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    Michael Connelly n’a plus le succès qu’il avait il y a quelques années et certains seraient tentés de le classer dans la catégorie de ces auteurs qui ne font qu’exploiter commercialement un filon. Et il est de bon ton dans certains milieux de le mépriser. Mais ce serait une erreur. Même si l’œuvre de Connelly est inégale – le personnage de l’avocat Haller n’est pas très intéressant, et les liens de parenté qu’il entretient avec Bosch ressorte plus du principe conceptuel que de la littérature – il reste un des grands romanciers du noir dans la tradition chandlerienne.

    Le nouvel opus, traduit par Robert Pépin comme toujours, date cependant de 2011, et depuis deux autres ouvrages de Connelly – un Bosch et un Haller – ont été publiés aux Etats-Unis, un autre Bosch étant annoncé pour novembre 2014. Ceux qui tombent est un très bon numéro de la série des Bosch, bien plus que le plaisir de retrouver un personnage attachant.

    La trame est faite de l’entrecroisement de deux enquêtes que Bosch mène parallèlement. L’une porte sur la mort du fils d’un conseiller municipal. S’est-il suicidé ? Est-ce un accident ? Est-ce un meurtre ? Bosch ne s’attarde pas vraiment sur les raisons qui ont poussé le conseiller à le choisir pour mener cette enquête. Il aurait dû. Car immanquablement il va tomber sur les petites magouilles du conseiller et de son fils, mais paradoxalement, c’est cela qui le fera passer à côté de la vérité. Manœuvres politiques, mensonges, prévarication : le droit et la justice ne protègent pas l’Amérique de ces crimes en col blanc. Et puis il y a la seconde enquête. Bosch travaille dans un service qui réanime les anciennes affaires, souvent des meurtres ou des viols. Et là il va tomber sur la traque d’un prédateur sexuel de grande envergure, il a commis 37 meurtres. Cette dernière enquête lui donne plus de satisfactions, même si son cheminement est tortueux dans ce qu’il ravive des plaies mal cicatrisées. Mais si le coupable est bien arrêté au bout du compte, il reste les interrogations sur la signification de la justice 25 ans après les faits, et sur le fait que cette justice est bien incapable de réparer les dégâts.

    L’intrigue est très bien menée, moins tirée par les cheveux que dans d’autres épisodes des aventures de Bosch. Et on retrouve les qualités d’écriture qui ont fait tant pour la gloire de Connelly, une analyse minutieuse des procédures, un goût du détail qui renouvelle les canons traditionnels du naturalisme. Mais peut-être plus encore dans Ceux qui tombent, il y a cette tension entre les être humaines. Bosch se méfie de son coéquipier, comme il se méfie de sa hiérarchie, et il se méfie aussi des sentiments qu’il pourrait éprouver pour une jeune femme qu’il rencontre au cours de son enquête. La paranoïa a pris le pouvoir. Sa cheftaine de division a peur d’être espionnée par les journalistes. Et Bosch n’hésitera pas à menacé aussi une journaliste qui peut lui nuire dans son travail. Le fait que la vérité soit complexe révèle cette paranoïa : c’est en lui laissant carte blanche que finalement on le manipule le plus. Le moins qu’on puisse dire c’est que les rapports entre les êtres ne sont pas très transparents. Cette approche particulière de la réalité si elle donne un goût très amer à cette enquête, fait de Bosch, à l’instar du Marlowe de Chandler, un des derniers héros capables de défendre une noble cause.

    Les dialogues sont très bons et permettent à Connelly de décrire des affrontements très tendus, entre Bosch et le conseiller Irving, entre Bosch et Deborah, ou entre Bosch et son équipier. Mais il y a bien d’autres morceaux de bravoure et d’émotion, comme ce moment pénible où Bosch pénètre dans l’antre du serial killer, ou quand il doit annoncer aux parents d’une des victimes qu’il vient de mettre la main sur l’assassin.

    Et puis Michael Connelly a de très bons goûts musicaux, il aime le jazz californien, Art Pepper et Fran Morgan entre autres, ce qui suffit à le classer.

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    Titus Wieliver dans le rôle d’Harry Bosch pour le pilote de la série télévisée produite par Amazon 

     

    Un pilote pour une série télévisée a été tourné avec Titus Wieliver. Et si pendant quelques mois on a pu se demander si ce pilote aurait bien une suite, il paraîtrait maintenant que la réponse est positive. Sur son site Michael Connelly signale que la série est en production. Il est trop tôt pour dire si cette adaptation sera réussie ou non, le pilote m’a laissé un peu dubitatif. C’est appliqué, cela reflète bien l’univers de Bosch, mais pour l’instant cela semble un peu mou. On verra bien si la série arrive à s’installer dans la continuité.

