas. En tous les cas Evan Wright laisse entendre qu’il n’a pas perdu toute sensibilité, la preuve, il revit douloureusement ce passé.

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    La philosophie de Jon Roberts peut se résumer à la phrase suivante : « le  bien ne paye pas, le mal vous mène en haut de l’affiche ». Il répète la maxime paternelle : « le mal est plus fort que le bien ». Cette logique désinvolte et un peu limitée n’est pas seulement de la forfanterie, elle intègre les principes du darwinisme capitaliste. Jon Roberts en rajoute d’ailleurs : il ne veut pas qu’on le trouve drôle, ni même sympathique. Il s’ensuit qu’il ne va pas pleurer les anecdotes scabreuses qui laissent entendre qu’il a tué un maximum de personnes. Et pour cela les scènes de cruauté ne manqueront pas. Tout est bon pour démontrer le caractère sadien de Jon Roberts, que ce soit la manière dont il paye des pauvres clodos pour les faire courser et mordre par son chien, ou la façon dont il punit à coups de ceinturon la pauvre Véra qui veut le quitter. L’argent coule à flot, et comme il a été mal acquis si on peut dire, il faut le dépenser d’une manière à la fois arrogante et futile.

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    L’aspect le plus intéressant des mémoires de Jon Roberts réside, selon moi, dans cette description minutieuse de la corruption. Des juges aux sénateurs en passant par la famille Bush, ce sont ces représentants de l’Etat ou des fonctions officielles qui permettent et encouragent le crime. Autrement dit, si la criminalité aux Etats-Unis atteint un tel niveau, c’est parce que la classe politique est elle aussi criminelle. D’ailleurs Jon Roberts ne s’y trompe pas : pour lui les hommes politiques sont bien plus malins que la Mafia. Notez que cette corruption imprègne directement le fonctionnement des organismes comme la CIA ou le FBI. Dans ce contexte, les trafiquants de coke, même à grande échelle, sont seulement une pièce  d’un système qui s’est autonomisé et que plus rien n’arrête. American desperado décrit comment la police du Nord de Miami participe directement au trafic de cocaïne en sécurisant les planques et en protégeant les circuits de distribution. Dans le cours du récit, on croisera aussi des sportifs de haut niveau, à commencer par le sulfureux O.J. Simpson qui a si mal fini. Eux aussi ils ont le nez dans la coke et une de leurs rares ambitions est de baiser le maximum de gonzesses dans des orgies tout à fait décadentes.

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    Mais si un livre existe par son fond, il vit aussi par sa forme. On peut toujours parler du style, c’est vite fait, contrairement à ce qui a été dit ici ou là, il n’y en a pas. C’est une série d’anecdotes dont le fil conducteur est l’interrogatoire de Jon Roberts. Cela peut être lassant pour un public peu habitué à ce genre d’ouvrages. Et donc par voie de conséquence le seul intérêt de ce livre c’est outre le fait qu’il nous donne une petite idée de la façon de vivre des gangsters modernes, depuis le développement sans précédent du trafic des stupéfiants, et qu’il nous recadre la façon de penser des malfrats qui finalement ont vécu sans morale et sans destin. A ce titre, on peut dire, qu’affranchis de tout et du reste, ils sont à la pointe de la modernité. 

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    Jean-Jacques Pauvert qui s’est éteint cette année a été un éditeur très important dans les années cinquante-soixante. Il a été un combattant de la liberté d’écrire et de penser, mais aussi un transgresseur. Il s’est fait connaître par la publication de textes érotiques plutôt dérangeants, comme Histoire d’O, ou les œuvres complètes du marquis de Sade, ou encore Georges Bataille. Bien sûr aujourd’hui tout cela est assez loin, puisqu’en effet on peu publier à peu près tout ce qu’on veut – sauf des appels à la haine raciale – sans rien risquer. Mais à l’époque publier de tels textes était une aventure risquée. Avant de devenir un éditeur de premier plan, il travailla chez Gallimard comme commis de librairie. Jeune alors, il se mit à adorer les livres d’une manière un peu immodérée. Et s’il abandonna rapidement ses études, il n’en développa pas moins une culture littéraire solide, même si elle n’était guère orthodoxe, fréquentant tout le gratin de la littérature moderne, de Sartre à Camus en passant par Genêt. Assez peu porté sur la politique, bien qu’il ait été intégré un moment dans la Résistance et dans la mouvance communiste, il préféra s’investir dans l’édition.

