• Loïc Artiaga & Matthieu Letourneux, Aux origines de la Pop culture, le Fleuve Noir et les Presses de la cité, au cœur du transmédia à la française, 1945-1990, La découverte, 2022

     Loïc Artiaga & Matthieu Letourneux, Aux origines de la Pop culture, le Fleuve Noir et les Presses de la cité, au cœur du transmédia à la française, 1945-1990, La découverte, 2022 

    Voilà un sujet qui me tient à cœur parce que la littérature populaire s’adressait aux classes pauvres et parce qu’elle se servait du roman noir et de sa périphérie, le roman d’espionnage, comme d’un véhicule pour les atteindre ! Cet ouvrage s’inscrit dans une longue suite de travaux universitaires qui tentent de comprendre et de resituer la culture populaire en regard de la culture élitaire plus ou moins dominante. Les deux auteurs vont s’intéresser au développement de deux maisons d’édition, le Fleuve Noir et les Presses de la Cité. En vérité l’ouvrage est plus documenté sur le Fleuve Noir que sur les Presses de la Cité, sans doute parce que la seconde maison d’édition s’est plus facilement diversifiée et par là a plus aisément atteint le statut d’une maison sérieuse. Les collections Mystère et Espionnage mélangeaient allègrement les auteurs français et les traductions de l’américain[1] La thèse centrale de l’ouvrage est que le développement de ces deux maisons ressort d’une forme capitaliste de production de masse dans le secteur de la culture et des loisirs. Et donc la question de la créativité des auteurs est secondaire par rapport aux normes de production que les éditeurs leur fixent. Cette thèse n’est pas fausse bien entendu, mais elle regarde sans doute un peu trop du côté de l’offre, elle suggère une domination de l’offre et que celle-ci crée la demande. Ils appuient cette idée en avançant un peu imprudemment que la clientèle de ces productions achetait du « spécial police » ou de l’ « espionnage », mais c’est leur première idée fausse, même s’ils mettent à part Frédéric Dard. Ceux qui achetaient du Jean-Pierre Ferrière ou du Jean-Pierre Garen, n’étaient pas tout à fait les mêmes que ceux qui achetaient du André Héléna, ou du Peter Randa. Même si les ouvrages étaient calibrés, ils n’avaient ni les mêmes thèmes, ni les mêmes formes d’écriture. Du reste le simple fait que des auteurs aient un peu plus de succès que les autres suffit à ruiner cette idée d’une uniformité imposée par les maisons d’édition. C’est comme si on ne distinguait pas les musiciens de jazz au motif qu’ils interprètent tous My funny Valentine ou Autmun leaves. C’est bien plus intéressant quand ils montrent comment les auteurs de ces maisons adoptent les critères de la littérature populaire américaine en les transformant, faisant apparaître ainsi le polar français dans sa singularité.  

    Loïc Artiaga & Matthieu Letourneux, Aux origines de la Pop culture, le Fleuve Noir et les Presses de la cité, au cœur du transmédia à la française, 1945-1990, La découverte, 2022  

    Ils vont ainsi décrire cette explosion de la lecture à l’issue de la Seconde Guerre mondiale qui révéla rapidement un manque d’auteurs par rapport au marché. Cela imposa aux écrivains du Fleuve Noir et des Presses de la Cité des cadences infernales, mais aussi l’usage de nombreux pseudonymes pour passer d’une collection à l’autre[2]. Frédéric Dard se plaindra d’un contrat très contraignant qui l’oblige à livrer en temps et en heure. Mais pourquoi une telle explosion ? La littérature populaire qu’on oppose à la littérature légitime qui s’est approprié l’appareil critique, s’est toujours développée avec la généralisation de l’éducation. Artiaga et Letourneux vont étendre ce principe au roman d’espionnage qui selon eux correspond à l’émergence du « cadre » comme définissant un comportement en vue d’objectifs fixés par une hiérarchie et assurés par des compétences techniques acquises. Comme on le comprend, cela ne peut pas s’appliquer aux romans plus ou moins noirs qui sont publiés dans la collection Spécial police ou Mystère. Dans un premier temps, ce sont bien les romans d’espionnages qui ont les plus forts tirages, mais ce seront aussi eux qui s’effondreront le plus vite. Dans un contexte de Guerre froide, les romans d’espionnage donnent l’apparence de saisir le monde dans sa dimension géopolitique. C’est donc en phase avec l’idée sous-jacente d’une marche vers la mondialisation et vers le moderne. A partir de la fin des années soixante – Mai 68 si on veut – la littérature populaire va être réhabilitée. On va commencer à en parler à l’Université. Ce nouveau palier accompagne l’accroissement du nombre des étudiants dans les universités. Venant en masse des classes inférieures, ils comprennent sans le théoriser encore deux choses : d’abord le rôle éducatif à la lecture qu’ont joué ces collections méprisées par l’élite, ensuite le fait qu’elles traitent, plus ou moins bien, de sujets que la littérature qui a pignon sur rue, néglige.  

    Loïc Artiaga & Matthieu Letourneux, Aux origines de la Pop culture, le Fleuve Noir et les Presses de la cité, au cœur du transmédia à la française, 1945-1990, La découverte, 2022  

    Mais paradoxalement, plus ces formes populaires vont être reconnues, et plus elles vont disparaître. L’évolution économique et sociale va induire un double mouvement, les éditions de polars et de romans d’espionnage qui étaient faites sur du mauvais papier, avec des couvertures clinquantes et bigarrées, vont disparaître les unes après les autres. Les collections du Fleuve Noir et celles des Presses de la Cité sont touchées dans ce mouvement, comme d’ailleurs la prestigieuse Série noire qui après le départ de Marcel Duhamel crèvera à petit feu. Les raisons de cet effondrement sont multiples. Ariaga et Letourneux renvoient aux changements sociaux, sans plus de détails. La Série noire a été clairement tuée par son immersion dans le néo-polar. C’est-à-dire qu’en prétendant se renouveler, intégrant les formes gauchisantes d’écriture – Manchette et compagnie – elle a accéléré son déclin. Les séries d’espionnage du type Jean Bruce ou Paul Kenny, avaient perdu pied au fur et à mesure que la détente dans le monde progressait, mais aussi que le niveau d’éducation s’élevait. On pourrait dire que les romans du type L’espion qui venait du froid de John Le Carré, ou La lettre du Kremlin de Noel Behm, par leur complexité achevait la naïveté des auteurs à la petite semaine. Curieusement seul Gérard De Villiers a survécu à cette grande lessive. On aurait beaucoup de mal pourtant à prouver que sa documentation et son talent étaient supérieurs à celui de Paul Kenny et de Jean Bruce, et les couvertures de ses livres étaient bien plus laides que celles de ces deux auteurs. C’est celui qui avait le mieux intégré les stratégies éditoriales à l’ère industrielle.  

     

    Loïc Artiaga & Matthieu Letourneux, Aux origines de la Pop culture, le Fleuve Noir et les Presses de la cité, au cœur du transmédia à la française, 1945-1990, La découverte, 2022  

    Autrement dit les éditions populaires se sont trouvées prisent dans un étau, d’une part les populations plus instruites que leurs parents se portaient sur des formes plus compliquées, et d’autre part, les classes les moins instruites étaient attirées par les fictions télévisuelles dont l’offre se multipliait. Artiaga et Letourneux oublient un élément déterminant dans l’évolution des consommations culturelles : elles se concurrencent entre elles férocement, non seulement sur le plan des dépenses pécuniaires, mais aussi sur le plan des dépenses de temps de loisir. Celui-ci n’étant pas élastique, il faut faire des choix et le choix se fait d’abord du côté de la facilité, c’est-à-dire de l’image animée. On préférera la fiction télévisuelle au livre, c’est moins cher, et le temps dépensé à ces visionnages ne peut pas l’être à la lecture. On a d’ailleurs vu que la crise du COVID avait de fait fermer les salles de cinéma et mécaniquement pousser les populations à lire un peu plus puisqu’elles n’avaient plus beaucoup l’occasion de sortir. Aujourd’hui ce sont les plateformes de diffusion des œuvres cinématographiques et télévisuelles de fiction comme Netflix qui rongent au moins pour partie le visionnage des films en salles[3]. Cette concurrence féroce entre les loisirs engendre une instabilité, bien que les maisons dont nous parlons, Le Fleuve Noir et Les Presses de la Cité aient d’un point de vue industriel résisté assez longtemps. Parmi les raisons qui expliquent cette résistance il y a comme le disent justement Ariaga et Letourneux l’introduction des méthodes modernes de marketing. Celles-ci les amènent à regarder comment la littérature populaire servait aussi de support au développement des autres formes médiatiques, le cinéma, la radio, le feuilleton dans les quotidiens ou la bande dessinée qui permettaient d’accroitre la rentabilité d’une œuvre. Frédéric Dard sera abondamment adapté au cinéma, et lui-même signera le scénario du film tiré du livre de Paul Kenny, Action immédiate, réalisé en 1957 par Maurice Labro. Ces allers-retours entre les supports laissent aussi voir le système du Fleuve Noir comme une sorte d’entreprise familiale qui vise à devenir une grande entreprise. Et elle le deviendra d’ailleurs en se faisant racheter par les Presses de la Cité.  

    Loïc Artiaga & Matthieu Letourneux, Aux origines de la Pop culture, le Fleuve Noir et les Presses de la cité, au cœur du transmédia à la française, 1945-1990, La découverte, 2022  

    San-Antonio en bande dessinée publié dans France Soir 

    Nous sommes très nombreux à avoir appris à lire avec ce genre de publications. Et c’est peut-être là le plus important. Elles étaient évidemment condamnées par l’Eglise et par l’establishment, au motif qu’elles étaient vulgaires et flattaient les goûts très bas du public. Artiaga et Letourneux rappellent d’ailleurs qu’à ses débuts, la collection La flamme lancée par le Fleuve Noir était l’objet d’une censure régulière pour pornographie et obscénité. Mais justement le public qui suivaient ces publications le faisait pour leur caractère apparemment sulfureux et donc il les voyait comme un support subversif à sa volonté d’émancipation. San-Antonio était dans le collimateur bien entendu. Personne n’en parlait dans les journaux littéraires, ça viendra beaucoup plus tard. Les librairies « normales » ne tenaient pas les collections du Fleuve Noir, il fallait les acheter dans des circuits parallèles, chez les marchands de journaux, ou dans les bureaux de tabac. C’était encore le cas dans les années quatre-vingts. Il y avait un ostracisme global de la part des structures de l’éducation nationale, des libraires et des médias, avec des exceptions bien entendu, c’est pourquoi le colloque de Bordeaux organisé en 1965 par le professeur d’université Robert Escarpit a été important[4]. Escarpit défendait d’ailleurs à la même époque le Livre de poche tant décrié par ses adversaires parce que ses couvertures illustrées étaient « vulgaires », et parce que le livre doit être rare et cher – ce qui veut dire réservé aux classes supérieures[5]. Autrement dit ce dont il était question, c’était de faire en sorte que la littérature populaire soit contenue afin qu’elle ne contamine pas la « vraie » littérature. Ce combat bouffon a été perdu dans les grandes largeurs. Si on parle encore aujourd’hui de Frédéric Dard, on a oublié la plupart de ses contemporains qui avaient les honneurs du Monde des livres ou du Figaro littéraire. Mais pourtant cette littérature a contaminé la littérature légitime par ses manières directes et sèches, ses phrases rapides et sans état d’âme. 