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    C’est un roman dans la même veine que Le criminel, même s’il fut publié quelques années après. Traduit seulement en 1981 par Jean-Paul Gratias toujours à l’instigation de François Guérif, il n’avait pas intéressé la Série noire. Une des raisons en est le peu d’action, le manque de rebondissements du récit.

    Jim Thompson va mettre en scène une petite ville et ses sales secrets, ses hypocrisies et ses folies qui se cachent derrière les apparences de la politesse et de la civilité. Le point de départ est une vieille femme, Luane, qui a épousé un homme beaucoup plus jeune que lui. Malade, elle passe son temps à médire, à colporter des ragots et à dresser les gens les uns contre les autres. Elle va finir par être assassinée, mais on ne saura pas avec une certitude absolue qui est le coupable. C’est bien cette incertitude qui distingue Hallali d’un roman d’Agatha Christie.

    En rédigeant chaque chapitre à la première personne, mais en changeant à chaque fois de personnage, Thompson finit par dresser le procès accablant de cette petite ville de la côte atlantique. Tous les personnages sont un peu minables, et on retrouve l’avocat Kossmeyer dans un rôle secondaire qui vit finalement de cette atmosphère délétère. Mais une fois de plus, c’est la société dans son ensemble qui est condamnable, car tous les personnages sont mis en mouvement par des forces qui les dépassent. Et dans ce contexte où l’argent et la réussite sociale sont les objectifs affichés de la société, ils ne peuvent être autre chose que ce qu’ils sont, que ce qu’ils font.

    Ça pourrait ressembler à du Dolores Hitchens, sauf que en conduisant le récit à la première personne, comme une sorte de confession, il est beaucoup plus violent et cruel.

    Deux aspects de la société américaine sont plus particulièrement traités, le racisme et la jeunesse. Le racisme est présenté à travers la trajectoire du jeune Bobbie qui a été reconnu par son père, mais pas par sa mère qui est considérée à la maison comme une simple domestique. Bobbie est issu des amours du docteur blanc et de la noire Hattie qui s’efforce d’apparaître dans ses gestes, comme dans son langage comme la parfaite négresse qui vient des Etats du Sud. Bobbie pourrait se faire passer pour blanc tant la couleur de sa peau est claire. Il a une relation avec Myra, la fille du propriétaire d’une boite de nuit en quasi faillite. Il la drogue en volant son médecin de père que par ailleurs, il terrorise. Ce thème d’une jeunesse semi-délinquante, égoïste et mauvaise, on le retrouvera dans plusieurs des ouvrages de Thompson. Mais les relations entre Bobbie, son père et Hattie est le même schéma que celui de The killer inside me, parut quelques années plus tôt.

    Le racisme encore, c’est celui dont est plus ou moins victime Kossmeyer, si personne n’ose s’attaquer à lui, il subit des remarques insidieuses.

    Il n’y a décidemment rien de bon dans cette petite ville balnéaire. Même Pavlov qui est en apparence le plus équilibré du lot, finit par subir la contamination criminelle de la communauté.

    Peut-être cet opus explique mieux que les autres pourquoi Jim Thompson n’a pas connu un succès soutenu : il n’y a pas de rachat possible, et le rêve américain n’est qu’un mensonge qui permet au système de se perpétuer. Trop noir pour qu’on prenne cette prose pour un divertissement. Trop cru aussi, il met à nu l’âme même des individus à l’ère du capitalisme triomphant. Si on se réfère à notre époque, on peut dire que le texte de Thompson n’a pas pris une ride.

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    En 1953 Jim Thompson écrit et publie 5 romans. C’est donc une époque pour lui de haute productivité. Ce roman, traduit par Jean-Paul Gratias à l’initiative probablement de François Guérif, n’avait pas été retenu par la Série noire de Marcel Duhamel, sans doute à cause de son manque de rebondissements spectaculaires et de cette violence rentrée qui a du mal à s’exprimer.

    Il n’y a pas à proprement parler d’intrigue. Une jeune adolescente a été violée et assassinée, tous les indices renvoient à un autre adolescent, Robert Talbert, adolescent aussi d’une quinzaine d’années. On ne saura d’ailleurs pas exactement ce qui s’est passé et l’ouvrage se referme sur l’incertitude.