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    Pauvert à 19 ans

     

    Mais Pauvert n’était pas seulement cet éditeur qui a enfoncé les portes de la censure, il s’est souvent piqué d’écrire, notamment sur Sade auquel il aura consacré une partie de sa vie. Entre temps il republia les surréalistes, André Breton, à une époque où ils étaient plutôt enterrés. Il publia aussi le premier texte de Robert Faurisson sur Rimbaud, A-t-on lu Rimbaud ? C’était une époque où Faurisson n’était pas encore devenu un négationniste gâteux.

    Dans les années soixante, il joua donc le rôle d’un éveilleur à traver à la diffusion d’une culture un peu alternative et transgressive. Ses ouvrages se remarquaient d’abord par un soin très grand accordé à la qualité de l’impression, au graphisme sophistiqué de ses ouvrages, voire aux formats bizarres utilisés pour publier Sade ou pour sa collection Libertés.

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    Du rôle de l’écriture et de l’édition

     

    D’un certain point de vue, il est apparu très moderne, pourtant il republiait abondamment des textes finalement très anciens, leur donnant ainsi une autre signification en les faisant sortir des vieux cartons. Mais le simple fait qu’il ait donné une assez bonne unité à son catalogue, allant du surréalisme à Sade en passant par des érotiques et des en-dehors comme Darien, le présentait comme une sorte d’étendart. Bien que sa maison d’édition n’ait guère de succès commercial, du moins avec le milieu des années soixante, elle imprima une marque durable sur toute une frange intellectuelle et jeune qui participa à Mai 68 d’une manière active, refusant les codes trop voyants des structures hiérarchiques qui apparaissaient aussi bien dans le parti gaulliste, le parti communiste ou encore dans les petits partis gauchistes.

    Je me souviens assez bien de ce sentiment d’élévation qui nous habitait à la fréquentation des livres de Pauvert. Il nous semblait qu’ils nous rendaient un peu plus intelligents et un peu plus sensibles. Bien entendu si l’ensemble du catalogue de Pauvert est assez homogène, il n’est pas forcément intéressant dans son entier. Cependant, c’est en le reliant aux transformations sociales qui ont surgi à la fin des années soixante qu’on comprend mieux le rôle de l’édition. Il faut se souvenir qu’une des caractéristiques principales de Mai 68, a été l’explosion de la lecture des poètes : jamais Rimbaud ne s’est autant vendu qu’à cette époque là, mais aussi André Breton dont les livres se sont toujours peu vendus, est devenu sinon un auteur populaire, du moins abondamment lu.

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    La fortune Pauvert ne la connut que tardivement, vers la fin des années soixante. Principalement la cause en fut une implication dans la littérature contemporaine avec la publication des ouvrages d’Albertine Sarrazin et le prix Goncourt de Jean Carrière. Et puis les choses sont devenus un peu plus difficile avec la régression sociale et culturelle qui est apparue dans le développement d’une société libérale centrée essentiellement sur la réussite pécuniaire. Il dut se séparer de sa maison d’édition, mais il resta actif, écrivant sur Sade, republiant des ouvrages fondamentaux du surréalisme sous d’autres label. Et c’est lui qui fut aussi à l’origine du transfert de Guy Debord et de ses œuvres chez Gallimard. Il donna aussi une plus grande lisibilité au travail d’Annie Lebrun par exemple.

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    Dans la traversée du livre on trouvera aussi une description de la censure dans les années de l’après-Seconde Guerre mondiale. On a du mal à imaginer aujourd’hui comment il était difficile de se procurer des ouvrages dont tout le monde parlait par ailleurs. La censure ne touchait pas seulement les ouvrages de Sade, elle sévissait envers le roman noir, par exemple J’irai cracher sur vos tombes signé Vernon Sullivan (Boris Vian), mais aussi les productions du Fleuve Noir. Ce fut une bataille judiciaire épique. Et si progressivement la censure lâcha du terrain – notamment parce qu’un de ses piliers s’était fait piéger dans des affaires de pédophilie – ce ne fut qu’après Mai 68 qu’enfin l’édition put être à peu près libre.

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    Cependant La traversée des livres n’est pas seulement un ouvrage à la gloire de Jean-Jacques Pauvert, c’est aussi une description sur le métier du livre après la Seconde Guerre mondiale et disons jusqu’à la fin des années soixante-dix. Il montre l’importance pour l’édition non seulement d’un esprit frondreur et transgresseur, mais aussi de cet aspect artisanal et désintéressé, même si bien entendu la nécessité de financer lamaison d’édition par des rentrées financières est impérative. Si Pauvert fut un éditeur important, il n’était cependant pas le seul. Beaucoup ont émergé dans son sillage, comme André Balland, Eric Losfeld ou un peu plus tard Christian Bourgois.

    Il y a eu dans cette période un renouvellement continu des maisons d’édition, avec comme pic le moment de la Libération, puis Mai 68. Mais c’est un mouvement qu’il est difficile aujourd’hui de perpétuer. La plupart de ces maisons indépendantes se sont fait étrangler et racheter par des mastodontes comme Gallimard ou Hachette qui ne font qu’exploiter un fond déjà constitué.

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    L’évolution récente de la librairie en France et dans le monde ne rend pas forcément optimiste. Il semble que le livre, au lieu d’être un élément de passage et de transformation, d’ouverture, ne soit plus qu’un élément parmi d’autres de l’accumulation du capital humain, le peuple du livre semble de plus en plus se ghettoïser, le peuple dans son ensemble ayant été séparé des moyens de son émancipation par la logique de la marchandise. 

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    Contrairement à ce qu’on pourrait croire, je lis aussi de la littérature dite « sérieuse », mais je n’en parle que rarement sur ce blog, je ne suis pas sûr qu’on y trouve encore quelque chose de vivant, surtout s’il s’agit d’ouvrages récents.

    Naguère Kundera a beaucoup impressionné toute une série de lecteurs par sa vaste culture et ses principes d’écriture. Mais si quelques uns de ses livres sont excellents, d’autres le sont beaucoup moins. La fête de l’insignifiance est de ceux-là. Objet minimaliste, il n’a même pas la qualité d’être bien écrit. Si on ne sait pas trop à quoi sert cet objet – à part nous rappeler que Kundera est vivant – on sait par contre que le lecteur s’ennuie à mourir.

    La critique a été, au moins pour ce que j’en ai vu, dythirambique, du Monde à Télérama, en passant par le Figaro, l’unanimité s’est faite sur cet auteur récemment « pléiadisé ». Les mêmes remarques ont été faites, comme une répétition d’éléments de langage fournis par les équipes de communicants de Gallimard. Ce qui est le plus étrange c’est que tous ces critiques stipendiés n’ont même pas su émettre une légère réserve vis-à-vis de cet écrit. Ce manque de personnalité est tout de même un peu génant et achève de décrédibiliser une sous-profession qui, il est vrai, n’a jamais été très bien considérée. Il a donc été décidé que tous les ouvrages de Kundera avaient finalement la même valeur. Mais évidemment ce n’est pas le cas : parmi ses derniers écrits, seul L’ignorance vaut le déplacement. La lenteur ou L’identité sont des romans très mauvais. Mais comme Kundera est un auteur en voie de canonisation, il est plutôt défendu d’en dire du mal.

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    Le titre est déjà en soit toute une affaire. Si le mot fête est codé des années cinquante-soixante, souvenons-nous du roman de Roger Vailland La fête, et renvoie en conséquence à une époque où on aimait bien avancer la phrase de Saint-Just : « le bonheur est une idée neuve en Europe », l’idée d’insignifiance est à rapprocher des petits éléments de la vie quotidienne qui tissent ce que nous sommes.

