• Les brasiers de la colère, Out of the furnace, Scott Cooper 2013

    les-brasiers-de-la-colere-1.png

    Depuis quelques années on assiste à un renouveau du film noir à caractère social aux Etats-Unis. Ça n’est pas seulement un effet de mode, mais c’est le reflet d’une société à la dérive qui ne sait plus que faire de ses déshérités. Formellement ces films atteignent un niveau élevé de naturalisme qui peut les faire désigner comme « hyperréalistes ». C’est bel et bien une esthétique nouvelle qui met en évidence le cadre matériel dans lequel le drame se noue et la violence explose. Pour mémoire il y a eu en 2010 l’excellent Winter’s bones de Debra Granik, en 2012, le moins bon Cogan d’Andrew Dominik, et aujourd’hui Out of the furnace.

     les-brasiers-de-la-colere-2.png

    Russell est heureux avec Lena

    Russell est un prolo de l’ancienne manière, travaillant dans une usine sidérurgique qui va fermer bientôt pour cause de concurrence avec la Chine. Mais il se contente de sa petite vie, il a Lena, une jeune institutrice, avec qui il vit. Les catastrophes ne vont pas tarder à s’abattre sur lui. Alors que son père est mourant, il doit s’occuper des affaires de son frère Rodney qui accumule les dettes et qui ne se décide pas à travailler. Un soir, un peu ivre, il a un accident de voiture, la mort d’un des passagers du véhicule qu’il a heurté, va l’amener pour un temps en prison. Durant sa peine, Lena le quitte et se met en ménage avec Wesley, le chef de la police du patelin, et son frère s’engage en Irak, plusieurs fois. Son père finit par décéder. Son retour à la vie civile ne se passe pas très bien. Il a du mal à se passer de Lena qu’il rencontre et qui lui annonce qu’elle est enceinte. Rodney déconne dans les combats truqués, ne respectant pas les règles des gangs locaux. Cela le conduira à se faire assassiner en compagnie de son mentor John Petty, par une brute épaisse qui règne sur les collines abandonnées, Curtis de Groat. Dès lors n’ayant plus rien à perdre, Russell va chercher à se venger de de Groat.

     les-brasiers-de-la-colere-3.png

    C’est le décor d’une Amérique qui n’a plus de considération pour son industrie et ses travailleurs 

    Qu’importe l’histoire et ses ressorts, il n’y a pas de suspense, le principal réside dans le comportement des personnages qui sombrent en même temps que l’Amérique. Tout est vieux et décrépit dans cette région industrielle abandonnée, et c’est cela qui mène les hommes à leur perte fatale. C’est un film sur l’envers de l’Amérique qui gagne, l’Amérique dont les valeurs du travail, de la famille et de la loyauté sont décalées et ne veulent plus rien dire dans le monde moderne. Qu’ils soient ouvriers, ou bien trafiquants de drogue, ils existent seulement derrière la façade du rêve américain, dans l’entre-deux de ces petites villes de province où même la peinture des panneaux de circulation s’écaille et disparaît. C’est un monde crépusculaire et sans avenir, où le drame intervient d’une manière naturelle, comme quelque chose d’attendu. On sent bien que cette Amérique arrogante et dominatrice a vécu et qu’elle ne reviendra jamais, du moins sous cette forme qu’elle a tant véhiculée dans ses films, ses livres ou ses chansons. Et cette amertume n’ouvre jamais la porte vers une transformation positive des individus ou de la société. Ici règne la mort comme métaphore de l’agonie du capitalisme.

     les-brasiers-de-la-colere-4.png

    Rodney se lance d’une manière suicidaire dans les combats 

    Les sources cinématographiques de ce film sont à rechercher d’abord du côté du film de Michael Cimino, Deer hunter. On y retrouve les mêmes hommes, la même passion virile pour la chasse, et jusqu’à ce geste où le héros évite de foudroyer le cerf qu’il tient dans sa ligne de mire, sauf que le temps a passé, et qu’il ne peut y avoir d’espoir de renouveau la guerre finie. Au-delà d’une conscience sociale qui pourrait se transformer en force de renouveau, ces individus à la dérive s’abandonnent à leurs tendances suicidaires : que ce soit Rodney qui brave les dangers des combats de boxe, que ce soit Russell qui ne veut pas s’empêcher de tuer l’ignoble de Groat. Lena tente bien un échappatoire en fondant une famille avec Wesley, mais c’est encore une autre forme de suicide.