    L’histoire se passe dans une petite ville à la périphérie de New-York. C’est l’occasion pour Thompson de dresser le portrait au vitriol de la société américaine dans ce début des années cinquante. Le fonctionnement de la justice est en question, mais aussi le mode de socialisation à l’américaine avec toutes les mesquineries qui peuvent s’y trouver. Ce qui domine ce sont les hypocrisies des comportements. Et au fond, c’est bien cela qui est le plus criminel. Le rôle de la presse aux mains de richissimes propriétaires est également dénoncé.

    C’est aussi un exercice de style pour Thompson. Il fait en effet progresser son récit en introduisant peu à peu les points de vue différents des protagonistes. Chacun énoncera sa vérité à la première personne. Il commence par les parents de Robert qui sont sous le choc de l’arrestation de leur fils.  On se rend compte rapidement que ceux-ci non seulement ne connaissent rien de leur adolescent – ils sont à mille lieux de le comprendre même un minimum. Leur principale défense est de nier la réalité. Ce sont des Américains très moyens qui subissent leur vie sans réagir, aigris par les humiliations qu’ils encaissent au fil de leur vie quotidienne. Et puis peu à peu sont introduits les auxiliaires de la justice, les policiers, le procureur.

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    Jim Thompson fut aussi acteur dans Adieu ma jolie d’après Chandler 

    Le jeune Robert aussi donnera sa version des faits. Et puis apparaît l’avocat récurent de Thompson, le fameux Kossmeyer, qui va défendre brillamment l’adolescent et obtiendra son élargissement. C’est le seul qui met un peu d’ordre finalement.

    Thompson présente le chaos. Celui-ci est partout : que ce soit dans les relations entre les différentes communautés, le racisme est toujours bien présent, ou que ce soit à l’intérieur des couples où l’incompréhension règne. Mais ce chaos est aussi celui des rapports hiérarchiques que ce soit le père Talbert qui est humilié par son patron, ou encore le rédacteur en chef du Star qui est soumis à une pression ignoble de la part du propriétaire qui veut que son journal aille dans le sens d’une condamnation morale de Robert, quels que soient les moyens employés pour en convaincre l’opinion publique.

    Le père de Robert Talbert prend la peine, comme bien d’autres héros de Thompson, de nous expliquer qu’il  n’est responsable de rien, qu’il est l’éternelle victime des circonstances. C’est peut-être un peu facile, mais c’est finalement assez vrai. Ce sont les rapports sociaux dominants qui font ce que nous sommes et qui nous entraînent sur une pente savonnée sans joie et sans avenir.

    D’un point de vue stylistique, il n’y a pas grand-chose à remarquer. Simplement le récit progresse en changeant de locuteur. Le point fort résidera plutôt dans les dialogues, qui comme toujours chez Thompson, sont remarquablement bien écrits.

    Trop noir pour avoir un succès large, l’ouvrage cependant passe plus que bien les années et semble avoir été écrit aujourd’hui. On retrouve le même vide chez les adolescents, les mêmes oppositions avec leurs géniteurs. L’ouvrage n’a pas de fin véritable, en ce sens que le lecteur ne connaitra pas la vérité ultime de ce cauchemar.

     

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    Raymond Chandler et sa créature de papier, Philip Marlowe sont des piliers de la construction du roman noire américain. Bien qu’il soit influencé manifestement par Dashiell Hammett, Chandler a produit, dans un cadre déjà codifié, une musique particulière. Il a peu écrit, seulement sept romans, mais c’est deux de plus que Dashiell Hammett. Ayant commencé sa carrière d’écrivain assez tardivement, il mettait beaucoup de temps à peaufiner ses intrigues, et puis il avait travaillé pour Hollywood, et on sait ce que ça coûte.

    Pour moi qui suis tombé tout petit sur les livres de Chandler, livres que j’ai lus et relus, c’est une opportunité des relire dans une traduction plus complète et dans leur ordre chronologique. Et ça se dévore toujours aussi bien. Les années n’ont pas de prise sur ses romans, et je dois dire qu’un seul des romans de Chandler vaut bien toute la production actuelle de la Série noire.

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    Il y a beaucoup de choses dans ces romans. Bien sûr le personnage de Philip Marlowe, à la fois le double de Chandler et le nouveau chevalier blanc d’un monde en décomposition rapide. La mélancolie aussi dans une ville clinquante et vouée à la marchandise, au paraître et au crime. Mais il y a encore bien autre chose. D’abord les intrigues de Chandler sont très soignées, et il maintient une forme de suspense jusqu’au bout. Parfois les solutions sont un peu trop alambiquées comme dans La petite sœur. Mais ce n’est guère important.

    Au-delà de ces intrigues il y a la conduite de l’histoire. Ecrite à la première personne du singulier, du point de vue singulier de Marlowe, elle nous précipite tout de suite et sans traîner dans l’action. Chandler ne tourne pas autour du pot. Marlowe plonge sans trop savoir où il va dans une histoire qui le plu souvent le dépasse. C’est presque le hasard qui guide ses pas. Dans Adieu ma jolie¸ c’est une espèce de géant fortement imbibé qui va l’obliger quasiment à s’occuper d’une affaire qui ne le concerne pas vraiment et qui ne lui rapportera rien d’autre que des coups.

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    Sur cette photo on reconnaitra Raymond Chandler, le second debout en partant de la gauche, Dashiell Hammett, le dernier debout et à droite, et devant, assis, le second en partant de la droite le grand Horace McCoy

    Beaucoup d’autres traits de style ont été relevés, d’abord l’humour, ou plutôt la dérision. C’est cette ironie qui permet à Marlowe de tenir le choc et d’encaisser. Il maintient toujours la distance avec son sujet. Cela se traduit par des dialogues souvent magnifiques, enlevés.

    Et puis il y a cette façon de nous inciter à regarder au-delà des apparences dans un monde où règne l’hypocrisie des conventions sociales. Les riches ont le plus souvent un cadavre dans le placard, les policiers sont aussi souvent corrompus et brutaux, notamment ceux de Santa Monica qui est ici dissimulée sous le nom de Bay City.

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    Le Los Angeles de Raymond Chandler

    L’écriture des romans a occupé Chandler entre 1939 et 1958. Il y a donc une unité de ton assez visible. Cependant, quand on lit les romans en continu, on se rend compte que des changements importants interviennent dans la vie de Marlowe, comme dans l’organisation de la vie américaine. C’est qu’en effet, la Seconde Guerre mondiale a eu lieu, et on en a eu des échos plus ou moins assourdis dans plusieurs épisodes de la saga de Marlowe. Et puis ensuite, l’Amérique reprend sa marche en avant vers la consommation à outrance et l’accumulation des richesses.

    Raymond Chandler a été, comme on le sait, plutôt maltraité par la Série noire et Gallimard, les romans avaient été tronqués et les traductions saturées d’un argot parisien de mauvais aloi. La réédition récente de l’ensemble des romans mettant en scène le détective Philip Marlowe est une tentative de se racheter un peu. Mais décidément Chandler n’a pas de chance avec Gallimard. Contrairement à ce qui avait été fait pour Hammett, les traductions n’ont pas été refaites, elles ont été seulement bricolées. Et on a retenu les traductions de Boris Vian pour deux des romans. On peut aimer ou non Boris Vian, ce n’est pas le problème, mais à l’évidence ses traductions ne sont pas bonnes. Quand il s’agit de Chandler, préserver les traductions de Boris Vian n’a aucun intérêt, c’est une faute de goût justement parce que le but serait plutôt de nous livrer une traduction la plus fidèle au texte possible.

    Omnibus a aussi publié l’intégrale des nouvelles de Raymond Chandler. Certes ça ne vaut pas les romans, mais c’est doublement intéressant, à la fois parce que ça nous permet de comprendre l’origine des romans, qui sont toujours un recyclage d’une ou de plusieurs nouvelles, et parce que ces nouvelles sont la matrice d’un style en devenir.

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    C’est un des tous premiers romans de Jim Thompson. Publié en 1949, il pose le style et la thématique de son œuvre à venir. Il est écrit juste avant The killer inside me qui est considéré par beaucoup comme son chef d’œuvre. La réédition de Rivages permet de le lire dans une traduction qui respecte au plus près l’œuvre qui avait d’abord été traduite en Série noire sous le titre de Cent mètres de silence. Certains critiques comme McCauley ont tendance à le sous-estimer. Mais c’est pourtant un « noir » très fort. Non seulement il possède une intrigue serrée et solide, mais il est doté d’une écriture rapide et percutante. Tous les thèmes abordés par Jim Thompson sont déjà là. Et peut-être possède-t-il une dimension sociale qui est souvent masquée dans ses autres romans.