    Kundera visant ouvertement la légèreté, son texte – on n’ose pas dire roman – met en scène d’une manière volontairement décousue quatre personnages un peu fatigués, un peu vieux, qui vivent à la va comme je te pousse une petite vie de consommateur sans perspective et sans avenir. Ils ont tous renoncé et renoncé à tout. Ils semblent plutôt cultivés et ont des conversations qui vont avec leur statut. Ce sont des bourgeois mélancoliques qui aiment la bonne humeur et les blagues, mais qui manifestement n’y arrivent plus.

    Des anecdotes minuscules et presque désincarnées, des ruminations sur Staline qui justifie au fond le renoncement, alors que dans la jeunesse de Kundera, le combat contre le stalinisme et pour « un socialisme à visage humain » avait structuré toute une génération.

    Ce n’est pas le premier et le dernier roman qui s’est écrit et qui s’écrira sur la décadence de la bourgeoisie. C’est même assez à la mode. Le problème c’est plutôt que non seulement on s’en moque un peu des états d’âmes et des gémissements de cette engeance, mais qu’au surplus l’ouvrage est mal écrit et sans rythme. Le vocabulaire est tout aussi médiocre. On est bien loin du Kundera qu’on a pu apprécier, tant ce bref récit est désincarné, à mille lieues de la réalité de la vie contemporaine, fut-elle parisienne. Pour dire les choses autrement, c’est presqu’aussi ennuyeux et pompeux que du Jean d’Ormeson. Si dans sa jeunesse Kundera avait une vigueur de rebelle à insinuer entre les lignes de ce qu’il pondait, ici il est en voie d’académisation.

     

    L’ignorance l’avant dernier roman de Kundera, est paru il y a 10 ans. Certes Kundera est vieux, il a eu 85 ans, mais 140 pages en 10 ans, ça fait 14 pages par an, et encore ces pages ne sont pas très tassées, les plus pleines font 26 lignes, soit 26 multiplié par 140, ce qui nous fait 3640 lignes, donc en comptant large presque 10 lignes par an ! Est-ce de là que vient l’impression d’un désèchement ?

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    James M. Cain est considéré à juste titre comme un des plus grands auteurs de romans noirs aux côtés d’Hammett, de Chandler et de quelques autres comme Jim Thompson ou Charles Williams. Pour mémoire c’est l’auteur de Assurance sur la mort, Le facteur sonne toujours deux fois et Mildred Pierce, ouvrages qui ont servi de support à des films qui sont souvent classés parmis les meilleurs films noirs, voir parmis les meilleurs films tout court.

    Décédé en 1977, c’est seulement en 2012 que The cocktail waitress a été publié. L’histoire du manuscrit est déjà assez extraordinaire. Cet inédit n’est pas un manuscrit inachevé, c’est un roman complet, bien que l’édition finale ait été mise au point par Charles Ardai et non par James M. Cain lui-même. Pour les amateurs de romans noirs, lire un inédit de James M. Cain est en soi un événement. D’autant que la prresse américaine l’a présenté comme ce que James M. Cain aurait écrit de meilleur. Il semblerait en outre que James M. Cain ait travaillé très longtemps sur ce manuscrit, mort à l’âge de 85 ans, il y était encore dessus. La première question qui vien à l’esprit est : pourquoi ce texte n’a pas été publié du vivant de James M. Cain ou avant aujourd’hui ? La réponse est double, d’une part ce manuscrit dans ses multiples versions ne satisfaisait pas l’auteur, et d’autre part il avait été perdu pendant de longues années. Mais s’il est certain qu’un manuscrit de James M. Cain est en soi un événement, qu’en est-il de la qualité ?

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    James M. Cain ici avec Lana Turner qui incarna Cora

     

    L’ouvrage a été salué comme un chef d’œuvre par la critique américaine, l’un des meilleurs ouvrages que Jams M. Cain aurait écrits. Ce n’est pas le cas, il n’égale en rien les précédents ouvrages que j’ai cités au début de ce papier. Il y manque beaucoup de finitions. Il y a pour cela trop d’invraisemblances dans le récit, des contradictions. Mais c’est un très bon roman noir et un plaisir pour ceux qui préfèrent encore ce style aux pavés indigestes et modernes où l’épaisseur et l’amour du détail l’emporte sur le style et l’intérêt qu’on peut avoir pour les personnages.

    L’histoire est celle de Joan Medford, une jeune femme de 21 ans qui se retrouve veuve et qui se fait engager dans un bar à cocktails où elle officie dns une tenue plus que légère. Ça lui rapporte de bons revenus et elle espère ainsi avoir la possibilité de récupérer son enfant, Tad, qui est pour l’instant, sans qu’on comprenne très bien pourquoi sous la garde de sa belle sœur. Elle va faire deux rencontres, l’une avec un jeune homme fringuant et fauché, Tom, et l’autre avec un vieux, Earl White, plutôt riche. Si elle envisage de se marier avec le millionnaire, c’est Tom qui l’attire physiquement. Cette situation va la mettre en porte à faux, puisqu’elle va vouloir à la fois se marier avec Earl pour profiter de son argent et entretenir une liaison avec Tom qui entretemps l’a bien pris pour une connasse en lui faisant endossé la caution d’un de ses amis. Cette caution aurait pu la ruiner, mais Joan a de la ressource et d’ailleurs à l’occasion elle n’hésite pas à flanquer des roustes à l’ineffable Tom.

    Le roman rappelle souvent Mildred Pierce, l’histoire d’une jeune femme ambitieuse qui s’élève à la force du poignet. Mais le ton en est plus glauque, il y a énormément de détails intimes dans les scènes de sexe. C’est un roman écrit à la première personne, la confession de Joan, ce qui permet de rentrer dans les arcanes d’une détermination plus ou moins perverse, plus ou moins criminelle, car si Joan est fortement déterminée par ses conditions matérielles plutôt misérables, elle a une manière de mener sa barque très particulière. Elle se présente d’ailleurs comme une opportuniste cynique.

    Si le début est un peu poussif, la seconde partie est menée tambour battant, notamment la scène extraordinaire de l’aéroport qui nous fait oublier la failité qu’il y a à faire se déguiser en vieillards en même temps Tom et Lacey. Il y a aussi cette opposition entre la richesse et la pauvreté, ou comment cette richesse exerce un attrait malsain sur les pauvres. On reconnaitra évidemment les obsessions de James M. Cain, la cupidité, le goût pour la mise en scène des situations scabreuses. La description de l’entre-deux-mondes, le riche Earl attiré par les endroits louches, comme Tom qui pour exiter Joan l’emmène dans un bar glauque au dernier degré. Le caractère de Joan est compliqué, hésitant entre la morale et l’égoïsme, se laissant berner plus souvent qu’à son tour. C’est de cette ambiguité que James M. Cain tire le meilleur finalement, car cela lui permet de générer des situations à suspense car jusqu’à la fin on attend la chute de Joan. L’action se passe apparemment dans les années soixante puisqu’en effet Joan prend un avion à l’aéroport John F. Kennedy qui ne pouvait pas exister avant la mort du président américain, une époque où les convenances existaient encore dans la bourgeoisie. Il y a d’ailleurs des descriptions très étonnantes des manières des femmes, l’habillement, le maquillage, le comportement sexuel qui me semble très justes. Ce sont d’ailleurs les auteurs de romans noirs mâles qui ont donné des portraits très justes de cette féminité écrasée entre l’ambition et le simple désir de vivre. Je pense à Frédéric Dart, à Sébastien Japrisot ou même encore Jim Thompson qui ont su utiliser la première personne du féminin pour cela, ce qui n’est pas si facile.

    Je ne comprends pas comment le titre The cocktail waitress  a pu se retrouver en français traduit par Bloody cocktail. De même on pourra regretter que le policier qui harcèle Joan change parfois de nom, un coup il s’appelle Young qui en réalité et celui qui est plutôt bienveillant avec elle, tantôt Church, un détective teigneux.

     

    Quoiqu’il en soit, ce n’est pas tous les jours qu’on a à se mettre sous la dent un roman entier et inédit d’un des maîtres du roman noir, il faut donc le lire sans tarder. 

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