• Menaces dans la nuit, He ran all the way, John Berry, 1951

    Menaces dans la nuit, He ran all the way, John Berry, 1951

    Crépuscule du film noir première manière, c’est le dernier film de John Berry avant son exil pour la France où il entamera une nouvelle carrière grâce à son ami Eddie Constantine. C’est aussi son film le plus célèbre, et probablement le meilleur et le plus intéressant. Tourné en pleine période de chasse aux sorcières, ce fut aussi le dernier rôle de John Garfield qui était lui aussi harcelé par l’HUAC pour ses sympathies communisantes. John Berry, lui, avait été membre du parti communiste. John Berry, né Jak Szold, et John Garfield, né Jacob Garfinkl, étaient aussi également juifs et donc des cibles évidentes pour l’HUAC qui s’appliquait à tuer toutes les voix dissidentes. Notez que John Berry comme John Garfield étaient newyorkais et qu’en s’attaquant à eux on détruisait aussi d’une certaine manière l’implantation d’une industrie cinématographique dissidente à New York pour accélérer son regroupement en Californie selon la vieille loi de l’économie du marché de la division du travail et des économies d’échelle, mais en même temps cela amenait le cinéma vers des formes plus lisses, plus consensuelles et sans doute moins dérangeantes. 

    Menaces dans la nuit, He ran all the way, John Berry, 1951

    L’origine de ce film est le roman de Sam Ross, né Samuel Rosen à Kiev, republié aussi sous le titre de Menaces dans la nuit chez Christian Bourgois, un écrivain traduit dans la série noire et dont un autre roman, Le grand frère a été misérablement adapté et massacré en France par Francis Girod en 1982. De Sam Ross on ne sait pas grand-chose, si ce n’est que la plupart de ses romans n’ont pas été traduit en France et qu’il a beaucoup travaillé par la suite pour la télévision, qu’il était juif immigré d’Ukraine et sympathisant de gauche. Il semble que ce soit John Garfield qui ait acheté les droits du roman avec l’intention de produire le film et qui a également engagé John Berry pour le réaliser, suivant la même démarche qui l’avait amené à produire Force of evil, le chef d’œuvre d’Abraham Polonsky[1]. Cette façon de mêler l’histoire criminelle à une critique sociale est clairement revendiquée. Le scénario va être écrit par deux autres blacklistés pour leur communisme revendiqué, Dalton Trumbo sous la signature de Guy Endore, et Hugo Butler. Le premier est bien connu des amateurs de films noirs, oscarisés plusieurs fois, y compris sous un faux nom pour Roman holiday de William Wyler en 1954 et pour The brave one d’Irving Rapper en 1956, il est connu pour l’excellentissime Gun Crazy de Joseph H. Lewis[2]. Le second a travaillé entre autre avec Joseph Losey, un autre blacklisté, sur The big night[3], mais auparavant il avait déjà travaillé avec John Berry sur Miss Susie sagle. Ce film est presqu’une histoire de famille au moins sur le plan politique et intellectuel. Il a donc, au-delà de ses qualités esthétiques, une importance historique en ce sens que ce seront les derniers feux de la gauche d’Hollywood, cette gauche qui croyait qu’elle serait assez forte idéologiquement pour imposer ses marques et une lecture contestataire de la réalité et aller ainsi dans le sens de l’histoire. Cette petite communauté sera détruite systématiquement par l’HUAC, au moins provisoirement, et elle ne reprendra pied que peu à peu en 1960 avec la réhabilitation de Dalton Trumbo. 

    Menaces dans la nuit, He ran all the way, John Berry, 1951 

    Molin interpelle Nick et lui rappelle qu’ils ont une affaire 

    Nick Robey est un bon à rien, il fait le désespoir de sa mère chez qui il vit. Ayant besoin d’argent, il retrouve Al Molin avec qui il envisage de commettre un hold-up. Il s’agit de braquer la paie des ouvriers d’une usine. Le coup apparaît facile, mais si Nick arrive à s’emparer de la sacoche contenant l’argent après avoir assommé le comptable, un policier intervient. Il les pourchasse, abat Molin et Nick doit le flinguer à son tour pour pouvoir s’échapper. Il s’enfuit, et comprenant qu’il va être rapidement traquer, il se réfugie dans une piscine où il va se mêler à la foule des baigneurs. Il fait très chaud. Là il va faire la connaissance de la jeune Peg qui essaie d’apprendre à nager, et il va profiter pour partir avec elle. Il la raccompagne chez ses parents et finit par pénétrer dans l’appartement. Le père de Peg travaille dans un journal, il est typographe. Il va avec sa femme et son fils au cinéma. En rentrant, Nick croit qu’il l’a dénoncé. Mais se faisant il se dévoile et avoue être le meurtrier recherché par la police. Il va devoir prendre toute la famille en otage en attendant de pouvoir repartir. Pendant ce temps la police le recherche chez sa mère qui aimerait bien être débarrassée définitivement d’un fils aussi encombrant. Dans le huis clos de l’appartement, des rapports complexes entre Nick et la famille Dobbs vont se développer. Nick aimerait bien qu’elle l’adopte et il tente de faire le sympathique en leur offrant un bon repas. Mais rien n’y fait, toute la famille a peur de lui, sauf sans doute Peg. Pour tenter de sortir de cette impasse, Nick demande à Peg, à qui il donne 1500 $, d’aller acheter une voiture et de partir avec lui. Elle accepte, contre l’avis de son père. Pendant ce temps la mère de Peg va à la police pour dénoncer Nick. Mais la voiture achetée par Peg qui doit subir une petite réparation, tarde à arriver. Nick perd son sang froid et croit que Peg l’a vendu. Tentant de s’enfuir, il va se retrouver nez à nez avec le père de Peg qui lui tire dessus. Il le manque, dans la fusillade, Nick a perdu son arme, il demande à Peg de la lui donner afin de se défendre contre son père. Mais celle-ci l’abat, il termine sa course dans le ruisseau alors même que la voiture que Peg a acheté arrive. 

    Menaces dans la nuit, He ran all the way, John Berry, 1951 

    Dans sa fuite, Nick abat un policier 

    L’histoire d’un gangster aux abois prenant en otage une famille, c’est aussi celle de Desperate hours que tournera un peu plus tard, en 1955, William Wyler avec Humphrey Bogart. D’ailleurs le film de William Wyler dut subir un procès pour plagiat. Et ce film fera l’objet d’un remake en 1990 par Michael Cimino. Le principe est relativement bien rodé, l’intrusion d’un élément criminel dans une famille paisible vient déranger et une partie de cette même famille finit par sympathiser avec le voyou. Dans Cape fear, les deux versions, celle de 1961 de Jack Lee Thompson, comme celle de 1991 de Martin Scorsese, tout tourne autour de l’attirance sexuelle de la jeune fille pour le voyou qui menace sa famille et plus précisément son père. C’est ce que nous retrouvons ici. La famille Dobbs est une famille très ordinaire et Peggy la jeune fille s’ennuie entre son travail de prolétaire dans une pâtisserie industrielle et l’appartement étriqué de ses parents où elle vit. Son père et sa mère apparaissent vieux et usés par le travail et la routine. On peut penser qu’une partie de son attirance pour le voyou provient de sa volonté d’échapper à la tutelle de son père, une sorte de révolte contre la famille. L’intrusion dans sa vie de Nick qu’elle rencontre à la piscine de façon hasardeuse, bouscule cet ennui, et comme elle se sent plutôt seule dans la vie, c’est une fille timide, elle va être attirée par le médiocre Nick, allant jusqu’à imaginer de partir avec lui, alors qu’il n’a manifestement aucun avenir. Cette relation n’est pourtant pas univoque, et ce bon à rien de Nick qui se sent un peu orphelin, va se donner l’illusion un petit moment d’avoir trouvé une vraie famille, un petit cocon douillet et protecteur auquel il va se raccrocher. Mais cette illusion va se dissiper parce qu’il est une bête traquée et que partant il ne peut faire confiance à personne, ne donnant rien en échange de la protection que la jeune fille lui procure. 

    Menaces dans la nuit, He ran all the way, John Berry, 1951 

    Nick cherche à échapper à la police 

    Il y a donc une relation érotique entre Nick et Peg, les filles sont très souvent attirées par les voyous, c’est bien connue, ce qui leur permet de tout risquer, même si ce voyou est un mauvais cheval. Le cœur de l’histoire c’est cette relation triangulaire entre Peg, Nick et la famille. Des rapports de force vont s’installer et pas toujours en faveur de Nick. La finesse d’analyse des caractères se trouve exactement ici : bien qu’armé d’un revolver qui impressionne, il est contraint de dévoiler ses propres faiblesses. Par exemple lorsqu’il offre un dîner qu’il croit spectaculaire et qui le fera adopter par les Dobbs. Mais dès que le père Dobbs refuse de manger sa dinde, préférant le ragoût de sa femme, il est humilié et rabaissé, renvoyé à lui-même et à ce qu’il représente comme désordre. Il devient méchant. Si le père rejette instinctivement Nick, la jeune Peg se trouve dans la situation d’une mère protectrice et bienveillante vis-à-vis de Nick. En se confrontant à lui, elle passe de l’âge d’enfant à celui d’adulte. Elle perd son insouciance et prend ses responsabilités, elle le comprend. Elle remplace en même temps sa mère dégénérée qui souhaite que les policiers l’abattent ! C’est une chance pour Nick, mais il  ne pourra pas la saisir. Il n’en a pas la force, il est usé. 

    Menaces dans la nuit, He ran all the way, John Berry, 1951 

    Nick raccompagne Peg chez elle 

    Cette intrusion remet en question un des piliers du rêve américain, la famille. En effet si Peg trouve plus attrayant de partir avec Nick c’est bien qu’elle comprend que l’unité de la famille n’est qu’un mythe embarrassant et castrateur. Cette famille ordinaire est aussi une famille prolétaire, avec ses loisirs de prolétaire, elle va une fois par semaine au cinéma, Peg va à la piscine se mêler à une foule compacte. L’horizon est obstrué. Cependant cette famille reste un objet d’envie pour Nick qui vient d’un milieu plus bas, sordide même, au début du film on le voit dans le logement de sa mère, un appartement particulièrement mal entretenu, où tout semble aller à vau l’eau. Mais Nick a des idées fixes, il suppose qu’il ne réussira pas à s’élever par le travail. Il veut une vie facile, de l’argent tout de suite pour aller en Floride l’hiver, et à la montagne l’été. Comme il ne se fait pas confiance, au début il raconte à Al Molin qu’il a eu un rêve prémonitoire dans lequel il était mort dans le caniveau. Cela l’entraîne vers une certaine paranoïa. C’est d’ailleurs parce qu’il n’a pas fait confiance à Peg qu’il mourra. Il reproche à la famille Dobbs de ne pas lui venir en aide, de ne pas avoir l’humanité de le cachait un jour ou deux – même pour un chat vous le feriez – mais lui-même ne leur fait pas confiance.  

    Menaces dans la nuit, He ran all the way, John Berry, 1951 

    La police cherche Nick chez sa mère 

    Le scénario est astucieusement construit faisant en sorte que la police reste en dehors du coup, elle a même toujours un temps de retard. La mère Dobbs s’y rend, contre l’avis de son mari, c’est la seule fois qu’elle prendra une initiative, mais ça ne change rien, le conflit se réglera en famille. La prise d’otages est le révélateur des caractères. Le père a enfin trouvé le courage d’affronter Nick, il s’est procuré un revolver et va tenter de défendre sa fille qu’il refuse de voir partir avec Nick. Au fond il se pose en rival d’un voyou. C’est ce qui va finir par déclencher le réveil de Peg qui finit par se rendre compte que Nick n’est pas un avenir pour elle. Certes on pourrait lire le final comme la reconstitution d’une famille déchirée, mais ce serait bien insuffisant. Elle prend plutôt conscience des limites de Nick quand celui-ci se retourne non pas contre elle, mais contre son père, lui demandant de lui passer le revolver pour l’abattre. 

    Menaces dans la nuit, He ran all the way, John Berry, 1951

    Nick essaie de se faire accepter par la famille de Peg en offrant une dinde 

    La réalisation est superbe et doit beaucoup à la photo de l’excellent James Wong Howe. Ce dernier avait déjà travaillé avec John Garfield notamment sur Body and soul de Robert Rossen en 1949 où il avait innové en photographiant d’une manière singulière le combat de boxe [4] et encore avant sur They made me a criminal de Busby Berkeley en 1939[5]. Il y a de très belles séquences, et bien sûr tout le final, avec la course dans les escaliers quand Nick pousse Peg devant lui, l’affrontement avec le père, puis la mort dans le caniveau face à la voiture jaune qu’il a tant attendue et qui est enfin arrivée. Il y a une belle conduite des scènes d’action, notamment le hold-up, avec des angles bien choisis pour travailler sur la profondeur et utiliser les ombres pour donner des effets de corridor  sans issue. John Berry utilise aussi abondamment les fenêtres comme pour signifier l’impossibilité de passer d’un monde à un autre. Très souvent prises en contre-plongée, elles signifient un univers barré. Nick brisera une fenêtre de son poing hargneux, comme s’il espérait passer au travers et échapper à son destin. L’image de la vitre brisée est celle de l’éclatement de la personnalité irrésolue de Nick. 

    Menaces dans la nuit, He ran all the way, John Berry, 1951

    Peg a acheté une voiture pour s’enfuir avec Nick 

    Au cœur de la distribution, il y a John Garfield qui joue Nick, un homme usé avant l’âge. Ce qu’il était effectivement dans la vie. C’est un immense acteur, disparut beaucoup trop tôt, il n’avait pas 40 ans, il est très juste, comme toujours. Il ne verra pas le film distribué en salles, il décédera quelques mois avant, d’une crise cardiaque, ne supportant plus le harcèlement incessant de l’HUAC. A ces côtés il y a Shelley Winters, certainement dans un de ses meilleurs rôles. On se souvient d’elle dans Night of the hunter, le chef d’œuvre du film noir de Charles Laughton. Elle aussi était d’origine juive, enfant de la balle, elle commença sa carrière très tôt. Elle n’eut jamais peur de s’enlaidir, de prendre du poids et de jouer des rôles compliqués. C’est une immense actrice. Ici, elle n’a pas de mal à nous faire croire qu’elle est tombée sous le charme de Nick, sur le tournage elle eut d’ailleurs une aventure amoureuse avec John Garfield. Excellente dans ses hésitations, elle est pleine de compassion. La scène où elle se fait engueuler par Nick à propos de la voiture qu’elle n’a pas pu ramener, et où elle n’arrive pas à répondre est toute en finesse, faite de tremblements de lèvres, de sanglots rentrés. De même après avoir tiré sur Nick, elle joue parfaitement de son corps, on la voit s’affaisser, s’abandonner. Le père Dobbs est interprété par Wallace Ford, il a tourné peut-être 200 films, très reconnaissable à sa démarche lourde, il avait lui-même eut une vie de réprouvé, orphelin très jeune, il avait vagabondé très tôt à travers les Etats-Unis, partageant la vie de misère des ouvriers agricoles. Il est très bon dans cette forme d’interrogation pour savoir s’il passera ou non à l’action. J’aime bien aussi Gladys George dans le rôle de la mère dégénérée de Nick. Une vraie harpie comme on les aime au cinéma. 

    Menaces dans la nuit, He ran all the way, John Berry, 1951 

    Nick croit que Peg l’a vendu  

    L’ensemble est excellent, un film noir parmi les meilleurs. Il n’existe pas en France d’édition Blu ray, mais il y a une belle édition du DVD qui était sortie chez Wild Side il y a une dizaine d’années, c’est celle que je possède, elle a l’avantage de contenir un petit ouvrage avec une analyse du film due à Samuel Blumenfeld, et aussi une interview de la fille de John Garfield. Mais elle est maintenant épuisée et se vend au prix de l’or sur Internet. Il faudrait que quelqu’un se décide de nous en faire une belle édition Blu ray, tant la qualité de la photo est bonne. A sa sortie le film fut un succès critique et un vrai succès public, John Garfield était resté un acteur très populaire. 

    Menaces dans la nuit, He ran all the way, John Berry, 1951

    Peg a abattu Nick qui s’effondre devant la voiture



    [1] http://alexandreclement.eklablog.com/l-enfer-de-la-corruption-the-force-of-evil-abraham-polonsky-1948-a114844906

    [2] http://alexandreclement.eklablog.com/le-demon-des-armes-gun-crazy-joseph-h-lewis-1950-a114844890

    [3] http://alexandreclement.eklablog.com/the-big-night-joseph-losey-la-grande-nuit-1951-a114844882

    [4] http://alexandreclement.eklablog.com/sang-et-or-body-and-soul-robert-rossen-1949-a114844804

    [5] http://alexandreclement.eklablog.com/je-suis-un-criminel-they-made-me-a-criminal-busby-berkeley-1939-a114844746

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