    Joe Wilmot est le propriétaire d’un cinéma qui marche bien dans la bourgade de Stoneville. Il est marié avec Elizabeth, c’est elle qui possède le cinéma Barclay – son nom de jeune fille. Son ménage va à la dérive. Et voilà qu’Elizabeth introduit dans la maison une sorte de laideron, Carol, dont paradoxalement Joe va tomber amoureux. Surpris dans ses ébats avec Carol, le trio infernal va trouver un curieux arrangement : Elizabeth accepte de partir et de laisser Joe vivre sa vie, mais elle demande 25000 $. C’est le montant de l’assurance sur la vie qu’elle a contractée. Il s’agit alors de maquiller un crime en accident – un incendie – dans le local où les Wilmot visionnent leurs films. Pour cela il leur faudra dénicher une autre pauvresse qui prendra la place d’Elizabeth.

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    Evidemment les choses ne vont pas se passer tout à fait comme ils l’attendaient tous les trois. En effet Joe ne s’est pas fait que des amis dans la ville, il n’a obtenu sa place au soleil qu’en écrasant les autres. Et tous ces rancuniers vont le soupçonner du crime et le faire chanter, en dépit du fait qu’il possède un alibi inattaquable. La malice de Joe lui permet de déjouer un à un les pièges qui lui sont tendus, mais il finira par succomber à la pression.

    Le récit est mené à la première personne par Joe qui ne nous est pas particulièrement sympathique. Il est vicieux comme un âne qui recule et en permanence on se demande s’il ne nous raconte pas des bobards pour essayer de nous apitoyer. Ça nous permet évidemment de rentrer dans les méandres de la logique criminelle qui est faite de frustration et de traumatismes qui remontent à la petite enfance. Il a en permanence le besoin de prendre une revanche sur les autres, sur la vie. S’il inspire la méfiance, il est lui-même méfiant, il ne fait confiance à personne, pas plus à sa femme qu’à sa maîtresse. Ses relations sexuelles sont perverses et sournoises.

    Son comportement est celui d’un homme qui pousse la logique capitaliste jusqu’au bout. Un des passages les plus étonnants de ce roman est son affrontement avec Sol Panzer, un gros propriétaire de salles de cinémas qui veut ruiner Joe. Sol a l’argent pour lui et aussi le temps. Il pense que cela lui suffira, mais Joe arrive à lire clairement dans son jeu et c’est lui qui empochera la mise.

    C’est un roman clairement anti-capitaliste. Il décrit par le menu cette soumission des pauvres à une logique qui les maintient dans une situation désastreuse.

    « Tout à coup, l’idée m’a frappé que les seuls à être dignes de confiance et à travailler dur étaient précisément ceux qui ne comptaient pas. C’était injuste, mais c’était comme ça. Et je me suis demandé pourquoi.

    Je me suis demandé pourquoi alors qu’ils étaient si nombreux, ils ne s’unissaient pas pour diriger les choses eux-mêmes. Et j’ai décidé que si jamais un jour ils arrivaient à monter une organisation – une organisation qui marche bien – je serais des leurs ! »

    Cela suffit à faire ressortir que les tendances criminelles de Joe sont seulement une réaction à un monde injuste où il faut s’adapter ou périr. La malice de Jim Thompson est de faire dire ce genre de chose justement par un homme qui a intégré la logique capitaliste encore mieux que les autres. Mais bien sûr cela passerait difficilement si l’écriture n’était teintée d’ironie. La dérision est l’arme principale de Thompson, la dérision et le désespoir. Le style de Thompson est à la fois très marqué de références à la psychanalyse, et très naturaliste. Il y aura des rappels – assez peu clairs d’ailleurs – sur le passé de Joe orphelin, mais aussi une minutie dans la description du fonctionnement du milieu de la distribution et de l’exploitation des films. Il faut dire que Thompson avait travaillé dans ce milieu et savait de quoi il parlait. Cette référence à une matérialité précise d’un milieu particulier donne du corps à l’intrigue. C’est quand même tout un art que de décrire d’une manière brève et précise un environnement tant sur le plan des mœurs que des décors urbains, sans oublier de faire avancer son histoire.

    A cette époque-là Thompson écrivait très vite. A mon avis c’est ça qui lui donnait ce style percutant : l’intrigue avance sans traîner. Mais c’est aussi pour cela que la fin de l’ouvrage est un peu téléphonée, trop simple, trop attendue. Malgré cela c’est un très grand roman, très noir, très thompsonien.

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    Jim Thompson et son chat

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