    Loïc Artiaga & Matthieu Letourneux, Aux origines de la Pop culture, le Fleuve Noir et les Presses de la cité, au cœur du transmédia à la française, 1945-1990, La découverte, 2022 

    L’ouvrage d’Artiaga et Letourneux éclaire ce sujet d’importance capitale, il s’appuie pour cela sur des archives plus ou moins incomplètes – celles du Fleuve Noir ont brûlées – et sur la correspondance des auteurs aux éditeurs. C’est toujours très intéressant, notamment quand on perçoit le désarroi des auteurs et des dirigeants du Fleuve Noir qui doivent constater la fuite de leur lectorat vers d’autres paysages. Ils essaient également de nous donner un aperçu de la sociologie des auteurs, tendant à montrer que le Fleuve Noir par exemple était infesté d’anciens collabos ou de personnages d’extrême-droite comme Michel Audiard, Jean Libert ou Peter Randa, mais c’est assez spécieux comme argument parce qu’à la même époque la Série noire recyclait des collabos très sulfureux comme Albert Simonin, Ange Bastiani – Victor Le Page de son vrai nom – ou encore José Giovanni. Gallimard avait embauché à cet effet Stephen Hecquet, pétainiste des plus actifs, et Roger Nimier comme conseillers[6]. On a l’impression que les anciens collaborateurs voulaient se refaire une vertu dans l’écriture de polars, une écriture argotique très inspirée du pessimisme du nazi Céline. L’idéologie politique était surtout marquée très à droite, atlantiste, surtout pour les romans d’espionnage, ceux de Paul Kenny et de Claude Rank par exemple qui relevaient effectivement de la propagande active anti-rouge. Preuve que ces auteurs n’avaient pas le temps de se documenter sérieusement, l’ouvrage signé Paul Kenny, Complot pour demain, publié en 1967 au Fleuve Noir, présentait l’Internationale situationniste comme un groupement relativement nombreux, financé par l’étranger, et terroriste de surcroît ! Tout le reste était à l’avenant, des resucées de bribes d’informations semi-erronées, présentées comme le résultat de l’évolution progressive de la science. On ne sait pas trop si cette manière de faire relevait de la bêtisé ou du mépris pour leurs lecteurs. Il est vrai qu’à cette époque les ventes des aventures de Coplan commençaient à s’effriter. Ariaga et Letourneux avancent tout de même que le lectorat n’était pas vraiment dupe de ces fantaisies propagandistes. Après tout Paul Kenny n’était guère plus sérieux que Ian Fleming qui triomphait avec ses histoires de James Bond. 

    Loïc Artiaga & Matthieu Letourneux, Aux origines de la Pop culture, le Fleuve Noir et les Presses de la cité, au cœur du transmédia à la française, 1945-1990, La découverte, 2022 

    Coplan en bande dessinée 

    C’est donc un ouvrage très intéressant. Artiaga et Letourneux n’ont cependant pas toujours la rigueur d’écriture qui conviendrait à leur sujet, il y a de nombreuses répétitions, et puis ils utilisent un vocabulaire parfois spécieux comme quand ils emploient les termes de « genre » ou de « genré » qui sont dans l’air du temps mais qui indiquent une forme de soumission passive au wokisme ambiant qui nie volontiers la réalité des différences de sexe, différences qui étaient tout de même le fond de commerce de cette « littérature de gare » !


    [1] Comme pour la Série noire, les traductions des œuvres étatsuniennes étaient très aléatoires, notamment à cause des coupes imposées pour rester dans un nombre de pages limité. Les auteurs américains avaient déjà accès au grand format, et donc à un nombre de pages plus conséquent que les auteurs français qui travaillaient pour les maisons françaises.

    [2] Gilles Morris-Dumoulin, le forçat de l’Underwood, Manya, 1993.

    [3] https://www.phonandroid.com/netflix-assure-salles-cinema-condamnees.html https://www.phonandroid.com/netflix-assure-salles-cinema-condamnees.html

    [4] Le phénomène San-Antonio, Centre de Sociologie littéraire, Bordeaux, 1965.

    [5] https://www.lemonde.fr/archives/article/1965/06/19/robert-escarpit-soutient-le-petit-format-qui-amorce-la-revolution-au-livre_2175810_1819218.html

    [6] Ils seront les fers de lance avec Michel Audiard et Antoine Blondin de la critique du résistancialisme qui en réalité visait à réhabiliter indirectement la collaboration et les dédouaner d’un passé contestable.

     

    « Le syndrome de Stendhal, La sindrome di Stendhal, Dario Argento, 1996That cold day in the park, Robert Altman, 1969 »
    Partager via Gmail

    Tags Tags : , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :