• Les mendiants de la vie, Beggars of life, William Wellman, 1928

     Les mendiants de la vie, Beggars of life, William Wellman, 1928

    Voir et revoir ce film, est indispensable pour au moins trois raisons. D’abord parce qu’il s’agit de l’adaptation de l’ouvrage, plus ou moins autobiographique, le plus célèbre de Jim Tully qui raconte ses expériences de sa vie de hobo, ensuite parce que c’est un film de William Wellman, un réalisateur un peu oublié aujourd’hui mais qui a révélé une sensibilité étonnante aux pauvres, et aux difficultueux de la vie, et qui fit évoluer le cinéma. Et puis ensuite parce qu’il y a Louise Brooks, la Louise Brooks d’avant Loulou de Pabst. On peut rajouter aussi la présence de l’immense Wallace Beery, énorme vedette populaire, mais lui aussi oublié. C’est d’ailleurs lui qui était la tête d’affiche de ce film. Acteur phare du muet, il fera aussi une brillante carrière dans le parlant. Il incarnera des grandes figures de la légende américaine, Pat Garrett, Pancho Villa, mais aussi le fameux boxeur déchu de The champ, le film de King Vidor. Bien que ce film parle des pauvres qui vagabondent à la recherche d’un travail, d’un morceau de pain, il ne fait pas du tout référence à la Grande Crise. Et d’ailleurs si on le regarde comme un témoignage, on constate que la vie des américains modestes n’était pas facile malgré le boom économique des années de vingt. Déjà tout allait de travers et les laissés pour compte de la croissance et de la modernisation de l’économie se comptaient par millions, seules les classes hautes retiraient un bénéfice évident de la croissance. Il va de soi que la Grande Crise n’arrangea pas les choses. L’ouvrage de Jim Tully eut un énorme succès et lui permit d’accéder à Hollywood puis d’y faire une carrière brillante. Son ascension correspond à ce moment où une culture populaire va monter des bas-fonds et s’imposer à l’ensemble de la société, le cinéma étant son parfait véhicule. 

    Les mendiants de la vie, Beggars of life, William Wellman, 1928 

    Un jeune vagabond accablé par la faim tente d’obtenir un repas auprès d’un fermier. Il l’aperçoit à travers une moustiquaire en train de déjeuner. Mais celui-ci est mort, on va découvrir auprès de lui une jeune fille habillée en garçon qui va avouer l’avoir tué d’un coup de fusil parce qu’il était un peu trop entreprenant. C’est une jeune orpheline. Le garçon va s’efforcer de la protéger et l’emmène avec lui. Ils essaient de remonter vers le Nord pour aller au Canada où ils pensent que la fille ne sera pas recherchée. Lui-même tente de rejoindre un oncle qui lui donnera des terres à cultiver. Ils vont dormir à la belle étoile, dans des meules de foin, chassés par les fermiers. Mais en cours de route Le garçon a vu déjà que des affichettes offraient une récompense élevée pour la capture de la jeune meurtrière. Errant toujours, après s’être fait expulsés d’un train violemment, ils vont tomber sur un camp de hobos en espérant qu’ils pourront avoir un peu à manger. Mais Snake comprend que le soi-disant jeune frère du vagabond est en réalité une jeune fille, ce qui réveille leur concupiscence. Sur ces entrefaites, arrive Oklahoma Red chargé d’un baril de whisky qu’il a volé. Il décide de s’approprier la fille. Mais la police arrive et une grande bagarre s’ensuit. Les hobos ont le dessus, ils ligotent les policiers et foncent prendre le train. Dans le train Oklahoma Red recommence et veut juger le jeune garçon pour le foutre en dehors du train et garder la fille pour lui. Mais le jeune garçon a un revolver et tient les hobos en respect. Cependant, la police les poursuit. Oklahoma Red va détacher le wagon dans lequel ils sont tous. Tout le monde saute du train en marche. La jeune fille et son protecteur se réfugient dans une cabane au fond d’un canyon avec Mose le noir qui soigne un homme malade qui est en train de mourir. Tandis que les deux jeunes gens font de plans pour échapper à leur situation de fuite, Oklahoma Red surgit à nouveau. Il a volé une voiture et des habits de jeune fille pour la fuyarde, pensant qu’ainsi habillée, elle se fera moins remarquer par la police. Il suggère aussi qu’elle parte avec lui. Le jeune homme s’y oppose, une bagarre s’ensuit, Oklahoma Red s’empare du revolver. Mais rien n’y fait, la jeune fille préfère mourir que de le suivre. Décontenancé Oklahoma Red s’incline et va aider les jeunes gens à fuir. Il aime cette idée de l’amour et se félicite de le voir chez les autres. Tandis que les deux jeunes gens s’enfuient avec la voiture qu’ils ont volé à Oklahoma Red, celui-ci va monter un plan compliqué pour faire croire que la meurtrière recherchée est morte dans un accident de train. Pour cela il récupère les habits que portait la fille, avec Mose il les passe au hobo décédé, et lorsque les policiers surgissent, il met le feu au wagon où se trouve le mort, détache le wagon du reste du train et précipite le tout dans le ravin. Dans cette opération risquée, il va recevoir un coup de feu mortel et décédera après avoir sauté du train. Pendant ce temps là les deux jeunes amoureux filent vers la frontière du Nord, tout en se demandant si finalement Oklahoma Red était ou non un brave type sous ses airs de rustre. 

    Les mendiants de la vie, Beggars of life, William Wellman, 1928

    La jeune fille va avouer qu’elle a tué le fermier 

    Jim Tully a travaillé sur le scénario, sa signature authentifie en quelque sorte le film, bien qu’il soit très éloigné de l’ouvrage qu’il prétend adapter. Cela vient du fait que le livre est une collection de souvenirs, tandis que là on a essayé de structurer le récit autour d’une histoire d’amour assez improbable. Le film de Wellman va conserver malgré tout la dureté du récit, les hobos ne sont pas des gentils humanistes, mais des gens durs et retors, à l’image de la société. Cela sera illustré dans leur comportement lorsque Oklahoma Red se déclare leur chef et qu’il reproduit la justice qui pourtant par ailleurs les pourchasse et les opprime, avec le but avoué de s’approprier la fille. Les hobos n’hésiteront pas non plus à frapper les policiers et à les attacher pour pouvoir fuir tranquillement. Beaucoup de choses vont se passer dans le train. Celui-ci est le symbole de la quête de la liberté, mais aussi de la transformation du paysage : c’est le train qui finalement tuera les fermiers en faisant des Américains un peuple d’urbains et de consommateurs. Les hobos sont les rebus de la société, et le film tente de bien séparer les gentils amoureux qui ne sont pas des vrais hobos, qui ont un avenir, et les hobos endurcis qui sont la lie de la société. A part ça, il s’agit de l’éternel trio, avec comme enjeu la fille meurtrière qui a tué pour de bonnes raisons, mais qui pour cela va se trouver à la merci de n’importe quel rustre de passage. Le fait que la jeune fille soit habillée en garçon la plupart du temps, va donner un aspect ambigu assez audacieux de la relation entre son jeune compagnon et Oklahoma Red. 

    Les mendiants de la vie, Beggars of life, William Wellman, 1928 

    Prendre le train en marche n’est pas si facile  

    Cette maladie de se déplacer comme pour tester sa liberté est typiquement américaine, elle est un des éléments clé de cette littérature qui a été inauguré semble-t-il par Jack London. Quand les hobos affrontent les policiers ou les employés du chemin de fer, on retrouve aussi l’atmosphère de Les vagabonds du rail qui était la transcription presque documentaire de l’épopée de Jack London quand en 1894, il s’était joint à l’armée des chômeurs amenée par le général Kelly – l’armée qui devait se retrouver à Washington se débandera avant le terme du voyage. Plus tard on retrouvera ce thème dans les années soixante-dix – époque où on méditait encore sur la notion de liberté individuelle – dans un des tous premiers films de Martin Scorsese, Bertha Boxcar[1], ou The emperor of the North de Robert Aldrich. Monter dans les trains de marchandises sans payer, parcourir l’espace américain en tous sens, c’est déjà une forme de dissidence, d’insurrection presque. Il y a eu jusqu’à très tard une forme de pensée libertaire et anticapitaliste qui a participé à la fondation des Etats-Unis. Cet aspect est un peu masqué ici. Le tout est enrobé dans une histoire d’amour un peu convenue. Certes on trouve des bribes de ce type de relation dans les récits de Jim Tully, avec de la compassion aussi, mais sans ce côté un peu conformiste de la volonté finale de construire une famille. Le personnage de la jeune fille dira d’ailleurs que ce qu’elle veut, c’est d’abord un foyer et une famille. 

    Les mendiants de la vie, Beggars of life, William Wellman, 1928

    Ils découvrent un campement de hobos 

    La réalisation est excellente. C’est un film muet bien entendu, mais l’expressivité des acteurs évite la grandiloquence. Wellman avait décidé de tourner dans les décors naturels et d’utiliser des vrais trains. Cela obligera Louise Brooks à courir après le convoi au risque de se casser la figure. Elle racontait d’ailleurs que le tournage avait été éprouvant, émaillé de nombreux accidents[2]. Mais dans l’ensemble c’est très réussi, les scènes de train sont le clou du film. Le rythme est très bon, et Wellman invente des angles de prises de vue qui seront ensuite repris par beaucoup dans les scènes ferroviaires au cinéma. D’ailleurs la scène où Wallace Beery décroche le wagon du train, inspirera fortement Sam Peckinpah pour The wild bunch. Lorsqu’il parle des hobos en bloc, il emploie le mot « bunch » pour désigner cette assemblée de clochards hétéroclite. Un des aspects que Wellman a repris de Tully c’est curieusement – pour l’époque – un portrait très positif de Mose le noir. C’est un personnage récurrent de la prose de Tully, le noir incarne une forme de bonté et d’humanisme que le blanc ne possède plus guère. Il n’est absolument pas ridicule comme c’était souvent le cas des noirs dans le cinéma Hollywoodien avant les années soixante, il n’est pas non plus regardé d’une manière condescendante et paternaliste. C’est même le hobo qui semble posséder le plus de dignité. La scène de la bagarre générale dans le train, bagarre provoquée d’abord par la jeune fille entre Snake et Oklahoma Red est aussi remarquablement filmée. Les scènes autour du feu de camp qui ont été tournées en décors réels sont aussi très étonnantes pour l’époque du fait de leur fluidité. Ce qui domine toujours dans ces films de Wellman d’avant la Seconde Guerre mondiale, c’est la recherche d’un grand réalisme, dans le décor, dans les costumes, mais aussi dans le mouvement des acteurs. Il y a un dosage très nuancé entre une approche sentimentale et la brutalité du milieu dans lequel nos héros évoluent pour ôter toute forme de niaiserie vers laquelle le film aurait pu plonger. Dans l’excellent Wild boys of the road, tourné en 1933 en pleine crise économique, Wellman reprendra le type de la jeune fille déguisée en garçon pour passer le plus inaperçue possible. Mais cette fois avec beaucoup plus d’amertume, en se concentrant sur des enfants et des adolescents à la dérive sur les routes et les voies de chemin de fer. Mais nous sommes alors en pleine révolution rooseveltienne, et William Wellman conserve toujours un vieux fonds d’optimisme qui lui laisse supposer que le capitalisme s’amendera et que l’on ira toujours vers le mieux malgré la dureté des temps. 

    Les mendiants de la vie, Beggars of life, William Wellman, 1928 

    Oklahoma Red a des vues sur la jeune fille 

    Les acteurs sont tous très bons. Mais évidemment c’est Louise Brooks qui chipe la vedette aux deux acteurs masculins. Elle propose un jeu très subtil et c’est sans doute son meilleur film américain. Son look un peu androgyne était dans l’air du temps, à la même époque, la grande vedette était Clara Bow[3] qui elle aussi jouaient les garçonnes avec un énorme succès et de gros salaires – comme Louise Brooks, c’était aussi une femme très émancipée qui ne cachait pas ses multiples liaisons. Elle raconte qu’elle s’est très bien entendu avec Wallace Beery avec qui elle avait déjà tourné l’année précédente Now we’re in the air une petite comédie de Frank R. Strayer. Un peu moins bien avec Richard Arlen qui ne l’aimait pas beaucoup parce qu’elle était mieux payée que lui. Ça ne se voit pas trop, mais à l’évidence Richard Arlen est le moins remarquable de la distribution. Wallace Beery qui avait été lui aussi un trimardeur, aimait bien ce rôle de dur au cœur tendre. Il était taillé sans doute pour ça. Le clou du film c’est sans doute la scène où on voit réapparaitre Louise Brooks habillée en fille, c’est plutôt étonnant. Pour faire plus vrai, Wellman avait engagé aussi une vingtaine de vrais clochards pour jouer les hobos. 

    Les mendiants de la vie, Beggars of life, William Wellman, 1928

    Avec son révolver il tient à distance la foule compacte 

    Le film a eu beaucoup de succès, c’est l’un des plus connus de Louise Brooks, mais celle-ci s’ennuyant à Hollywood – il est vrai aussi que sa conduite sexuelle faisait scandale – elle décida de venir en Europe où elle allait tourner l’année suivant le fameux Loulou de G. W. Pabst. C’est d’ailleurs dans son éloignement d’Hollywood qu’elle écrivit sa légende, mais c’est aussi ce qui la conduisit paradoxalement à l’oubli et à la ruine. Quoiqu’il en soit, Beggars of life est excellent et mérite d’être revu, non pas parce qu’il s’agit d’une pièce de musée, mais pour mieux comprendre comment dans son évolution le cinéma américain a perdu beaucoup de sa liberté de ton, compensant cette perte par de faux scandales et de fausses audaces pornographiques. Curieusement on nous dit qu’une partie du film comporte des dialogues sonores. Je l’ai toujours vu entièrement muet. La version que je possède qui est pourtant une restauration de la Film foundation, la bande son est une musique surajoutée particulièrement imbécile. 

    Les mendiants de la vie, Beggars of life, William Wellman, 1928

    Elle a passé des vêtements de femme 

    Les mendiants de la vie, Beggars of life, William Wellman, 1928 

    Jim Tully avec les trois acteurs principaux sur le tournage 

    Les mendiants de la vie, Beggars of life, William Wellman, 1928

    William Wellman entre Richard Arlen et Blue Washington



    [2] Louis Brooks, Louise Brooks par Louise Brooks, Pygmalion, 1997.

    [3] William Wellman avait d’ailleurs dirigé Clara Bow, une autre actrice aux mœurs scandaleuses l’année précédente dans ce qui fut un de ses grands succès, Wings.

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