     les-brasiers-de-la-colere-5.png

    La chasse est un loisir viril et ancien pour cette classe ouvrière entre deux mondes 

    Ce film est fortement inspiré par la crise et ses séquelles, bien plus que sur une crise économique, elle est une crise de civilisation : c’est l’impossibilité de marcher vers une société civilisée et fraternelle. Cette désespérance rappelle un autre film, Winter’s bones que j’ai cité ci-dessus. Ce sont les mêmes lieux, ces régions industrielles du Nord Est des Etats-Unis, qui s’en vont à l’abandon et qui n’intéressent plus personne, surtout pas les politiques – voir le discours décalé entre le politicien qui fait la réclame pour Obama et Russell seul accoudé au bar. Il s’ensuit qu’ici l’Etat de droit comme on dit n’a plus son mot à dire, il a tout simplement disparu. C’est le règne d’une violence primaire et désordonnée, tout autant désespérée que les habitants du coin : en effet, de Groat a une conduite ignoble tout autant que suicidaire.

     les brasiers de la colère 6

     Le chef de la police Wesley apprend la disparition de Rodney 

    L’histoire se tient bien, même si le rythme n’est pas tout à fait égal, même si parfois elle se perd dans des détails. La réussite du film c’est d’abord d’avoir choisi un sujet social comme moteur d’un film noir. Mais cela repose sur une distribution impeccable. Christian Bale sur qui est construit le film n’est pas mal dans le rôle de Russell, cependant, c’est Ben Affleck qui lui vole en quelque sorte la vedette dans celui de son frère Rodney. Il a un véhicule parfait ici pour montrer toute d’étendue de son talent, à la fois faible et hargneux, bagarreur et passif face aux choses de la vie. Il a des emportements terrifiants. Woody Harrelson est l’infâme de Groat, drogué, bête et méchant, il est extraordinaire. Forrest Whitaker a un petit rôle, Wesley, celui qui pique Lena à Russell, mais il est toujours très bien.

      les-brasiers-de-la-colere-7.png

    La police arrive trop tard pour coincer de Groat 

    Les décors évidemment jouent un rôle tout aussi important, avec une opposition saisissante entre une nature qui paraît encore presqu’intacte – la forêt, les animaux, les collines, tout ce vert qui apporte la paix – et une industrie en perdition qui dégrade le paysage et annonce la mort. On sera aussi gré au réalisateur de ne pas s’attarder sur les combats de boxe clandestins, de ne pas faire étalage d’une complaisance dans la violence. Celle-ci est plutôt intérieure que visuelle, même s’il y a bien sûr quelques scènes sanguinolentes. Si c’est correctement filmé, il manque peut-être un grain de folie pour que cela devienne un grand film.

     les brasiers de la colère 8

    De Groat essaie de mettre la main sur l’argent de Petty 

    En tous les cas cette Amérique qu’on commence à mieux percevoir dans son iniquité et ses misères est représentée avec colère, mettant l’accent sur la résignation de Russell. On a droit ainsi à un affrontement verbal entre les deux frères, celui qui courbe la tête et accepte de travailler dans une usine qui fermera à très court terme, et celui qui ne veut pas travailler, ni comme son père, ni comme son frère, mais qui ne se sait pas canaliser sa révolte.

     les-brasiers-de-la-colere-9.png

     

    Qu’importe ce qu’il adviendra, Russell réglera ses comptes avec l’ignoble de Groat

    « Léo Ferré, Les chants de la fureur, Gallimard & La mémoire et la mer, 2013The killing of a chinese bookie, John Cassavetes, 1976 »
    Partager via Gmail

  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :